Maroy 26/04/17
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2016-2017 Textes du Séminaire 11 Le 26 avril 2017 Texte 1 : Yourcenar Alexis Folio page 29 Mon enfance fut silencieuse et solitaire ; elle m’a rendu timide, et par conséquent taciturne. Quand je pense que je vous connais depuis prés de trois ans et que j’ose vous parler pour la première fois ! Encore n’est ce que par lettre, et parce qu’il le faut bien. Il est terrible que le silence puisse être une faute ; c’est la plus grave de mes fautes, mais enfin, je l’ai commise. Avant de la commettre envers vous, je l’ai commise envers moi-même. Lorsque le silence s’est établi dans une maison, l’en faire sortir est difficile… Woroïno était plein d’un silence qui paraissait toujours plus grand, et tout silence n’est fait que de paroles qu’on n’a pas dites. C’est pour cela peut être que je devins un musicien. Il fallait quelqu’un pour exprimer ce silence, lui faire rendre tout ce qu’il contenait de tristesse, pour ainsi dire le faire chanter… Il fallait une musique d’une espèce particulière, lente, pleine de longues réticences et finissant par s’y glisser. Cette musique, c’a été la mienne. Texte 2 : Yourcenar Alexis Folio page 81 Le silence ne compense pas seulement l’impuissance des paroles humaines, il compense aussi, pour les musiciens médiocres, la pauvreté des accords. Il m’a toujours semblé que la musique ne devrait être que du silence, et le mystère du silence, qui chercherait à s’exprimer. Voyez par exemple, une fontaine. L’eau muette emplit les conduits, s’y amasse, en déborde, et la perle qui tombe est sonore. Il m’a toujours semblé que la musique ne devrait être que le trop-plein d’un grand silence. Texte 3 : Rainer Maria Rilke Lettres à un jeune poète le Seuil page 92 26 décembre 1908 Le silence , où de pareils bruits et mouvements trouvent leur espace, doit être immense, et si l’on pense qu’à tout cela la présence de la mer au loin vient s’ajouter dans sa sonorité particulière, peut-être le son le plus intérieur de cette harmonie préhistorique, on ne peut que vous souhaiter de laisser travailler en vous, avec confiance et patience, cette grandiose solitude qui ne pourra plus être retranchée de votre vie ; qui dans tout ce que vous vivrez et ferez à l’avenir continuera d’agir, influence anonyme, silencieuse et déterminante, un peu comme le sang de nos ancêtres circule sans cesse en nous et se mêle au nôtre pour composer cet être unique et non répétable que nous sommes à chaque tournant de notre vie. Texte 4 : Yourcenar Alexis Folio page 103 … Ce don, si simple, de vous-même … il me semble que ce fut un don maternel. J’ai vu plus tard votre enfant se blottir contre vous, et j’ai pensé que tout homme, sans le savoir, cherche surtout dans la femme le souvenir du temps ou sa mère l’accueillait. du moins, cela est vrai, quand il s’agit de moi. Je me souviens, avec une infinie pitié, de vos efforts un peu inquiets pour me rassurer, me consoler, m’égayer peut-être ; et je crois presque avoir été moi-même votre premier enfant. Texte 5 : Stendhal Armance Garnier Flammarion page 192 Après avoir signé son testament en présence de tout l’équipage, Octave tomba dans une grande faiblesse et demanda les prières des agonisants, que quelques matelots italiens récitèrent auprès de lui. Il écrivit à Armance, et mit dans sa lettre celle qu’il avait eu le courage de lui écrire dans un café de Paris, et la lettre à son amie Méry de Tersan qu’il avait surprise dans la caisse de l’oranger. Jamais Octave n’avait été sous le charme de l’amour le plus tendre comme dans ce moment suprême. Excepté le genre de sa mort, il s’accorda le bonheur de tout dire à son Armance. Octave continua à languir pendant plus d’une semaine, chaque jour il se donnait le nouveau plaisir d’écrire à son amie. Il confia ses lettres à plusieurs matelots, qui lui promirent de les remettre eux-mêmes à son notaire à Marseille. Un