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Raynal-Mony 09/12/16

Forum Universitaire                                                    Gérard Raynal-Mony                                                          Séminaire 4

Année 2016-2017                                                                                                                                         Le 9 décembre 2016

                                                                     Kant : Qu'est-ce que les lumières ?

                                                                      L’antagonisme dans la société

Les lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre de gens, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent pourtant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être mineur. Si j'ai un livre qui me tient lieu d'enten­dement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n'ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe faible tout entier) finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c'est ce à quoi ne manquent pas de s'employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu stupide leur bétail domestique et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu'il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n'est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher ; mais l'exemple d'un tel accident rend malgré tout timide et fait généralement reculer devant toute autre tentative.

Il est donc difficile pour l'individu de s'arracher à lui seul à la minorité, devenue pour lui presque un état naturel. […] Aussi peu d'hommes ont-ils réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de leur minorité et à avancer quand même d'un pas assuré.

En revanche, la possibilité qu'un public s'éclaire lui-même est plus réelle ; cela est même à peu près inévitable, pourvu qu'on lui en laisse la liberté. Car il se trouvera toujours, même parmi les tuteurs attitrés de la masse, quelques hommes qui pensent par eux-mêmes et qui, après avoir personnelle­ment secoué le joug de leur minorité, répandront autour d'eux un état d'esprit où la valeur de chaque homme et sa vocation à penser par soi-même seront estimées raisonnablement. Une restriction cependant : […] un public ne peut accéder que lentement aux lumières. Une révolution entraînera peut-être le rejet du despotisme personnel et de l'oppression cupide et autoritaire, mais jamais une vraie réforme de la manière de penser ; bien au contraire, de nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande masse irréfléchie.

Or, pour répandre ces lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. […]

Si l'on me demande maintenant : vivons-nous actuellement dans une époque éclairée ? on doit répondre : non, mais nous vivons dans une époque de propagation des lumières. Il s'en faut encore de beaucoup que les hommes dans leur ensemble, au point où en sont les choses, soient déjà capables, ou puissent seulement être rendus capables, de se servir dans les questions religieuses de leur propre entendement de façon sûre et correcte, sans être dirigés par un autre. Toutefois, nous avons des indices précis qu'ils trouvent maintenant la voie ouverte pour acquérir cette capacité librement, par le travail sur eux-mêmes, et que les obstacles s'opposant au mouvement général des lumières et à la sortie des hommes hors de l'état de minorité où ils se maintiennent par leur faute disparaissent peu à peu. De ce point de vue, cette époque est l'époque des lumières, ou le siècle de Frédéric.

Kant, Qu'est-ce que les lumières ? (1784) ; trad. H. Wismann, in Pléiade II, 209-217


Raynal-Mony 25/11/16

Forum Universitaire                                                 Gérard Raynal-Mony                     Le 25 novembre 2016    

Année 2016-2017                                                                                                         Séminaire 3    

 

Kant : De l'homme

Dans l’Idée d’une histoire universelle (1784) K réfléchit sur l’histoire en prenant pour fil conducteur (8s) la téléologie de la nature (6). L’inclusion de l’histoire dans l'histoire na­turelle place la diversité des actions humaines à l’intérieur de la plus grande unité systématique pensable. La téléologie donne à cet en­semble le sens d'une orga­nisation croissante et pro­gres­sive. Elle ne relève pas d’une doc­trine (6) à proprement parler, mais d’une méthode critique pour juger a priori du cours de l’histoire selon la possibi­lité d’une fin ultime à laquelle l’homme doit aspirer sans l’avoir entièrement en son pouvoir (Pl.III.1258). Elle sert donc de prin­cipe pratique moral qui entend concerner l'es­pèce hu­maine en géné­ral. K ne veut pas fixer des dogmes comme le fait la théologie, ni accroître notre savoir comme la science. Son raisonne­ment n’offre qu’un jugement réfléchis­sant [1]. Pour K, le mouve­ment de l’histoire dans son ensemble ne peut être que cosmopo­litique avec pour prin­cipe régula­teur une tendance naturelle orientée vers la paix.

Le texte se compose de neuf propositions énoncées sous forme de thèses. Il pré­sente une sorte d’organisme logique, orienté vers ce en vue de quoi les par­ties sont là. Dans cette totalité orientée, chaque proposition suppose les précé­dentes et les poursuit de façon conséquente. A l’intérieur de cette structure rationnelle et organique, les trois premières propositions posent les principes sur lesquels se fonderont les suivantes. Chacune énonce une thèse, suivie de son explication et de sa justifi­ca­tion. A cha­que nouvelle thèse, la raison doit prouver 1) qu'elle n’est pas exubé­rante, mais en accord avec les observa­tions empiriques, et 2) qu'elle n'avance pas à tâtons, mais tire de façon systémati­que les conséquences de l’hypothèse téléolo­gique. K réfléchit de telle sorte que ses pensées n'entrent en contradiction ni avec l'expérience, ni avec le principe de finalité [2].

Si l’on admet que la nature n'agit pas sans finalité (24), on peut alors espérer que l'existence humaine n’est pas vaine. Quel peut en être le but ? L'être humain, en tant que créa­ture du monde animal, est soumis comme toute créature vivante à l'agence­ment organique d’une exis­tence naturelle : il naît avec un potentiel de dispositions naturelles destiné à se déployer de façon ap­propriée. Mais par-delà l’organisation de l'ordre naturel, l'homme fait aussi partie de l'ordre moral par la raison et la liberté (34). En tant que créature douée de raison­, il sem­ble destiné à développer les dispositions natu­relles qui visent à l'usage de sa raison (12) et donc à réaliser la plus haute culture (Réflexion N° 1521) possible. Certes les disposi­tions qui visent à l'usage de sa raison ne peuvent être déve­lop­pées complète­ment que dans l'espèce (12s). Mais tout individu est au moins appelé à développer en soi une personne morale qui s'élève au-dessus de l'animalité (Réfl. N° 1521). L'homme est donc à la fois destiné à sortir de la grossièreté originelle de l’espèce et à s’élever à la moralité (id.) [3].

Les trois premières propositions attribuent à l’homme sa place à l’aide des trois opéra­tions lo­giques nécessaires à la formation d'un concept : comparai­son, réflexion, abs­trac­tion. La première indique ce que l'homme, en tant que créa­ture du monde animal, partage avec les autres créatures. La deuxième réfléchit com­ment, chez cette créature douée de raison, les buts de la raison s’ajoutent à ceux de la nature. Donc, pour comparer l'homme aux autres êtres naturels, K a eu d’abord re­cours au concept générique de créature (2), puis il a distingué l’être humain des autres créatures ter­restres, en tant que seule créature raison­nable sur terre (11). Enfin, la troisième propo­sition évoque la part indéterminable de l'homme en faisant abstraction de ce qui le détermine dans l'ordre naturel, et en l'envi­sageant unique­ment dans l'ordre moral. Par sa raison et sa liberté, l'homme acquiert le carac­tère dont il se dote en se perfec­tion­nant progressive­ment selon les fins qu'il a lui-même choisies ; il s'élève ainsi par son travail et sa conduite à l'estime raisonnable de soi (47) et devient digne de la vie et du bien-être (50).

Une créature du monde animal

Téléologie de la nature

Du point de vue téléologique le tout précède les parties et détermine leur déve­lop­pe­ment : toutes les dispositions naturelles d'une créature sont desti­nées à se développer un jour complètement et conformément à une fin (1ère thèse). De ce point de vue, les forces naturelles des animaux ou des plantes ne sont ni vaines ni aveugles, mais organisées par les buts vitaux vers lesquels elles tendent (4-6). La téléologie de la nature répond à l’intérêt spéculatif d’une raison qui considère toute liaison organique dans le monde, comme si (43) elle était issue de l’intention d’une raison suprême (C1 ; GF p. 585). Cette thèse n'est accep­table qu'à deux condi­tions : elle ne doit pas contre­dire l’observation empi­rique, et elle requiert que soit démontrée l'absurdité de l'antithèse. De fait, si les disposi­tions d’une créature n'étaient pas destinées à se déve­lop­per confor­mément à une fin, on ne compren­drait pas leur raison d’être dans l’organisme. Si elles n'avaient aucune finalité, elles pourraient tout aussi bien ne pas exister. Les lois de la mécanique ne suffi­sent donc pas pour comprendre le vivant. Dans une nature sans aucun but (7s), il serait indif­fé­rent d'être ou de ne pas être. Ce serait une indétermination déso­lante (8), car elle étendrait le ha­sard navrant des affaires humaines à toute la na­ture. K décide au contraire d’inclure l’être humain dans la téléologie de la nature.

Application à l'espèce humaine

L’application de la téléologie à l’espèce humaine place l'être humain, en tant qu'être naturel, dans le règne animal. A cet égard, la nature n'a fait aucune exception en sa faveur. Son aptitude à se développer poursuit la même fin que celle des animaux : vivre au mieux. Si dans l’en­semble l'histoire de l'espèce hu­maine ne se diffé­rencie pas qualitativement de l'histoire naturelle, on doit pou­voir lui appliquer l’interprétation téléo­logique de la nature adoptée par K. Tout peut alors se passer comme si l'histoire universelle était amenée à accomplir un plan caché de la nature (prop. 8), ou tout au moins comme si les humains devaient s’en approcher sans cesse davantage. Mais comment rendre la réalisation d’un plan de la nature compatible avec la liberté de la volonté individuelle ? Depuis qu’après Newton il ne reste plus dans la nature aucune place pour la liberté, on peut se demander comment l’idée de liberté peut constituer chez K la clef de voûte de tout l’édifice (C2 ; GF p. 90). Comment peut-il accorder la notion d’un effet selon les lois de la nature et celle d’un acte libre imputable à un sujet moral ? Puisque liberté et nature s'excluent réciproque­ment, il faut que les deux plans distincts sur lesquels elles s’exercent soient reliés entre eux par une instance supérieure qui garan­tisse leur accord possible. C’est ici qu’intervient le recours à un auteur divin. K admet une raison suprême comme cause de toutes les liaisons dans le monde (Prol. § 58). Le concept de créature (2) renvoie à l’idée d’un créateur. En tant que créature, l'homme ne s'est pas créé lui-même. Le mot créature a un parfum de religion qui ne saurait être écarté de la philosophie pratique de K. Il ne conçoit pas la nature comme quelque chose d'absolument premier, mais consi­dère en particulier les belles formes de la nature comme un chiffre (C3, § 42), un symbole de la sagesse d'un créateur. L’ordre de la natu­re renvoie à l'ordonnance d'un sage créateur (prop. 4). Mais la nature s’organise elle-même, selon les contin­gences, dans chaque espèce de corps organisés. Dès lors, le corps n’est plus pensé comme un instrument de l’âme, mais comme un processus d’auto-organi­sa­tion. K accorde à tout organisme une tendance forma­trice, telle qu’elle ressort de la plasticité du vivant. En embryologie, il soutient la notion d’épigénèse contre les partisans de la préexistence et de la préformation. L’organisation du vivant ne se transmet pas de façon simplement mécanique­ de l'espèce à l’individu et réci­pro­que­ment. Quant aux rapports des humains entre eux, c'est à la raison d’assurer la médiation recherchée et d’opérer la synthèse entre nature et liberté.

La seule douée de raison

La capacité de raisonner

Du point de vue spéculatif, la capacité de raisonner distingue l’espèce humaine des autres espèces (thèse 2). Du point de vue pratique (moral), K entend par rai­son le pou­voir de déterminer sa volonté indépen­dam­ment de l'ordre naturel (14-16). A l’origine l’homme ne possède pas la raison comme un organe accompli. La nature ne l'a pas doté d'une raison toute faite, elle n’en a placé que les germes dans l’espèce humaine (22). L'être humain se trouve ainsi en charge d'une mission de la nature. Il doit dévelop­per au mieux les dispositions natu­relles qui visent à l'usage de sa raison [4]. En tant qu’animal doué d’une capacité ration­nelle il a le pouvoir de faire de lui-même un animal rai­sonnable [5]. A présent il est à mi-chemin : l'homme a quitté l'instinct, mais il n'a pas encore admis la loi de la raison (Réfl. N° 1522 E). Le passage de l’état naturel à la raison exige beau­coup de temps, car la raison n'agit pas de façon instinctive, elle a besoin d'essais, d'exercices, d'instructions pour progresser peu à peu (16s). La culture ne se développe pas d'elle-même, mais réside au fond dans la valeur sociale de l’homme et requiert un long travail de culture qui nécessite une série incalculable de générations (20s), bref tout le temps de l’histoire. La vie humaine est si courte qu'aucun individu ne peut remplir la tâche de la nature à lui seul, mais seulement dans l'espèce (11-13). C’est pourquoi l’idée kantienne de l'histoire ne concerne ni des individus ni des peuples particuliers, mais l’espèce humaine en général : L'espèce humaine doit se sortir de la brutalité naturelle et tendre vers la perfection par les efforts conjugués d'innombrables générations (Réfl. N°1521).

