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Raynal-Mony 27/03/15

Forum Universitaire                                                     Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 10

Année 2014-2015

                                                                                   le 27 mars 2015

Newton : De la mécanique céleste


Préface (mai 1687) - Tandis que les Anciens ont fait le plus grand cas de la mécanique dans l'investigation des choses de la nature [...] et que d'autres plus récents ont entrepris, après le rejet des formes substantielles et des qualités occultes, de ramener les phénomènes de la nature à des lois mathématiques, on se propose dans ce traité de perfectionner, par la mathesis, la mécanique, en tant que celle-ci se rapporte à la philosophie. Les Anciens, il est vrai, constituèrent une double mécanique : la rationnelle qui procède rigoureusement par voie démonstrative, et la pratique. A la pratique se rapportent tous arts manuels desquels la mécanique a principalement tiré son nom.

Mais, comme les artisans ont coutume d'opérer peu exactement, on en est venu à distinguer toute la mécanique de la géométrie, de sorte qu'on rapporte tout ce qui est exact à la géométrie et tout ce qui  l'est moins à la mécanique. Cependant, les erreurs ne viennent pas de l'art, mais de ceux qui les pratiquent. Un mécanicien est d'autant plus imparfait qu'il opère avec une moindre exactitude et il est le plus parfait de tous s'il est capable d'opérer avec la plus grande exactitude. Car les descriptions et des lignes droites et des cercles sur lesquels la géométrie est fondée concernent la mécanique. Ces lignes, la géométrie n'enseigne pas à les décrire, elle les postule. Elle postule en effet que le néophyte apprenne à les décrire exactement avant d'atteindre le seuil de la géométrie ; cette science enseigne ensuite la manière de résoudre les problèmes au moyen de ces descriptions. Certes, décrire des droites et des cercles constitue bien des problèmes, mais ils ne sont pas géométriques. C'est de la mécanique, qu'on tire leur solution ; en géométrie, on enseigne le parti à tirer des problèmes résolus.

Et la géométrie se vante de le prouver avec peu de principes tirés d'ailleurs. Elle est donc fondée sur la pratique mécanique et elle n'est rien de plus que cette autre partie de la mécanique universelle où elle se propose et démontre l'art de mesurer avec rigueur. Mais, comme les arts manuels s'appliquent principalement à mouvoir les corps, on en est venu à rapporter communément la géométrie à la grandeur, la mécanique au mouvement. Et c'est en ce sens que la mécanique rationnelle sera la science et des mouvements qui résultent des forces quelconques et des forces qui sont requises pour des mouvements quelconques. Cette science sera [ici] établie et démontrée rigoureusement. [...]

Livre I. Méthode des premières et dernières raisons - La sous-tendance évanouissante d'un angle de contact, dans toutes les courbes ayant une courbure finie au point de contact, est à la fin [du temps d'évanouissement] en raison double de la sous-tendance de l'arc, qui délimite cet angle. [...] Ce que l'on a démontré pour les lignes courbes et les surfaces qu'elles embrassent s'applique facilement aux surfaces courbes et à ce qu'elles contiennent. De fait, j'ai mis ce lemme en premier lieu, afin d'échapper à l'ennui de déployer de longues démonstrations jusqu'à l'absurde, selon la coutume des anciens géomètres. En effet, la méthode des indivisibles permet de restreindre les démonstrations. Mais, parce que l'hypothèse des indivisibles est plus rigide et que cette méthode en est jugée moins géométrique, j'ai préféré conduire les démonstrations qui suivent au moyen des dernières sommes et raisons de quantités évanouissantes ; c'est-à-dire jusqu'aux limites de ces sommes et raisons. [...] Par la suite donc, quand je parlerai de quantités aussi petites que possible, évanouissantes ou dernières, parce que j'ai soin de rendre mon propos facile à concevoir, qu'on se garde bien de comprendre par là des quantités déterminées par leur grandeur, mais qu'on pense toujours qu'elles doivent diminuer sans limites. (trad. nouvelle M.-C. Biarnais, in Cahiers d'Histoire et de Philosophie des Sciences, n°2, 1982)

Livre III. Scholie générale - J'ai expliqué jusqu'ici les phénomènes célestes et ceux de la mer par la force de la gravitation. Cette force vient de quelque cause qui pénètre jusqu'au centre du Soleil et des planètes, sans rien perdre de son activité ; elle n'agit point selon la grandeur des superficies (comme les causes mécaniques) mais selon la quantité de matière ; et son action s'étend de toutes parts à des distances immenses, en décroissant toujours dans la raison doublée des distances. La gravité vers le Soleil est composée des gravités vers chacune de ses particules, et elle décroît exactement, en s'éloignant du Soleil, en raison doublée des distances, et cela jusqu'à l'orbe de Saturne, comme le repos des aphélies des planètes le prouve, et elle s'étend jusqu'aux dernières aphélies, si ces aphélies sont en repos. Je n'ai pas pu encore parvenir à déduire des phénomènes la raison de ces propriétés de la gravité, et je n'imagine point d'hypothèses (hypotheses non fingo). Car tout ce qui ne se déduit pas des phénomènes est une hypothèse ; et les hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit mécaniques, soit celle des qualités occultes, ne doivent pas être reçues dans la philosophie expérimentale. Dans cette philosophie, on tire les propositions des phénomènes, et on les rend ensuite générales par induction. C'est ainsi que l'impénétrabilité, la mobilité, la force des corps, les lois du mouvement, et celle de la gravité ont été connues. Il suffit que la gravité existe, qu'elle agisse selon les lois que nous avons exposées, et qu'elle puisse expliquer tous les mouvements des corps célestes et ceux de la mer. - (rééd., Dunod, Paris, 2005, p. 412-413)

Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, (³1726) ; trad. Mme du Châtelet, 1756.

Raynal-Mony 13/02/15

Forum Universitaire                                                    Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 7

Année 2014-2015

                                                                                   le 13 février 2015

Malebranche : La raison et la foi


Il faut tâcher de faire taire ses sens, son imagination, et ses passions, et ne pas s'imaginer qu'on puisse être raisonnable sans consulter la raison. [...] Car si la raison ne nous conduit pas, si l'amour de l'ordre de nous anime pas, quelque fidèle que nous soyons dans nos devoirs, nous ne serons jamais solidement vertueux.

Mais, dit-on, la raison est corrompue : elle est sujette à l'erreur. Il faut qu'elle soit soumise à la foi. La philosophie n'est que la servante. Il faut se défier de ses lumières. Perpétuelles équivoques. L'homme n'est point, à lui-même, sa raison et sa lumière. La religion, c'est la vraie philosophie. Ce n'est pas, je l'avoue, la philosophie des païens, ni celle des discoureurs, qui disent ce qu'ils ne conçoivent pas, qui parlent aux autres avant que la vérité leur ait parlé à eux-mêmes. La raison dont je parle est infaillible, immuable, incorruptible. Elle doit toujours être la maîtresse : Dieu même la suit. En un mot, il ne faut jamais fermer les yeux à la lumière, mais il faut s'accoutumer à la discerner des ténèbres, ou des fausses lueurs, des sentiments confus, des idées sensibles, qui paraissent lumières vives et éclatantes à ceux qui ne sont pas accoutumés à discerner le vrai du vraisemblable, l'évidence de l'instinct, la raison de l'imagination son ennemie. L'évidence, l'intelligence est préférable à la foi. Car la foi passera, mais l'intelligence subsistera éternellement. La foi est véritablement un grand bien, mais c'est qu'elle conduit à l'intelligence de certaines vérités nécessaires, essentielles, sans lesquelles on ne peut acquérir ni la solide vertu, ni la félicité éternelle. Néanmoins la foi sans intelligence, je ne parle pas ici des mystères, dont on ne peut avoir d'idée claire ; la foi, dis-je, sans aucune lumière, si cela est possible, ne peut rendre solidement vertueux. C'est la lumière qui perfectionne l'esprit et qui règle le cœur : et si la foi n'éclairait l'homme et ne le conduisait à quelque intelligence de la vérité, et à la connaissance de ses devoirs, assurément elle n'aurait pas les effets qu'on lui attribue. Mais la foi est un terme aussi équivoque que celui de raison, de philosophie et de science humaine.

Je demeure donc d'accord que ceux qui n'ont point assez de lumière pour se conduire peuvent acquérir la vertu, aussi bien que ceux qui savent le mieux rentrer en eux-mêmes pour consulter la raison, et contempler la beauté de l'ordre ; parce que la grâce de sentiment, ou la délectation prévenante peut suppléer à la lumière, et les tenir fortement attachés à leur devoir. Mais je soutiens premièrement que, toutes choses égales, celui qui rentre le plus en lui-même, et qui écoute la vérité intérieure dans un plus grand silence de ses sens, de son imagination et de ses passions, est le plus solidement vertueux. En second lieu je soutiens que l'amour de l'ordre, qui a pour principe plus de raison que de foi, je veux dire plus de lumière que de sentiment, est plus solide, plus méritoire, plus estimable qu'un autre amour que je lui suppose égal. Car dans le fond le vrai bien, le bien de l'esprit devrait s'aimer par raison, et nullement par l'instinct du plaisir. Mais l'état où le péché nous a réduits rend la grâce de la délectation nécessaire pour contrebalancer l'effort continuel de notre concupiscence. Enfin, je soutiens que celui qui ne rentrerait jamais en lui-même, je dis jamais, sa foi prétendue lui serait entièrement inutile. Car le Verbe ne s'est rendu sensible et visible que pour rendre la vérité intelligible. La Raison ne s'est incarnée que pour conduire par les sens les hommes à la raison ; celui qui ferait et même souffrirait ce qu'a fait et souffert Jésus-Christ, ne serait ni raisonnable ni chrétien, s'il ne le faisait dans l'esprit de Jésus-Christ, esprit d'ordre et de raison. Mais cela n'est nullement à craindre : car c'est une chose absolument impossible, que l'homme soit tellement séparé de la raison, qu'il ne rentre jamais en lui-même pour la consulter. Car, quoique bien des gens ne sachent peut-être point ce que c'est que de rentrer en eux-mêmes, il n'est pas possible qu'ils n'y rentrent, ou qu'ils n'écoutent quelquefois la voix de la vérité, malgré le bruit continuel de leurs sens et de leurs passions. Il n'est pas possible qu'ils n'aient quelque idée, et quelque amour de l'ordre, ce que certainement ils ne peuvent avoir que de celui qui habite en eux, et qui les rend en cela justes et raisonnables. Car nul homme n'est à lui-même ni le principe de son amour, ni l'esprit qui l'inspire, qui l'anime et qui le conduit.