mousse du haut de la vigie cria : Terre ! C’était le sol de la Grèce et les montagnes de la Morée que l’on apercevait à l’horizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapidité. Le nom de la Grèce réveilla le courage d’Octave : Je te salue, se dit-il, ô terre des héros ! Et à minuit, le 3 de mars, comme la lune se levait derrière le mont Kalos, un mélange d’opium et de digitale préparé par lui délivra doucement Octave de cette vie qui avait été pour lui si agitée. Au point du jour, on le trouva sans mouvement sur le pont, couché sur quelques cordages. Le sourire était sur ses lèvres, et sa rare beauté frappa jusqu’aux matelots chargés de l’ensevelir. Le genre de sa mort ne fut soupçonné en France que de la seule Armance. Peu après, le marquis de Malivert étant mort, Armance et madame de Malivert prirent le voile dans le même couvent. « Animula vagula, blandula, Hospes comesque corporis, Quae nunc abibis in loca Pallidula , rigida, nudula, Nec, ut soles, dabis jocos … » Hadrianus Imp. |
Raynal-Mony 31/03/17
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 10 Année 2016-2017 31 mars 2017 Kant : Théorie et pratique en morale J'admets bien volontiers qu'aucun homme ne peut avoir une conscience sûre d'avoir accompli son devoir d'une manière totalement désintéressée. […] Mais que l'homme doive accomplir son devoir d'une manière totalement désintéressée et qu'il lui faille séparer complètement même son aspiration au bonheur du concept de devoir pour posséder celui-ci en toute pureté, il en est très clairement conscient ; ou bien, s'il ne croit pas l'être, on peut exiger qu'il le soit, pour autant que c'est en son pouvoir : car c'est justement dans cette pureté que se trouve la vraie valeur de la moralité et l'homme doit par conséquent en être capable. Il se peut que l'homme n'ait jamais accompli son devoir, devoir qu'il reconnaît et révère, d'une manière totalement désintéressée (sans que d'autres mobiles ne s'y mêlent) ; il se peut même que nul n'y parvienne jamais malgré les plus grands efforts. Mais pour autant qu'il peut le percevoir en lui lors d'un examen minutieux de soi-même, non seulement il peut prendre conscience de l'absence des motifs qui y concourent, mais bien de sa propre abnégation à l'égard de maints d'entre eux qui s'opposent à l'idée du devoir, c'est-à-dire de la maxime à amener à cette pureté : cela, il le peut et l'observation de son devoir n'en demande pas plus. Au contraire, se faire une maxime de favoriser l'influence de tels motifs au prétexte que la nature humaine ne souffre pas une telle pureté (ce que pourtant on ne peut même pas affirmer avec certitude), c'est la mort de toute moralité. […] Non seulement le concept de devoir dans toute sa pureté est incomparablement plus simple, plus clair, plus naturel et plus compréhensible par quiconque en vue d'un usage pratique que tout motif tiré du bonheur ou confondu avec lui ou avec sa prise en considération (ce qui exige à chaque fois beaucoup d'art et réflexion), mais, même dans le jugement de la raison la plus commune des hommes, il est de loin plus puissant, plus impérieux et il promet davantage de succès que toutes les raisons déterminantes empruntées au précédent principe égoïste, à condition qu'on le rapporte à la raison et à la volonté des hommes en le séparant de ces raisons, voire en l'y opposant. Soit, par exemple, le cas suivant : quelqu'un détient un bien étranger qui lui a été confié (depositum), son propriétaire est mort et ses héritiers n'en savent rien et ne peuvent rien en savoir. Qu'on présente ce cas, même à un enfant de huit ou neuf ans ; qu'on ajoute que celui qui détient ce dépôt connaît (sans qu'il en soit responsable) un revers de fortune juste à ce moment […] Maintenant, qu'on demande si, dans ces conditions, on peut considérer comme permis de détourner ce dépôt à son profit personnel. Celui qui est interrogé, répondra sans