La perfectibilité

K fait de la perfectibilité de l'espèce humaine une mis­sion de la nature. Il pense qu’à l’origine l’être humain est l’être vivant le plus éloigné de sa perfection pos­sible (41-43). Chez K comme chez Rousseau la perfectibi­lité apparaît comme une caractéris­tique anthropologique fondamentale, qui distingue l'homme des autres animaux [6]. C’est aussi un concept éthique, car perfectibilité oblige. Si l'homme dispose d'organes tels que les mains, ce n'est pas pour n'en rien faire. S’il se laisse aller à son penchant à la paresse, il tourne le dos à sa destination natu­relle. C’est surtout par sa capacité de raison, qu’il est destiné à passer de l'état le plus brut à celui de la plus grande habileté (44). Les étapes de cette progression consistent à se cultiver, se civiliser et se moraliser, car l’idée de moralité appar­tient encore à la culture [7]. K a conçu cette ascension comme illimitée : les pro­jets de la raison ne connaissent pas de limites (15s). Toutefois la possibilité d'un perfection­nement est loin de garantir la réalité effective d’un progrès conti­nu. Il faut l'éducation d’une génération par une autre pour que l’humanité s’améliore peu à peu. L’œuvre princi­pale des lumières n’est-elle pas l'éduca­tion au bon usage de la raison ? Les techniques et les savoirs ne suffisent pas pour acquérir la perfection intérieure du mode de pensée (44s), encore faut-il oser penser par soi-même. La culture aide l'homme à atteindre cette autonomie de la pensée qui lui permet de développer au mieux les germes dont la nature l’a doté.

Le but en est le développement complet des dispositions naturelles, but qui doit être pensé comme réalisable, au moins dans l'idée de l'homme (23). Cette idée dé­passe les limites du champ de l'expérience, en complétant ce que toute réalisa­tion possible a de fragmentaire pour penser la plus grande unité systéma­tique. Simple Idée de la raison, la perfection totale reste probléma­tique et ne peut être connue. Elle doit par contre être pensée, car l'homme doit être éduqué et ne saurait l’être de façon purement mécanique, c’est-à-dire sans principes pratiques, ni buts objectifs. K appelle but objectif tout but valable pour le vouloir de tout être raisonnable (C2 ; K.VI.125), et il appelle principe pratique la loi impérative qui constitue le mobile unique et immédiat du vouloir. Du point de vue pratique, l'idée d'un accomplissement des dispositions naturelles visant au bon usage de la rai­son, n'est pas une chimère, mais un but objectif, c’est-à-dire un devoir pour tout être raisonnable. Cette idée doit guider le progrès et donner un sens aux efforts de culture. Tout effort resterait vain, si le travail de la culture était sans aucun but. L'idée d'un développement complet des germes de la raison est une tâche à laquelle l'individu doit prendre part, mais dont la réalisation progres­sive n’appartient qu’à l'espèce humaine. Plus l'homme fait preuve de raison et agit librement, plus il participe à la progression de l'espèce humaine.

Un être de raison agissant de lui-même

Un être inachevé

La nature ne fait rien de superflu (33s). Cela est, d’après K, particulièrement vrai à l’égard de l’homme, envers qui elle a agi avec la plus grande économie (42). Depuis Aristote l'homme est caractérisé comme un être déficient, imparfait, ina­chevé. La nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains (38s). K ne s'en plaint pas, comme le faisaient les Anciens. Il n'explique pas non plus, comme le fait Herder, nos facultés intel­lectuelles par un phénomène de compen­sa­tion. Car le développe­ment de la rai­son ne dérive pas de la nature qui n’a placé que ses germes dans l’espèce humaine (22). Le but visé par la nature en mesurant sa dotation animale au plus court (42), paraît évident à K (thèse 3) : La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale (29s). Le but de l’histoire en découle naturellement : l’homme doit parvenir à son humanité par son activité et sa raison. Avant Hegel, K fait du travail une dimension intrinsèque de l’espèce humaine, essentielle au progrès de l'humanité. La nature n'a pas doté l’homme d'un instinct sûr, afin qu'il fonde lui-même son vouloir sur sa raison, indépen­damment de l'instinct. Son inachève­ment originel est conçu par K comme un appel à sortir de l’indolence.

L'autodétermination

L'homme vient au monde indéterminé ce qui laisse place à son auto­détermina­tion. Il dépend d'autant moins de la nature, qu'il n'est pas guidé par l'instinct, ni instruit et pris en charge par une connaissance innée (36). Il doit se fixer lui-même le plan de sa conduite [8]. En tant qu’être raison­nable et libre, il n'est pas attaché à son environnement car la raison n'est ni fixée empirique­ment, ni une don­née toute faite. L'autonomie de la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur elle (34) font que l'homme doit tirer entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’ordonnance mécanique de son existence animale (29s). Sa culture est le fruit de son activité : même son intelligence et sa pru­dence, et jusqu'à la bonté de son vouloir, de­vaient être entièrement son œuvre propre (40s). Pour K, à la différence de Rousseau, l'homme n’est pas bon par nature, sa volonté n'est bonne que fondée sur la raison. Il est d’un grand intérêt pour l’humanité que l'homme se sache res­pon­sable de ce qu'il fait de lui-même et des autres. En tant que seul être sur terre agissant selon les fins qu’il se fixe lui-même, il porte en soi, en sa raison, en son œuvre de culture, la fin dernière de la nature [9].

La dignité de l'homme

L’homme doit travailler à se rendre digne de l'hu­manité. La dignité est cette valeur intérieure par laquelle il force les autres au respect de lui-même (MM DV § 11 ; GF 291). C’est par son activité et sa conduite morale que l'homme se rend digne de la vie et de son bien-être (50). En passant de l'état le plus brut à la plus grande habileté, il s'élève à un bonheur dont le mérite n’appartient qu’à lui seul (43-46). Celui qui triomphe ainsi des obstacles et parvient à vaincre son penchant naturel à la paresse acquiert le droit à l'estime raisonnable de soi (47), une estime que la nature a réservée sur terre uniquement à l’être humain.

Kant : De l'homme

Première proposition - Toutes les dispositions naturelles d'une créature sont destinées à se dévelop­per un jour complètement et conformément à une fin.

Cela est confirmé chez tous les animaux, aussi bien par l'observation externe que par l'observation interne, ou dissection. Un organe qui ne doit pas être utilisé, un agencement qui n'atteint pas son but sont des contradictions au regard de la doctrine téléologique de la nature. En effet, si nous nous écartons de ce principe, nous n’avons plus affaire à une nature conforme à des lois, mais à une nature qui joue sans aucun but ; et l'indétermination désolante vient prendre la place du fil conducteur de la raison.

Deuxième proposition - Chez l'homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui visent à l'usage de sa raison ne devaient être développées complètement que dans l'espèce, mais non dans l'individu.

Chez une créature, la raison est un pouvoir permettant d'étendre bien au-delà de l'instinct naturel les règles et les desseins qui président à l'usage de toutes ses forces, et ses projets ne connaissent pas de limites. Elle n'agit cependant pas elle-même de façon instinctive, mais elle a besoin d'essais, d'exercices et d'instructions pour progresser peu à peu d'un degré d'intelligence à un autre. Par suite, il faudrait que chaque homme ait une vie illimitée pour apprendre comment il doit faire un usage complet de toutes ses dispositions naturelles ; ou alors, si la nature ne lui a assigné qu'une courte durée de vie (comme c'est effectivement le cas), c'est qu'elle a besoin d'une série peut-être incalculable de générations, dont chacune transmet aux suivantes ses lumières, pour conduire finale­ment le développement de ses germes dans l'espèce humaine jusqu'au niveau qui est parfaitement conforme à son dessein. Et cet instant final doit être, au moins dans l'idée de l'homme, le but de ses efforts, car, sans cela, les dispositions naturelles devraient être considérées pour la plupart comme vaines et sans finalité, ce qui supprimerait tous les principes pratiques ; la nature serait alors suspecte d'un jeu puéril en l'homme seul, alors que sa sagesse doit être admise par ailleurs comme un principe pour le jugement de toutes les autres formations naturelles.

Troisième proposition - La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'ordonnance mécanique de son existence animale, et qu'il ne prenne part à aucune autre félicité ou perfection que celles qu'il s'est lui-même créées, indépendamment de l'instinct, par sa propre raison.

La nature en effet ne fait rien de superflu, et elle n'est pas prodigue dans l'usage des moyens pour atteindre ses buts. En donnant à l'homme la raison ainsi que la liberté du vouloir qui se fonde sur elle, elle indiqua déjà clairement son dessein en ce qui concerne la dotation de l'homme. Il ne devait pas en effet être guidé par l'instinct, ni non plus être instruit et pris en charge par une connaissance innée ; il devait bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte de ses moyens de subsistance, son habillement, sa sécurité et sa défense extérieures (pour lesquelles elle ne lui donna ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains), tout divertissement qui peut rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence, et jusqu'à la bonté de son vouloir, devaient être entièrement son œuvre propre. La nature semble même s'être ici complu à sa plus grande économie, et avoir mesuré sa dotation animale au plus court et au plus juste en fonction du besoin le plus pressant d'une existence à ses débuts, comme si elle voulait que l'homme, une fois parvenu à passer de l'état le plus brut à celui de la plus grande habileté, à la perfection intérieure du mode de pensée et, par là (pour autant que cela soit possible sur terre), au bonheur, n'en doive attri­buer le mérite qu'à lui seul et n'en être redevable qu'à lui-même ; tout se passant comme si elle avait davantage visé son estime raisonnable de soi que son bien-être. Car ce cours des affaires humaines est jalonné d'une multitude d'épreuves qui attendent l'homme. La nature semble cependant ne s'être nullement attachée à ce qu'il vive agréablement, mais au contraire à ce qu'il travaille à s'élever jus­qu'au point où, par sa conduite, il se rende digne de la vie et du bien-être. […]

KANT Idée d’une histoire universelle d'intention cosmopolitique, Berlin, 1784

trad. de Luc Ferry, in : Œuvres philosophiques II, Pléiade, Paris, 1985


Kant : De l'homme

Une créature du monde animal :

Téléologie de la nature

Application à l'espèce humaine

La seule douée de raison :

La capacité de raisonner

Perfectibilité

Un être de raison agissant de lui-même :

Un être inachevé

L'autodétermination

La dignité de l'homme

[1] « La téléologie n’est pas une partie de la théologie, […] car elle a pour objet les produc­tions de la nature et leur cause. […] Elle semble ne pas non plus faire partie de la science de la nature, qui a besoin de principes dé­terminants, et non pas simplement réfléchissants, pour rendre objectivement raison des effets naturels. […] Le fait de poser des fins de la nature vis-à-vis de ses produits […] n’appartient proprement qu’à la description de la nature, laquelle est établie suivant un fil conducteur particulier. […] (Mais elle est) instructive et utile à bien des égards du point de vue pratique. […] La téléologie comme science n’appartient donc à aucune doctrine, mais seulement à la critique, et plus précisément à […] la faculté de juger. » (C3, § 79 (1790) ; trad. A. Renaut, GF 1995, p. 413s)

[2] « Que le monde dans son ensemble progresse sans cesse vers le mieux, c’est ce qu’aucune théorie n’autorise l’homme à admettre, mais bien la raison pratique pure qui lui commande […] d’agir selon une telle hypothèse. […] Cela ne suffit pas, tant s’en faut, à prouver la réalité objective de cet idéal au point de vue théorique, mais donne pleine satisfaction au point de vue moralement pratique. » (Progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolff (entre 1791 et 1795) ; Pléiade III, p. 1258-1260)

[3] « Puisque le genre humain est en progression constante du point de vue de la culture, progression qui est la fin naturelle de l’espèce humaine, il faut également le considérer en progrès vers le mieux du point de vue de la fin morale de son existence. » (Théorie et pratique III (1793) ; trad. Fr. Proust, GF p. 87)

[4] « Le rôle de l'homme est par conséquent très artificiel [künstlich]. Ce qu'il en est des habitants d'autres planètes et de leur nature, nous l'ignorons. Mais si nous menons à bien cette mission de la nature, nous pourrons nous flatter d'avoir droit à un rang de choix parmi nos voisins dans l'édifice du monde. » (Idée d'une histoire universelle, sixième proposition (1784) ; trad. Ph. Piobetta, GF 1990, p. 78 note).

