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Raynal6Mony 11/12/15

Forum Universitaire                                                                             Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 5

Année 2015-2016

                                                                                                              le 11 décembre 2015

 

 

Remarques sur l'histoire

Si on voulait faire usage de sa raison au lieu de sa mémoire, et examiner plus que transcrire, on ne multiplierait pas à l'infini les livres et les erreurs ; il faudrait n'écrire que des choses neuves et vraies. Ce qui manque d'ordinaire à ceux qui compilent l'histoire, c'est l'esprit philosophique : la plupart, au lieu de discuter des faits avec des hommes, font des contes à des enfants. […]

Il me semble que si l'on voulait mettre à profit le temps présent, on ne passerait point sa vie à s'infatuer des fables anciennes. Je conseillerais à un jeune homme d'avoir une légère teinture de ces temps reculés ; mais je voudrais qu'on commençât une étude sérieuse de l'histoire au temps où elle devient véritablement intéressante pour nous : il me semble que c'est vers la fin du XV° siècle. L'imprimerie, qu'on inventa en ce temps-là, commence à la rendre moins incertaine. L'Europe change de face ; les Turcs, qui s'y répandent, chassent les belles-lettres de Constantinople ; elles fleurissent en Italie ; elles s'établissent en France ; elles vont polir l'Angleterre, l'Allemagne, et le septentrion. Une nouvelle religion sépare la moitié de l'Europe de l'obédience du pape. Un nouveau système de politique s'établit. On fait, avec le secours de la boussole, le tour de l'Afrique ; et on commerce avec la Chine plus aisément que de Paris à Madrid. L'Amérique est découverte ; on subjugue un nouveau monde, et le nôtre est presque tout changé ; l'Europe chrétienne devient une espèce de république immense, où la balance du pouvoir est établie mieux qu'elle ne le fut en Grèce. Une correspondance perpétuelle en lie toutes les parties, malgré les guerres, que l'ambition des rois suscite, et même malgré les guerres de religion, encore plus destructives. Les arts, qui font la gloire des États, sont portés à un point que la Grèce et Rome ne connurent jamais.

Voilà l'histoire qu'il faut que tout le monde sache. C'est là qu'on ne trouve ni prédictions chimériques, ni oracles menteurs, ni faux miracles, ni fables insensées ; tout y est vrai, aux petits détails près, dont il n'y a que les petits esprits qui se soucient beaucoup. Tout nous regarde, tout est fait pour nous. L'argent sur lequel nous prenons nos repas, nos meubles, nos besoins, nos plaisirs nouveaux, tout nous fait souvenir chaque jour que l'Amérique et les Grandes-Indes, et par conséquent toutes les parties du monde entier, sont réunies depuis environ deux siècles et demi par l'industrie de nos pères. Nous ne pouvons faire un pas qui ne nous avertisse du changement qui s'est opéré depuis dans le monde. Ici ce sont cent villes qui obéissaient au pape, et qui sont devenues libres. Là on a fixé pour un temps les privilèges de toute l'Allemagne. Ici se forme la plus belle des républiques dans un terrain que la mer menace chaque jour d'engloutir. L'Angleterre a réuni la vraie liberté avec la royauté ; la Suède l'imite, et le Danemark n'imite point la Suède. Que je voyage en Allemagne, en France, en Espagne, partout je trouve les traces de cette longue querelle qui a subsisté entre les maisons d'Autriche et de Bourbon, unies par tant de traités, qui ont tous produit des guerres funestes. Il n'y a point de particulier en Europe sur la fortune duquel tous ces changements n'aient influé. Il sied bien, après cela, de s'occuper de Salmanazar et de Mardokempad, et de chercher les anecdotes du Persan Cayamarrat ! Un homme mûr, qui a des affaires sérieuses, ne répète point les contes de sa nourrice.

Voltaire, Remarques sur l'histoire, 1742 ; in Œuvres historiques, Pléiade, p. 43-45

Après avoir lu trois ou quatre mille descriptions de batailles, et la teneur de quelques centaines de traités, j'ai trouvé que je n'étais guère plus instruit au fond. Je n'apprenais là que des événements. Je ne connais pas plus les Français et les Sarrasins par la bataille de Charles Martel, que je ne connais les Tartares et les Turcs par la victoire que Tamerlan remporta sur Bajazet. […] C'est beaucoup pour ma curiosité ; c'est pour mon instruction très peu de chose. […]

Quiconque veut lire l'histoire en citoyen et en philosophe […] recherchera quel a été le vice radical et la vertu dominante d'une nation ; pourquoi elle a été puissante ou faible sur la mer ; comment et jusqu'à quel point elle s'est enrichie depuis un siècle ; les registres des exportations peuvent nous l'apprendre. Il voudra savoir comment les arts, les manufactures se sont établis ; il suivra leur passage et leur retour d'un pays dans un autre. Les changements dans les mœurs et dans les lois seront enfin son grand objet. On saurait ainsi l'histoire des hommes, au lieu de savoir une faible partie de l'histoire des rois et des cours. » […]

En vain je lis les annales de France : nos historiens se taisent tous sur ces détails. Aucun n'a eu pour devise : Homo sum, humani nil a me alienum puto. Il faudrait donc, me semble-t-il, incorporer avec art ces connaissances utiles dans le tissu des événements. Je crois que c'est la seule manière d'écrire l'histoire moderne en vrai politique et en vrai philosophe. […] Mais, pour entreprendre un tel ouvrage, il faut des hommes qui connaissent autre chose que des livres.

Voltaire, Nouvelles considérations sur l'histoire, 1744 ; in Œuvres historiques, Pléiade, p. 47-49

Raynal-Mony 27/11/15

Forum Universitaire                                                                      Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 4

Année 2015-2016

                                                                                                                                                              le 27 novembre 2015

 

 

De l'histoire

Il n'est rien de plus aisé, quand on a beaucoup d'esprit et d'expérience dans la profession d'auteur, que de faire une histoire satirique, composée des mêmes faits qui ont servi à faire un éloge. Deux lignes supprimées, ou pour, ou contre, dans l'exposition d'un fait sont capables de faire paraître un homme, ou fort innocent, ou fort coupable : et comme par la seule transposition de quelques mots, on peut faire d'un discours fort saint, un discours impie, de même par la seule transposition de quelques circonstances, on peut faire de l'action du monde la plus criminelle, l'action la plus vertueuse. L'omission d'une circonstance, la supposition d'une autre, que l'on coule adroitement en cinq ou six mots, un je ne sais quel tour que l'on donne aux choses changent entièrement la qualité des actions. Un historien comme Tacite, qui agirait de mauvaise foi, ferait une vie de Louis XIV peu glorieuse, sur les mêmes faits qui porteront au souverain degré de gloire le nom de ce grand monarque ; et l'on peut dire qu'à l'égard de la réputation, toute la destinée des princes est entre les mains des historiens. […]

Après cela, n'est-ce point peine perdue que de lire l'histoire ? Car si d'un côté le bon sens veut que je me défie d'un historien huguenot, et que je le soupçonne, ou de n'avoir pas pénétré les pernicieux desseins de son parti, faute de discernement et à cause des préjugés qui l'aveuglent, ou de les avoir dissimulés afin de sauver l'honneur de sa religion ; de l'autre côté, le même bon sens veut que je me défie d'un historien de la communion romaine et que je le soupçonne, ou d'avoir malicieusement tu certaines circonstances qui serviraient à la justification des huguenots, ou de leur avoir imputé faussement des choses qui les rendent haïssables, ou d'avoir cru par des jugements préoccupés que tout ce qui se faisait dans son parti était légitime et qu'au contraire, ceux qu'il regardait comme hérétiques n'étaient animés que d'un esprit de rage, de fureur et d'impiété. S'il m'est permis à moi qui suis de la religion [réformée] de douter de la bonne foi d'un ministre qui écrit l'histoire, à plus forte raison me doit-il être permis de révoquer en doute la bonne foi d'un ecclésiastique, séculier ou régulier. Bien entendu qu'un catholique se donne une semblable liberté, de douter un peu moins de la bonne foi d'un ecclésiastique que de celle d'un ministre. […]

Furent-ils [les protestants de France] les derniers à se servir des voies de fait et avant que d'en venir là, observèrent-ils plusieurs précautions capables de faire leur apologie ? Je n'en sais rien ; leurs historiens le disent, mais les historiens du parti contraire les démentent. Les catholiques furent-ils de bonne foi à observer les traités ? Employèrent-ils les voies de la douceur pour réduire le calvinisme ? Ils ont des historiens qui l'assurent ; mais on s'inscrit en faux contre eux et on les traite d'imposteurs. Dispute là-dessus qui voudra, pour moi je veux être pyrrhonien ; je n'affirme ni l'un, ni l'autre.