La connaissance de l'ordre, qui  est notre loi indispensable, est mêlée d'idées claires et de sentiments intérieurs. [...] L'ordre comme principe et règle naturelle et nécessaire de tous les mouvements de l'âme, touche, pénètre, convainc l'esprit sans l'ébranler. Ainsi on peut voir l'ordre par idée claire, mais on le connaît aussi par sentiment : parce que Dieu aimant l'ordre, et nous imprimant sans cesse un amour un mouvement pareil au sien ; il est nécessaire que nous soyons instruits par la voie courte et sûre du sentiment, quand nous suivons ou abandonnons l'ordre immuable. Mais il faut prendre garde que le péché rend souvent peu sûre la voie de discerner l'ordre par sentiment ou par instinct : parce que les inspirations secrètes des passions sont de même nature que ce sentiment intérieur. [...] Rien n'est donc plus sûr que la lumière : on ne peut trop s'arrêter aux idées claires ; et quoiqu'on puisse se laisser animer par le sentiment, il ne faut jamais s'y laisser conduire.

Malebranche, Traité de morale, 1ère partie, III et V (1684, 1697, 1707)

Maroy 11/02/15

Forum Universitaire                                        Jacqueline Maroy                                 Séminaire 08

Année 2014-2015                                                                                                 le 11 février 2015

 

Texte 1 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 12

L’archiprêtre de Baillœil, depuis qu’il a pris sa retraite, fréquente assidûment chez les RR. PP. Chartreux de Verchocq. Ce que j’ai vu à Verchocq, c’est le titre d’une de ses conférences à laquelle M. le doyen nous a fait presque un devoir d’assister. Nous avons entendu là des choses très intéressantes, passionnantes même, au ton près, car ce charmant vieil homme a gardé les innocentes petites manies de l’ancien professeur de lettres, et soigne sa diction comme ses mains. On dirait qu’il espère et redoute tout ensemble la présence improbable, parmi ses auditeurs en soutane, de M. Anatole France, et qu’il lui demande grâce pour le bon Dieu au nom de l’humanisme avec des regards fins, des sourires complices et des tortillements d’auriculaire. Enfin, il paraît que cette sorte de coquetterie ecclésiastique était à la mode en 1900 et nous avons tâché de faire un bon accueil à des mots « emporte-pièce » qui n’emportaient rien du tout. (Je suis probablement d’une nature trop grossière, trop fruste, mais j’avoue que le prêtre lettré m’a toujours fait horreur. Fréquenter les beaux esprits, c’est en somme dîner en ville – et on ne va pas dîner en ville au nez de gens qui meurent de faim.)

Texte 2 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 134

– Retiens ce que je vais te dire : tout le mal est venu peut-être de ce qu’il haïssait les médiocres. « Tu hais les médiocres », lui disais-je. Il ne s’en défendait guère, car c’était un homme juste, je le répète. On devrait prendre garde, vois-tu. Le médiocre est un piège du démon. La médiocrité est trop compliquée pour nous, c’est l’affaire de Dieu. En attendant, le médiocre devrait trouver un abri dans notre ombre, sous nos ailes. Un abri, au chaud – ils ont besoin de chaleur, pauvres diables ! « Si tu cherchais réellement Notre-Seigneur, tu le trouverais », lui disais-je encore. Il me répondait : « Je cherche le bon Dieu où j’ai le plus chance de le trouver, parmi ses pauvres. » Vlan ! Seulement, ses pauvres, c’étaient tous des types dans son genre, en somme, des révoltés, des seigneurs.

Texte 2bis : Balzac  La messe de l’athée La comédie humaine vol X page 151

A Paris, quand certaines gens vous voient prêts à mettre le pied à l'étrier, les uns vous tirent par le pan de votre habit, les autres lâchent la boucle de la sous-ventrière pour que vous vous cassiez la tête en tombant ; celui-ci vous déferre le cheval, celui-là vous vole le fouet : le moins traître est celui que vous voyez venir pour vous tirer un coup de pistolet à bout portant. Vous avez assez de talent, mon cher enfant, pour connaître bientôt la bataille horrible, incessante que la médiocrité livre à l'homme supérieur.

Texte 03 : Balzac  La messe de l’athée La comédie humaine vol X page 156

-- Bourgeat, reprit après une pause Desplein visiblement ému, mon second père est mort dans mes bras, me laissant tout ce qu'il possédait par un testament qu'il avait fait chez un écrivain public, et daté de l'année où nous étions venus nous loger dans la cour de Rohan. Cet homme avait la foi du charbonnier. Il aimait la sainte Vierge comme il eût aimé sa femme. Catholique ardent, il ne m'avait jamais dit un mot sur mon irréligion. Quand il fut en danger, il me pria de ne rien ménager pour qu'il eût les secours de l'Eglise. Je fis dire tous les jours la messe pour lui. Souvent, pendant la nuit, il me témoignait des craintes sur son avenir, il craignait de ne pas avoir vécu assez saintement. Le pauvre homme ! il travaillait du matin au soir. A qui donc appartiendrait le paradis, s'il y a un paradis ? Il a été administré comme un saint qu'il était, et sa mort fut digne de sa vie. Son convoi ne fut suivi que par moi. Quand j'eus mis en terre mon unique bienfaiteur, je cherchai comment m'acquitter envers lui ; je m'aperçus qu'il n'avait ni famille, ni amis, ni femme, ni enfants. Mais il croyait ! il avait une conviction religieuse, avais-je le droit de la discuter ? Il m'avait timidement parlé des messes dites pour le repos des morts, il ne voulait pas m'imposer ce devoir, en pensant que ce serait faire payer ses services. Aussitôt que j'ai pu établir une fondation, j'ai donné à Saint-Sulpice la somme nécessaire pour y faire dire quatre messes par an. Comme la seule chose que je puisse offrir à Bourgeat est la satisfaction de ses pieux désirs, le jour où se dit cette messe, au commencement de chaque saison, j'y vais en son nom, et récite pour lui les prières voulues. Je dis avec la bonne foi du douteur : « Mon Dieu, s'il est une sphère où tu mettes après leur mort ceux qui ont été parfaits, pense au bon Bourgeat ; et s'il y a quelque chose à souffrir pour lui, donne-moi ses souffrances, afin de le faire entrer plus vite dans ce que l'on appelle le paradis. » Voilà, mon cher, tout ce qu'un homme qui a mes opinions peut se permettre. Dieu doit être un bon diable, il ne saurait m'en vouloir. Je vous le jure, je donnerais ma fortune pour que la croyance de Bourgeat pût m'entrer dans la cervelle.

Texte 4 :  Georges Bernanos  Monsieur Ouine Poche page 77

Au fond, pense Philippe, leur nature m’embête. Je n’ai jamais aimé que les routes. La route, elle, sait ce qu’elle veut. Non pas demain : aujourd’hui. Aujourd’hui même. »

– Aujourd’hui… répète-t-il en hâtant le pas, comme enivré. Aujourd’hui même ! La belle route ! La chère route ! Vertigineuse amie, promesse immense ! L’homme qui l’a faite de ses mains pouce à pouce, fouillée jusqu’au cœur, jusqu’à son cœur de pierre, puis enfin polie, caressée, ne la reconnaît plus, croit en elle. La grande chance, la chance suprême, la chance unique de sa vie est là, sous ses yeux, sous ses pas, brèche fabuleuse, déroulement sans fin, miracle de solitude et d’évasion, arche sublime lancée vers l’azur. Il l’a faite, il s’est donné à lui-même ce jouet magnifique et sitôt qu’il a foulé la piste couleur d’ambre, il oublie que son propre calcul en a tracé d’avance l’itinéraire inflexible. Au premier pas sur le sol magique arraché par son art à l’accablante, à la hideuse fertilité de la terre, nu et stérile, bombé comme une armure, le plus abandonné reprend patience et courage, rêve qu’il est peut-être une autre issue que la mort à son âme misérable… Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance.

Texte 5 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 9

Ma paroisse est dévorée par l’ennui, voilà le mot. Comme tant d’autres paroisses ! L’ennui les dévore sous nos yeux et nous n’y pouvons rien. Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera, nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre très longtemps avec ça.

L’idée m’est venue hier sur la route. Il tombait une de ces pluies fines qu’on avale à pleins poumons, qui vous descendent jusqu’au ventre. De la côte de Saint-Vaast, le village m’est apparu brusquement, si tassé, si misérable sous le ciel hideux de novembre. L’eau fumait sur lui de toutes parts, et il avait l’air de s’être couché là, dans l’herbe ruisselante, comme une pauvre bête épuisée. Que c’est petit, un village ! Et ce village était ma paroisse. C’était ma paroisse, mais je ne pouvais rien pour elle, je la regardais tristement s’enfoncer dans la nuit, disparaître… Quelques moments encore, et je ne la verrais plus. Jamais je n’avais senti si cruellement sa solitude et la mienne. Je pensais à ces bestiaux que j’entendais tousser dans le brouillard et que le petit vacher, revenant de l’école, son cartable sous le bras, mènerait tout à l’heure à travers les pâtures trempées, vers l’étable chaude, odorante… Et lui, le village, il semblait attendre aussi – sans grand espoir – après tant d’autres nuits passées dans la boue, un maître à suivre vers quelque improbable, quelque inimaginable asile.

Texte 6 : Georges Bernanos :  Nouvelle histoire de Mouchette  Poche  page 140

L’heure qui précède la grand’messe est, comme jadis, une heure de recueillement. Il faut des siècles pour changer le rythme de la vie dans un village français. « Les gens se préparent », dit-on, pour expliquer la solitude de la grande rue, son silence. Se préparer à quoi ? Car personne ne va plus à la grand-messe. N’importe. À neuf heures, le père n’en passe pas moins sa chemise au plastron raide, en jurant le nom de Dieu, la tête enfouie sous la toile qui se déploie avec des craquements bizarres. Et la mère, qui épluche les légumes pour la soupe, a posé soigneusement sur le lit sa jupe de laine noire à grands plis et ses bas.