doute aucun : non et, au lieu de donner des raisons, il dira simplement: on n'en a pas le droit, c'est-à-dire : cela contredit le devoir. Il n'y a rien de plus clair, mais ce n'est certainement pas parce que cette restitution favoriserait son bonheur personnel. […] La volonté qui adopte la maxime du bonheur hésite à se décider entre les motifs qu'elle doit suivre, car elle vise le succès et celui-ci est très incertain ; il faut avoir l'esprit clair pour se sortir de l'embarras des raisons pour et des raisons contre et si l'on ne veut pas se tromper en en faisant le compte global. En revanche, si on se demande ce qu'est ici le devoir, on n’est absolument pas embarrassé par la réponse à donner, on sait tout de suite ce qu'on a à faire. […] Aucune idée n'élève davantage l'esprit humain et ne l'anime davantage jusqu'à l'enthousiasme que justement l'idée d'une pure intention morale qui respecte le devoir au-dessus de tout, qui se débat avec les innombrables maux de la vie, voire avec ses tentations les plus séductrices et qui en est pourtant victorieuse (comme on admet à bon droit que l'homme en est capable). Le fait que l'homme soit conscient qu'il peut le faire parce qu'il le doit, ouvre en lui un abîme de dispositions divines qui lui font éprouver comme un frisson sacré face à la grandeur et à la sublimité de sa véritable destination. Et si l'homme était plus souvent rendu attentif et habitué à dépouiller la vertu de toute la richesse du butin des avantages que l'on peut obtenir en observant le devoir et à se la représenter dans toute sa pureté, sa moralité devrait s'améliorer aussitôt. […] (Mais) jusqu'à maintenant, on a adopté comme principe d'éducation et de prédication le fait de préférer l'aspiration au bonheur à ce que la raison définit comme sa condition suprême : à savoir le mérite d'être heureux. Car des préceptes concernant la manière dont on pourrait sinon être heureux, du moins se protéger des inconvénients, ne sont pas des commandements. Ils ne lient personne d'une manière absolue et chacun peut choisir, après en avoir été averti, ce qui lui semble bon, s'il accepte de supporter ce qui lui arrive. […] Or la nature et l'inclination ne peuvent pas donner de lois à la liberté. Il en va tout autrement de l'idée du devoir dont la transgression, même si on ne prend pas en considération les inconvénients qui peuvent en résulter pour soi, agit immédiatement sur l'esprit et rend l'homme condamnable et punissable à ses propres yeux. C'est donc ici une preuve évidente que, en morale, tout ce qui est juste en théorie, doit également valoir en pratique. KANT Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, I (1793) ; trad. Fr. Proust, GF-Flammarion, 1994, p. 56-62. Kant : Théorie et pratique en morale Théorie et pratique Un lien indissociable Des sources de conflits Débat avec Garve De simples malentendus Se rendre digne du bonheur Appel à la conscience morale [1] « On appelle théorie un ensemble de règles, même pratiques, dès lors qu'on peut les considérer comme des principes pourvus d'une certaine universalité et qu'on fait abstraction d'une quantité de conditions qui ont pourtant nécessairement de l'influence sur leur application. La pratique est la mise en œuvre d’une fin dont on peut considérer qu’elle observe certains principes de conduite qu’elle se représente comme universels […] Dans le domaine pratique, la valeur de la pratique repose entièrement sur sa conformité à la théorie qui la sous-tend. » (Théorie et pratique (1793) ; tr. Proust, GF, 1994 p. 45, 48) [2] « Si toute connaissance commence par l'expérience, il n’en résulte pas pour autant qu'elle dérive dans sa totalité de l'expérience. » (Critique de la raison pure (1781) ; trad. A. Renaut, GF, 2006, p. 93 [C1]) [3] « Personne ne peut se faire passer pour expérimenté dans une science tout en méprisant la théorie, sans se révéler ignorant dans sa discipline ; il croit pouvoir