Bayle, Critique générale de l'histoire du calvinisme, I, 3-4 (1686 ?)

On accommode l'histoire à peu près comme les viandes dans une cuisine. Chaque nation les apprête à sa manière de sorte que la même chose est mise en autant de ragoûts différents qu'il y a de pays au monde ; et presque toujours, on trouve plus agréables ceux qui sont conformes à sa coutume. Voilà ou peu s’en faut, le sort de l'histoire ; chaque nation chaque religion, chaque secte prend les mêmes faits tout crus où ils se peuvent trouver, les accommode et les assaisonne selon son goût et puis ils semblent à chaque lecteur, vrais ou faux selon qu'ils conviennent ou qu'ils répugnent à ses préjugés. On peut encore pousser plus loin la comparaison, car comme il y a certains mets absolument inconnus en quelques pays et dont on ne voudrait aucunement, à quelque sauce qu'ils fussent, ainsi il y a des faits qui ne sont reçus que d'un certain peuple ou d'une certaine secte ; toutes les autres les traitent de calomnies et d'impostures.

Bayle, Nouvelles de la République des Lettres, mars 1686, IV

Tous ceux qui savent les lois de l'histoire tomberont d’accord qu'un historien, qui veut remplir fidèlement ses fonctions, doit se dépouiller de l'esprit de flatterie et de l'esprit de médisance et se mettre le plus possible dans l'état d'un stoïcien qui n'est agité d'aucune passion. Insensible à tout le reste, il ne doit être attentif qu'aux intérêts de la vérité, et il doit sacrifier à cela le ressentiment d'une injure, le souvenir d'un bienfait et l'amour même de la patrie. Il doit oublier qu'il est d'un certain pays, qu'il a été élevé dans une certaine communion, qu'il est redevable de sa fortune à tels et tels, que tels et tels sont ses parents ou ses amis. Un historien en tant que tel est comme Melchisédec, sans père, sans mère et sans généalogie. Si on lui demande, D'où êtes-vous ? Il faut qu'il réponde, Je ne suis ni Français, ni Allemand, ni Anglais, ni Espagnol, etc. : je suis habitant du monde, je ne suis ni au service de l'Empereur, ni au service du roi de France, mais seulement au service de la vérité ; c'est ma seule reine, je n'ai prêté qu'à elle le serment d'obéissance.

Bayle, Dictionnaire historique et critique, (3° éd 1715), article Usson, remarque F

Maroy 25/11/15

Forum Universitaire                                  Jacqueline Maroy                    Année 2015-2016

Textes séminaire 3                                                                           le 25 novembre 2015

Texte 1 Libération article de Marie-Dominique Lelievre 4 janvier 2003

René Girard

Aujourd'hui, il lit, il relit, il relira. En Californie, son mode de vie est déroutant et monacal. Sur le campus de Stanford, il a acheté une maison des années 50, toit goudronné et jardin en friche. Il se déplace à pied ou à bicyclette, mais franchit rarement les limites du campus. Le dimanche, il assiste à une messe en latin, avec des chants grégoriens, organisée par un prof de musique de l'université. Il a redécouvert la religion dans les années 50, allant jusqu'à se remarier avec Martha McCullough, bibliothécaire (forcément), à l'église. Ses trois enfants, ses neuf petits-enfants sont américains. Avant le lever du jour, il est à sa table de travail. Une habitude d'insomniaque. Sa bibliothèque abrite ses livres d'enfance. L'intégrale, ou presque, de la comtesse de Ségur. Tous les cinq ans, il relit son favori : le Général Dourakine. René Girard est un séditieux : agacé par les théories «assommantes» sur le sadisme de la comtesse, il a songé à écrire sur le style Ségur. «Les punitions enfantines, c'est un sujet très sérieux chez elle. Hostile à la méthode russe, elle voit venir le problème de l'enfant d'aujourd'hui, l'enfant gâté.»

Texte 2 Chrétien de Troyes , Le chevalier de la charrette- Lancelot-

Classiques Hachette page 23 (vers 321 et sq.)

Les charrettes avaient alors le même usage que les piloris de nos jours. Dans chaque bonne ville où on en trouve aujourd’hui plus de trois mille, on n’en comptait alors qu’une seule : tout comme nos piloris aujourd’hui elle servait aussi bien pour les traîtres que pour les assassins, les vaincus en combat judiciaire, les voleurs et les bandits de grand chemin. Tout criminel pris sur le fait était mis sur la charrette et promené par toutes les rues. Il s’était mis tout entier hors la loi, n’était plus admis à la cour, et ne recevait plus marques d’honneur ni de bienvenue. Voilà le triste emploi des charrettes en ce temps-là. et ce fut l’origine de ce dicton:  « Quand charrette verras et rencontreras, fais ton signe de croix et de Dieu souviens-toi, qui du malheur te gardera. » Le chevalier, qui n’avait plus ni monture ni lance, s’approche de la charrette et aperçoit un nain installé sur les brancards, tenant une longue baguette à la main comme le font les charretiers. Il l’interpelle. :

-- Nain, pour l’amour de Dieu, dis-moi donc si tu as vu passer par ici ma dame la reine.

Ce nain ignoble, misérable engeance, ne voulut pas lui répondre. Au lieu de cela, il se contenta de lui dire:

— Si tu veux monter dans ma charrette, tu pourras savoir d’ici demain ce que la reine est devenue. Sur ces mots, il continua son chemin sans l’attendre même un instant.

Et le temps seulement de faire deux pas, le chevalier hésite un peu avant de monter ce fut bien là son malheur ! Comme il a eu tort d’hésiter et d’avoir honte! Il aurait dû au contraire bondir immédiatement dans la charrette. Comme il va le payer cher! Mais c’est que Raison, qui s’oppose à Amour, lui dit de bien se garder de monter. Elle le chapitre et le sermonne : qu’il n’aille surtout pas s’engager dans quelque mauvaise situation qui lui vaudrait un jour blâme et déshonneur! Ce n’est pas du fond du cœur mais de la bouche que Raison se hasarde à parler ainsi. Amour au contraire, en son cœur enclos, le presse de monter au plus vite dans la charrette. Amour le veut : le chevalier s’y élance d’un bond. Peu lui importe la honte puisque tel est le bon vouloir d’Amour.

Texte 3 Fernandez La course à l’abîme Le livre de poche page 707

Bourreau, j ‘attends, de ta miséricorde, le coup de grâce qui va me délivrer. Mais nous savons tous les deux, n ‘est-ce pas? qu’il ne faut pas entendre ces mots de miséricorde et de coup de grâce dans le sens que leur donnent les pieux docteurs de l’Église. J ‘aime ta force et ta violence, comme tu aimes ma docilité et ma soumission. Je n ‘ai jamais voulu mourir que d’une mort indigne, et dans les conditions sordides qui se trouvent remplies aujourd’hui : une pénombre crapuleuse, des témoins réunis par hasard. Ils assistent passifs à mon exécution, le seul geste de cette femme étant de tendre un bassin pour éviter les taches de sang sur le sol et faire économiser une serpillière à l’intendant de la prison. Nulle tragédie sacrée, ici: un simple homicide, comme il en arrive dans les bas-fonds d’une ville au cours des heures nocturnes où ne restent à rôder dans les rues que ceux qui ont un compte à régler avec le destin. Fais-moi la grâce, bourreau, de me donner cette mort abjecte à laquelle aspire mon âme depuis qu ‘elle a découvert où se tient le vrai Dieu,

Texte 4 Dominique Fernandez Prestige et infamie Bouquins Robert Laffont page536

Le saisir aux jambes et le plaquer au sol n’eût été qu’un jeu pour moi, champion de karaté. Je m’abandonnai à la renverse et reçus le premier coup sur le bas-ventre. Il tenait son arme comme un bâton et m’en frappa par le gros bout. Une sorte de fureur s’empara de lui. Son visage rayonna d’une terrible beauté. Il jeta le pieu, ramassa une planche et me la brisa sur la tête. Puis il se mit debout et me laboura le thorax de coups de pied. Instinctivement, j’avais étendu les bras en croix. Je le regardais, les yeux grands ouverts. Ce regard muet et adulateur porta au comble son exaspération. Oui, je pense qu’il s’acharna sur moi pour m’obliger à fermer les yeux et qu’il m’eût épargné s’il avait réussi à ne plus sentir peser sur lui l’oppressant fardeau de mon adoration silencieuse. Il pouvait bien frapper et encore frapper: même mort, j’aurais continué à révérer mon libérateur.