[5] « Pour assigner à l'homme sa classe dans le système de la nature vivante et ainsi le caractériser, il ne nous reste que la façon dont il possède un caractère qu’il se crée lui-même, dans la mesure où il est capable de se perfectionner conformément aux fins qu'il a lui-même choisies, ce qui lui donne le pouvoir, en tant qu’animal doué de capacité rationnelle (animal rationabile), de faire de lui-même un animal raisonnable (animal rationale). » (Anthropologie du point de vue pragmatique (1798) ; trad. A . Renaut, GF 1993, p. 309 ; Pléiade III, p. 1133)

[6] « L'homme est un animal qui se perfectionne : non seulement l'individu, mais également et avant tout l'espèce en général. Il ne peut pas se maintenir dans l'état de nature. » (Réflexion, N° 1523)

[7] « L'homme est destiné par sa raison à vivre en société avec d'autres hommes et à se cultiver, se civiliser et se moraliser dans cette société par l'art et par les sciences ; si grand que puisse être son penchant animal à s’abandonner passivement aux séductions du confort et du bien-vivre qu'il appelle félicité, sa raison le destine plutôt à se rendre activement digne de l'humanité, en luttant contre les obstacles dont l’accable la grossièreté de sa nature. » (Anthropologie du point de vue pragmatique (1798) ; trad. A. Renaut, GF 1993, p. 314 ; Pléiade III, p. 1136)

[8] « Un animal est déjà tout par son instinct ; une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l'homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite. » (Réflexions sur l'éducation (publié par Rink, 1803) ; K.X.697 ; Pléiade III, 1149 ; Vrin 2004, p 94)

[9] « En tant qu’il est le seul être sur terre qui possède un entendement, par conséquent un pouvoir de se proposer des fins [par décision de son arbitre], il est assurément celui à qui revient le titre de seigneur de la nature et, si l’on considère celle-ci comme un système téléologique, il est quant à sa destination la fin dernière de la nature. » (C3, § 83 (1790) ; trad. A. Renaut, GF 1995, p. 428)

Maroy 23/11/16

Forum Universitaire                                                         Jacqueline Maroy                             Année 2016-2017

Textes du séminaire 3                                                                                                        Le 23 novembre 2016

Texte 1 : Montesquieu Lettres Persanes

LETTRE II.

USBEK AU PREMIER EUNUQUE NOIR.

À son sérail d’Ispahan.

Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse ; je t’ai confié ce que j’avais dans le monde de plus cher : tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales, qui ne s’ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose, et jouit d’une sécurité entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit, comme dans le tumulte du jour. Tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu’elle chancelle. Si les femmes que tu gardes voulaient sortir de leur devoir, tu leur en ferais perdre l’espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.

Tu leur commandes, et leur obéis. Tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés, et leur fais exécuter de même les lois du sérail ; tu trouves de la gloire à leur rendre les services les plus vils ; tu te soumets avec respect et avec crainte à leurs ordres légitimes ; tu les sers comme l’esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d’empire, tu commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la modestie.

Souviens-toi toujours du néant d’où je t’ai fait sortir, lorsque tu étais le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place, et te confier les délices de mon cœur : tiens-toi dans un profond abaissement auprès de celles qui partagent mon amour ; mais fais-leur en même temps sentir leur extrême dépendance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être innocents ; trompe leurs inquiétudes ; amuse-les par la musique, les danses, les boissons délicieuses ; persuade-leur de s’assembler souvent. Si elles veulent aller à la campagne, tu peux les y mener ; mais fais faire main-basse sur tous les hommes qui se présenteront devant elles. Exhorte-les à la propreté, qui est l’image de la netteté de l’âme ; parle-leur quelquefois de moi. Je les revoir, dans ce lieu charmant qu’elles embellissent. Adieu.

De Tauris, le 18 de la lune de Saphar, 1711

Texte 2 Montesquieu Lettres Persanes

                                        book Lettres persanes (1721) Montesquieu A. Lemerre 1873 Paris C Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/1 161-162

LETTRE LXXII                Rica à Ibben, à***.

Je me trouvai l’autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d’heure, il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques et cinq points de physique. Je n’ai jamais vu un décisionnaire si universel : son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences ; on parla des nouvelles du temps ; il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l’attraper, et je dis en moi-même : "Il faut que je me mette dans mon fort ; je vais me réfugier dans mon pays." Je lui parlai de la Perse. Mais, à peine lui eus-je dit quatre mots, qu’il me donna deux démentis, fondés sur l’autorité de MM. Tavernier et Chardin. "Ah ! bon Dieu ! dis-je en moi-même, quel homme est-ce là ? Il connaîtra tout à l’heure les rues d’Ispahan mieux que moi ! " Mon parti fut bientôt pris : je me tus, je le laissai parler, et il décide encore.    
                                                                                   De Paris, le 8 de la lune de Zilcadé 1715.

Texte 3 : Madame de Sévigné Correspondance                                              Lettre du 16 mars 1672

Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d’autres que par moi. C’est ce chien de Barbin qui me hait, parce que je ne fais pas des Princesses de Montpensier. Vous en avez jugé très juste et très bien, et vous aurez vu que je suis de votre avis. Je voulais vous envoyer la Champmeslé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées ; ils ne font point tant de façons pour se marier ; le dénouement n’est point bien préparé : on n’entre point dans les raisons de cette grande tuerie Il y a pourtant des choses agréables, et rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine, sentons-en la différence. Il y a des endroits froids et faibles, et jamais il n’ira plus loin qu’Alexandre et qu’Andromaque. Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si j’ose me citer. Racine fait des comédies pour Champmeslé : ce n’est pas pour les siècles à venir. Si jamais il n’est plus jeune et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille ! Pardonnons-lui de méchants vers, en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi ; et en un mot, c’est bon goût : tenez-vous-y.

Texte 4 : Montesquieu Lettres Persanes book Lettres persanes Montesquieu A. Lemerre 1873 Paris C Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/1 144  

Lettre CXLVIII

Usbek au premier eunuque, au sérail d’Ispahan.

Recevez par cette lettre un pouvoir sans bornes sur tout le sérail : commandez avec autant d’autorité que moi-même. Que la crainte et la terreur marchent avec vous ; courez d’appartements en appartements porter les punitions et les châtiments. Que tout vive dans la consternation ; que tout fonde en larmes devant vous. Interrogez tout le sérail ; commencez par les esclaves. N’épargnez pas mon amour : que tout subisse votre tribunal redoutable. Mettez au jour les secrets les plus cachés. Purifiez ce lieu infâme, et faites-y rentrer la vertu bannie : car, dès ce moment, je mets sur votre tête les moindres fautes qui se commettront. Je soupçonne Zélis d’être celle à qui la lettre que vous avez surprise s’adressait. Examinez cela avec des yeux de lynx.                                                        De***, le 11 de la lune de Zilhagé 1718.

Texte 5 : Montesquieu Lettres Persanes LETTRE XXVI.

USBEK À ROXANE. Au sérail d’Ispahan.

Que vous êtes heureuse, Roxane, d’être dans le doux pays de Perse, et non pas dans ces climats empoisonnés où l’on ne connait ni la pudeur ni la vertu ! Que vous êtes heureuse ! Vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l’innocence, inaccessible aux attentats de tous les humains ; vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance de faillir ; jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs : votre beau-père même, dans la liberté des festins, n’a jamais vu votre belle bouche : vous n’avez jamais manqué de vous attacher un bandeau sacré pour la couvrir. Heureuse Roxane, quand vous avez été à la campagne, vous avez toujours eu des eunuques, qui ont marché devant vous, pour donner la mort à tous les téméraires qui n’ont pas fui à votre vue. Moi-même, à qui le ciel vous a donnée pour faire mon bonheur, quelle peine n’ai-je pas eue pour me rendre maître de ce trésor, que vous défendiez avec tant de constance ! Quel chagrin pour moi, dans les premiers jours de notre mariage, de ne pas vous voir ! Et quelle impatience quand je vous eus vue ! Vous ne la satisfaisiez pourtant pas ; vous l’irritiez, au contraire, par les refus obstinés d’une pudeur alarmée : vous me confondiez avec tous ces hommes à qui vous vous cachez sans cesse. Vous souvient-il de ce jour où je vous perdis parmi vos esclaves, qui me trahirent et vous dérobèrent à mes recherches ? Vous souvient-il de cet autre où, voyant vos larmes impuissantes, vous employâtes l’autorité de votre mère pour arrêter les fureurs de mon amour ? Vous souvient-il, lorsque toutes les ressources vous manquèrent, de celles que vous trouvâtes dans votre courage ? Vous mîtes le poignard à la main et menaçâtes d’immoler un époux qui vous aimait, s’il continuait à exiger de vous ce que vous chérissiez plus que votre époux même. Deux mois se passèrent dans ce combat de l’amour et de la vertu. Vous poussâtes trop loin vos chastes scrupules : vous ne vous rendîtes pas même après avoir été vaincue ; vous défendîtes jusqu’à la dernière extrémité une virginité mourante : vous me regardâtes comme un ennemi qui vous avait fait un outrage ; non pas comme un époux qui vous avait aimée ; vous fûtes plus de trois mois que vous n’osiez me regarder sans rougir : votre air confus semblait me reprocher l’avantage que j’avais pris. Je n’avais pas même une possession tranquille ; vous me dérobiez tout ce que vous pouviez de ces charmes et de ces grâces ; et j’étais enivré des plus grandes faveurs sans avoir obtenu les moindres.

Si vous aviez été élevée dans ce pays-ci, vous n’auriez pas été si troublée : les femmes y ont perdu toute retenue : elles se présentent devant les hommes à visage découvert, comme si elles voulaient demander leur défaite ; elles les cherchent de leurs regards ; elle les voient dans les mosquées, les promenades, chez elles-mêmes ; l’usage de se faire servir par des eunuques leur est inconnu. Au lieu de cette noble simplicité et de cette aimable pudeur qui règne parmi vous, on voit une impudence brutale à laquelle il est impossible de s’accoutumer.

Oui, Roxane, si vous étiez ici, vous vous sentiriez outragée dans l’affreuse ignominie où votre sexe est descendu ; vous fuiriez ces abominables lieux, et vous soupireriez pour cette douce retraite, où vous trouvez l’innocence, où vous êtes sûre de vous-même, où nul péril ne vous fait trembler, où enfin vous pouvez m’aimer sans craindre de perdre jamais l’amour que vous me devez.

Quand vous relevez l’éclat de votre teint par les plus belles couleurs ; quand vous vous parfumez tout le corps des essences les plus précieuses ; quand vous vous parez de vos plus beaux habits ; quand vous cherchez à vous distinguer de vos compagnes par les grâces de la danse et par la douceur de votre chant ; que vous combattez gracieusement avec elles de charmes, de douceur et d’enjouement, je ne puis pas m’imaginer que vous ayez d’autre objet que celui de me plaire ; et quand je vous vois rougir modestement, que vos regards cherchent les miens, que vous vous insinuez dans mon cœur par des paroles douces et flatteuses, je ne saurais, Roxane, douter de votre amour.

Mais que puis-je penser des femmes d’Europe ? L’art de composer leur teint, les ornements dont elles se parent, les soins qu’elles prennent de leur personne, le désir continuel de plaire qui les occupe, sont autant de taches faites à leur vertu et d’outrages à leur époux.

Ce n’est pas, Roxane, que je pense qu’elles poussent l’attentat aussi loin qu’une pareille conduite devrait le faire croire, et qu’elles portent la débauche à cet excès horrible, qui fait frémir, de violer absolument la foi conjugale. Il y a bien peu de femmes assez abandonnées pour porter le crime si loin : elles portent toutes dans leur cœur un certain caractère de vertu qui y est gravé, que la naissance donne et que l’éducation affaiblit, mais ne détruit pas. Elles peuvent bien se relâcher des devoirs extérieurs que la pudeur exige ; mais, quand il s’agit de faire les derniers pas, la nature se révolte. Aussi, quand nous vous enfermons si étroitement, que nous vous faisons garder par tant d’esclaves, que nous gênons si fort vos désirs lorsqu’ils volent trop loin, ce n’est pas que nous craignions la dernière infidélité, mais c’est que nous savons que la pureté ne saurait être trop grande, et que la moindre tache peut la corrompre.

Je vous plains, Roxane. Votre chasteté, si longtemps éprouvée, méritait un époux qui ne vous eût jamais quittée, et qui pût lui-même réprimer les désirs que votre seule vertu sait soumettre.

De Paris, le 7 de la lune de Rhégeb, 1712.

Texte 6 Montesquieu Les lettres Persanes LETTRE CLXI

book Lettres persanes Montesquieu A. Lemerre 1873 Paris C Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/1 157-158  

Roxane à Usbek, à Paris.

Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.

Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines.

Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.

Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ?

Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.

Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre ; enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.

Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour. Si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.

Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis. Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trompée, et je te trompais.

Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais c’en est fait : le poison me consume ; ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs.


Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.book Lettres persanes Montesquieu A. Lemerre 1873 Paris C Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/1 7-8  

Maroy 12/10/16

Forum Universitaire                                                           Jacqueline Maroy                             Année 2016-2017

Textes du séminaire 2                                                                                                             Le 12 octobre2016

Texte 1

Johann Wolfgang von Goethe – Les Souffrances du jeune Werther Poche page 84

J’étais depuis une demi-heure livré aux douces et cruelles pensées de l’instant qui nous séparerait de celui qui nous réunirait, lorsque je les entendis monter sur la terrasse. Je courus au-devant d’eux ; je lui pris la main avec un saisissement, et je la baisai. Alors la lune commençait à paraître derrière les buissons des collines. Tout en parlant, nous nous approchions insensiblement du cabinet sombre. Charlotte y entra, et s’assit ; Albert se plaça auprès d’elle, et moi de l’autre côté. Mais mon agitation ne me permit pas de rester en place ; je me levai, je me mis devant elle, fis quelques tours, et me rassis : j’étais dans un état violent. Elle nous fit remarquer le bel effet de la lune qui, à l’extrémité de la charmille, éclairait toute la terrasse : coup d’œil superbe, et d’autant plus frappant, que nous étions environnés d’une obscurité profonde. Nous gardâmes quelque temps le silence ; elle le rompit par ces mots : « Jamais, non, jamais je ne me promène au clair de lune que je ne me rappelle mes parents qui sont décédés, que je ne sois frappée du sentiment de la mort et de l’avenir. Nous renaîtrons (continua-t-elle d’une voix qui exprimait un vif mouvement du cœur) ; mais, Werther, nous retrouverons-nous ? nous reconnaîtrons-nous ? Qu’en pensez-vous ? — Que dites-vous, Charlotte ? répondis-je en lui tendant la main et sentant mes larmes couler. Nous nous reverrons ! En cette vie et en l’autre nous nous reverrons !… » Je ne pus en dire davantage… Wilhelm, fallait-il qu’elle me fit une semblable question, au moment même où je portais dans mon sein une si cruelle séparation !

Texte 2 Rousseau La nouvelle Héloïse III 22

Mais toi, qui es-tu? Qu'as-tu fait? Crois-tu t'excuser sur ton obscurité? Ta faiblesse t'exempte-t-elle de tes devoirs, et pour n'avoir ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu moins soumis à ses lois? Il te sied bien d'oser parler de mourir, tandis que tu dois l'usage de ta vie à tes semblables! Apprends qu'une mort telle que tu la médites est honteuse et furtive; c'est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends-lui ce qu'il a fait pour toi. "Mais je ne tiens à rien... je suis inutile au monde..." Philosophe d'un jour! Ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la terre sans y trouver quelque devoir à remplir, et que tout homme est utile à l'humanité par cela seul qu'il existe?

Écoute-moi, jeune insensé: tu m'es cher, j'ai pitié de tes erreurs. S'il te reste au fond du coeur le moindre sentiment de vertu, viens, que je t'apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras tenté d'en sortir, dis en toi-même: "Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir." Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide; ne crains d'abuser ni de ma bourse ni de mon crédit; prends, épuise mes biens, fais-moi riche. Si cette considération te retient aujourd'hui, elle te retiendra encore demain, après-demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs: tu n'es qu'un méchant.

Texte 3 : Johann Wolfgang von Goethe – Les Souffrances du jeune Werther Poche page116

11 septembre. Elle avait été absente quelques jours pour aller chercher Albert à la campagne. Aujourd’hui j’entre dans sa chambre ; elle vient au-devant de moi, et je baisai sa main avec mille joies. Un serin vole du miroir, et se perche sur son épaule. « Un nouvel ami, » dit-elle ; et elle le prit sur sa main. « Il est destiné à mes enfants. II est si joli ! regardez-le. Quand je lui donne du pain, il bat des ailes et becquète si gentiment ! il me baise aussi, voyez. » Lorsqu’elle présenta sa bouche au petit animal, il becqueta dans ses douces lèvres, et il les pressait comme s’il avait pu sentir la félicité dont il jouissait. « Il faut aussi qu’il vous baise, » dit-elle ; et elle approcha l’oiseau de ma bouche. Son petit bec passa des lèvres de Charlotte aux miennes, et ses picotements furent comme un souffle précurseur, un avant-goût de jouissance amoureuse. « Son baiser, dis-je, n’est point tout à fait désintéressé. Il cherche de la nourriture, et s’en va non satisfait d’une vide caresse. — Il mange aussi dans ma bouche, » dit-elle ; et elle lui présenta un peu de mie de pain avec ses lèvres, où je voyais sourire toutes les joies innocentes, tous les plaisirs, toutes les ardeurs d’un amour mutuel. Je détournai le visage. Elle ne devrait pas faire cela ; elle ne devrait pas allumer mon imagination par ces images d’innocence et de félicité célestes ; elle ne devrait pas éveiller mon cœur de ce sommeil où l’indifférence de la vie le berce quelquefois. Mais pourquoi ne le ferait-elle pas ? Elle se fie tellement à moi : elle sait comment je l’aime.

Texte 4 : Thomas Mann CHARLOTTE à Weimar Gallimard page 223

Le jeu de lèvres de Lotte avec son canari, la façon charmante dont l’oiseau les becquète puis de sa bouche vole à celle de l’aimé, sont simultanément indécents et d’une innocence trouble. Joliment réussi, blanc-bec de talent, qui en savait aussi long sur l’art que sur l’amour, et en secret pensait à celui-là quand il s’adonnait à celui-ci, -- jeune Pierrot, déjà prêt à trahir l’amour, la vie et l’humanité au profit de l’art.

Texte 5 Saint-Simon Mémoires Pléiade V page 169 sq. 1715

Un ambassadeur de Perse était arrivé à Charenton, défrayé depuis son débarquement: le roi s'en fit une grande fête, et Pontchartrain lui en fit fort sa cour. Il fut accusé d'avoir créé cette ambassade, en laquelle en effet il ne parut rien de réel, et que toutes les manières de l'ambassadeur démentirent, ainsi que sa misérable suite et la pauvreté des présents qu'il apporta. Nulle instruction ni pouvoir du roi de Perse, ni d'aucun de ses ministres. C'était une espèce d'intendant de province, que le gouverneur chargea de quelques affaires particulières de négoce, que Pontchartrain travestit en ambassadeur, et dont le roi presque seul demeura la dupe. Il fit son entrée le jeudi 7 février à Paris, à cheval, entre le maréchal de Matignon et le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs, avec lequel il eut souvent des grossièretés de bas marchand; et tant de folles disputes sur le cérémonial avec le maréchal de Matignon, que, dès qu'il l'eut remis à l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires, il le laissa là sans l'accompagner dans sa chambre, comme c'est la règle, et s'en alla faire ses plaintes au roi, qui l'approuva en tout, et trouva l'ambassadeur très malappris. Sa suite fut pitoyable. Torcy le fut voir aussitôt. Il s'excusa à lui sur la lune d'alors, qu'il prétendait lui être contraire, de toutes les impertinences qu'il avait faites; et obtint par la même raison de différer sa première audience, contre la règle qui la fixe au surlendemain de l'entrée.

Dans ce même temps, Dippy mourut, qui était interprète du roi pour les langues orientales. Il fallut faire venir un curé d'auprès d'Amboise, qui avait passé plusieurs années en Perse, pour remplacer cet interprète. Il s'en acquitta très bien, et en fut mal récompensé. Le hasard me le fit fort connaître et entretenir. C'était un homme de bien, sage, sensé, qui connaissoit fort les moeurs et le gouvernement de Perse, ainsi que la langue, et qui, par tout ce qu'il vit et connut de cet ambassadeur, auprès duquel il demeura toujours tant qu'il fut à Paris, jugea toujours que l'ambassade était supposée, et l'ambassadeur un marchand de fort peu de chose, fort embarrassé à soutenir son personnage, où tout lui manquait. Le roi, à qui on la donna toujours pour véritable, et qui fut presque le seul de sa cour qui le crut de bonne foi, se trouva extrêmement flatté d'une ambassade de Perse sans se l'être attirée par aucun envoi. Il en parla souvent avec complaisance, et voulut que toute la cour fût de la dernière magnificence le jour de l'audience, qui fut le mardi 19 février; lui-même en donna l'exemple, qui fut suivi avec la plus grande profusion.

On plaça un magnifique trône, élevé de plusieurs marches, dans le bout de la galerie, adossé au salon qui joint l'appartement de la reine, et des gradins à divers étages de bancs des deux côtés de la galerie, superbement ornée ainsi que tout le grand appartement. Les gradins les plus proches du trône étaient pour les dames de la cour, les autres pour les hommes et pour les bayeuses ; mais on n'y laissait entrer hommes ni femmes que fort parés. Le roi prêta une garniture de perles et de diamants au duc du Maine, et une de pierres de couleur au comte de Toulouse. M. le duc d'Orléans avait un habit de velours bleu, brodé en mosaïque, tout chamarré de perles et de diamants, qui remporta le prix de la parure et du bon goût. La maison royale, les princes et princesses du sang et les bâtards s'assemblèrent dans le cabinet du roi.

Les cours, les toits, l'avenue, fourmillaient de monde, à quoi le roi s'amusa fort par ses fenêtres, et y prit grand plaisir en attendant l'ambassadeur, qui arriva sur les onze heures dans les carrosses du roi, avec le maréchal de Matignon et le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs. Ils montèrent à cheval dans l'avenue, et précédés de la suite de l'ambassadeur, ils vinrent mettre pied à terre dans la grande cour, à l'appartement du colonel des gardes, par le cabinet. Cette suite parut fort misérable en tout, et le prétendu ambassadeur fort embarrassé et fort mal vêtu, les présents au-dessous de rien. Alors le roi, accompagné de ce qui remplissait son cabinet, entra dans la galerie, se fit voir aux dames des gradins; les derniers étaient pour les princesses du sang. Il avait un habit d'étoffe or et noir, avec l'ordre par-dessus, ainsi que le très peu de chevaliers qui le portaient ordinairement dessous; son habit était garni des plus beaux diamants de la couronne, il y en avait pour douze millions cinq cent mille livres; il ployait sous le poids, et parut fort cassé, maigri et très méchant visage. Il se plaça sur le trône, les princes du sang et bâtards debout à ses côtés, qui ne se couvrirent point. On avait ménagé un petit degré et un espace derrière le trône pour Madame et pour Mme la duchesse de Berry qui était dans sa première année de deuil, et pour leurs principales dames. Elles étaient là incognito et fort peu vues, mais voyant et entendant tout. Elles entrèrent et sortirent par l'appartement de la reine, qui n'avait pas été ouvert depuis la mort de Mme la Dauphine. La duchesse de Ventadour était debout à la droite du roi, tenant le roi d'aujourd'hui par la lisière. L'électeur de Bavière était sur le second gradin avec les dames qu'il avait amenées; et le comte de Lusace, c'est-à-dire le prince électeur de Saxe, sur celui de la princesse de Conti, fille de M. le Prince. Coypel, peintre, et Boze, secrétaire de l'Académie des inscriptions, étaient au bas du trône, l'un pour en faire le tableau, l'autre la relation. Pontchartrain n'avait rien oublié pour flatter le roi, lui faire accroire que cette ambassade ramenait l'apogée de son ancienne gloire, en un mot le jouer impudemment pour lui plaire.

Personne déjà n'en était plus la dupe que ce monarque. L'ambassadeur arriva par le grand escalier des ambassadeurs, traversa le grand appartement, et entra dans la galerie par le salon opposé à celui contre lequel le trône était adossé. La splendeur du spectacle acheva de le déconcerter. Il se fâcha une fois ou deux pendant l'audience contre son interprète, et fit soupçonner qu'il entendait un peu le français. Au sortir de l'audience, il fut traité à dîner par les officiers du roi, comme on a accoutumé. Il fut ensuite saluer le roi d'aujourd'hui dans l'appartement de la reine qu'on avait superbement orné, de là voir Pontchartrain et Torcy, où il monta en carrosse pour retourner à Paris.

Texte 6 Montesquieu Les lettres Persanes 1721

Lettre 91 édition La Pléiade

Usbek à Rustan, à Ispahan.

Il paraît ici un personnage travesti en ambassadeur de Perse, qui se joue insolemment des deux plus grands rois du monde. Il apporte au monarque des Français des présents que le nôtre ne saurait donner à un roi d’Irimette ou de Géorgie, et, par sa lâche avarice, il a flétri la majesté des deux empires.

Il s’est rendu ridicule devant un peuple qui prétend être le plus poli de l’Europe, et il a fait dire en Occident que le roi des rois ne domine que sur des barbares.