Texte 7 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 85

J’ai beau être le fils de pauvres gens – ou pour cette raison, qui sait ?… – je ne comprends réellement que la supériorité de la race, du sang. Si je l’avouais, on se moquerait de moi. Il me semble, par exemple, que j’aurais volontiers servi un vrai maître – un prince, un roi. On peut mettre ses deux mains jointes entre les mains d’un autre homme et lui jurer la fidélité du vassal, mais l’idée ne viendrait à personne de procéder à cette cérémonie aux pieds d’un millionnaire, parce que millionnaire, ce serait idiot.

Texte 8 : Thomas Mann  Le docteur Faustus  Albin Michel  page 238

Assis seul dans cette salle, près des fenêtres aux persiennes closes, je lisais à la lueur de ma lampe l’essai de Kierkegaard sur le don Juan de Mozart et devant moi la pièce se déployait dans toute sa longueur.

Et voici, tout à coup, je me sens saisi d’un froid cinglant comme en hiver lorsqu’on est dans une chambre chauffée et que soudain une fenêtre s’ouvre sur le gel du dehors. Mais ce froid ne souffle pas de derrière moi, du côté des fenêtres, il m’assaille par-devant. Je lève les yeux, regarde dans la salle et m’aperçois que Sch. a dû revenir car je ne suis plus seul. Quelqu’un est assis dans la pénombre, sur le sofa de crin placé près de la porte, comme la table du petit déjeuner et les chaises, à peu près au milieu de la pièce ; il est assis au coin du sofa, les jambes croisées, mais ce n’est pas Sch. C’est un autre, plus petit, très loin d’avoir sa prestance et en somme pas un vrai monsieur. Cependant le froid continue de me pénétrer.

Chi è costa ? m’écrié-je, la gorge vaguement nouée, dressé et appuyé des mains aux accoudoirs de mon fauteuil, en sorte que le livre me tombe des genoux et roule à terre. Me répond la voix calme et lente de l’Autre, une voix comme étudiée, agréablement nasillarde.

 — Ne parle qu’allemand ! Parle donc le bon vieil allemand sans palliatifs ni guirlandes. Je comprends cet idiome. C’est précisément ma langue préférée. Il y a mesme des moments où je ne comprends que l’allemand. Au surplus, va quérir ton manteau et aussi ton chapeau et un plaid. Tu vas geler et grelotter, même si tu ne prends pas du mal.

          — Qui donc me tutoie? demandé-je avec emportement.

          — Moi, dit-il, moi, ne t’en déplaise. Ah ! tu t’étonnes, parce que tu ne tutoies personne, pas même ton bouffon, le gentleman, sauf le camarade de jeux de ton enfance, le féal qui t’appelle par ton nom de baptême, d’ailleurs sans réciprocité. Laisse donc. Entre nous, nous avons déjà contracté des liens autorisant le tutoiement.

Maroy 14/01/15

Forum Universitaire                                                            Jacqueline Maroy                                                Séminaire 06                              

Année 202015                                                                     

                                                                                       le 14 janvier 2015

 

Texte 1 :    Georges Bernanos  La France contre les robots  Plon  page 89

               
Lorsque j'écris que les destructeurs de la machine à tisser ont probablement obéi à un instinct divinatoire, je veux dire qu'ils auraient sans doute agi de la même manière s'ils avaient pu se faire alors, par miracle, une idée nette de l'avenir. L'objection qui vient aux lèvres du premier venu, dès qu'on met en cause la Machinerie, c'est que son avènement marque un stade de l'évolution naturelle de l'Humanité ! Mon Dieu, oui, je l'avoue, cette explication est très simple, très rassurante. Mais la Machinerie est-elle une étape ou le symptôme d'une crise, d'une rupture d'équilibre, d'une défaillance des hautes facultés désintéressées de l'homme, au bénéfice de ses appétits ? Voilà une question que personne n'aime encore à se poser. Je ne parle pas de l'invention des Machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines, d'une manière ou d'une autre, ajoute à la puissance matérielle de l'homme, c'est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait nécessaires qu'il devînt chaque jour meilleur. Or, si effronté qu'il soit, aucun apologiste de la Machinerie n'oserait prétendre que la Machinerie moralise. La seule Machine qui n'intéresse pas la Machine, c'est la Machine à dégoûter l'homme des Machines, c'est-à-dire d'une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d'efficience et finalement de profit.

 

Texte 2 :    François Mauriac Mémoires intérieurs Flammarion page 93

Les invectives les plus sanglantes de Bernanos demeurent liées à une nappe souterraine de charité qui a baigné et embrasé toute sa vie. Aussi faut-il nous garder de les isoler, de les séparer de ce secret contexte; lui-même d’ailleurs ne l’a jamais fait. Sur ce point, il ne s’est embarrassé d’aucune contradiction. En ce qui me concerne, je ne sais plus de laquelle des années 30 date une page assez atroce sur mon œuvre, comparée à une cave aux murs suintants d’angoisse. Durant toute cette période, pourtant, je recevais de beaux exemplaires de ses livres, avec des dédicaces dont certaines survolent la simple camaraderie littéraire, comme celle-ci, sur la page de garde des Grands cimetières sous la lune: « Ce livre ne peut passer que par la brèche que vous avez ouverte si courageusement et si noblement. Puissiez-vous ne pas le trouver trop indigne de vous ! De toute mon admiration et de tout mon cœur ». Tous les coups qu’il a pu me porter, il m’en a consolé à son retour du Brésil par ce témoignage que je veux fixer ici et où s’exprime, j’en ai la certitude, sa dernière pensée sur moi, s’il est vrai, comme un témoin me l’a écrit, que durant ses derniers jours il a, dans le même esprit, prononcé mon nom : « Il me semble que beaucoup de choses s’éclaireraient entre nous si nous nous connaissions mieux. Mais il me semble aussi qu’en dépit de tout ce qui nous rapproche, nos jeunesses se sont, il y a bien longtemps, orientées vers la vie de manières trop différentes pour que nous nous comprenions jamais entièrement, même quand nous sommes d’accord sur le fond. Je sais pourtant par expérience combien de fois votre grand nom est prononcé avec le mien par beaucoup d’amis d’outre-mer qui savent peut-être mieux que nous ce que nous sommes l’un à l’autre. C’est dans leur cœur que nous nous trouvons donc unis, en attendant de l’être un jour « dans la douce pitié de Dieu comme dans un éternel matin».

Je nie que la vanité entre pour si peu que ce soit dans la citation que je fais de ce texte. Mais si la liberté de la critique ne doit en aucun cas être mise en cause, les écrivains, quand leur journée touche au déclin, ont le devoir de rendre manifeste cette fraternité qui les unit « dans la douce pitié de Dieu », quoi qu’ils aient pu dire et écrire les uns des autres.

 

Texte 3 :  Georges Bernanos   Les enfants humiliés  Gallimard page 159

M.   Hitler est un désespéré. Si M. Hitler était un réaliste, il aurait depuis longtemps oublié les humiliations d’une enfance pauvre, d’une jeunesse manquée, d’une guerre manquée. Le maître de l’Allemagne est en réalité son esclave: il est, jusque dans l’amertume d’un triomphe jamais égal à ses haines, enchaîné à l’Allemagne de 1918, à la défaite et au déshonneur de son pays. M. Hitler n’est pas un réaliste, parce qu’il vit plus dans le passé que dans le présent, il se venge. Même aujourd’hui, même à cette heure, l’homme fatal fait face aux vivants pour atteindre les morts, il ne se propose même pas la revanche, il use une force immense à la tâche impossible de réparer l’irréparable, comme s’il dépendait de lui que l’Allemagne n’ait jamais été — jamais, jamais, jamais été — cette patiente dérisoire à laquelle le moindre politicien de l’Europe centrale prodiguait les soufflets.

 

Texte 4 :     Georges Bernanos  La France contre les robots  Plon  page 109

Ces sortes de considérations sur la guerre révoltent les imbéciles, je le sais. Les imbéciles veulent absolument considérer cette guerre comme une catastrophe imprévisible, pour la raison, sans doute qu’ils ne l’ont pas prévue. Si, voilà quelque cinquante-cinq ans, n’était pas né en Allemagne un marmot du nom d’Adolphe, et en Italie un autre marmot du nom de Benito, les imbéciles soutiennent imperturbablement que les hommes seraient toujours prêts à interrompre leurs innocents négoces pour tomber dans les bras les uns des autres en pleurant de joie. Les imbéciles savent pourtant très bien que, depuis 1918, l’humanité garde dans le ventre le fœtus de la paix avortée et qu’aucun chirurgien n’a encore réussi à la délivrer de cette infection.

 

Texte 5 :     Georges Bernanos   Les enfants humiliés  Gallimard page 199

J’ai rêvé de saints et de héros, négligeant les formes intermédiaires de notre espèce, et je m’aperçois que ces formes intermédiaires existent à peine, que seuls comptent les saints et les héros. Les formes intermédiaires sont une bouillie, un magma — qui en a pris au hasard une poignée connaît tout le reste, et cette gelée ne mériterait pas même de nom, si les saints et les héros ne lui en donnaient un, ne lui donnaient leur nom d’homme. Bref, c’est par les saints et les héros que je suis, les héros et les saints m’ont jadis rassasié de rêves et préservé des illusions. Je n’ai jamais pris, par exemple, les bigots pour des chrétiens, les militaires pour des soldats, les grandes personnes pour autre chose que des enfants monstrueux, couverts de poils. A qui servent-ils? me demandais-je. Au fond je me le demande encore. Le fait est qu’ils ne m’ont servi à rien. Car voilà justement de quoi faire tiquer les réalistes conseilleurs, voilà ce qui donne à ma pauvre vie un sens — par ailleurs si plate et si bête... On me pressait de devenir un garçon pratique sous peine de crever de faim. Or, ce sont mes rêves qui me nourrissent. Les bigots, les militaires et les grandes personnes en général ne m’ont absolument servi à rien, j’ai dû trouver d’autres patrons, Donissan, Menou-Segrais, Chantal, Chevance, — c’est dans la main de mes héros que je mange mon pain.

 

Texte 6   Georges Bernanos  Dialogues des Carmélites Seuil p 35

Si la croyance en Dieu est universelle, ne faut-il pas qu'il en soit autant de la prière ? Hé bien, ma fille, Dieu a voulu qu'il en soit ainsi, non pas en faisant d'elle, aux dépens de notre liberté, un besoin aussi impérieux que la faim ou la soif, mais en permettant que nous puissions prier les uns à la place des autres . Ainsi chaque prière, fusse-t-elle celle d'un petit pâtre qui garde ses bêtes, c'est la prière du genre humain.