Et lorsque, mort en effet. je lui apparus dans toute l’horreur d’un cadavre défiguré et sali, l’éclat de ma prunelle allumée resta fixe au milieu de cette souillure. De mes lèvres entrouvertes entendit-il le chant de louanges monter vers les cieux? Mon vœu le plus secret venait d’être accompli. J’avais remis ma vie entre les mains les plus indignes de la recevoir, rétabli entre Pierre et Paul l’équilibre d’une fin ignominieuse, servi de jouet sanglant à l’ardeur homicide d’un imberbe, expié autant mes fautes que celles de l’humanité. L’artiste aussi pouvait se dire sauvé. Dans aucun de mes livres, dans aucun de mes films je ne m’étais montré à la hauteur de mes ambitions. Mais maintenant je m’en allais tranquille, ayant organisé dans chaque détail ma cérémonie funèbre et signé ma seule œuvre assurée de survivre à l’oubli.

Texte 5 Baudelaire Les fleurs du mal LXXXIII (héautontimoroumenos)

Je suis la plaie et le couteau !

Je suis le soufflet et la joue !

Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau !

Texte 6 Michel Leiris L’âge d’homme Folio page 53

Lorsque au début de l’automne 1930 -- cherchant une photographie de décollation de saint Jean-Baptiste pour le compte d’un magazine d’art auquel je collaborais —je tombai par hasard sur la reproduction d’une œuvre (d’ailleurs très connue) de Cranach qui se trouve à la Galerie de Peinture de Dresde, Lucrèce et Judith nues disposées en pendants, ce furent bien moins les qualités «  fines et légères » du peintre qui me frappèrent que l’érotisme — pour moi tout à fait extraordinaire — dont sont nimbées les deux figures. La beauté du ou des modèles, les deux nus, traités en effet avec une délicatesse extrême, le caractère antique des deux scènes, et surtout leur côté profondément cruel (plus net encore du fait de leur rapprochement) tout concourt, â mes yeux, à rendre ce tableau très particulièrement suggestif, le type même de la peinture â se  « pâmer » devant 

Raynal-Mony 13/11/15

Forum Universitaire                                                               Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 3

Année 2015-2016

                                                                                                                                               le 13 novembre 2015

 

La science nouvelle

[347] Cette science procède par une analyse rigoureuse des pensées humaines relatives aux nécessités ou utilités de la vie sociale, qui sont les deux sources pérennes du droit naturel des gentes. C’est pourquoi cette science est une histoire des idées humaines, d’après laquelle semble devoir procéder la métaphysique de l’esprit humain. Cette reine des sciences commença au moment où les premiers hommes commencèrent à penser humainement, et non pas au moment où les philosophes commencèrent à réfléchir sur les idées humaines.

[348] Afin d’en déterminer les temps et les lieux pour une histoire de cette sorte, […] cette science use d’un art critique, […] la critique philologique. Et le critère dont elle se sert est celui qu’enseigne la providence divine et qui est commun à toutes les nations, à savoir le sens commun du genre humain, déterminé par la nécessaire convenance de ces mêmes choses humaines, qui fait toute la beauté du monde civil. En conséquence le genre de preuve qui règne dans cette science est le suivant : étant donné les ordres établis par la providence divine, les choses des nations ont dû, doivent et devront aller de la façon exposée dans cette science […]

[349] Par conséquent, notre science en vient dans le même temps à décrire une histoire idéale éternelle que parcourent dans le temps les histoires de toutes les nations dans leur naissance, leur progrès, leur maturité, leur décadence et leur fin. Bien plus, nous nous avançons jusqu’à affirmer que, le monde des nations ayant certainement été fait par les hommes, et la manière dont il s’est formé devant par conséquent se retrouver dans les modifications de notre propre esprit [mente] humain, celui qui médite cette science se raconte à lui-même cette histoire idéale éternelle, dans la mesure où il la fait pour lui-même en prouvant qu’elle « a dû, doit, devra » [être ce qu’elle est] ; car, lorsqu’il arrive que celui qui fait les choses les raconte lui-même, l’histoire ne peut être davantage certaine. Ainsi, cette science procède tout comme la géométrie, qui, lorsqu’à partir de ses éléments construit ou contemple le monde des grandeurs, fait ce monde pour elle-même ; mais notre science le fait avec une réalité qui dépasse celle de la géométrie dans la même mesure où les ordres [les institutions] qui concernent les affaires humaines ont une réalité qui dépasse celle des points, lignes, surfaces et figures.

[350] Les hommes furent longtemps incapables de vérité et de raison, donc de ce qui est la source de la justice intérieure qui satisfait l’intellect. Cette justice fut pratiquée par les Hébreux, qui, éclairés par le vrai Dieu, se voyaient interdire par sa loi divine jusqu’aux pensées injustes, chose dont aucun législateur mortel ne s’est jamais embarrassé ; elle fut ensuite raisonnée par les philosophes, qui n’apparurent que deux mille ans après que leurs nations eurent été fondées. Pendant tout ce temps, les hommes se gouvernèrent par le certain qui vient de l’autorité, c’est-à-dire par le même critère qu’emploie notre critique métaphysique, à savoir le sens commun du genre humain sur lequel repose la conscience de toutes les nations. De la sorte, vue sous cet autre aspect principal, notre science devient une philosophie de l’autorité, qui est la source de la « justice extérieure » dont parle la théologie morale. C’est de cette autorité qu’auraient dû tenir compte les trois princes de la doctrine du droit naturel des gentes [Hugo Grotius, John Selden et Samuel Pufendorf] […] Mais les jurisconsultes établirent leurs principes de justice sur le certain de l'autorité du genre humain, et non sur l'autorité des gens instruits.

[360] En conclusion de tout ce qui a été avancé de façon générale, relativement à l’établissement des principes de cette science, nous dirons que, puisque ses principes sont la providence divine, la modération des passions avec le mariage, l’immortalité des âmes humaines avec les sépultures, et puisque le critère qu’elle emploie est que ce qui est senti juste par tous les hommes ou la majorité d’entre eux doit être la règle de la vie sociale, ces principes et ce critère, sur lesquels il y a accord entre la sagesse vulgaire de tous les législateurs et la sagesse absconse des philosophes les plus réputés, doivent constituer les limites de la raison humaine. Et quiconque voudrait en sortir doit prendre garde à ne pas sortir de l’humanité tout entière.

 

Giambattista VICO, La Science nouvelle (1744) ; trad. A. Pons, Paris, Fayard, 2001

Maroy 04/11/15

Forum Universitaire                                       Jacqueline Maroy                                            Année 2015-2016

Séminaire 2                                                                                                                     le 4 novembre 2015

Texte 1

Marcel Proust :.À la recherche du temps perdu, La prisonnière.

Pléiade volume III page 692

Il mourut dans les circonstances suivantes : Une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint, qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné le premier pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »

Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit : « C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées – ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.

On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole

Texte 2

Marcel Proust : Du côté de chez Swann

Page 43

C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n'en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d'indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l'embrasement d'un feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l'amorce de l'allée obscure par où arriverait M. Swann, l'auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m'acheminais vers la première marche de l'escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l'entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu'il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l'obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu'on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n'avait consisté qu'en deux étages reliés par un mince escalier et comme s'il n'y avait jamais été que sept heures du soir.

Texte 3

Élisabeth de Fontenay : La prière d’Esther

Seuil page 15

Ici même, en ce moment où je me mets à écrire sur ce qui m’habite depuis l’âge de raison , je ne puis dire si c’est l’expérience d’enfant que fut pour moi la lecture de l’Esther de Racine qui m’anime, ou la découverte d’un épisode saillant dans la vie de l’actrice Rachel, ou la relecture du Proust de la Recherche, ou encore l’assassinat, laissé dans le silence par une mère plus que marrane, de sa famille par les nazis. Plutôt que de répondre, il me faut creuser jusqu‘à ces quatre souches qui mêlent intimement leurs intrigues.