Il a reçu des honneurs qu’il semblait avoir voulu se faire refuser lui-même, et, comme si la cour de France avait eu plus à cœur la grandeur persane que lui, elle l’a fait paraître avec dignité devant un peuple dont il est le mépris.

Ne dis point ceci à Ispahan : épargne la tête d’un malheureux. Je ne veux pas que nos ministres le punissent de leur propre imprudence et de l’indigne choix qu’ils ont fait.

De Paris, le dernier de la lune de Gemmadi 2,

book Lettres persanes Montesquieu A. Lemerre 1873 Paris C Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/1 7-8  

Lettre 92 éd. La Pléiade

Usbek à Rhédi, à Venise.

Le monarque qui a si longtemps régné n’est plus. Il a bien fait parler des gens pendant sa vie ; tout le monde s’est tu à sa mort. Ferme et courageux dans ce dernier moment, il a paru ne céder qu’au destin. Ainsi mourut le grand Chah Abas, après avoir rempli toute la terre de son nom.

Ne crois pas que ce grand événement n’ait fait faire ici que des réflexions morales. Chacun a pensé à ses affaires, et à prendre ses avantages dans ce changement. Le roi, arrière-petit-fils du monarque défunt, n’ayant que cinq ans, un prince, son oncle, a été déclaré régent du royaume.

Le feu roi avait fait un testament qui bornait l’autorité du régent. Ce prince habile a été au Parlement, et, y exposant tous les droits de sa naissance, il a fait casser la disposition du monarque, qui, voulant se survivre à lui-même, semblait avoir prétendu régner encore après sa mort.

Les parlements ressemblent à ces ruines que l’on foule aux pieds, mais qui rappellent toujours l’idée de quelque temple fameux par l’ancienne religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre la justice, et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque conjoncture imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps, qui détruit tout, à la corruption des mœurs, qui a tout affaibli, à l’autorité suprême, qui a tout abattu.

Mais le régent, qui a voulu se rendre agréable au peuple, a paru d’abord respecter cette image de la liberté publique, et, comme s’il avait pensé à relever de terre le temple et l’idole, il a voulu qu’on les regardât comme l’appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime.

De Paris, le 4 de la lune de Rhégeb 1715.

 

Maroy 13/04/16

Forum Universitaire                                                                 Jacqueline Maroy                             Année 2015-2016

Textes du séminaire 11                                                                                                                    Le 13 avril 2016

Texte 1 Baudelaire Le peintre de la vie moderne Le dandy La pléiade page 906

L'homme riche, oisif, et qui, même blasé, n'a pas d'autre occupation que de courir à la piste du bonheur, l'homme élevé dans le luxe et accoutumé dès sa jeunesse à l'obéissance des autres hommes, celui enfin qui n'a pas d'autre profession que l'élégance, jouira toujours, dans tous les temps, d'une physionomie distincte, tout à fait à part. Le dandysme est une institution vague, aussi bizarre que le duel ; très ancienne, puisque César, Catilina, Alcibiade nous en fournissent des types éclatants ; très générale, puisque Chateaubriand l'a trouvée dans les forêts et au bord des lacs du nouveau-monde. Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient d'ailleurs la fougue et l'indépendance de leur caractère. Les romanciers anglais ont, plus que les autres, cultivé le roman de high life, et les Français qui, comme M. de Custine, ont voulu spécialement écrire des romans d'amour, ont d'abord pris soin, et très judicieusement, de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans hésitation toutes leurs fantaisies ; ensuite ils les ont dispensés de toute profession. Ces êtres n'ont pas d'autre état que de cultiver l'idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. Ils possèdent ainsi, à leur gré et dans une vaste mesure, le temps et l'argent, sans lesquels la fantaisie, réduite à l'état de rêverie passagère, ne peut guère se traduire en action. Il est malheureusement bien vrai que, sans le loisir et l'argent, l'amour ne peut être qu'une orgie de roturier ou l'accomplissement d'un devoir conjugal. Au lieu du caprice brûlant ou rêveur, il devient une répugnante utilité.

Si je parle de l'amour à propos du dandysme, c'est que l'amour est l'occupation naturelle des oisifs. Mais le dandy ne vise pas à l'amour comme but spécial. Si j'ai parlé d'argent, c'est parce que l'argent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions ; mais le dandy n'aspire pas à l'argent comme à une chose essentielle ; un crédit indéfini pourrait lui suffire ; il abandonne cette grossière passion aux mortels vulgaires. Le dandysme n'est même pas, comme beaucoup de personnes peu réfléchies paraissent le croire, un goût immodéré de la toilette et de l'élégance matérielle. Ces choses ne sont pour le parfait dandy qu'un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit. Aussi, à ses yeux, épris avant tout de distinction, la perfection de la toilette consiste-t-elle dans la simplicité absolue, qui est en effet la meilleure manière de se distinguer. Qu'est-ce donc que cette passion qui, devenue doctrine, a fait des adeptes dominateurs, cette institution non écrite qui a formé une caste si hautaine ? C'est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites extérieures des convenances. C'est une espèce de culte de soi-même, qui peut survivre à la recherche du bonheur à trouver dans autrui, dans la femme, par exemple ; qui peut survivre même à tout ce qu'on appelle les illusions. C'est le plaisir d'étonner et la satisfaction - orgueilleuse de ne jamais être étonné. Un dandy peut être un homme blasé, peut être un homme souffrant ; mais, dans ce dernier cas, il sourira comme le Lacédémonien sous la morsure du renard.

On voit que, par de certains côtés, le dandysme confine au spiritualisme et au stoïcisme. Mais un dandy ne peut jamais être un homme vulgaire. S'il commettait un crime, il ne serait pas déchu peut-être ; mais si ce crime naissait d'une source triviale, le déshonneur serait irréparable. Que le lecteur ne se scandalise pas de cette gravité dans le frivole, et qu'il se souvienne qu'il y a une grandeur dans toutes les folies, une force dans tous les excès. Étrange spiritualisme ! Pour ceux qui en sont à la fois les prêtres et les victimes, toutes les conditions matérielles compliquées auxquelles ils se soumettent, depuis la toilette irréprochable à toute heure du jour et de la nuit jusqu'aux tours les plus périlleux du sport, ne sont qu'une gymnastique propre à fortifier la volonté et à discipliner l'âme. En vérité, je n'avais pas tout à fait tort de considérer le dandysme comme une espèce de religion. La règle monastique la plus rigoureuse, l'ordre irrésistible du Vieux de la Montagne, qui commandait le suicide à ses disciples enivrés, n'étaient pas plus despotiques ni plus obéis que cette doctrine de l'élégance et de l'originalité, qui impose, elle aussi, à ses ambitieux et humbles sectaires, hommes souvent pleins de fougue, de passion, de courage, d'énergie contenue, la terrible formule : Perindè ac cadaver !

Que ces hommes se fassent nommer raffinés, incroyables, beaux, lions ou dandies, tous sont issus d'une même origine ; tous participent du même caractère d'opposition et de révolte ; tous sont des représentants de ce qu'il y a de meilleur dans l'orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d'aujourd'hui, de combattre et de détruire la trivialité. De là naît, chez les dandies, cette attitude hautaine de caste provocante, même dans sa froideur. Le dandysme apparaît surtout aux époques transitoires où la démocratie n'est pas encore toute-puissante, où l'aristocratie n'est que partiellement chancelante et avilie. Dans le trouble de ces époques quelques hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais tous riches de force native, peuvent concevoir le projet de fonder une espèce nouvelle d'aristocratie, d'autant plus difficile à rompre qu'elle sera basée sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l'argent ne peuvent conférer. Le dandysme est le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences ; et le type du dandy retrouvé par le voyageur dans l'Amérique du Nord n'infirme en aucune façon cette idée : car rien n'empêche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les débris de grandes civilisations disparues. Le dandysme est un soleil couchant ; comme l'astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie. Mais, hélas ! la marée montante de la démocratie, qui envahit tout et qui nivelle tout, noie jour à jour ces derniers représentants de l'orgueil humain et verse des flots d'oubli sur les traces de ces prodigieux mirmidons. Les dandies se font chez nous de plus en plus rares, tandis que chez nos voisins, en Angleterre, l'état social et la constitution (la vraie constitution, celle qui s'exprime par les mœurs) laisseront longtemps encore une place aux héritiers de Sheridan, de Brummel et de Byron, si toutefois il s'en présente qui en soient dignes.

Texte 2 Oscar Wilde Portrait de Dorian Gray Presse Pocket page 21

— Je sais que vous allez rire de moi, répondit le peintre, mais il m’est vraiment impossible de l’exposer. J’y ai mis trop de moi-même.

Lord Henry s’étira sur le canapé et se mit à rire.

— Oui, je savais que vous ririez de moi, mais c’est pourtant la vérité.

— Trop de vous-même! Ma parole, Basil, je ne vous croyais pas si fat et je ne vois vraiment pas la moindre ressemblance entre vous — votre visage aux traits lourds et irréguliers et vos cheveux noirs comme le charbon — et ce jeune Adonis que l’on dirait fait d’ivoire et de pétales de roses. Enfin, mon cher Basil, lui, c’est un Narcisse, tandis que vous… enfin, vous avez tout de l’intellectuel. Mais la beauté, la beauté véritable, est incompatible avec un air intellectuel. L’intelligence a, par nature, toujours quelque chose de forcé qui détruit l’harmonie d’un visage. Dès que quelqu’un s’assoit pour penser, il n’est plus que nez, front, ou quelque chose d’affreux. Regardez les hommes qui ont réussi dans une activité intellectuelle quelconque: ce qu’ils peuvent être hideux! Sauf, naturellement, les gens d’Église. Mais c’est qu’on ne pense pas dans l’Église. Un évêque continue d’ânonner à quatre-vingts ans ce qu’on lui a appris à dire à dix-huit ans. Résultat? Il demeure parfaitement charmant. Votre jeune et mystérieux ami, dont vous ne m’avez pas dit le nom mais dont le portrait me fascine vraiment, ne pense jamais, lui. J’en ai l’intime conviction. Il s’agit d’un être beau, sans cervelle, qui devrait toujours être ici l’hiver quand il n’y a pas de fleurs à regarder, et aussi en été lorsqu’on a besoin de se mettre l’intelligence au vert. Ne vous flattez pas, Basil: vous ne lui ressemblez pas le moins du monde.

Texte 3 Oscar Wilde Le portrait de Dorian Gray Press Pocket Page 65

Un rire courut autour de la table...

Il jouait avec l’idée, la lançait, la transformait, la laissait échapper pour la rattraper au vol ; il l’irisait de son imagination, l’ailant de paradoxes. L’éloge de la folie s’éleva jusqu’à la philosophie, une philosophie rajeunie, empruntant la folle musique du plaisir, vêtue de fantaisie, la robe tachée de vin et enguirlandée de lierres, dansant comme une bacchante par-dessus les collines de la vie et se moquant du lourd Silène pour sa sobriété. Les faits fuyaient devant elle comme des nymphes effrayées. Ses pieds blancs foulaient l’énorme pressoir où le sage Omar est assis ; un flot pourpre et bouillonnant inondait ses membres nus, se répandant comme une lave écumante sur les flancs noirs de la cuve. Ce fut une improvisation extraordinaire. Il sentit que les regards de Dorian Gray étaient fixés sur lui, et la conscience que parmi son auditoire se trouvait un être qu’il voulait fasciner, semblait aiguiser son esprit et prêter plus de couleurs encore à son imagination. Il fut brillant, fantastique, inspiré. Il ravit ses auditeurs à eux-mêmes ; ils écoutèrent jusqu’au bout ce joyeux air de flûte. Dorian Gray ne l’avait pas quitté des yeux, comme sous le charme, les sourires se succédaient sur ses lèvres et l’étonnement devenait plus grave dans ses yeux sombres.