(Court silence.)

Ce que le petit pâtre fait de temps en temps, et par un mouvement de son cœur, nous devons le faire jour et nuit. Non point que nous espérions prier mieux que lui, au contraire. Cette simplicité de l’âme, ce tendre abandon à la Majesté divine qui est chez lui une inspiration du moment, une grâce et comme l’illumination du génie, nous consacrons notre vie à l’acquérir, ou à le retrouver si nous l’avons connu, car c’est un don de l’enfance qui le plus souvent ne survit pas à l’enfance… Une fois sorti de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au long de la nuit on retrouve une autre aurore. Suis-je redevenue enfant ?

Texte 7. : Georges Bernanos, Les enfants humiliés Gallimard page 184

 

Je pense à la tête que ferait quelque ami, venu d’un trait des clairières de Fontainebleau, n’ayant rien vu, rien observé sur sa route, s’il s’éveillait demain matin devant cet horizon sans repères, ce moutonnement à l’infini de verdures paisibles qui ne laissent rien deviner du squelette, et où le moindre éperon rocheux joue le village avec son clocher. — «  Ben quoi,  dirait-il, c’est du taillis. »  — Ce n’est pas du taillis, c’est la forêt sans eau, la forêt martyre, la forêt tantale, mourant de soif dix mois de l’année, au grondement lointain des fleuves et des cataractes… Les braves types qui d’une table de la chère brasserie Lipp regardent, à travers la glace, se noircir le macadam de la place Saint-Germain-des-Prés en regrettant amèrement d’avoir oublié chez eux leur imperméable, ne peuvent s’imaginer ce que c’est qu’entendre ici tomber la pluie, l’entendre sans la voir, respirer son âcre fumée... Je l’écoutais sonner sur le toit — car nous n’avons pas de plafond, rien ne nous cache la haute charpente où la première brise de l’aube, chaque matin, lorsque les tuiles sont encore fraiches, prises entre les poutres et les chevrons, se déchire imperceptiblement comme la soie. Elle n’évoquait nullement l’image familière d’un nuage qui crève, mais plutôt celle d’un fleuve au cours majestueux, ou encore une grande arche liquide entre le ciel et la terre, c’était la réconciliation, la paix, le pardon, l’universelle rémission, un sommeil plus profond et plus doux, une autre nuit dans la nuit.

 

Texte 8 .. :Georges  Bernanos, L’imposture  Poche page 10

La piété du jeune rédacteur de la Vie moderne n’est pas hypocrisie pure : peut-être pourrait-on la dire sincère, car elle a sa source au plus secret de lui-même, dans la crainte obscure du mal, le goût sournois de l’atteindre par un biais, avec le moindre risque. Le peu qu’il a de doctrine politique ou sociale est commandé par ce même besoin pathétique de se livrer à l’ennemi, de livrer son âme. Ce que les niais qui l’entourent appellent indépendance, hardiesse, n’est que le signe visible, bien que méconnu, de sa morose nostalgie de l’abandon total, d’une définitive liquidation de lui-même. Tout ennemi de la cause qu’il prétend servir a déjà son cœur ; toute objection venue de l’adversaire trouve en lui une pensée complice. L’injustice commise envers les siens suscite aussitôt non la révolte, pas même une lâche complaisance, mais dans le double recès de son âme femelle, la haine de l’opprimé, l’ignoble amour du vainqueur.

 

Texte 9  : Georges Bernanos  Journal d’un curé de campagne Plon page 266

Ces soldats-là n’appartenaient qu’à la chrétienté, la chrétienté n’appartient plus à personne. Il n’y a plus, il n’y aura plus jamais de chrétienté. – Pourquoi ? – Parce qu’il n’y a plus de soldats. Plus de soldats, plus de chrétienté. Oh ! vous me direz que l’Église lui survit, que c’est le principal. Bien sûr. Seulement il n’y aura plus de royaume temporel du Christ, c’est fini. L’espoir en est mort avec nous. – Avec vous ? m’écriai-je. Ce ne sont pas les soldats qui manquent ! – Des soldats ? Appelez ça des militaires. Le dernier vrai soldat est mort le 30 mai 1431, et c’est vous qui l’avez tué, vous autres ! Pis que tué : condamné, retranché, puis brûlé. – Nous en avons fait aussi une Sainte… – Dites plutôt que Dieu l’a voulu. Et s’il l’a élevé si haut, ce soldat, c’est justement parce qu’il était le dernier. Le dernier d’une telle race ne pouvait être qu’un Saint. Dieu a voulu encore qu’il fût une Sainte. Il a respecté l’antique pacte de chevalerie. La vieille épée jamais rendue repose sur des genoux que le plus fier des nôtres ne peut qu’embrasser en pleurant. J’aime ça, vous savez, ce rappel discret du cri des tournois : « Honneur aux Dames ! » Il y a là de quoi faire loucher de rancune vos docteurs qui se méfient tant des personnes du sexe, hein ? » La plaisanterie m’aurait fait rire, car elle ressemble beaucoup à celles que j’ai entendues tant de fois au séminaire, mais je voyais que son regard était triste, d’une tristesse que je connais. Et cette tristesse-là m’atteint comme au vif de l’âme, j’éprouve devant elle une sorte de timidité stupide, insurmontable. « Que reprochez-vous donc aux gens d’église ? ai-je fini par dire bêtement. – Moi ? oh ! pas grand-chose. De nous avoir laïcisés. La première vraie laïcisation a été celle du soldat.

Raynal-Mony 16/01/15

Forum Universitaire                                                       Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 6

Année 2014-2015

                                                                                   le 16 janvier 2015

Pascal : Les deux infinis

 

Quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu'ils se soutiennent tous entre le néant et l'infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes. Toutes ces vérités ne peuvent se démontrer, et cependant ce sont les fondements et les principes de la géométrie. Mais comme la cause qui les rend incapables de démonstration n'est pas leur obscurité mais au contraire leur extrême évidence, ce manque de preuve n'est pas un défaut, mais plutôt une perfection. D'où l'on voit que la géométrie ne peut définir les objets ni prouver les principes ; mais par cette seule et avantageuse raison, que les uns et les autres sont dans une extrême clarté naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours. [...]

 

Je n'ai jamais connu personne qui ait pensé qu'un espace ne puisse être augmenté. Mais j'en ai vu quelques-uns, très habiles d’ailleurs, qui ont assuré qu'un espace pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité qu'il s'y rencontre. [...] C'est une maladie naturelle à l'homme de croire qu'il possède la vérité directement ; et de là vient qu'il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible ; au lieu qu'en effet il ne connaît naturellement que le mensonge, et qu'il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux. Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition est inconcevable, il faut suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire. [...]  Appliquons cette règle à notre sujet.

 

Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisible à l'infini. On ne peut non plus l'être sans ce principe qu'être homme sans âme. Et néanmoins il n'y en a point qui comprennent une division infinie [...] mais [...] on comprend parfaitement qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue. Qu'y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu'en divisant toujours un espace on arrive enfin à une division telle qu'en la divisant en deux chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu'ainsi ces deux néants d'étendue fissent ensemble une étendue ? [...] Enfin, s'ils trouvent étrange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un grand, qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites à mesure, et qu'ils regardent le firmament au travers d'un petit verre, pour se familiariser avec cette connaissance, en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre. [...] Il suffit de dire à des esprits clairs en cette matière que deux néants d'étendue ne peuvent pas faire une étendue. [...]

 

Euclide définit ainsi les grandeurs homogènes : « Les grandeurs, dit-il, sont dites être de même genre, lorsque l'une, étant plusieurs fois multipliée, peut arriver à surpasser l'autre. » Et puisque l'unité peut, étant multipliée plusieurs fois, surpasser quelque nombre que ce soit, elle est de même genre que les nombres précisément par son essence et par sa nature immuable. [...] Il n'en est pas de même d'un indivisible à l'égard d'une étendue ; il diffère de genre, par la même définition, puisqu'un indivisible multiplié autant de fois qu'on voudra, est si éloigné de pouvoir surpasser une étendue, qu'il ne peut jamais former qu'un seul et unique indivisible. [...] Un indivisible est ce qui n'a aucune partie, et l'étendue est ce qui a diverses parties séparées. Sur ces définitions, je dis que deux indivisibles étant unis ne font pas une étendue [...], parce qu'ils ne sont pas du même genre. [...] Mais si l'on veut prendre dans les nombres une comparaison, il faut que ce soit le rapport du zéro aux nombres ; car le zéro n'est pas du même genre que les nombres, parce qu'étant multiplié, il ne peut les surpasser ; de sorte que c'est un véritable indivisible de nombre, comme l'indivisible est un véritable zéro d'étendue. Et on en trouvera un [rapport] pareil entre le repos et le mouvement, et entre un instant et le temps ; [...] car toutes ces  grandeurs sont divisibles à l'infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu'elles tiennent toutes le milieu entre l'infini et le néant.

 

Voilà l'admirable rapport que la nature a mis entre ces choses, et les deux merveilleuses infinités, qu'elle a proposées aux hommes, non pas à concevoir mais à admirer ;  [...] ces deux infinis, quoique infiniment différents, sont néanmoins relatifs l'un à l'autre, de sorte que la connaissance de l'un mène nécessairement à la connaissance de l'autre. [...] Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la créance que l'espace n'est pas divisible à l'infini, ne peuvent rien prétendre aux démonstrations géométriques ; et, quoiqu'ils puissent être éclairés en d'autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci ; car on peut aisément être très habile homme et mauvais géomètre. Mais ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d'étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s'estimer à son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie.

 

PASCAL, De l'esprit géométrique, section I (1657) ; GF-Flammarion, 1985 p. 76-84

Raynal-Mony 05/12/14

Forum Universitaire                                                          Gérard Raynal-Mony                                 Séminaire 4

Année 2014-2015

                                                                                       le 5 décembre 2014

Descartes à Henry More

 

1. - Votre première difficulté est sur la définition du corps que j'appelle une substance étendue, plutôt que sensible, tangible ou impénétrable. Mais en disant une substance sensible, vous ne la définissez que par le rapport qu'elle a à nos sens, ce qui n'en explique qu'une propriété, au lieu  de comprendre l'essence entière des corps qui, pouvant exister quand il n'y aurait nul homme, ne dépend pas de nos sens. [...] Donc on ne définit pas bien le corps comme une substance sensible. [...]