avancer plus loin que la théorie ne le lui permet, en tâtonnant dans les essais et les expériences sans rassembler certains principes (qui constituent la théorie) et sans avoir conçu son activité comme un tout (système). » (TP (1793) ; GF, 1994, p. 46) [4] « Le principe qui régit et détermine de part en part mon idéalisme est le suivant : Toute connaissance des choses qui provient uniquement de l'entendement pur ou de la raison pure est simple apparence, il n'est de vérité que dans l'expérience. » (Prolégomènes (1783) ; trad. Guillermit, Vrin, p. 158) « J’appelle idéalisme transcendantal de tous les phénomènes la position doctrinale selon laquelle nous les considérons, sans exception, comme de simples représentations, non comme des choses en soi, et conformément à laquelle espace et temps ne sont que des formes sensibles de notre intuition. » (C1 ; GF 376) [5] « La raison doit s’adresser à la nature en tenant d'une main ses principes, en vertu desquels seulement des phénomènes concordants peuvent avoir valeur de lois, et de l'autre main l'expérimentation qu'elle a conçue d'après ces principes. » (C1, Préface à la seconde édition (1787) ; trad. A. Renaut, GF 2006, p. 76) [6] « Il n'est rien dans le monde qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est une volonté bonne […] la volonté bonne apparaît comme la condition indispensable à ce qui nous rend dignes d'être heureux. […] Ce n'est pas ce que la volonté bonne effectue ou accomplit qui la rend bonne, ni son aptitude à atteindre quelque but qu'elle s'est proposé, mais c'est uniquement le vouloir ; autrement dit, c’est en soi que la volonté est bonne. » (FMM (1785) ; A. Renaut, GF, 1994, p. 59s) [7] « Mais cette distinction entre le principe du bonheur et celui de la moralité n'est pas pour autant une opposition entre les deux, et la raison pure pratique ne dit pas que l'on doive renoncer à toute prétention au bonheur, mais seulement que l'on ne doit pas du tout le prendre en considération, dès lors qu'il s'agit de devoir. » (Critique de la raison pratique (1788) ; trad. J.-P. Fussler, GF, 2003, p. 202 [C2]) [8] « Le stoïcien soutenait que la vertu est tout le souverain Bien et que le bonheur n'est que la conscience de la possession de la vertu. L'épicurien affirmait que le bonheur est tout le souverain bien et que la vertu n'est que la forme de la maxime recommandant de chercher le bonheur. » (C2 ; GF, p. 233s) |9] (a) « Il me faut d'abord être sûr de ne pas agir à l'encontre du devoir, alors seulement il m'est permis de me préoccuper d'être heureux. […] (b) Le bonheur renferme tout ce que la nature peut nous procurer (et rien de plus). Mais la vertu est ce que nul autre que l’homme lui-même peut se donner ou s’enlever. » (TP (1793) ; GF 1994 p. 55) [10] (a) « Agis d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. [...] On peut appeler la conscience de cette loi fondamentale un fait de la raison parce […] qu'elle s'impose à nous par elle-même comme proposition synthétique a priori, qui n’est fondée sur aucune intuition, ni pure, ni empirique, […] cette loi n’est pas un fait empirique, mais le fait unique de la raison pure qui se fait connaître par là comme originairement législatrice. (b) Corollaire : La raison pure seule est pratique par elle-même et donne (à l’homme) une loi universelle, que nous appelons loi morale. » (C2 (1788) ; GF, 2003, p. 126-128) |
Raynal-Mony 17/03/17