Enfin, la réalité en livrée moderne fit son entrée dans la salle à manger, sous la forme d’un domestique qui vint annoncer à la duchesse que sa voiture l’attendait. Elle se tordit les bras dans un désespoir comique. « Comme c’est contrariant ! Il faut que je parte. »

Texte 4 Marcel Proust : Contre Sainte Beuve Pléiade page 273

"Quelle nature d'Arabe!" Lucien se dit à lui-même: "Je vais le faire poser." "C'est un lascar qui n'est pas plus prêtre que moi." Et de fait, Vautrin n'a pas été seul à aimer Lucien de Rubempré. Oscar Wilde, à qui la vie devait hélas apprendre plus tard qu'il est de plus poignantes douleurs que celles que nous donnent les livres, disait dans sa première époque (à l'époque où il disait: "Ce n'est que depuis l'école des lakistes qu'il y a des brouillards sur la Tamise"): "Le plus grand chagrin de ma vie? La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères des Courtisanes." Il y a d'ailleurs quelque chose de particulièrement dramatique dans cette prédilection et cet attendrissement d'Oscar Wilde, au temps de sa vie brillante, pour la mort de Lucien de Rubempré. Sans doute, il s'attendrissait sur elle, comme tous les lecteurs, en se plaçant au point de vue de Vautrin, qui est le point de vue de Balzac. Et à ce point de vue d'ailleurs, il était un lecteur particulièrement choisi et élu pour adopter ce point de vue plus complètement que la plupart des lecteurs. Mais on ne peut s'empêcher de penser que, quelques années plus tard, il devait être Lucien de Rubempré lui-même. Et la fin de Lucien de Rubempré à la Conciergerie, voyant toute sa brillante existence mondaine écroulée sur la preuve qui est faite qu'il vivait dans l'intimité d'un forçat, n'était que l'anticipation - inconnue encore de Wilde, il est vrai - de ce qui devait précisément arriver à Wilde.

Dans cette dernière scène de cette première partie de la Tétralogie de Balzac (car dans Balzac, c'est rarement le roman qui est l'unité; le roman est constitué par un cycle, dont un roman n'est qu'une partie ) chaque mot, chaque geste, a ainsi des dessous dont Balzac n'avertit pas le lecteur et qui sont d'une profondeur admirable. Ils relèvent d'une psychologie si spéciale, et qui, sauf par Balzac, n'a jamais été faite par personne, qu'il est assez délicat de les indiquer. Mais tout, depuis la manière dont Vautrin arrête sur la route Lucien qu'il ne connaît pas et dont le physique seul a donc pu l'intéresser, jusqu'à ces gestes involontaires par lesquels il lui prend le bras, ne trahit-il pas le sens très différent et très précis des théories de domination, d'alliance à deux dans la vie, etc., dont le faux chanoine colore aux yeux de Lucien, et peut-être aux siens mêmes, une pensée inavouée. La parenthèse à propos de l'homme qui a la passion de manger du papier n'est-elle pas aussi un trait de caractère admirable de Vautrin et de tous ses pareils, une de leurs théories favorites, le peu qu'ils laissent échapper de leur secret? Mais le plus beau sans conteste est le merveilleux passage où les deux voyageurs passent devant les ruines du château de Rastignac. J'appelle cela la Tristesse d'Olympio de l'Homosexualité: Il voulut tout revoir, l'étang près de la source. On sait que Vautrin, à la pension Vauquer, dans Le Père Goriot, a formé sur Rastignac, et inutilement, le même dessein de domination qu'il a maintenant sur Lucien de Rubempré. Il a échoué, mais Rastignac n'en a pas moins été fort mêlé à sa vie; Vautrin a fait assassiner le fils Taillefer pour lui faire épouser Victorine. Plus tard, quand Rastignac sera hostile à Lucien de Rubempré, Vautrin, masqué, lui rappellera certaines choses de la Pension Vauquer et le contraindra à protéger Lucien, et même après la mort de Lucien, Rastignac souvent fera appeler Vautrin dans une rue obscure.

Raynal-Mony 15-04-16

Forum Universitaire                                                                              Gérard Raynal-Mony                                                                                                                                                                                             Séminaire12

Année 2015-2016

                                                                                                              Le 15 avril 2016

 

 

Sensibilité de la matière

Diderot - [...] Voyez-vous cet œuf ? c’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu’est-ce que cet œuf ? une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu’est-ce encore ? une masse insensible, car ce germe n’est lui-même qu’un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? par la chaleur. Qu’y produira la chaleur ? le mouvement. Quels seront les effets successifs du mouvement ? Au lieu de me répondre, asseyez-vous, et suivons-les de l’œil de moment en moment. D’abord, c’est un point qui oscille, un filet qui s’étend et qui se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d’ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c’est un animal. Cet animal se meut, s’agite, crie ; j’entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit ; la pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s’irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c’est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu’entre l’animal et

vous il n’y a de différence que dans l’organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu’avec une matière inerte, disposée d’une certaine manière, imprégnée d’une autre matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée. Il ne vous reste qu’un de ces deux partis à prendre : c’est d’imaginer dans la masse inerte de l’œuf un élément caché qui en attendait le développement pour manifester sa présence, ou de supposer que cet élément imperceptible s’y est insinué à travers la coque dans un instant déterminé du développement. Mais qu’est-ce que cet élément ? Occupait-il de l’espace, ou n’en occupait-il point ? Comment est-il venu, ou s’est-il échappé, sans se mouvoir ? Où était-il ? Que faisait-il là ou ailleurs ? A-t-il été créé à l’instant du besoin ? Existait-il ? Attendait-il un domicile ? Était-il homogène ou hétérogène à ce domicile ? Homogène, il était matériel ; hétérogène, on ne conçoit ni son inertie avant le développement, ni son énergie dans l’animal développé. Écoutez-vous, et vous aurez pitié de vous-même, vous sentirez que, pour ne pas admettre une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété générale de la matière ou produit de l’organisation, vous renoncez au sens commun et vous précipitez dans un abîme de mystères, de contradictions et d’absurdités.

D’Alembert  - Une supposition ! Cela vous plaît à dire. Mais si c’était une qualité essentiellement incompatible avec la matière ?

Diderot - Et d’où savez-vous que la sensibilité est essentiellement incompatible avec la matière, vous qui ne connaissez l’essence de quoi que ce soit, ni de la matière, ni de la sensibilité ? Entendez-vous mieux la nature du mouvement, son existence dans un corps, sa communication d’un corps à l’autre ?

D’Alembert - Sans concevoir la nature de la sensibilité, ni celle de la matière, je vois que la sensibilité est une qualité simple, une, indivisible et incompatible avec un sujet ou suppôt divisible.

Diderot - Galimatias métaphysico-théologique. Quoi ? est-ce que vous ne voyez pas que toutes les qualités, toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue, sont essentiellement indivisibles ? Il n’y a ni plus ni moins d’impénétrabilité ; il y a la moitié d’un corps rond, mais il n’y a pas la moitié de la rondeur ; il y a plus ou moins de mouvement, mais il n’y a ni plus ni moins mouvement ; il n’y a ni la moitié, ni le tiers, ni le quart d’une tête, d’une oreille, d’un doigt, pas plus que la moitié, le tiers, le quart d’une pensée. Si dans l’univers il n’y a pas une molécule qui ressemble à une autre, dans une molécule pas un point, convenez que l’atome même est doué d’une qualité, d’une forme indivisible ; convenez que la division est incompatible avec les essences des formes, puisqu’elle les détruit. Soyez physicien, et convenez de la production d’un effet lorsque vous le voyez produit, quoique vous ne puissiez vous expliquer la liaison de la cause à l’effet. Soyez logicien, et ne substituez pas à une cause qui est et qui explique tout une autre cause qui ne se conçoit pas, dont la liaison avec l’effet se conçoit encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés, et qui n’en résout aucune.

D’Alembert - Mais si je me dépars de cette cause ?

Diderot - Il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal.

Diderot, Rêve de d'Alembert (Premier Entretien) (réd. 1769 ; publ. posth.) ; Œ. I ; R. Laffont, 1994, p. 618sq.

Raynal-Mony 19/02/16

Forum Universitaire                                                                   Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 9

Année 2015-2016

                                                                                                                                                        Le 19 février 2016

 

De la causalité

A considérer les cas particuliers d'opération des corps, nous ne pouvons jamais [...] découvrir autre chose qu'un événement succédant à un autre, sans être capables de saisir aucune force ou aucun pouvoir par lequel la cause opère ni aucune connexion entre elle et son effet supposé. La même difficulté se présente, si l'on examine les opérations de l'esprit sur le corps ; nous y observons certes que les mouvements du second suivent les volitions du premier, mais nous ne sommes pas capables d'observer ou de concevoir le lien qui unit ensemble les mouvements et les volitions, ni l'énergie par laquelle l'esprit produit un tel effet. L'autorité de la volonté sur ses propres facultés et ses propres idées n'est en rien plus compréhensible. De sorte que, à tout considérer, il ne paraît pas dans toute la nature un seul cas où nous pourrions former l'idée de la connexion. Tous les événements semblent entièrement détachés et séparés. Un événement suit l’autre, mais nous ne pouvons jamais observer aucun lien entre eux. Ils semblent être liés par conjonction, mais jamais par connexion. Et comme nous ne pouvons avoir l'idée d'une chose qui n’est jamais apparue à nos sens externes ou à notre sentiment intérieur, la conclusion nécessaire est, semble-t-il, que nous n'avons absolument aucune idée de connexion ou de pouvoir et que ces mots sont totalement dépourvus de signification. […]

Mais il reste encore un moyen d'éviter cette conclusion, et il y a une source que nous n'avons pas encore examinée. Quand un objet ou un événement naturel se présente, toute [...] notre pénétration d'esprit est impuissante à découvrir ou même à conjecturer, sans expérience, quel événement en résultera, ou à porter notre prévision au-delà de l'objet qui est immédiatement présent à la mémoire et aux sens. Même après un cas ou une expérience à la faveur de laquelle nous avons observé qu'un événement en suit un autre, nous ne sommes pas autorisés à former une règle générale ou à prédire ce qui se produira dans des cas semblables ; car on tiendrait à juste titre pour une témérité impardonnable de juger de tout le cours de la nature à partir d'une seule expérience, quelque précise et certaine qu'elle soit. Mais quand une espèce particulière d'événements s'est toujours trouvée, dans chaque cas, conjointe avec une autre, nous n'avons alors plus de scrupule à prédire un événement à l'apparition de l'autre et à faire usage de ce raisonnement qui seul peut nous apporter la certitude sur toute question de fait ou d'existence. Nous appelons alors l'un des objets cause et l'autre effet. Et nous supposons qu'il y a quelque connexion entre eux, quelque puissance dans l'un par laquelle il produit infailliblement l'autre, opérant avec la plus grande certitude et la plus stricte nécessité.

Il apparaît donc que cette idée de connexion nécessaire entre des événements naît d'un nombre de cas semblables qui témoignent de la conjonction constante de ces événements. […] il ne se trouve rien de différent dans un nombre donné de cas et dans chacun des cas pris isolément, quand ils sont supposés être semblables ; à cela excepté que, après que des cas semblables se sont répétés, l'esprit est porté par habitude à attendre, quand apparaît un événement, celui qui l'accompagne ordinairement et à croire qu'il existera. Cette connexion, donc, que nous sentons dans l'esprit, cette transition coutumière de l'imagination d'un objet à celui qui l'accompagne ordinairement, est le sentiment ou l'impression à partir de laquelle nous formons l'idée d'un pouvoir ou d'une connexion nécessaire. Il n'y a rien de plus en l'occurrence. […] Rien, sinon que notre homme sent maintenant que ces événements sont liés par connexion dans son imagination et qu'il peut aisément prédire l'existence de l'un à l'apparition de l'autre. Quand nous disons donc qu'un objet est lié par connexion avec un autre, nous signifions seulement qu'ils ont acquis une connexion dans notre pensée et qu'ils donnent naissance à l'inférence qui fait de chacun d'eux la preuve de l'existence de l'autre : conclusion qui est quelque peu extraordinaire, mais qui paraît fondée sur une évidence suffisante. Et l'évidence de cette conclusion ne sera pas diminuée par quelque défiance générale qu’on nourrirait envers l'entendement ou par le soupçon sceptique qui accompagne chaque conclusion nouvelle et extraordinaire. Il ne peut y avoir de conclusions plus agréables au scepticisme que celles qui font découvrir la faiblesse et l'étroitesse des limites de la raison et des capacités humaines. [...]

Récapitulons les raisonnements de cette section : toute idée est copiée d'une impression ou d'un sentiment qui la précède ; et quand nous ne pouvons pas trouver d'impression, nous pouvons être sûrs qu'il n'y a pas d'idée. […] Mais quand des cas uniformes nombreux se présentent et quand le même objet est toujours suivi du même événement, nous commençons à former la notion de cause et de connexion. Nous sentons alors [...] dans notre pensée ou notre imagination, une connexion coutumière entre un objet et l'autre objet qui l'accompagne ordinairement ; et ce sentiment est l'origine de l'idée que nous cherchons.