Mais Dieu, dites-vous, un ange et tout ce qui subsiste par soi-même est étendu, ainsi votre définition est plus large que ce qui est défini. Je n'ai pas coutume de discuter sur les mots [...] Par un être étendu, on peut distinguer par l'imagination plusieurs parties d'une grandeur déterminée et figurée, dont l'une n'est pas l'autre ; l'imagination peut en mettre l'une à la place de l'autre, sans que l'on puisse en imaginer deux à la fois dans le même lieu. On n'en saurait dire autant de Dieu ni de notre âme, ni l'un ni l'autre ne sont imaginables, ils sont seulement intelligibles ; et on ne saurait les séparer en parties qui auraient des grandeurs et des figures déterminées [...] Nulle substance incorporelle ne saurait être étendue au sens propre, on ne peut les concevoir que comme une certaine vertu ou force. Si quelques-uns confondent l'idée de substance avec la chose étendue, cela vient du préjugé où ils sont que tout ce qui existe ou est intelligible, est en même temps imaginable. En effet, rien ne tombe sous l'imagination qui ne soit en même temps étendu. [...] Il n'y a d'étendue que dans les choses qui tombent sous l'imagination, comme ayant des parties distinctes les unes des autres. [...]

2. - A l'égard de votre seconde difficulté, si nous examinons ce qu'est cet être étendu que j'ai décrit, nous trouverons que ce n'est autre chose que l'espace, que l'on croit d'ordinaire être quelquefois plein, quelquefois vide, quelquefois réel, d'autres fois imaginaire. [...] Comme je faisais attention que des propriétés réelles ne pouvaient se trouver que dans un corps réel, j'ai osé assurer qu'il n'y avait aucun espace absolument vide et que tout être étendu était véritablement corps. En quoi je n'ai pas fait difficulté d'être d'un sentiment contraire à celui de ces grands hommes dont vous parlez, Épicure, Démocrite et Lucrèce ; car j'ai bien vu que, loin de s'attacher à des raisons solides, ils ont suivi les préjugés communs de l'enfance ; car bien que nos sens ne nous représentent pas toujours les corps extérieurs tels qu'ils sont, mais dans le rapport qu'ils ont avec nous, et selon qu'ils peuvent nous être utiles ou nuisibles, nous avons pourtant tous jugé dans notre enfance qu'il n'y a dans le monde que ce que les sens nous représentent, qu’il n'y avait pas de corps qui ne fût sensible, et que tout lieu où nous ne sentons rien était vide. Puisque Épicure, Démocrite et Lucrèce ont partagé ce préjugé comme les autres, je ne dois rien à leur autorité. Mais je suis surpris qu'avec toute votre pénétration d'esprit et voyant d'ailleurs que vous ne sauriez nier qu'en tout espace il n'y ait quelque substance, puisqu'il a toutes les propriétés de l'étendue, vous préfériez dire que l'étendue divine remplit l'espace où il n'y a nul corps, que d'avouer qu'il ne peut y avoir aucun espace sans corps. [...] Voyant qu'il répugne à ma manière de concevoir qu'on ôte tout corps d'un vase, et qu'il y reste cependant une étendue que je ne conçois pas autrement que je concevais auparavant le corps qui y était contenu, je dis qu'il implique contradiction qu'une telle étendue y reste après que le corps en a été ôté ; par conséquent les côtés du vase doivent se rapprocher, ce qui s'accorde avec mes autres opinions. [...]

3. - C'est dans le même sens que je juge contradictoire de dire qu'il y ait des atomes que l'on conçoive étendus, et en même temps indivisibles, parce que, bien que Dieu ait pu les former tels qu'aucune créature ne peut les diviser, nous ne pouvons comprendre qu'il ait pu se priver de la faculté de les diviser lui-même. [...] Or nous concevons que la division d'un atome est une chose possible, puisque nous le concevons étendu ; ainsi, si nous jugeons que Dieu ne peut les diviser, nous jugerons qu'il ne peut pas faire ce que nous concevons pourtant être possible. [...] A l'égard de la divisibilité de la matière, bien que je ne puisse compter toutes les parties en quoi elle est divisible, et que par conséquent je dise que leur nombre est indéfini, cependant je ne saurais assurer que Dieu ne puisse jamais terminer cette division, car je sais que Dieu peut faire plus que je ne saurais comprendre.

4. - Ne regardez pas comme une modestie affectée, mais comme une sage précaution, lorsque je dis qu'il y a certaines choses plutôt indéfinies qu'infinies ; car il n'y a que Dieu seul que je conçoive positivement infini. Pour le reste, comme l'étendue du monde, le nombre des parties divisibles de la matière et autres semblables, j'avoue ingénument que je ne sais pas si elles sont absolument infinies ou non ; ce que je sais, c'est que je n'y connais aucune fin, et à cet égard, je les appelle indéfinies. Et bien que notre esprit ne soit ni la règle des choses ni celle de la vérité, du moins doit-il l'être de ce que nous affirmons ou nions. [...] Mais pour lever tous vos scrupules, lorsque je dis que l'étendue de la matière est in[dé]finie, je crois que cela suffit pour empêcher qu'on ne s'imagine un lieu au-delà d'elle, où les petites parties de mes tourbillons puissent s'échapper ; car, où que l'on conçoive ce lieu-là, il y a selon moi quelque matière, parce qu'en disant qu'elle est étendue d'une manière indéfinie, je dis qu'elle s'étend au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir.

Descartes, lettre à Henry More (extraits), le 5 février 1649

Maroy 19/11/14

Forum Universitaire                                                           Jacqueline Maroy                     Séminaire 03

Année 2014-2015                                                             le 19 novembre 2014

 

Texte 1  Céline  Voyage au bout de la nuit Folio page 87  

      

 —  Est-ce vrai que vous soyez réellement devenu fou, Ferdinand ? me demande-t-elle un jeudi.

 —  Je le suis ! avouai-je.

 —  Alors, ils vont vous soigner ici ?

 —  On ne soigne pas la peur, Lola.

 —  Vous avez donc peur tant que ça ?

 —  Et plus que ça encore, Lola, si peur, voyez-vous, que si je meurs de ma mort à moi, plus tard, je ne veux surtout pas qu’on me brûle ! Je voudrais qu’on me laisse en terre, pourrir au cimetière, tranquillement, là, prêt à revivre peut-être... Sait-on jamais ! Tandis que si on me brûlait en cendres, Lola, comprenez-vous, ça serait fini, bien fini... Un squelette, malgré tout, ça ressemble encore un peu à un homme… C’est toujours plus prêt à revivre que des cendres... Des cendres, c’est fini !... Qu’en dites-vous ? ... Alors, n’est-ce pas, la guerre…

 —  Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand !  Vous êtes répugnant comme un rat...

 —  Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans... Je ne la déplore pas moi... Je ne me résigne pas moi... Je ne pleurniche pas dessus moi... Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir.

 —  Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand ! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger...

 — Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent ans ?… Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?... Non, n’est-ce pas ?... Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papiers devant nous, que votre crotte du matin... Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola ! Pour absolument rien du tout, ces crétins ! Je vous l’affirme ! La preuve est faite ! Il n’y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d’ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse à présent, sera complètement oubliée... A peine si une douzaine d’érudits se chamailleront encore par-ci, par-là, à son occasion et à propos des dates des principales hécatombes dont elle fut illustrée... C’est tout ce que les hommes ont réussi jusqu’ici à trouver de mémorable au sujet les uns des autres à quelques siècles, à quelques années et même à quelques heures de distance... Je ne crois pas à l’avenir, Lola...

Lorsqu’elle découvrit à quel point j’étais devenu fanfaron de mon honteux état, elle cessa de me trouver pitoyable le moins du monde... Méprisable elle me jugea, définitivement.

Elle résolut de me quitter sur-le-champ. C’en était trop. En la reconduisant jusqu’au portillon de notre hospice ce soir-là, elle ne m’embrassa pas.

 

Texte 2  La Bruyère Les caractères Thersite Les grands page 199

 

S'il est vrai qu'un grand donne plus à la fortune lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler dans les ris, le plaisir et l'abondance, qu'un particulier qui ne risque que des jours qui sont misérables, il faut avouer aussi qu'il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute réputation. Le soldat ne sent pas qu'il soit connu ; il meurt obscur et dans la foule : il vivait de même, à la vérité, mais il vivait ; et c'est l'une des sources du défaut de courage dans les conditions basses et serviles. Ceux au contraire que la naissance démêle d'avec le peuple et expose aux yeux des hommes, à leur censure et à leurs éloges, sont même capables de sortir par effort de leur tempérament, s'il ne les portait pas à la vertu ; et cette disposition de cœur et d'esprit, qui passe des aïeuls par les pères dans leurs descendants, est cette bravoure si familière aux personnes nobles, et peut-être la noblesse même.
Jetez-moi dans les troupes comme un simple soldat, je suis Thersite ; mettez-moi à la tête d'une armée dont j'aie à répondre à toute l'Europe, je suis ACHILLE.

Texte 3 : Bernanos Nouvelle histoire de Mouchette Poche page 180

        

Observée de près, l’eau semblait claire. La vase du fond était d’un gris presque vert, douce aux yeux comme un velours.

Mais mille fois plus douce la voix qui parlait au cœur de Mouchette. Est-ce voix qu’il faut dire? Mouchette écoutait cette voix à peu près comme un animal celle de son maître, qui l’encourage et l’apaise. Elle ressemblait à la voix de la vieille sacristine, mais aussi à celle d’Arsène, et parfois même elle prenait l’accent de Madame. Cette voix ne parlait naturellement aucun langage. Elle n’était qu’un chuchotement confus, un murmure, et qui allait s’affaiblissant. Puis elle se tut tout à fait.