Texte 4

Yann Moix Une simple lettre d’amour

Grasset page 100

Ce serait toi, c’était toi, l’élue. Je ne voulais pas me marier parce que le mariage c’est pour toute la vie, et que toute la vie, pour t’aimer, me semblait un peu court. L’éternité serait un compromis. Un des passages les plus puissants de la littérature française, mondiale, est le face-à-face, dans Iphigénie, d’Agamemnon et d’Achille. Achille, manipulé par Agamemnon, qui lui fait miroiter un mariage avec sa fille qu’il a toujours su condamnée à mort par les dieux, lance à son impossible beau-père : «  Vous deviez à mon sort unir tous ses moments. » J’ai pleuré la première fois que je lus ce vers. « Tous ses moments » : vivre avec l’être qu’on aime, c’est être le dépositaire, mais aussi le témoin, de «  tous ses moments ». La présence offerte, l’autre comme offrande, n’est pas tant spatiale, organique, que temporelle: l’autre fait don de sa durée, du temps qui lui reste à vivre - jamais, avant ce vers, je ne l’avais si bien saisi, si profondément senti. Pleuré.

Texte 5

Aharon Appelfeld  :Histoire d’une vie

Points page 112

Durant mes errances dans les champs et les forêts, j’ai appris à préférer la forêt — au champ ouvert, l’écurie à la maison, le porteur d’une tare aux hommes sains, les hommes chassés de leur village aux soi-disant honnêtes propriétaires. Parfois la réalité me désavouait, mais la plupart du temps mes soupçons se révélaient fondés. Au fil des jours j’appris que les objets et les animaux étaient de vrais amis. Dans la forêt j’étais entouré d’arbres, de buissons, d’oiseaux et de petits animaux. Je n’avais pas peur d’eux. J’étais sûr qu’ils ne me feraient aucun mal. Avec le temps je me familiarisai avec les vaches et les chevaux. et ils me procurèrent la chaleur que j ‘ai conservée en moi jusqu’à ce jour. Parfois il me semble que ce ne sont pas des hommes qui m’ont sauvé mais des animaux qui s’étaient trouvés sur mon chemin. Les heures passées auprès de chiots, de chats ou de moutons furent les plus belles heures de la guerre. Je me serrais contre eux jusqu’à en oublier qui j’étais, m’endormais près d’eux, et mon sommeil était alors paisible et profond comme dans le lit de mes parents.

J’ai déjà signalé que les gens de ma génération, en particulier ceux qui étaient enfants pendant la guerre, ont développé un rapport méfiant aux humains. Moi aussi. pendant la guerre, j’ai préféré la compagnie des objets et des animaux. Les humains sont imprévisibles. Un homme qui au premier regard a l’air posé et calme peut se révéler être un sauvage, voire un meurtrier.

Texte 6

Aharon Appelfeld : Histoire d’une vie

Points page 60

Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur.

Je dis à l’intérieur , bien que je n’aie pas encore trouvé de mots pour ces violentes taches de mémoire. Au fil des années j’ai tenté plus d’une fois de toucher les châlits du camp et de goûter à la soupe claire qu’on y distribuait. Tout ce qui ressortait de cet effort était un magma de mots, ou plus précisément des mots inexacts, un rythme faussé, des images faibles ou exagérées. Une épreuve profonde, ai-je appris, peut être faussée facilement. Cette fois non plus je ne toucherai pas ce feu. Je ne parlerai pas du camp, mais de la fuite, qui eut lieu à l’automne l942,alors que j’avais dix ans.

De mon entrée dans la forêt je ne me souviens pas, mais je me rappelle l’instant où je me suis retrouvé là-bas, devant un arbre couvert de pommes rouges. J’étais si stupéfait que je fis quelques pas en arrière. Mon corps se souvient mieux que moi de ces pas en arrière. Chaque fois que je fais un faux mouvement du dos ou que je recule, je vois l’arbre et les pommes rouges.

Raynal-Mony 06/11/15

Forum Universitaire                                                               Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 2

Année 2015-2016

                                                                                                                                                 le 6 novembre 2015

 

De l'immatérialisme

3. - Que ni nos pensées, ni nos passions, ni les idées formées par l'imagination n'existent hors de l'esprit, c'est ce que tout le monde accordera. Et il semble non moins évident que les diverses sensations ou idées imprimées sur les sens, quelque mélangées ou combinées qu'elles puissent être (c'est-à-dire quels que soient les objets qu'elles composent), ne peuvent exister autrement que dans un esprit qui les perçoit. Je pense qu'une connaissance intuitive de cela peut être obtenue par quiconque prête attention à ce qu'on entend par le mot exister lorsqu'il s'applique aux choses sensibles. Je dis que la table sur laquelle j'écris existe : je la vois, je la touche; et si j'étais hors de mon bureau je dirais qu'elle existe, entendant par là que, si j’étais dans mon bureau, je pourrais la percevoir ou que quelque autre esprit (spirit) la perçoit actuellement. Il y avait une odeur : elle était sentie ; il y avait un son : il était entendu ; une couleur ou une figure : elle était perçue par la vue ou le toucher. C'est ce que je puis comprendre par de telles expressions et d'autres semblables. Car, quant à ce que l'on dit de l'existence absolue de choses non pensantes, sans aucun rapport avec le fait qu'elles soient perçues, cela semble parfaitement inintelligible. Leur être c'est d'être perçu (esse est percipi), et il n'est pas possible qu'elles aient quelque existence en dehors des esprits ou des choses pensantes qui les perçoivent.

4. - Certes, c'est une opinion curieusement dominante parmi les hommes, selon laquelle les maisons, les montagnes, les rivières, bref tous les objets sensibles, possèdent une existence naturelle ou réelle, distincte du fait qu'ils sont perçus par l'entendement. Mais, quels que soient l'assurance et l'accord avec lesquels ce principe est reçu dans le monde, pourtant, quiconque aura le courage de s'interroger sur la question pourra, si je ne me trompe, y déceler une contradiction manifeste. Que sont les objets mentionnés ci-dessus sinon des choses que nous percevons par les sens ? Et que percevons-nous hormis nos propres idées ou sensations ? N'y a-t-il pas une contradiction à admettre que l'une d'entre elles, ou quelqu'une de leurs combinaisons, puisse exister sans être perçue ?

5. - Si l'on examine à fond cette opinion, on trouvera peut-être qu'elle dépend, au fond, de la doctrine des idées abstraites. Car peut-il y avoir un effort d'abstraction plus subtil que celui qui consiste à distinguer l'existence des objets sensibles d'avec la perception qu'on en a ?

George Berkeley, Principes de la connaissance,2 (1710) ; trad. D. Berlioz, GF, Paris, 1991

Si les principes que j'entreprends ici de propager sont reçus pour vrais, il s'ensuit que l'athéisme et le scepticisme seront radicalement ruinés, que bien des points confus seront éclaircis, de grosses difficultés résolues, plusieurs parties inutiles retranchées des sciences, la spéculation rapportée à la pratique et les hommes reconduits des paradoxes au sens commun. Peut-être que certains trouveront malaisé d'avoir fait un si long détour par tant de notions raffinées et hors du commun, pour devoir en venir finalement à penser comme les autres hommes ; pourtant, à mon sens, ce retour à ce que dicte la simple nature, après avoir erré à travers les labyrinthes inhospitaliers de la philosophie, n'a rien de déplaisant. C'est comme de rentrer chez soi après un long voyage ; on se remémore avec plaisir toutes les difficultés et tous les embarras par lesquels on est passé, on met son cœur au repos, et l'on éprouve à l'avenir plus de contentement. - (Préface, 168)

Philonous - Pour moi, il est évident […] que les choses sensibles ne peuvent exister ailleurs que dans un esprit ou une intelligence (a mind or a spirit). D'où je conclus, non pas qu'elles n'ont aucune existence réelle, mais que, vu qu'elles ne dépendent pas de ma pensée, et qu'elles ont une existence distincte du fait d'être perçues par moi, il faut qu'il y ait un autre esprit dans lequel elles existent. Dès lors, autant il est certain que le monde sensible existe, autant il est certain qu'il y a un esprit infini et omniprésent qui le contient et le supporte. - (Deuxième dialogue, 212)

Philonous – Il est clair que les choses ont une existence extérieure à mon esprit, puisque l'expérience me fait reconnaître qu'elles en sont indépendantes. Il y a donc quelque autre esprit dans lequel elles existent entre les moments où je les perçois, c'est ainsi qu'elles étaient avant ma naissance et qu'elles seront encore après mon anéantissement supposé. Et comme ce que je dis est également vrai de tous les autres esprits créés et finis, il s'ensuit nécessairement qu'il y a un esprit (mind) omniprésent et éternel, qui connaît et comprend toutes choses, et qui les donne à voir [...] conformément aux règles qu'il a prescrites, et que nous appelons les lois de la nature. - (Troisième dialogue, 230-231)

George Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous,3 (1713) ; trad. G. Brykman, GF, 1998

Raynal-Mony 09/10/15

Forum Universitaire                                                               Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 1

Année 2015-2016

                                                                                                                                              le 9 0ctobre 2015

 

De la tolérance

Je laisse aux théologiens à commenter ce passage1 […] Je prétends faire un commentaire d'un nouveau genre, et l'appuyer sur des principes plus généraux que tout ce que l'étude des langues, de la critique et des lieux communs me pourrait fournir. Je me contente de réfuter le sens littéral que lui donnent les persécuteurs. Je m'appuie sur ce principe de la lumière naturelle, que tout sens littéral qui contient l'obligation de faire des crimes, est faux. Saint Augustin donne cette règle et ce criterium, pour discerner le sens figuré, du sens à la lettre. […] Ce n'est pas ici le lieu d'examiner s'il applique bien sa règle : il suffit de dire qu'il raisonne sur ce principe pour entendre bien l’Écriture ; si en la prenant littéralement, on engage l'homme à commettre des actions que la lumière naturelle, les préceptes du Décalogue et la morale de l’Évangile nous défendent, il faut tenir pour assuré qu'on lui donne un faux sens, et qu'au lieu de la révélation, on propose ses visions propres, ses passions et ses préjugés.

A Dieu ne plaise que je veuille étendre, autant que les sociniens, la juridiction de la lumière naturelle et des principes métaphysiques, lorsqu'ils prétendent que tout sens donné à l’Écriture qui n'est pas conforme à cette lumière et à ces principes est à rejeter, et qui en vertu de cette maxime refusent de croire la Trinité et l'Incarnation ; non, ce n'est pas ce que je prétends sans limites. Je sais bien qu'il y a des axiomes contre lesquels les paroles les plus expresses de l’Écriture ne gagneraient rien, comme que le tout est plus grand que sa partie […] Tous les théologiens, de quelque parti qu'ils soient, après avoir relevé tant qu'il leur a plu la révélation, le mérite de la foi, et la profondeur des mystères ; viennent faire hommage de tout cela aux pieds du trône de la raison, et ils reconnaissent, quoiqu'ils ne le disent pas en autant de mots, que le tribunal suprême et qui juge en dernier ressort et sans appel de tout ce qui nous est proposé, est la raison parlant par les axiomes de la lumière naturelle, ou de la métaphysique. Qu'on ne dise donc plus que la théologie est une reine dont la philosophie n'est que la servante ; car les théologiens eux-mêmes témoignent par leur conduite, qu'ils regardent la philosophie comme la reine et la théologie comme la servante ; et de là viennent les efforts et les contorsions qu'ils livrent à leur esprit, pour éviter qu'on ne les accuse d'être contraires à la bonne philosophie. […] Ils ne feraient pas tant d'efforts pour être d'accord avec ses lois, s'ils ne reconnaissaient que tout dogme qui n'est point homologué, vérifié et enregistré au parlement suprême de la raison et de la lumière naturelle, ne peut qu'être d'une autorité chancelante et fragile comme le verre.

La véritable raison de cela, c'est qu'y ayant une lumière vive et distincte qui éclaire tous les hommes, dès qu'ils ouvrent les yeux de leur attention, et qui les convainc invinciblement de sa vérité, il en faut conclure que c'est Dieu lui-même, la Vérité essentielle et substantielle, qui nous éclaire alors très immédiatement, et qui nous fait contempler dans son essence les idées des vérités éternelles, contenues dans les principes de métaphysique. […] Nous ne pouvons être assurés qu'une chose est véritable, qu'en tant qu'elle se trouve d'accord avec cette lumière primitive et universelle que Dieu répand dans l'âme de tous les hommes, et qui entraîne infailliblement leur persuasion, dès qu'ils y sont bien attentifs. Mais si ce principe peut avoir certaines limitations à l'égard des vérités spéculatives je ne pense pas qu'il en doive avoir aucune à l'égard des principes pratiques et généraux qui se rapportent aux mœurs. Je veux dire que, sans exception, il faut soumettre toutes les lois morales à cette idée naturelle d'équité, qui, aussi bien que la lumière métaphysique, illumine tout homme venant au monde. Mais comme les passions et les préjugés n'obscurcissent que trop souvent les idées de l'équité naturelle, je voudrais qu'un homme qui a dessein de les bien connaître les considérât en général, et en faisant abstraction de son intérêt particulier, et des coutumes de sa patrie. […] Je voudrais qu'un homme, qui veut connaître distinctement la lumière naturelle par rapport à la morale, s'élevât au-dessus de son intérêt personnel et de la coutume de son pays, et se demandât en général : Une telle chose est-elle juste, et s'il s'agissait de l'introduire dans un pays où elle ne serait pas en usage, et où il serait libre de ne la prendre pas, verrait-on en l'examinant froidement qu'elle est assez juste pour mériter d'être adoptée ? Cette abstraction dissiperait plusieurs nuages qui se mettent quelquefois entre notre esprit et cette lumière primitive et universelle, qui émane de Dieu pour être la pierre de touche de tous les préceptes […] Cette loi positive une fois vérifiée sur la lumière naturelle, acquerrait la qualité de règle et de criterium, de même qu'en géométrie une proposition démontrée par des principes incontestables, devient un principe à l'égard d'autres propositions. […] Il importe que la lumière naturelle ne trouve rien d'absurde dans ce qu'on lui propose comme révélé ; car ce qui pourrait paraître comme révélé, ne le paraîtra plus dès qu'il se trouvera contraire à la règle matrice, primitive et universelle de juger et de discerner le vrai et le faux, le bon et le mauvais.

Pierre Bayle, Commentaire philosophique I, 1 (1686) ; Honoré Champion, Paris, 2014

Maroy 07/10/15

Forum Universitaire                                    Jacqueline Maroy                                 Année 2015-2016

Séminaire 1                                                                                                 le 7 Octobre 2015


Texte 1 Henri Michaux Zao Wou-Ki Galerie du jeu de paume (2003) page 175

Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique.

Tout différent le tableau : Immédiat, entier. Puis on va à gauche, à droite, comme on veut, où l’on a envie, selon ses trajets, et les pauses ne sont pas indiquées.

Dès qu’on le désire l’œil le tient à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là.

Tout, mais rien n’est encore connu. C’est ici qu’il faut commencer à LIRE.

Joie peu connue, quoique pour tous. Tous peuvent lire un tableau, ont quelque chose à y trouver (et à des mois de distance, des choses nouvelles), tous, les respectueux, les insolents, les extra et les introvertis, les analystes scientifiques, ceux des mouvements de l’individu, et des au-delà de l’individu, ceux pour qui tout trait est comme un saumon à tirer de l’eau, ceux pour qui tout chien rencontré est chien à mettre sur la table d’opération pour y voir ses émotions dans son estomac ouvert, ceux qui préfèrent jouer avec le chien de rencontre, pour se reconnaître aussi, sans doute en le connaissant, ceux qui dans un autrui ne font jamais ripaille que d’eux-mêmes, ceux qui voient surtout la grande marée qui porte également le tableau au peintre et le peintre lui-même, et le lecteur et la foule de leur entourage et de leurs prédécesseurs et la foule des événements unis, enfin et surtout ceux qu’on appelle propres à rien, les incoordonnés, ceux qui dans tout paysage ont leurs ailes de moulin à faire tourner

(On les voit tourner en pleine lumière dans des paysages étrangers.)

Puissé-je pousser quelques-uns, lecteurs qui s’ignorent, à lire à leur tour

Et que Monsieur Zao Wou-Ki m’excuse.

On m’apporta ses lithographies Je ne connaissais ni lui-même, ni ses peintures. J’écrivis le lendemain les pages qui suivent, à quelques lignes prés. Il méritait un plus « sérieux » lecteur.


Texte 2 Madame de Lafayette La princesse de Clèves (1678) Ed des Belles Lettres p112

Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de madame de Clèves. Lorsqu’il vit celui qui était à M. de Clèves, il ne put résister à l’envie de le dérober à un mari qu’il croyait tendrement aimé ; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre.

Madame la dauphine était assise sur le lit, et parlait bas à madame de Clèves, qui était debout devant elle. Madame de Clèves aperçut, par un des rideaux qui n’était qu’à demi fermé, M. de Nemours, le dos contre la table qui était au pied du lit ; et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle n’eut pas de peine à deviner que c’était son portrait, et elle en fut si troublée que madame la dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu’elle regardait. M. de Nemours se tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de madame de Clèves qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il venait de faire.