Hume, Enquête sur l’entendement humain, section VII (1748) ; M. Malherbe, Hume et Kant, Vrin, 1994

Maroy 03/02/16

Forum Universitaire                                                         Jacqueline Maroy                         Année 2015-2016

Textes du séminaire 7                                                                                                      Le 3 février 2016

Texte 1 Albert Camus La chute Folio Incipit page 7

Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l’estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement. Il ne parle, en effet, que le hollandais. A moins que vous ne m’autorisiez à plaider votre cause, il ne devinera pas que vous désirez du genièvre. Voilà, j’ose espérer qu’il m’a compris ; ce hochement de tête doit signifier qu’il se rend à mes arguments. Il y va, en effet, il se hâte, avec une sage lenteur. Vous avez de la chance, il n’a pas grogné. Quand il refuse de servir, un grognement lui suffit : personne n’insiste. Etre roi de ses humeurs, c’est le privilège des grands animaux. Mais je me retire, monsieur, heureux de vous avoir obligé. Je vous remercie et j’accepterais si j’étais sûr de ne pas jouer les fâcheux. Vous êtes trop bon. J’installerai donc mon verre auprès du vôtre.

Vous avez raison, son mutisme est assourdissant. C’est le silence des forêts primitives, chargé jusqu’à la gueule. Je m’étonne parfois de l’obstination que met notre taciturne ami à bouder les langues civilisées. Son métier consiste à recevoir des marins de toutes les nationalités dans ce bar d’Amsterdam qu’il a appelé d’ailleurs, on ne sait pourquoi, Mexico-City. Avec de tels devoirs, on peut craindre, ne pensez-vous pas, que son ignorance soit inconfortable ? Imaginez l’homme de Cro-Magnon pensionnaire à la tour de Babel ! Il y souffrirait de dépaysement, au moins. Mais non, celui-ci ne sent pas son exil, il va son chemin, rien ne l’entame. Une des rares phrases que j’aie entendues de sa bouche proclamait que c’était à prendre ou à laisser. Que fallait-il prendre ou laisser ? Sans doute, notre ami lui-même. Je vous l’avouerai, je suis attiré par ces créatures tout d’une pièce. Quand on a beaucoup médité sur l’homme, par métier ou par vocation, il arrive qu’on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n’ont pas, eux, d’arrière-pensées.

Notre hôte, à vrai dire, en a quelques-unes, bien qu’il les nourrisse obscurément. A force de ne pas comprendre ce qu’on dit en sa présence, il a pris un caractère défiant. De là cet air de gravité ombrageuse, comme s’il avait le soupçon, au moins, que quelque chose ne tourne pas rond entre les hommes. Cette disposition rend moins faciles les discussions qui ne concernent pas son métier. Voyez, par exemple, au-dessus de sa tête, sur le mur du fond, ce rectangle vide qui marque la place d’un tableau décroché. Il y avait là, en effet, un tableau, et particulièrement intéressant, un vrai chef-d’œuvre. Eh bien, j’étais présent quand le maître de céans l’a reçu et quand il l’a cédé. Dans les deux cas, ce fut avec la même méfiance, après des semaines de rumination. Sur ce point, la société a gâté un peu, il faut le reconnaître, la franche simplicité de sa nature.

Notez bien que je ne le juge pas. J’estime sa méfiance fondée et la partagerais volontiers si, comme vous le voyez, ma nature communicative ne s’y opposait. Je suis bavard, hélas ! et me lie facilement.

Texte 2 Albert Camus La chute Folio page 162

 Couvert de cendres, m’arrachant lentement les cheveux, le visage labouré par les ongles, mais le regard perçant, je me tiens devant l’humanité entière, récapitulant mes hontes, sans perdre de vue l’effet que je produis, et disant : « J’étais le dernier des derniers. » Alors, insensiblement, je passe, dans mon discours, du « je » au « nous ». Quand j’arrive au « voilà ce que nous sommes », le tour est joué, je peux leur dire leurs vérités. Je suis comme eux, bien sûr, nous sommes dans le même bouillon. J’ai cependant une supériorité, celle de le savoir, qui me donne le droit de parler. Vous voyez l’avantage, j’en suis sûr. Plus je m’accuse et plus j’ai le droit de vous juger. Mieux, je vous provoque à vous juger vous-même, ce qui me soulage d’autant. Ah ! mon cher, nous sommes d’étranges, de misérables créatures et, pour peu que nous revenions sur nos vies, les occasions ne manquent pas de nous étonner et de nous scandaliser nous-mêmes. Essayez. J’écouterai, soyez-en sûr, votre propre confession, avec un grand sentiment de fraternité.

Texte 3 Denis Diderot Jacques le Fataliste Presses Pocket page 235

Je vous entends, lecteur: vous me dites: "Et les amours de Jacques?... " Croyez-vous que je n'en sois pas aussi curieux que vous? Avez-vous oublié que Jacques aimait à parler, et surtout à parler de lui; manie générale des gens de son état; manie qui les tire de leur abjection, qui les place dans la tribune, et qui les transforme tout à coup en personnages intéressants? Quel est, à votre avis, le motif qui attire la populace aux exécutions publiques? L'inhumanité? Vous vous trompez: le peuple n'est point inhumain; ce malheureux autour de l'échafaud duquel il s'attroupe, il l'arracherait des mains de la justice s'il le pouvait. Il va chercher en Grève une scène qu'il puisse raconter à son retour dans le faubourg; celle-là ou une autre, cela lui est indifférent, pourvu qu'il fasse un rôle, qu'il rassemble ses voisins, et qu'il s'en fasse écouter. Donnez au boulevard une fête amusante; et vous verrez que la place des exécutions sera vide. Le peuple est avide de spectacle, et y court, parce qu'il est amusé quand il en jouit, et qu'il est encore amusé par le récit qu'il en fait quand il en est revenu. Le peuple est terrible dans sa fureur; mais elle ne dure pas. Sa misère propre l'a rendu compatissant; il détourne les yeux du spectacle d'horreur qu'il est allé chercher; il s'attendrit, il s'en retourne en pleurant...

Texte 4 Albert Camus Le premier homme France Loisirs page 79

Il eut voulu qu’elle se passionnât pour lui décrire un homme mort quarante ans auparavant et dont elle avait partagé la vie (et l’avait-elle vraiment partagée?) pendant cinq ans. Elle ne le pouvait pas, il n’était même pas sûr qu’elle eût aimé passionnément cet homme, et en tout cas il ne pouvait le lui demander, lui aussi était devant elle muet et infirme à sa manière, il ne voulait même pas savoir au fond ce qu’il y avait eu entre eux, et il fallait renoncer à apprendre quelque chose d’elle. Même ce détail, qui, enfant, l’avait tant impressionné, qui l’avait poursuivi toute sa vie et jusque dans ses rêves, son père levé à trois heures pour aller assister à l’exécution d’un criminel fameux, il l’avait appris de sa grand-mère. Pirette était ouvrier agricole dans une ferme du Sahel, assez près d’Alger. Il avait tué à coups de marteau ses maîtres et 1es trois enfants de la maison. « Pour voler ? » avait demandé Jacques enfant. « Oui » avait dit l’oncle Étienne. • « Non » s, avait dit la grand-mère, mais sans donner d’autres explications. On avait trouvé les cadavres défigurés, la maison ensanglantée jusqu’au plafond et, sous l’un des lits, le plus jeune des enfants respirant encore et qui devait mourir aussi, niais qui avait trouvé la force d’écrire sur le mur blanchi à la chaux, avec son doigt trempé de sang : « C’est Pirette. »• On avait poursuivi le meurtrier et on l’avait trouvé hébété dans 1a campagne. L’opinion publique horrifiée réclamait une peine de mort qu’on ne lui marchanda pas, et l’exécution se déroula à Alger devant la prison de Barberousse, en présence d’une foule considérable. Le père de Jacques s’était levé dans la nuit et était parti pour assister à la punition exemplaire d’un crime qui, d’après la grand-mère, l’avait indigné. Maïs on ne sut jamais ce qui s’était passé. L’exécution avait eu lieu sans incident, apparemment. Mais le père de Jacques était revenu livide, s’était couché, puis levé pour aller vomir plusieurs fois, puis recouché. Il n’avait plus jamais voulu parler ensuite de cc qu’il avait vu. Et, le soir où il entendit ce récit, Jacques lui-même, étendu au bord du lit pour éviter de toucher son frère avec qui il couchait, ramassé sur lui-même, ravalait une nausée d’horreur, en ressassant les détails qu’on lui avait racontés et ceux qu’il imaginait Et, sa vie durant, ces images l’avaient poursuivi jusque dans ses nuits où de loin en loin, mais régulièrement, revenait un cauchemar privilégié, varié dans ses formes, mais dont le thème était unique : on venait le chercher, lui. Jacques. pour l’exécuter. Et longtemps, au réveil, il avait secoué sa peur et son angoisse et retrouvé avec soulagement la bonne réalité où il n’y avait strictement aucune chance qu’il fût exécuté. Jusqu’à ce que, arrivé à l’âge d’homme, l’histoire autour de lui fût devenue telle qu’une exécution rentrait au contraire parmi les événements qu’on peut alors envisager sans invraisemblance. et la réalité ne soulageait plus des rêves, nourrie au contraire pendant des années très imprécises de la même angoisse qui avait bouleversé son père et qu’il lui avait léguée comme seul héritage évident et certain. Mais c’était un lien mystérieux qui le reliait au mort inconnu de Saint-Brieuc (qui lui non plus n’avait pas pensé, après tout, qu’il pût mourir de mort violente par-dessus sa mère qui avait su cette histoire, vu le vomissement et oublié ce matin-là comme elle avait ignoré que les temps avaient changé. Pour elle, c’était toujours 1e même temps d’où 1e malheur à tout moment pouvait sortir sans crier gare.

Pour la grand-mère au contraire, elle avait une plus juste idée des choses. «  Tu finiras sur l’échafaud » répétait-elle souvent à Jacques.

Texte 5 Albert Camus La chute Folio page 81

Tiens, la pluie a cessé! Ayez la bonté de me raccompagner chez moi. Je suis fatigué, étrangement, non d'avoir parlé, mais à la seule idée de ce qu'il me faut encore dire. Allons! Quelques mots suffiront pour retracer ma découverte essentielle. Pourquoi en dire plus, d'ailleurs? Pour que la statue soit nue, les beaux discours doivent s'envoler. Voici. Cette nuit-là, en novembre, deux ou trois ans avant le soir où je crus entendre rire dans mon dos, je regagnais la rive gauche, et mon domicile, par le pont Royal. Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie qui, sûrement, dormait déjà. J'étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait. Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quais en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui s'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu'il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J'ai oublié ce que j'ai pensé alors. «Trop lard, trop loin...» ou quelque chose de ce genre. J'écoutais toujours, immobile. Puis, à petits pas, sous la pluie, je m'éloignai. Je ne prévins personne.

Mais nous sommes arrivés, voici ma maison, mon abri! Demain? Oui, comme vous voudrez. Je vous mènerai volontiers à l'île de Marken, vous verrez le Zuyderzee. Rendez-vous à onze heures à Mexico-City. Quoi? Cette femme? Ah! je ne sais pas vraiment, je ne sais pas. Ni le lendemain, ni les jours qui suivirent, je n'ai lu les journaux.

Maroy 06/01/16

FORUM UNIVERSITAIRE                                                                      JACQUELINE MAROY           ANNEE 2015-2016

DOCUMENTS SEMINAIRE 5                                                                                     le 6 JANVIER 2016

 

Document 2 « De la littérature considérée comme une tauromachie », in L’âge d’homme

Folio page 10

Un problème le tourmentait, qui lui donnait mauvaise conscience et l’empêchait d’écrire : ce qui se passe dans le domaine de l’écriture n’est-il pas dénué de valeur si cela reste « esthétique », anodin, dépourvu de sanction, s’il n’y a rien, dans le fait d’écrire une œuvre, qui soit un équivalent (et ici intervient l’une des images les plus chères à l’auteur) de ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau, qui seule - en raison de la menace matérielle qu’elle recèle - confère une réalité humaine à son art, l’empêche d’être autre chose que grâces vaines de ballerine ?
Mettre à nu certaines obsessions d’ordre sentimental ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte, tel fut pour l’auteur le moyen - grossier sans doute, mais qu’il livre à d’autres en espérant le voir amender - d’introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire.

Texte 3 Michel Leiris L'âge d'homme  Gallimard 1939 folio page 23

Je viens d'avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Au physique, je suis de taille moyenne, plutôt petit. J'ai des cheveux châtains coupés court afin d'éviter qu'ils ondulent, par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante. Autant que je puisse en juger, les traits caractéristiques de ma physionomie sont : une nuque très droite, tombant verticalement comme une muraille ou une falaise, marque classique (si l'on en croit les astrologues) des personnes nées sous le signe du Taureau; un front développé, plutôt bossu, aux veines temporales exagérément noueuses et saillantes. Cette ampleur de front est en rapport (selon le dire des astrologues) avec le signe du Bélier; et en effet je suis né un 20 avril, donc aux confins de ces deux signes: le Bélier et le Taureau. Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé; mon teint est coloré; j'ai honte d'une fâcheuse tendance aux rougeurs et à la peau luisante. Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées; mes deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d'assez faible ou d'assez fuyant dans mon caractère.