Mouchette se laissa glisser sur la côte jusqu’à ce qu’elle sentît le long de sa jambe et jusqu’à son flanc la douce morsure de l’eau froide. Le silence qui s’était fait soudain en elle était immense. C’était celui de la foule qui retient son haleine lorsque l’équilibriste atteint le dernier barreau de l’échelle vertigineuse. La volonté défaillante de Mouchette acheva de s’y perdre. Pour obéir, elle avança un peu plus, en rampant, une de ses main posées contre la rive. La simple pression de sa paume suffisait à maintenir son corps à la surface de l’eau, pourtant peu profonde. Un moment, par une sorte de jeu sinistre, elle renversa la tête en arrière, fixant le point le plus haut du ciel. L’eau insidieuse glissa le long de sa nuque, remplit ses oreilles d’un joyeux murmure de fête. Et, pivotant doucement sur les reins, elle crut sentir la vie se dérober sous elle tandis que montait à ses narines l’odeur même de la tombe.

 

Texte 4 Céline  Voyage au bout de la nuit Folio page 367 

       

« Ah ! qu’il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T’en fais pas va ma chère femme ! Il faut bien te consoler !... Ça s’arrangera... Tout s’arrange dans la vie... Et puis d’ai1leurs, qu’il lui disait encore, j’ai justement retrouvé hier dans des vieux papiers d‘un ami à moi une certaine lettre que Plutarque envoyait lui aussi à sa femme dans des circonstance tout à fait pareilles aux nôtres... Et que je l’ai trouvée si joliment bien tapée sa lettre ma chère femme, que je te l’envoie sa lettre !... C’est une belle lettre ! D’ailleurs je ne veux pas t’en priver plus longtemps, tu m’en diras des nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin !… Ma chère épouse ! Je te l’envoie la belle lettre ! Elle est un peu là comme lettre celle de Plutarque !... On peut le dire ! Elle a pas fini de t’intéresser !… Ah non ! Prenez-en connaissance ma chère femme ! Lisez-la bien ! Montrez-la aux amis. Et relisez-la encore ! Je suis bien tranquille à présent ! Je suis certain qu’elle va vous remettre d’aplomb !... Vostre bon mari. Michel. » Voilà que je me dis moi, ce qu’on peut appeler du beau travail. Sa femme devait être fière d’avoir un bon mari qui s‘en fasse pas comme son Michel. Enfin, c’était leur affaire à ces gens. On se trompe peut-être toujours quand il s’agit de juger le cœur des autres. Peut-être qu’ils avaient vraiment du chagrin? Du chagrin de l’époque ?

 

Texte 5  Céline :  Voyage au bout de la nuit Folio page 430 

       

Maintenant qu’il nous avait rejoints dans notre angoisse il ne savait plus trop comment faire le curé, pour avancer à la suite de nous quatre dans le noir. Un petit groupe. Il voulait savoir combien qu’on était déjà dans l’aventure? Où que c’était que nous allions? Pour pouvoir, lui aussi, tenir la main des nouveaux amis vers cette fin qu’il nous faudrait bien atteindre tous ensemble ou jamais. On était maintenant du même voyage. Il apprendrait à marcher dans la nuit le curé, comme nous, comme les autres. Il butait encore. Il me demandait comment il devait s’y prendre pour ne pas tomber. Il n’avait qu’à pas venir s’il avait peur! On arriverait au bout ensemble et alors on saurait ce qu’on était venu chercher dans l’aventure. La vie c’est ça, un bout de lumière qui finit dans la nuit.

Et puis peut-être qu’on ne saurait jamais, qu’on trouverait rien. C’est ça la mort.

 

Texte 6 Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 622

        

Et je restais, devant Léon, pour compatir et jamais j’avais été aussi gêné. J’y arrivais pas... Il ne me trouvait pas... Il en bavait... Il devait chercher un autre Ferdinand, bien plus grand que moi, bien sûr, pour mourir, pour l’aider à mourir plutôt, plus doucement. Il faisait des efforts pour se rendre compte si des fois le monde aurait pas fait des progrès. Il faisait l’inventaire, le grand malheureux, dans sa conscience... S’ils avaient pas changé un peu les hommes, en mieux, pendant qu’il avait vécu lui, s’il avait pas été des fois injuste sans le vouloir envers eux... Mais il n’y avait que moi, bien moi, moi tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres. De ça, j’en avais pas, ou vraiment si peu que c’était pas la peine de le montrer. J’étais pas grand comme la mort, moi. J’étais bien plus petit j’avais pas la grande idée humaine moi. J’aurais même je crois senti plus facilement du chagrin pour un chien en train de crever que pour lui Robinson, parce qu’un chien c’est pas malin, tandis que lui il était un peu malin malgré tout Léon. Moi aussi j’étais malin, on était des malins... Tout le reste était parti au cours de la route et ces grimaces mêmes qui peuvent encore servir auprès des mourants, je les avais perdues, j’avais tout perdu décidément au cours de la route, je ne retrouvais rien de ce qu’on a besoin pour crever, rien que des malices. Mon sentiment c’était comme une maison où on ne va qu’aux vacances. C’est à peine habitable. Et puis aussi c’est exigeant un agonique. Agoniser ne suffit pas. Il faut jouir en même temps qu’on crève, avec les derniers hoquets faut jouir encore, tout en bas de la vie, avec l’urée plein les artères.

 

Texte 7  Fernandez Ramon  poche page 349  

    

Ah ! cher ami! inoubliable! Au-dessus de toutes mes prévisions, une des grandes choses de ma vie: le Dr Destouches. Dès son entrée, l’on est sûr d’être face d’un demi-dieu. D’abord un visage superbe, comme sculpté par le ciseau de Michel-Ange dans le marbre. Une tristesse! Un regard! Un regard qui fait le tour de la douleur humaine... Des mains très soignées, de médecin bien tenu, mais des cheveux tordus comme un nœud de vipères, rugueux, une gorgone, une tête de damné pour le Jugement Dernier de la Sixtine… Quelque chose de sublime et d’effrayant, cette tristesse.

Raynal-Mony 10/10/14

Forum Universitaire                                                      Gérard Raynal-Mony                            Séminaire 1

Année 2014-2015

                                                                                    le 10 octobre 2014

 

 

Le modèle mécanique à l'Âge classique

 

La révolution scientifique change la vision du monde des Européens du XVII° s., elle exige des esprits qui participent et réfléchissent aux découvertes, elle suscite la création des académies et l'intérêt grandissant des États [1]. Depuis qu'au moyen de la géométrie Kepler a établi les premières lois de l'astronomie, et que Galilée a créé la science du mouvement, la question se pose de savoir, si tout dans la nature est réglé par les propriétés mécaniques de la matière. Descartes et les cartésiens font du modèle mécanique le fondement de la science nouvelle, Leibniz et Newton en montreront les limites et le compléteront. Mais en dépit des débats et des controverses, le mécanisme se renforcera tout au long du siècle.1

 

Le modèle mécanique en physique

Galilée a mis en évidence la structure mathématique de l'univers [2]. Son idée de la nouvelle physique postule l'intelligibilité mathématique du mouvement, et pose l'homogénéité du monde céleste et terrestre. Finie la bipartition aristotélicienne en un monde supralunaire constitué d'êtres éternels et immuables et un monde sublunaire composé d'êtres temporaires et altérables. Pour étudier la nature, le physicien se concentre sur la matière, en faisant abstraction de toute idée d'âme, de finalité et de vie. Sous cet angle, les phénomènes s'expliquent par les seules lois de la matière et du mouvement. Les Discours (1638) de Galilée répondent à cette exigence (la résistance des matériaux, la chute des corps et la trajectoire des projectiles).

Le père Mersenne est en France le propagateur de la mécanique galiléenne. Descartes la reprend à son compte et impose un modèle géométrique à toute la nature. Son Monde (1629-1633) ne considère que les grandeurs, les figures et les mouvements [3]. Il pense en métaphysicien et en mathématicien, et a l'audace d'affirmer, contre les indications de nos sens, que la science de la nature doit se construire a priori comme la géométrie [4]. Les grands principes de sa conception unifiée sont [5] 1) la création du mouvement et sa conservation par Dieu (une fois lancé, le mouvement n'est plus jamais produit) ; 2) le principe d'inertie ; 3) les lois de rencontre des corps. Selon le mécanisme, le mouvement ne se transmet et ne se modifie que par choc ou pression des corps. L'impulsion est le seul mode accepté de communication du mouvement. En outre, Descartes réduit la matière à l'étendue, identifie la nature et la matière, et opère une distinction réelle de l'esprit et de la matière. De là il déduit un concept unifié de la matière homogène (substance étendue en longueur, largeur et profondeur), un concept unifié de la nature (qui n'est que matière) et une conception unitaire de la physique. Pour construire la nouvelle physique, Descartes ajoute aux déterminations géométriques des corps (figure et situation) une détermination cinématique (quantité de mouvement transmis par une masse mobile : mv). Les lois de la nature sont les règles qui régissent le mouvement dans la matière, et sont formulables en langage mathématique.

 

Mécanisme et finalité

Le mécanisme se suffirait-t-il à lui-même ? Un cartésien a tendance à répondre oui, Leibniz et les tenants de la théologie naturelle répondent non. Les réponses dépendent de la manière d'articuler mécanisme et finalité. Galilée et Descartes construisent un modèle mécaniste pur. D'autres philosophes et savants (surtout les  membres de la Royal Society) sondent des voies plus proches de l'expérience. Selon l'option choisie, l'organisation du monde et du vivant peut être abordée, soit par la recherche des causes efficientes, soit par celle des causes finales. La recherche des causes efficientes est souvent pensée comme prioritaire pour expliquer les phénomènes. Mais déjà Socrate n'en était pas satisfait (Phédon) : aussi avait-il recours à la recherche des causes finales pour unifier les schémas mécaniques en place et leur donner un sens. Leibniz reprend l'argumentation de Socrate pour dire son désaccord avec les « nouveaux philosophes » qui vont trop loin en confondant corps naturels et corps artificiels (Descartes, Principes IV, 203), faisant ainsi de la nature l'atelier d'un ouvrier. Leibniz tente de réhabiliter la recherche des causes finales, car il voit dans la finalité un moyen de réguler l'essor du mécanisme [6]. Toutefois, l'alliance des deux méthodes est compromise par l'indépendance grandissante de la physique vis-à-vis de l'idée de finalité.