Madame de Clèves n’était pas peu embarrassée : la raison voulait qu’elle demandât son portrait ; mais en le demandant publiquement, c’était apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle ; et, en le lui demandant en particulier, c’était quasi l’engager à lui parler de sa passion ; enfin, elle jugea qu’il valait mieux le lui laisser, et elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’elle la lui faisait. M. de Nemours, qui remarquait son embarras, et qui en devinait quasi la cause, s’approcha d’elle et lui dit tout bas : Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, madame, de me laisser croire que vous l’ignorez, je n’ose vous en demander davantage ; et il se retira après ces paroles, et n’attendit point sa réponse.

TEXTE 3 Claude Lévy Strauss La pensée sauvage Pocket(1962) page 38

Quelle vertu s’attache donc à la réduction, que celle-ci soit d’échelle, ou qu’elle affecte les propriétés ?

Elle résulte, semble-t-il, d’une sorte de renversement du procès de la connaissance: pour connaître l’objet réel dans sa totalité, nous avons toujours tendance à opérer depuis ses parties. La résistance qu’il nous oppose est surmontée en la divisant. La réduction d’échelle renverse cette situation : plus petite, la totalité de l’objet apparaît moins redoutable; du fait d’être quantitativement diminuée, elle nous semble qualitativement simplifiée. Plus exactement, cette transposition quantitative accroît et diversifie notre pouvoir sur un homologue de la chose ; à travers lui, celle-ci peut être saisie, soupesée dans la main, appréhendée d’un seul coup d’œil. La poupée de l’enfant n’est plus un adversaire, un rival ou même un interlocuteur : en elle et par elle, la personne se change en sujet. A l’inverse de ce qui se passe quand nous cherchons à connaître une chose ou un être en taille réelle, dans le modèle réduit la connaissance du tout précède celle des parties. Et même si c’est là une illusion, la raison du procédé est de créer ou d’entretenir cette illusion, qui gratifie l’intelligence et la sensibilité d’un plaisir qui, sur cette seule base, peut déjà être appelé esthétique.

Texte 4 Comtesse de Ségur Les malheurs de Sophie (1859) ed. de l’Agora (Genève)

À MA PETITE-FILLE ÉLISABETH FRESNEAU

Chère enfant, tu me dis souvent : Oh ! grand’mère, que je vous aime ! vous êtes si bonne ! Grand’mère n’a pas toujours été bonne, et il y a bien des enfants qui ont été méchants comme elle et qui se sont corrigés comme elle. Voici des histoires vraies d’une petite fille que grand’mère a beaucoup connue dans son enfance ; elle était colère, elle est devenue douce ; elle était gourmande, elle est devenue sobre ; elle était menteuse, elle est devenue sincère ; elle était voleuse, elle est devenue honnête ; enfin, elle était méchante, elle est devenue bonne.

Grand’mère a taché de faire de même. Faites comme elle, mes chers petits enfants ; cela vous sera facile, à vous qui n’avez pas tous les défauts de Sophie.

Texte 5 Comtesse de Ségur Le Général Dourakine (1863) ed. de l’Agora p186

Malgré sa résistance, Mme Papofski fut enlevée par ces hommes robustes qu’elle n’avait pas aperçus, et entraînée dans un salon petit, mais d’apparence assez élégante. Quand elle fut au milieu de ce salon, elle se sentit descendre par une trappe à peine assez large pour laisser passer le bas de son corps ; ses épaules arrêtèrent la descente de la trappe ; terrifiée, ne sachant ce qui allait lui arriver, elle voulut implorer la pitié des deux hommes qui l’avaient amenée, mais ils étaient disparus ; elle était seule. À peine commençait-elle à s’inquiéter de sa position, qu’elle en comprit toute l’horreur, elle se sentit fouettée comme elle aurait voulu voir fouetter ses paysans. Le supplice fut court, mais terrible. La trappe remonta ; la porte du petit salon s’ouvrit.

Maroy 03/06/15

Forum Universitaire                                                        Jacqueline Maroy                                 Séminaire 14

Année 2014-2015                                                                                                                      le 3 juin 2015


TEXTE 1 :  Céline  Entretiens avec le Professeur Y. Folio page 82

« Donc, Colonel, vous m'écoutez ! je vous disais qu'en ce temps-là... non ! je vous l'ai pas dit !... je vous le dis !... je menais une vie agitée... j'avoue... assez agitée... je fonçais d'un bout à l'autre de Paris, pour un oui... un non... à pied, en métro, en voiture... oui !... voilà comme j'étais... pour une dame qui me voulait du bien... pour une dame qui m'en voulait pas... et pour des raisons plus sérieuses... ah, oui !... plus sérieuses !... je consultais ici et là... en particulier, je devais me rendre à Issy presque chaque matin, pour une consultation d'usine... et je demeurais à Montmartre !... vous vous rendez compte !... chaque matin !... Pigalle-lssy ! l'autobus?... une fois, deux fois... ça va !... mais tous les jours? ça fait réfléchir : tous les jours ! je vous assure !... la meilleure façon ?... métro ? vélo ? autobus ?... je prenais le métro?... j'y allais en vélo ?... ou à griffe?... oh, là que j'ai hésité !... tergiversé... rerenoncé... le noir métro? ce gouffre qui pue, sale et pratique?... le grand avaloir des fatigués?... ou je restais  dehors? je bagottais? be not to be?... l'autobus?... l'autobus?... cet angoissé monstre grelottant hoquetant... bégayeur à chaque carrefour?... qui perd des heures à être poli... à pas écraser la rombière... à attendre que dessous son pare-choc se dépêtre le triporteur venu s'y foutre !... père de famille de six enfants... ou je fonçais à pied ?... par les rues? une!! deux!!... Issy à pied? sportif de sportif? c'était le dilemme! les profondeurs ou la surface? ô choix d'Infinis! la surface est pleine d'intérêt... tous les trucs!... tout le Cinéma... tous les plaisirs du Cinéma !... pensez !... pensez !... les minois des dames, les postères des dames, et toute l'animation autour! les messieurs qui piaffent!... l'éclaboussement des vanités !... la concentration des boutiques !... les bariolages, les étalages !... milliards à gogo !... le Paradis en « étiquettes» !... à tant l'objet ! à tant le kilo !... femmes ! parfums ! comestibles de luxe! les convoitises!... «Mille et trente-six Nuits» chaque vitrine!... mais, attention! ensorcellures ! vous voilà film...

transformé film! film vous-même! et un film c'est que des anicroches! de bout en bout!... qu'anicroches!... pertes de temps! carambolages !... cafouillades !... mélimélo !... flics, vélos, croisements. déviations, sens, contre-sens !... stagnation !... zut ! Boileau s'y amusait encore... il serait écrasé de nos jours... foutre des rimes !... le Pascal, dans une « deux chevaux», je voudrais le voir un peu du Printemps à la rue Taitbout !... c'est pas un gouffre qu'il aurait peur !... vingt abîmes ! la Surface est plus fréquentable !... la vérité !... voilà !... alors?... j'hésite pas moi !... c'est mon génie! le coup de mon génie! pas trente-six façons !... j'embarque tout mon monde dans le métro, pardon !... et je fonce avec : j'emmène tout le monde!... de gré ou de force!... avec moi !... le métro émotif, le mien ! sans tous les inconvénients, les encombrements ! dans un rêve !... jamais le moindre arrêt nulle part !

non ! au but ! au but ! direct ! dans l'émotion !... par l'émotion ! rien

que le but : en pleine émotion... bout en bout !


TEXTE 2 :  Marcel Proust Du côté de chez Swann Pléiade page 53

Ma tante se résignait à se priver un peu d'elle pendant notre séjour, sachant combien ma mère appréciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait l'air d'être en biscuit, que pour aller à la grand-messe ; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, qu'elle fût bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir l'air de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de l'eau chaude ou du café noir, les apportait vraiment bouillants ; elle était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut-être parce qu'ils ne prennent pas la peine de faire sa conquête et n'ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien qu'ils n'ont aucun besoin de lui, qu'on cesserait de le recevoir plutôt que de les renvoyer ; et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leurs capacités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impression à un visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable nullité. ...  