Ma tête est plutôt grosse pour mon corps; j'ai les jambes un peu courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites relativement aux hanches. Je marche le haut du corps incliné en avant; j'ai tendance, lorsque je suis assis, à me tenir le dos voûté; ma poitrine n'est pas très large et je n'ai guère de muscles. J'aime à me vêtir avec le maximum d'élégance; pourtant, à cause des défauts que je viens de relever dans ma structure et de mes moyens qui, sans que je puisse me dire pauvre, sont plutôt limités, je me juge d'ordinaire profondément inélégant; j'ai horreur de me voir à l’improviste dans une glace car, faute de m'y être préparé, je me trouve à chaque fois d'une laideur humiliante.

Texte 4 Montaigne Essais (extraits) Classiques Larousse page 31


"II, XVII, De la présomption"
Je suis d'une taille un peu au-dessous de la moyenne. Ce défaut n'a pas seulement de la laideur, mais encore de l'incommodité, à ceux mêmement qui ont des commandements et des charges car l'autorité que donne une belle présence et majesté corporelle en est à dire. (...)
J'ai au demeurant la taille forte et ramassée ; le visage non pas gras, mais plein ; la complexion entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude,
Unde figent setis mihi crura et pectora villis :
la santé forte et allègre jusque bien avant en mon âge rarement troublé par les maladies. J'étais tel ; car je ne me considère pas à cette heure que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant piéça franchi les quarante ans :
Minutatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem pejorem liquitur aetas .
Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu'un demi-être, ce ne sera plus moi ; je m'échappe tous les jours et me dérobe à moi :
Singula de nobis anni praedantur euntes .
D'adresse et de disposition, je n'en ai point eu ; et si suis fils d'un père très dispos, et d'une allégresse qui lui dura jusques à son extrême vieillesse. Il ne trouva guère homme de sa condition qui s'égalât à lui en tout exercice de corps : comme je n'en ai trouvé guère aucun qui ne me surmontât, sauf au courir (en quoi j'étais des médiocres). De la musique, ni pour la voix, que j'y ai très inepte, ni pour les instruments, on ne m'y a jamais su là rien apprendre. À la danse, à la paume, à la lutte, je n'y ai pu acquérir qu'une bien fort légère et vulgaire suffisance ; à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout. Les mains, je les ai si gourdes que je ne sais pas écrire seulement pour moi : de façon que, ce que j'ai barbouillé, j'aime mieux le refaire que de me donner la peine de le démêler. Et ne lis guère mieux : je me sens peser aux écoutants ; autrement bon clerc. Je ne sais pas clore à droit une lettre, ni ne sus jamais tailler plume, ni trancher à table, qui vaille, ni équiper un cheval de son harnais, ni porter à point un oiseau et le lâcher, ni parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux.

Mes conditions corporelles sont, en somme, très bien accordantes à celles de l'âme. Il n'y a rien d'allègre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine ; mais j'y dure si je m'y porte moi-même, et autant que mon désir m'y conduit,
Molliter austerum studio fallente laborem.
Autrement si je n'y suis alléché par quelque plaisir, et si j'ai autre guide que ma pure et libre volonté je n'y vaux rien. Car j'en suis là que sauf la santé et la vie il n'est chose pour quoi je veuille ronger mes ongles et que je veuille acheter au prix du tourment d'esprit et de la contrainte,
Tanti mihi non sit opaci
Ommis arena Tagi, quodque in mare volvitur aurum :
extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art. Je prêterais aussi volontiers mon sang que mon soin.

Texte 5 Flaubert Salammbô : La bataille du Macar

La phalange commençait à osciller, les capitaines couraient éperdus, les serre-files poussaient les soldats, et les Barbares s'étaient reformés ; ils revenaient ; la victoire était pour eux.

Mais un cri, un cri épouvantable éclata, un rugissement de douleur et de colère : c'étaient les soixante-douze éléphants qui se précipitaient sur une double ligne, Hamilcar ayant attendu que les Mercenaires fussent tassés en une seule place pour les lâcher contre eux ; les Indiens les avaient si vigoureusement piqués que du sang coulait sur leurs larges oreilles. Leurs trompes, barbouillées de minium, se tenaient droites en l'air, pareilles à des serpents rouges ; leurs poitrines étaient garnies d'un épieu, leur dos d'une cuirasse, leurs défenses allongées par des lames de fer courbes comme des sabres, - et pour les rendre plus féroces, on les avait enivrés avec un mélange de poivre, de vin pur et d'encens. Ils secouaient leurs colliers de grelots, criaient ; et les éléphantarques baissaient la tête sous le jet des phalariques qui commençaient à voler du haut des tours.

Afin de mieux leur résister les Barbares se ruèrent, en foule compacte ; les éléphants se jetèrent au milieu, impétueusement. Les éperons de leur poitrail, comme des proues de navire, fendaient les cohortes ; elles refluaient à gros bouillons. Avec leurs trompes, ils étouffaient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-dessus leur tête ils les livraient aux soldats dans les tours ; avec leurs défenses, ils les éventraient, les lançaient en l'air, et de longues entrailles pendaient à leurs crocs d'ivoire comme des paquets de cordages à des mâts. Les Barbares tâchaient de leur crever les yeux, de leur couper les jarrets ; d'autres, se glissant sous leur ventre, y enfonçaient un glaive jusqu'à la garde et périssaient écrasés ; les plus intrépides se cramponnaient à leurs courroies ; sous les flammes, sous les balles, sous les flèches, ils continuaient à scier les cuirs, et la tour d'osier s'écroulait comme une tour de pierre. Quatorze de ceux qui se trouvaient à l'extrémité droite, irrités de leurs blessures, se retournèrent sur le second rang ; les Indiens saisirent leur maillet et leur ciseau et l'appliquant au joint de la tête, à tour de bras, ils frappèrent un grand coup.

Les bêtes énormes s'affaissèrent, tombèrent les unes par-dessus les autres. Ce fut comme une montagne ; et sur ce tas de cadavres et d'armures, un éléphant monstrueux qu'on appelait Fureur de Baal pris par la jambe entre des chaînes, resta jusqu'au soir à hurler, avec une flèche dans l'œil.

Cependant les autres, comme des conquérants qui se délectent dans leur extermination, renversaient, écrasaient, piétinaient, s'acharnaient aux cadavres, aux débris. Pour repousser les manipules serrés en couronnes autour d'eux, ils pivotaient sur leurs pieds de derrière, dans un mouvement de rotation continuelle, en avançant toujours. Les Carthaginois sentirent redoubler leur vigueur, et la bataille recommença.

               


Texte 6 Apollinaire Alcools Poésie Gallimard 1909

La dame en robe d'ottoman violine
Et en tunique brodée d'or
Décolletée en rond
Promenait ses boucles
Son bandeau d'or
Et traînait ses petits souliers à boucles

Elle était si belle
Que tu n'aurais pas osé l'aimer

J'aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes
Où naissaient chaque jour quelques êtres nouveaux
Le fer était leur sang la flamme leur cerveau
J'aimais j'aimais le peuple habile des machines
Le luxe et la beauté ne sont que son écume
Cette femme était si belle
Qu'elle me faisait peur

Raynal-Mony 08/01/16

Forum Universitaire                                                                              Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 6

Année 2015-2016

                                                                                                              Le 8 janvier 2016

 

Un empiriste rigoureux

La science qui contribue le plus à rendre l'esprit lumineux, précis et étendu, et qui, par conséquent doit le préparer à l'étude de toutes les autres, c'est la métaphysique. […] Il faut distinguer deux sortes de métaphysiques ; L'une, ambitieuse, veut percer tous les mystères ; la nature, l'essence des êtres, les causes les plus cachées, voilà ce qui la flatte et ce qu'elle se promet de découvrir ; l'autre, plus retenue, proportionne ses recherches à la faiblesse de l'esprit humain, et aussi peu inquiète de ce qui doit lui échapper qu'avide de ce qu'elle peut saisir, elle sait se contenir dans les bornes qui lui sont marquées. La première fait de toute la nature une espèce d'enchantement qui se dissipe comme elle ; la seconde, ne cherchant à voir les choses que comme elles sont en effet, est aussi simple que la vérité même. Avec celle-là les erreurs s’accumulent sans nombre, et l'esprit se contente de notions vagues et de mots qui n'ont aucun sens; avec celle-ci on acquiert peu de connaissances; mais on évite l’erreur: l'esprit devient juste et se forme toujours des idées nettes.

Les philosophes se sont exercés sur la première, et n'ont regardé l'autre que comme une partie accessoire qui mérite à peine le nom de métaphysique. Locke est le seul que je crois devoir excepter : il s'est borné à l'étude de l'esprit humain, et a rempli cet objet avec succès. Descartes n'a connu ni l'origine ni la génération de nos idées. C'est à quoi il faut attribuer l'insuffisance de sa méthode ; car nous ne découvrirons point une manière sûre de conduire nos pensées, tant que nous ne saurons pas comment elles se sont formées. Malebranche, de tous les cartésiens celui qui a le mieux aperçu les causes de nos erreurs, cherche tantôt dans la matière des comparaisons pour expliquer les facultés de l'âme, tantôt il se perd dans un monde intelligible, où il s'imagine avoir trouvé la source de nos idées. […] Enfin, les leibniziens font de cette substance un être bien plus parfait : c'est, selon eux, un petit monde, c'est un miroir vivant de l'univers ; et, par la puissance qu'ils lui donnent de représenter tout de qui existe, ils se flattent d'en expliquer l'essence, la nature et les propriétés. [...]

Notre premier objet est l'étude de l'esprit humain, non pour en découvrir la nature, mais pour en connaître les opérations ; observer avec quel art elles se combinent, et comment nous devons les conduire, afin d'acquérir toute l'intelligence dont nous sommes capables. Il faut remonter à l'origine de nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu'aux limites que la nature leur a prescrites, par là fixer l'étendue et les bornes de nos connaissances et renouveler tout l'entendement humain.

Ce n'est que par la voie des observations que nous pouvons faire ces recherches avec succès, et nous ne devons aspirer qu'à découvrir une première expérience que personne ne puisse révoquer en doute et qui suffise à expliquer toutes les autres. Elle doit montrer sensiblement quelle est la source de nos connaissances, quels en sont les matériaux, par quel principe ils sont mis en œuvre, quels instruments on y emploie et quelle est la manière dont il faut s'en servir. J'ai, ce me semble, trouvé la solution de tous ces problèmes dans la liaison des idées, soit avec les signes, soit entre elles.

Mon dessein est de rappeler à un seul principe tout ce qui concerne l'entendement humain, et ce principe ne sera ni une proposition vague, ni une maxime abstraite, ni une supposition gratuite ; mais une expérience constante, dont toutes les conséquences seront confirmées par de nouvelles expériences. Les idées se lient avec les signes et ce n'est que par ce moyen, qu'elles se lient entre elles. Ainsi, après avoir dit un mot sur les matériaux de nos connaissances, sur la distinction de l'âme et du corps, et sur les sensations, j'ai été obligé, pour développer mon principe, non seulement de suivre les opérations de l'âme dans tous leurs progrès, mais encore de rechercher comment nous n'avons contracté l'habitude des signes de toute espèce, et quel est l'usage que nous en devons faire.

Dans le dessein de remplir ce double objet, j'ai pris les choses d'aussi haut qu'il m'a été possible. D'un côté, je suis remonté à la perception, parce que c'est la première opération qu'on peut remarquer dans l'âme ; et j'ai fait voir comment et dans quel ordre elle produit toutes celles dont nous pouvons acquérir l'exercice. D'un autre côté, j'ai commencé au langage d'action. On verra comment il a produit tous les arts qui sont propres à exprimer nos pensées : l'art des gestes, la danse, la parole, la déclamation, l'art de noter, celui des pantomimes, la musique, la poésie, l'éloquence, l'écriture et les différents caractères des langues. Cette histoire du langage montrera les circonstances, où les signes sont imaginés ; elle en fera connaître le vrai sens, apprendra à en prévenir les abus, et ne laissera, je pense, aucun doute sur l'origine de nos idées. Enfin, après avoir développé les progrès des opérations de l'âme et ceux du langage, j'essaie d'indiquer par quels moyens on peut éviter l'erreur, et de montrer l'ordre qu'on doit suivre, soit pour faire des découvertes, soit pour instruire les autres de celles qu'on a faites. Tel est en général le plan de cet essai. […] Peut-être que le dessein d'expliquer la génération des opérations de l'âme en les faisant naître d'une simple perception, est si nouveau, que le lecteur a bien de la peine à comprendre de quelle manière je l'exécuterai.

Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, 4 Introduction (1746) ; Vrin, 2014