Surtout Descartes affirme l'autosuffisance des schèmes mécanistes et s'applique à exclure les causes finales [7]. Il tient à ce que la science se fonde sur une unique méthode. Le seul concept opératoire qu'il admet en physique comme en science de la vie est la substance étendue. L'organisme vivant étant matériel, il n'a pour essence que l'étendue. Le corps vivant n'est qu'une espèce de corps parmi d'autres, il n'en diffère que par l'organisation mécanique. La conservation et la santé ne sont pas des propriétés spécifiques du vivant, elles ne relèvent que des lois de la matière et du mouvement. La machine animale est conçue comme une disposition mécanique d'organes et de membres. Descartes assimile le corps vivant à une montre qui fonctionne bien et le corps mort à une montre  rompue [8]. La vie est une combinaison précaire de mouvements mécaniques. L'âme n'en est pas la cause, comme le pensaient les Anciens. Au contraire, c'est parce qu'une modification est intervenue dans la machine corporelle que, pour l'homme qui est le seul à posséder une âme, l'âme se retire. Mais si l'animal n'est qu'un agrégat de matière, d'où lui vient son individualité et son unité organique ?

Descartes définit l'unité d'un corps par le mouvement : un corps, c'est tout ce qui est transporté ensemble (Principes II. 26). Le corps n'aurait-il aucune unité propre ? Et comment le mouvement se transmet-il au corps ? Ces questions sont la pierre d'achoppement du cartésianisme. Les cartésiens donnent diverses réponses, en y mêlant des conceptions atomistes comme celles de Gassendi. Néanmoins, le mécanisme triomphe à la fin du XVII° s. La nature est alors vue comme une immense machine qu'on pourrait fabriquer, si ce n'est dans son être, du moins dans ses lois. Connaître, ce n'est plus contempler les essences éternelles, c'est fabriquer, l'esprit tourné vers la réussite technique (Francis Bacon). Même les critiques du mécanisme ne négligent pas les effets pratiques de la physique, et admettent que seule la mathématisation du mouvement peut la faire progresser.

 

Limites du mécanisme

Dans les Principia (1687), Newton nomme attractions les forces centripètes, par lesquelles les corps sphériques tendent l'un vers l'autre, et non pas impulsions comme le faisaient ses adversaires cartésiens [9]. Or lui aussi pense qu'une force physique ne peut pas agir sans contact. Mais le terme impulsion suggère que le monde est totalement régi par le mécanisme : il concède trop aux cartésiens. Newton subodore dans le mécanisme intégral un ferment d'athéisme. Certes il trouve la formule mathématique de la force d'attraction, mais il ne parvient pas à lui assigner une cause. Il ne se prononce pas sur la nature de l'attraction, mais elle ne saurait être en aucun cas une force occulte de certains corps. Ce doit être une force universelle dont les effets sont quantifiables. Son statut énigmatique amène Newton à réintroduire dans la nature et en philosophie naturelle la présence d'un « Dieu vivant, tout-puissant et omniscient » (Scholie général, 411) dont l'espace serait l'organe sensoriel (sensorium dei). Quoi qu'il en soit, la dynamique de Newton présente une autre cause de mouvement que la pure mécanique, une cause qui renoue avec les intuitions de  W. Gilbert et de Kepler. La gravitation universelle complète donc le modèle mécanique qui ne connaissait que le choc ou l'impulsion n'agissant que par contact. La synthèse newtonienne propose un nouveau modèle de mathématisation qui unifie la science du mouvement, en englobant d'autres mouvements que ceux produits par le choc et l'impulsion.

A la même époque, Leibniz corrige les lois cartésiennes du choc : ce qui se conserve, ce n'est pas la quantité de mouvement (mv), mais la force vive (énergie cinétique), c'est-à-dire une certaine efficience du mobile (mv²). L'essence du corps ne consiste pas dans l'étendue, mais dans la force. Le corps résiste au mouvement et le transmet parce qu'il fonctionne comme un ressort. Les phénomènes d'élasticité montrent que le corps absolument dur supposé par Descartes n'existe pas. Le mouvement ne se définit pas par le seul changement de lieu, ce n'est là que l'effet apparent de la force mouvante. Par ailleurs, Leibniz joint au concept d'animal-machine celui d'organisme, dont il fonde l'unité en recherchant les causes finales. Il réintroduit les causes finales, mais reconnaît l'effectivité du mécanisme [10]. Il tente de faire admettre la complémentarité du mécanisme et de la finalité. Pour penser l'unité de la nature, il opère l'union des deux méthodes (par les causes finales et les causes efficientes). En postulant que la simplicité des lois de la nature reflète les desseins du Créateur, il œuvre pour une union de la science et de la théologie naturelle. Et puisqu'il admet que la nature reflète la perfection divine, il peut aussi poser que la nature, en agissant avec économie, exprime la sagesse du Créateur. En physique, il introduit les causes finales, en utilisant les procédés d'optimisation qu'offre la méthode des maxima et minima (1684). Leibniz et Newton ont limité la portée du modèle mécanique par des voies différentes. Mais entre temps, le mécanisme a montré sa fécondité : il a fondé la science classique et il annonce la mécanique analytique.

 

La notion d'infini dans le mouvement

L'analyse du mouvement selon le modèle mécaniste inscrit la notion d'infini dans le monde et dans la pensée. Mais l'infini à penser dans le mouvement est source de soucis, car il ne se laisse saisir pleinement ni par les sens ni par l'esprit.

 

 

L'infini à penser

Comment penser le mouvement - son commencement, sa continuité et sa fin - sans retomber dans les paradoxes de Zénon ? Galilée et ceux qui ont cherché à rendre le mouvement intelligible par la géométrie n'ont cessé de se heurter à la question de l'infini [11]. Pascal aussi reconnaît que l'analyse du mouvement ne peut pas éluder la notion d'infini [12]. Mais de leur côté, les physiciens récusent le raisonnement mathématique, fondé sur les divisions à l'infini des vitesses, des espaces parcourus et des temps de chutes. Hartsoeker en fait la remarque dans une lettre à Leibniz [13]. Le fait de considérer le mouvement sans pause, sans discontinuité, apparaît donc au XVII° s. comme un choix théorique risqué ; mais c'est un choix décisif. Car si le mouvement n'est pas étudié dans sa continuité, c'est la possibilité même de sa formalisation mathématique qui s'évanouit.

Pour lever les difficultés, Leibniz édifie une théorie purement rationnelle du mouvement (Theoria motus abstracti, 1671). Il part de l'idée que le mouvement est continu, non entrecoupé de petits repos, comme l'envisageaient les atomistes. Or s'il est continu, le mouvement est non seulement divisible à l'infini, mais effectivement divisé, en ce sens que tout continu comporte une infinité de parties en acte. Et pourtant, il est impossible de penser un minimum dans l'espace ou le temps, car un tel minimum implique contradiction. En effet, il y aurait autant de minima dans la partie que dans le tout, puisque toute partie de même espèce que le tout est encore infiniment divisible. Leibniz échappe à ce dilemme en s'inspirant de la géométrie des indivisibles de Bonaventura Cavalieri (Geometria indivisibilibus, 1635). Il doit bien exister des indivisibles, sans quoi ni le début ni la fin du mouvement ne seraient concevables. Un commencement doit appartenir au mouvement, à l'espace et au temps, sans être lui-même divisible. Il y a donc des indivisibles, constitutifs du commencement, et pourtant hétérogènes à ce qu'ils constituent. Ici, Leibniz introduit des êtres mathématiques : le commencement de l'espace (le point), du mouvement (l'effort), du temps (l'instant) [14]. L'indivisible du mouvement bloque la régression à l'infini qui empêchait de penser le début ou la fin du mouvement. Récapitulons, toute tentative de penser mathématiquement le début du mouvement fait surgir la notion d'infini. Analyser la continuité du mouvement, c'est faire entrer l'infini dans le monde. Dans cette perspective, le projet de géométrisation du mouvement retrouve inévitablement la thèse de l'infini que Bruno avait affirmée de façon péremptoire et sans la démontrer. Mais la notion d'infini reste aussi incompréhensible qu'avant.

 

L'infini impensable

Pascal souligne à dessein notre impossibilité de comprendre l'infini. Notre esprit n'est pas à même de saisir la double infinité qui se rencontre dans les choses. Nous ne pouvons donc pas pénétrer pleinement la nature des choses. Le monde est infini, traversé par l'infini, mais l'infini n'est pas de notre monde : nous ne pouvons ni le percevoir ni le concevoir, mais seulement le contempler [15]. L'infini dans la nature est hors de notre portée. Le concept mathématique de l'infini ne parle donc pas le véritable langage de la nature. Galilée le reconnaît, tout comme son ami Cavalieri [16]. Descartes se tire d'affaire en construisant son opposition infini / indéfini qu'il formule dans les Principes de la philosophie. Il réserve à Dieu seul le nom d'infini, et introduit l'indéfini comme l'unique domaine à l'intérieur duquel la pensée humaine peut se déployer [17].

La finitude de la pensée humaine, confrontée à l'infinitude du Créateur, empêche notre connaissance de s'accomplir pleinement. Dans ces conditions, la visée ontologique du projet de géométrisation de la nature perd son sens. Impossible de lire et de comprendre l'infini dans la nature, donc de pénétrer entièrement l'essence des choses. Ainsi, une déchirure traverse le champ des savoirs. On trouve, d'un côté, la science du mouvement avec le retour incessant de la raison vers une certaine idée de l'infini ; et de l'autre, l'impossibilité de penser l'infini avec l'obligation pour l'esprit humain de rester dans les limites de sa finitude.

Pour réduire cette tension, Fontenelle distingue l'infini métaphysique et l'infini géométrique. Il appelle infini métaphysique l'idée d'une grandeur sans bornes, qui comprend tout et hors de laquelle il n'y a rien (Dieu, chez saint Anselme) ; et il nomme infini géométrique une grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais pas plus grande que toute grandeur [18]. L'infini géométrique est un pur être de raison, indépendant de l'infini métaphysique. Il ne relève que de la cohérence du système auquel il appartient. Il est conçu comme un concept spécifique dont le contenu ne peut être déterminé qu'à l'intérieur du discours mathématique. Dès lors que les liens entre l'infini mathématique et le divin sont dénoués, la réflexion géométrique peut penser un infini, ou plusieurs, en dehors de tout discours consacré à Dieu. Ainsi, la séparation des disciplines supprime l'inquiétude sous-jacente à l'idée d'un infini ontologique, et laisse émerger un concept heuristique pour guider la recherche des lois de la nature.