TEXTE 3 :  Philippe Muray  Céline  Gallimard tel page 51

On se prendrait presque à préférer l’antipathie perspicace d’un Léautaud répétant qu’il s’agissait au contraire d’un style « volontairement fabriqué » ; ou la lucidité de Bernanos repérant aussi, mais positivement, le considérable travail de fabrication de la prose célinienne, « ce langage inouï, comble du naturel et de l’artifice, inventé, créé de toutes pièces à l’exemple de celui de la tragédie, aussi loin que possible d’une reproduction servile du langage des misérables, mais fait justement pour exprimer ce que le langages des misérables ne saura jamais exprimer, leur âme puérile et sombre, la sombre enfance des misérables »  .


TEXTE 4  Flaubert Madame Bovary Poche page 90

Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l'armoire, entre les plis du linge où elle l'avait laissé, le porte-cigares en soie verte.

Elle le regardait, l'ouvrait, et même elle flairait l'odeur de sa doublure, mêlée de verveine et de tabac. A qui appartenait-il ?… au Vicomte. C'était peut-être un cadeau de sa maîtresse ? On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que l'on cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures, et où s'étaient penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle d'amour avait passé parmi les mailles du canevas ; chaque coup d'aiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir ; et tous ces fils de soie entrelacés n'étaient que la continuité de la même passion silencieuse. Et puis, le Vicomte, un matin, l'avait emporté avec lui. De quoi avait-on parlé, lorsqu'il restait sur les cheminées à large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris, maintenant ; là-bas ! Comment était-ce Paris ? Quel nom démesuré ! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faire plaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale ; il flamboyait à ses yeux, jusque sur l'étiquette de ses pots de pommade.

La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant la Marjolaine, elle s'éveillait ; et, écoutant le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays, s'amortissait sur la terre : « Ils y seront demain », se disait-elle. Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des étoiles. Mais au bout d'une distance indéterminée, il se trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve.

Elle s'acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, s'arrêtant à chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatigués à la fin, elle fermait ses paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des marchepieds de calèches qui se déployaient à grand fracas, devant le péristyle des théâtres.


TEXTE 5  : Nathalie Sarraute   « disent les imbéciles »  Gallimard page 191

Qu’y a-t-il ? On dirait… vous n’avez pas remarqué ?...

Il me semble que         

Qu’y a-t-il? On dirait.., vous n’avez pas remarqué?... Il me semble que j’ai perçu... Dans ce qu’il a dit?... Non, c’est plutôt dans son silence.., quand il nous écoutait j’ai senti, je n’aurais pas été surpris si de ses lèvres étaient sortis... — Oh non, qu’allez-vous imaginer? Ce n’était rien... J’étais ailleurs.., j’aurais pu tout au plus répéter sans penser à ce que je disais.., d’autres l’ont dit d’abord, pas moi.., d’autres qui ont prouvé qu’ils n’étaient pas... qui n’a de ces moments? Lui-même peut-être... — Que dites-vous? De qui parlez-vous?... — Non, pas de lui, bien sûr.., mais je voulais juste indiquer qu’aucun d’entre nous n’est à l’abri... Il faut nous pardonner. Un moment d’hébétude, de distraction, ce n’est pas assez pour que... — Oh que si. Il y a eu bien des cas où presque rien… pas de fumée sans feu… a suffi pour marquer à vie... — Oui, je sais, mais moi.., — quoi vous? Personne, vous le savez, même parmi ceux qui sont quelqu’un, ne peut jouir de l’immunité quand il s’agit... — Mais moi, ce que je voulais dire... Non, qu’est-ce que je dis? je ne voulais rien dire... — Ah vous voyez, vous hésitez, vous bafouillez, je ne me suis pas trompé... vous pouvez me remercier, je vous ai arrêté à temps... j’ai perçu, je ne m’y trompe jamais... il y avait dans votre regard, dans votre silence, oui... comme une réticence... encore un instant… le diable vous poussant... des mots allaient sortir... —  Non, pas moi, moi je ne pouvais rien dire, pour la bonne raison que je n’ai rien pensé. Non, je vous assure, vous n’y êtes pas, pas chez moi... moi, quels mots ?... Mais je m’étonne... Au fait, quels sont ces mots ? D’où vous viennent-ils? Comment vous sont ils venus à l’esprit? — Oh je ne sais pas... j’ai dû entendre... — Entendre où ? Chez qui? —Je ne me souviens plus... — Réfléchissez. C’est grave, car si vous ne les avez pas entendus... alors... Mais dites-les donc, ces mots que vous avez conçus, que vous avez «  senti » se former en moi, monter à mes lèvres... Bon, bon, n’insistons pas... Ce ne sera pas, cette fois, mis sur votre compte... Vous avez cru, juste cru percevoir, c’est ce qui est un peu fâcheux... oui, c’était une hallucination… mais il faudra vous surveiller, c’est inquiétant... Vous savez bien ce que c’est, ce que vous avez imaginé, ce que vous avez cru entendre : C’est ce que disent les imbéciles.

Maroy 06/05/15

Forum Universitaire                                                       Jacqueline Maroy                                              Séminaire 12

Année 2014-2015                                                                                                                                le 6 mai 2015

 

TEXTE 1 :  Céline Voyage au bout de la nuit Pléiade page 496

Et je restais, devant Léon, pour compatir et jamais j’avais été aussi gêné. J’y arrivais pas... Il ne me trouvait pas... Il en bavait... Il devait chercher un autre Ferdinand, bien plus grand que moi, bien sûr, pour mourir, pour l’aider à mourir plutôt, plus doucement. Il faisait des efforts pour se rendre compte si des fois le monde aurait pas fait des progrès. Il faisait l’inventaire, le grand malheureux, dans sa conscience... S’ils avaient pas changé un peu les hommes, en mieux, pendant qu’il avait vécu lui, s’il avait pas été des fois injuste sans le vouloir envers eux... Mais il n’y avait que moi, bien moi, moi tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres. De ça, j’en avais pas, ou vraiment si peu que c’était pas la peine de le montrer. J’étais pas grand comme la mort, moi. J’étais bien plus petit j’avais pas la grande idée humaine moi.

 

TEXTE 2 :  Céline Voyage au bout de la nuit Pléiade page 395

Quand nous passions ensemble à travers les rues fréquentées, les gens se retournaient pour le plaindre l'aveugle. Ils en ont des pitiés les gens, pour les invalides et les aveugles et on peut dire qu'ils en ont de l'amour en réserve. Je l'avais bien senti, bien des fois, l'amour en réserve. Y'en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c'est malheureux qu'ils demeurent si vaches avec tant d'amour en réserve, les gens. ça ne sort pas, voilà tout. C'est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d'amour.

 

TEXTE 3 :  Céline Voyage au bout de la nuit Pléiade page 493

Mais si! qu'il lui a répondu. Que j'en ai du courage! et sûrement bien autant que toi !... Seulement moi si tu veux tout savoir... Tout absolument... Eh bien, c'est tout, qui me répugne et qui me dégoûte à présent ! Pas seulement toi !... Tout!... L'amour surtout !... Le tien aussi bien que celui des autres... Les trucs aux sentiments que tu veux faire, veux-tu que je te dise à quoi ça ressemble moi ? Ça ressemble à faire l'amour dans des chiottes! Tu me comprends-t-y à présent ?... Et tous les sentiments que tu vas chercher pour que je reste avec toi collé, ça me fait l'effet d'insultes si tu veux savoir... Et tu t'en doutes même pas en plus parce c'est toi qui es une dégueulasse parce que tu t'en rends pas compte... Et tu t'en doutes même pas non plus que tu es une dégoûtante!... Ça te suffit de répéter tout ce que bavent les autres... Tu trouves ça régulier... Ça te suffit parce qu'ils t'ont raconté les autres qu'il y avait pas mieux que l'amour et que ça prendrait avec tout le monde et toujours... Eh bien moi je l'emmerde leur amour à tout le monde !... Tu m'entends ? Plus avec moi que ça prend ma fille... leur dégueulasse d'amour !... Tu tombes de travers !... T'arrives trop tard ! Ça prend plus, voilà tout !... Et c'est pour ça que tu te mets dans les colères ?... T'y tiens quand même toi à faire l'amour au milieu de tout ce qui se passe?... De tout ce qu'on voit?... Ou bien c'est-y que tu vois rien ?... Je crois plutôt que tu t'en fous !... Tu fais la sentimentale pendant que t'es brute comme pas une... Tu veux en bouffer de la viande pourrie ? Avec ta sauce à la tendresse ?... Ça passe alors ?... Pas à moi !... Si tu sens rien tant mieux pour toi ! C'est que t'as le nez bouché ! Faut être abrutis comme vous l'êtes tous pour pas que ça vous dégoûte... Tu cherches à savoir ce qu'il y a entre toi et moi ?... Eh bien entre toi et moi, il y a toute la vie... Ça te suffit pas des fois ? "

-- Mais c’est propre chez moi, qu’elle s’est rebiffée elle…

 

TEXTE 4  Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 209

Chaque fois, au départ, pour se mettre à la cadence, il leur faut du temps aux canotiers. La dispute. Un bout de pale à l’eau d’abord et puis deux ou trois hurlements cadencés et la forêt qui répond, des remous, ça glisse, deux rames, puis trois, on se cherche encore, des vagues, des bafouillages, un regard en arrière vous ramène à la mer qui s’aplatit là-bas, s’éloigne et devant soi la longue étendue lisse contre laquelle on s’en va labourant, et puis Alcide encore un peu sur son embarcadère que je perçois loin, presque repris déjà par les buées du fleuve, sous son énorme casque, en cloche, plus qu’un morceau de tête, petit fromage de figure et le reste d’Alcide en dessous à flotter dans sa tunique comme perdu déjà dans un drôle de souvenir en pantalon blanc.

C’est tout ce qu’il me reste de cet endroit-là, de ce Topo.

 

TEXTE 5  :  Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 208

Ainsi, Alcide demandait-il à redoubler son séjour, à faire six ans de suite à Topo, au lieu de trois, pour la petite nièce dont il ne possédait que quelques lettres et ce petit portrait. “Ce qui m'ennuie, reprit-il, quand nous nous couchâmes, c'est qu'elle n'a là-bas personne pour les vacances… C'est dur pour une petite enfant…”

Évidemment, Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire familièrement, il tutoyait les anges, ce garçon, et il n'avait l'air de rien. Il avait offert sans presque s'en douter à une petite fille vaguement parente des années de torture, l'annihilement de sa pauvre vie dans cette monotonie torride, sans conditions, sans marchandage, sans intérêt que celui de son bon coeur. Il offrait à cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se voyait pas. 

Il s'endormit d'un coup, à la lueur de sa bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l'air bien ordinaire. Ça serait pourtant pas si bête s'il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants. 

 

TEXTE 6  :  Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 292

Ah ! si je l’avais rencontrée plus tôt, Molly, quand il était encore temps de prendre une route au lieu d’une autre ! Avant de perdre mon enthousiasme sur cette garce de Musyne et sur cette petite fiente de Lola ! Mais il était trop tard pour me refaire une jeunesse. J’y croyais plus ! On devient rapidement vieux et de façon irrémédiable encore. On s’en aperçoit à la manière qu’on a prise d’aimer son malheur malgré soi. C’est la nature qui est plus forte que vous voilà tout. Elle nous essaye dans un genre et on ne peut plus en sortir de ce genre-là. Moi j’étais parti dans une direction d’inquiétude. On prend doucement son rôle et son destin au sérieux sans s’en rendre bien compte et puis quand on se retourne il est bien trop tard pour en changer. On est devenu tout  inquiet et c’est entendu comme ça pour toujours.  

Elle essayait bien aimablement de me retenir auprès d’elle Molly, de me dissuader... «Elle passe aussi bien ici qu’en Europe la vie, vous savez, Ferdinand ! On ne sera pas malheureux ensemble. » Et elle avait raison dans un sens. « On placera nos économies... on s’achètera une maison de commerce... On sera comme tout le monde...” Elle disait cela pour calmer mes scrupules. Des projets. Je lui donnais raison. J’avais même honte de tant de mal qu’elle se donnait pour me conserver. Je l’aimais bien, sûrement, mais j’aimais encore mieux mon vice, cette envie de m’enfuir de partout, à la recherche de je ne sais quoi, par un sot orgueil sans doute, par conviction d’une espèce de supériorité.

 

TEXTE 7   :  Céline Voyage au bout de la nuit Folio  page 295

Nous revenions vers la foule et puis je la laissais devant sa maison, parce que la nuit, elle était prise par la clientèle jusqu’au petit matin. Pendant qu’elle s’occupait avec les clients, j’avais tout de même de la peine, et cette peine me parlait d’elle si bien, que je la sentais encore mieux avec moi que dans la réalité. J’entrais dans un cinéma pour passer le temps. À la sortie du cinéma je montais dans un tramway, par-ci par-là, et j’excursionnais dans la nuit. Après deux heures sonnées montaient les voyageurs timides d’une espèce qu’on ne rencontre guère avant ou après cette heure-là, si pâles toujours et somnolents, par paquets dociles, jusqu’aux faubourgs.

Avec eux on allait loin. Bien plus loin encore que les usines, vers les lotissements imprécis, les ruelles aux maisons indistinctes. Sur le pavé gluant des petites pluies d’aurore le jour venait reluire en bleu. Mes compagnons du tram disparaissaient en même temps que leurs ombres. Ils fermaient leurs yeux sur le jour. Pour les faire parler ces ombreux on avait du mal. Trop de fatigue. Ils ne se plaignaient pas, non, c’est eux qui nettoyaient pendant la nuit les boutiques et encore des boutiques et les bureaux de toute la ville, après la fermeture. Ils semblaient moins inquiets que nous autres, gens de la journée. Peut-être parce qu’ils étaient parvenus, eux, tout en bas des gens et des choses.

 

TEXTE 8  :  Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 299

« Je vous assure que je vous aime bien, Molly, et je vous aimerai toujours... comme je peux... à ma façon. »

Ma façon, c'était pas beaucoup. Elle était bien en chair pourtant Molly, bien tentante. Mais j'avais ce sale penchant aussi pour les fantômes. Peut-être pas tout à fait par ma faute. La vie vous force à rester trop souvent avec les fantômes.

« Vous êtes bien affectueux, Ferdinand, me rassurait-elle, ne pleurez pas à mon sujet... Vous en êtes comme malade de votre désir d'en savoir toujours davantage... Voilà tout... Enfin, ça doit être votre chemin à vous... Par là, tout seul... C'est le voyageur solitaire qui va le plus loin... Vous allez partir bientôt alors ?

- Oui, je vais finir mes études en France, et puis je reviendrai, lui assurais-je avec culot.

- Non, Ferdinand, vous ne reviendrez plus... Et puis je ne serai plus ici non plus... »

Elle n'était pas dupe.

Le moment du départ arriva. Nous allâmes un soir vers la gare un peu avant l'heure où elle rentrait à la maison. Dans la journée j'avais été faire mes adieux à Robinson. Il n'était pas fier non plus que je le quitte. Je n'en finissais plus de quitter tout le monde. Sur le quai de la gare, comme nous attendions le train avec Molly, passèrent des hommes qui firent semblant de ne pas la reconnaître, mais ils chuchotaient des choses.

« Vous voilà déjà loin, Ferdinand. Vous faites, n'est-ce pas, Ferdinand, exactement ce que vous avez bien envie de faire ? Voilà ce qui est important... C'est cela seulement qui compte...»

Le train est entré en gare. Je n'étais plus très sûr de mon aventure quand j'ai vu la machine. Je l'ai embrassée Molly avec tout ce que j'avais encore de courage dans la carcasse. J'avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes.

C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir.

Des années ont passé depuis ce départ et puis des années encore... J'ai écrit souvent à Detroit et puis ailleurs à toutes les adresses dont je me souvenais et où l'on pouvait la connaître, la suivre Molly. Jamais je n'ai reçu de réponse.

La Maison est fermée à présent. C'est tout ce que j'ai pu savoir. Bonne, admirable Molly, je veux si elle peut encore me lire, d'un endroit que je ne connais pas, qu'elle sache bien que je n'ai pas changé pour elle, que je l'aime encore et toujours, à ma manière, qu'elle peut venir ici quand elle voudra partager mon pain et ma furtive destinée. Si elle n'est plus belle, eh bien tant pis ! Nous nous arrangerons ! J'ai gardé tant de beauté d'elle en moi, si vivace, si chaude que j'en ai bien pour tous les deux et pour au moins vingt ans encore, le temps d'en finir.

Pour la quitter il m'a fallu certes bien de la folie et d'une sale et froide espèce. Tout de même, j'ai défendu mon âme jusqu'à présent et si la mort, demain, venait me prendre, je ne serais, j'en suis certain, jamais tout à fait aussi froid, vilain, aussi lourd que les autres, tant de gentillesse et de rêve Molly m'a fait cadeau dans le cours de ces quelques mois d'Amérique.

 

TEXTE 9  :  Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 631

De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l’écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on n’en parle plus.