 

La science classique en formation

A l'aube du XVIII° siècle, on n'observe pas de rupture analogue à celle observée après le Moyen Âge ou la Renaissance, mais plutôt la poursuite d'un rationalisme ambitionnant de saisir la vérité des choses. Philosophes et savants du XVII° siècle ont été les acteurs d'une science en pleine formation. Ils ont eu conscience de s'inscrire dans un projet nouveau, de plus en plus distinct des âges antérieurs, de plus en plus autonome par rapport à la théologie et à la métaphysique, et de plus en plus présent dans la société. Ils ont pris aussi conscience du fait que la philosophie naturelle, jusque-là tâtonnante, n'a emprunté la voie d'une véritable science qu'en s'ouvrant aux mathématiques. Deux principes marquent sa spécificité : la généralité d'une approche mécaniste des lois de la nature, et la mathématisation des savoirs. Plus tard, la découverte de géométries non euclidiennes, l'émergence de la notion de champ (Faraday), en chimie le modèle de Lavoisier et sa conjonction avec le modèle atomique de Dalton ont sans aucun doute produit un autre grand tournant dans l'histoire de la pensée. Le modèle général du monde brossé par la science classique est demeuré le même jusqu'à la révolution quantique et a encore modelé nos esprits dans le secondaire. 

 

Maroy 08/10/14

Forum Universitaire                             Jacqueline Maroy                                 Séminaire 1

Année 2014-2015                                                                                           le 8 octobre 2014

 

Texte 1 : Bernanos Les enfants humiliés Gallimard page 210

J’ai trouvé en ce pays, sinon la maison de mes rêves, du moins celle qui ressemble le mieux à ma vie, une maison faite pour ma vie. Les portes n’y ont pas de serrures, les fenêtres pas de vitres, les chambres pas de plafond, et l’absence de plafond fait qu’on y découvre tout ce qui dans les autres est caché, le vénérable envers des poutres, poutrelles et chevrons, le pâle or gris taché de rose des douces tuiles usées, les grands pans d’ombre que le jour rogne à peine et qui semble noircir encore à la lumière de nos lampes, la crête inégale des murs où courent des rats fantômes que nous ne voyons jamais ailleurs, qui respectent inexplicablement notre maïs et notre manioc, les extravagantes chauves-souris et ces énormes hannetons noirs, blindés d’acier noir, mais si fragiles que la moindre gouttelette de fly-tox les jette au sol, raide morts, comme des balles. Pour une maison ouverte, on peut dire de cette maison qu’elle est ouverte ! Elle s’ouvre sur un pays lui-même ouvert, béant, où les rares clôtures ne sont que de fil barbelé, un couloir large de quatre cents lieues, long de mille. Vient à nous qui veut, par le chemin qu’il veut, — les vachers en haillons sur leurs hautes selles plus haillonneuses qu’eux-mêmes, avec des harnais de ficelle, l’unique éperon bouclé au pied nu, — les Bayanais couleur de vieux cuir, — les nègres errants couleur de poussière, ou le voisin qui a fait soixante kilomètres à cheval pour ramener une vache ferrée à notre marque et ne demande en retour qu’une assiette de feijâo. Ils arrivent à l’aube, au soir, qu’importe ! Le foyer de briques conserve la braise sur laquelle bout le haricot rouge, et l’eau du rio, dorée par l’argile, reste au frais dans les jarres. Entre ces passants et nous, il n’y a rien, rien qu’un mur de terre qui, du coucher au lever du soleil, aspire par tous les orifices, grands ou petits, l’air nocturne. Nous sommes dans les mains du passant, à sa merci. Le pas des chevaux sans fer ne sonne pas sur les cailloux, les pieds nus trompent jusqu’à la vigilance des chiens. Nous sommes dans les mains du passant comme dans les mains de Dieu. Puissions-nous toujours ensemble, moi et mes livres, être à la merci des passants!

 

Texte 2 : Bernanos  Les grands cimetières sous la lune  livre de poche page 63

 

J’habitais au temps de ma jeunesse, une vieille chère maison dans les arbres, un minuscule hameau du pays d’Artois, plein d’un murmure de feuillage et d’eau vive. La vieille maison ne m’appartient plus, qu’importe ! Pourvu que les propriétaires la traitent bien ! Pourvu qu’ils ne lui fassent pas de mal, qu’elle soit leur amie, non leur chose!... N’importe ! N’importe ! Chaque lundi, les gens venaient à l’aumône, comme on dit là-bas. Ils venaient parfois de loin, d’autres villages, mais je les connaissais presque tous par leur nom. C’était une clientèle très sûre. Ils s’obligeaient même entre eux : « Je suis venu aussi pour un tel, qui a ses «rhumatismes. » Lorsqu’ il s’en était présenté plus de cent, mon père disait : « Sapristi! les affaires reprennent! ... » Oui, oui, je sais bien, ces souvenirs n’ont aucun intérêt pour vous, pardonnez-moi. Je voulais seulement vous faire comprendre qu’on m’a élevé dans 1e respect des vieilles gens, possédants ou non-possédants, des vieilles dames surtout, préjugé dont les hideuses follettes septuagénaires d’aujourd’hui n’ont pu me guérir. Eh bien, en ce temps-là je devais parler aux vieux mendiants la casquette à la main, et ils trouvaient la chose aussi naturelle que moi, ils n’en étaient nullement émus. C’étaient des gens de l’ancienne France, c’étaient des gens qui savaient vivre, et s’ils sentaient un peu fort la pipe ou la prise, ils ne puaient pas la boutique, ils n’avaient pas ces têtes de boutiquiers, de sacristains, d’huissiers, des têtes qui ont l’air d’avoir poussé dans les caves. Ils ressemblaient plus à Vauban, à Turenne, à des Valois, à des Bourbons, qu’à M. Philippe Henriot par exemple — ou à n’importe quel autre bourgeois bien-pensant... Je ne vous apprends rien? Vous êtes du même avis que moi? Tant mieux. Les jeunes gens que je croise chaque jour dans la rue seraient capables de parler spontanément à un vieil ouvrier chapeau bas ?

 

Texte 3 : Bernanos  Les grands cimetières sous la lune livre de poche page104

 

Qu’importe ma vie! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus. Oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de courage, je le tiens de l’être aujourd’hui pour moi mystérieux qui

trottait sous la pluie de septembre, à travers les pâturages ruisselants d’eau, le cœur plein de la rentrée prochaine, des préaux funèbres où l’accueillerait bientôt le noir hiver, des classes puantes, des réfectoires à la grasse haleine, des interminables grand-messes à fanfares où une petite âme harassée ne saurait rien partager avec Dieu que l’ennui —— de l’enfant que je fus et qui est à présent pour moi comme un aïeul.

 

Texte 4 : Bernanos : Les grands cimetières sous la lune  Livre de poche Préface page 6

 

Je ne suis pas un écrivain. La seule vue d’une feuille de papier blanc me harasse l’âme. L’espèce de recueillement physique qu’impose un tel travail m’est si odieux que je l’évite autant que je puis. J’écris dans les cafés au risque de passer pour un ivrogne et peut-être le serais-je en effet si les puissantes Républiques ne frappaient de droits, impitoyablement, les alcools consolateurs. A leur défaut, j’avale à longueur d’année ces cafés-crème douceâtres, avec une mouche dedans. J’écris sur les tables de cafés parce que je ne saurais me passer longtemps du visage et de la voix humaine dont je crois avoir essayé de parler noblement. Libre aux malins, dans leur langage, de prétendre que je l’observe . Je n’observe rien du tout. L’observation ne mène pas à grand-chose. M. Bourget a observé les gens du monde toute sa vie, et il n’en est pas moins resté fidèle à la première image que s’en était formé le petit répétiteur affamé de chic anglais. Ses ducs sentencieux ressemblent à des notaires, et, quand il les veut naturels, il les fait bêtes comme des lévrier
J’écris dans les salles de cafés ainsi que j’écrivais jadis dans les wagons de chemins de fer, pour ne pas être dupe de créatures imaginaires, pour retrouver d’un regard jeté sur l’inconnu qui passe, la juste mesure de la joie ou de la douleur. Non, je ne suis pas écrivain, Si je l’étais, je n’eusse pas attendu la quarantaine pour publier mon premier livre, car enfin vous penserez peut-être avec moi qu’à vingt ans j’aurais pu comme un autre, écrire les romans de M. Pierre Frondaie. Je ne repousse d’ailleurs pas ce nom d’écrivain par une sorte de snobisme à rebours. J’honore un métier auquel ma femme et mes gosses doivent, après Dieu, de ne pas mourir de faim. J’endure même humblement le ridicule de n’avoir encore que barbouillé d’encre cette face de l’injustice dont l’incessant outrage est le sel de ma vie. Toute vocation est un appel — vocatus — et tout appel veut être transmis. Ceux que j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour eux, c’est pour eux que je suis né.

 

Texte 5 : Bernanos : Les grands cimetières sous la lune Livre de poche Préface page 7

 

Compagnons. vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes du royaume de Dieu. Troupe fourbue, troupe harassée, blanche de la poussière de nos routes, chers visages durs dont je n’ai pas su essuyer la sueur, regards qui ont vu le bien et le mal, rempli leur tâche, assumé la vie et la mort, ô regards qui ne se sont jamais rendus ! Ainsi vous retrouverai-je, vieux frères. Tels que mon enfance vous a rêvés. Car j’étais parti à votre rencontre, j’accourais vers vous. Au premier détour, j’aurais vu rougir les feux de vos éternels bivouacs. Mon enfance n’appartenait qu’à vous. Peut-être, un certain jour, un jour que je sais, ai-je été digne de prendre la tête de votre troupe inflexible. Dieu veuille que je ne revoie jamais le. chemins où j’ai perdu vos traces, à l’heure où l’adolescence étend ses ombres. où le suc de la mort, le long des veines, vient se mêler au sang du cœur ! Chemins du pays d’Artois, à l’extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissants sous la pluie de novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes… J’arrivais, je poussais la grille, j’approchais du feu mes bottes rougies par l’averse. L’aube venait bien avant que fussent rentrés dans le silence de l’âme, dans ses profonds repaires, les personnages fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre, Chantal, et vous, vous seul de mes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le visage, mais à qui je n’ai pas osé donner de nom, — cher curé d’un Ambricourt imaginaire. Étiez-vous alors mes maîtres ? Aujourd’hui même, l’êtes-vous? Oh! je sais bien ce qu’a de vain ce retour vers le passé. Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre entrera le premier dans la Maison du Père. Après tout, j’aurais le droit de parler en son nom.