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 9 Année 2016-2017 17 mars 2017 Conjectures sur le commencement Remarque : La sortie de l'homme hors du paradis que la raison lui représente comme le premier séjour de son espèce, n'a été que le passage de l'état brut [Rohigkeit] d'une créature purement animale à l'humanité, des lisières où le tenait l'instinct à la direction qu'exerce la raison ; bref, de la tutelle de la nature à l'état de liberté. La question de savoir si l'homme a gagné ou perdu à ce changement ne se pose plus si l'on regarde la destination de son espèce qui consiste uniquement dans la progression vers la perfection, aussi infructueuses qu'aient pu être les premières tentatives pour parvenir à cette fin, alors même qu'elles constituent chez les membres de cette espèce une longue série. Toutefois cette marche qui, pour l'espèce, représente un progrès vers le mieux n'est pas précisément la même chose pour l'individu. Avant l'éveil de la raison, il n'y avait ni prescription ni interdiction, par conséquent encore aucune infraction ; mais lorsque la raison commença à exercer son action et, toute faible qu'elle était, à lutter avec l'animalité dans toute sa force, c'est alors que durent apparaître des maux et, ce qui est pire, au stade de la raison cultivée, des vices totalement étrangers à l'état d'ignorance et, par conséquent, d'innocence. Le premier pas hors de cet état fut donc du point de vue moral une chute ; du point de vue physique, les conséquences de cette chute furent l’apparition dans la vie d'une foule de maux jusque-là inconnus, donc une punition. L'histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l’œuvre de Dieu ; l'histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l’œuvre de l'homme. Pour l'individu, qui dans l'usage de la liberté ne songe qu'à lui-même, il y eut perte lors de ce changement ; pour la nature, qui avec l'homme poursuit son but en vue de l'espèce, ce fut un gain. L'individu est donc fondé à se tenir pour responsable de tous les maux [alle Übel] qu'il subit comme du mal [alles Böse] qu'il fait et, en même temps, en tant que membre du Tout (d'une espèce), à estimer et à admirer et la sagesse et la finalité de cette ordonnance. De cette façon, on peut également accorder entre elles et avec la raison les affirmations si souvent mal comprises et en apparence contradictoires, du célèbre J.-J. Rousseau. Dans ses ouvrages Sur l'influence des sciences et Sur l'inégalité des hommes, il montre très justement la contradiction inévitable entre la civilisation et la nature du genre humain en tant qu'espèce physique, où chaque individu doit atteindre pleinement sa destination ; mais dans son Émile, dans son Contrat social et d'autres écrits, il cherche à résoudre un problème encore plus difficile : celui de savoir comment la civilisation doit progresser pour développer les dispositions de l'humanité en tant qu'espèce morale, conformément à leur destination, de façon que l’une ne s'oppose plus à l’autre en tant qu'espèce naturelle. Conflit d'où naissent (étant donné que la culture selon les vrais principes d'une éducation de l'homme, et en même temps du citoyen, n'est peut-être pas encore vraiment commencée, ni a fortiori achevée) tous les maux véritables qui pèsent sur la vie humaine et tous les vices qui la déshonorent, cependant que les impulsions qui poussent à ces vices, et qu'on tient dès lors pour responsables, sont en elles-mêmes bonnes et, en tant que dispositions naturelles, adaptées à leurs propres fins ; mais le développement de la culture porte préjudice à ces dispositions, étant donné qu'elles étaient destinées au simple état de nature, de même qu'en retour ces dispositions portent préjudice à ce développement jusqu'à ce que l'art, ayant atteint la perfection, redevienne nature ; ce qui est la fin dernière de la destination morale de l'espèce humaine. […] - - - - - Remarque finale : L'homme qui pense éprouve un chagrin qui peut tourner à la perversion morale, et dont l'homme qui ne pense pas n'a aucune idée. Il est en effet mécontent de la Providence qui régit le cours de l'univers dans son ensemble, lorsqu'il fait l'inventaire des maux qui pèsent si lourdement sur l’espèce humaine, sans qu'il y ait, semble-t-il, l'espoir d'une amélioration. Or il est de la plus haute importance d'être satisfait de la Providence (même si elle nous a tracé dans notre monde terrestre une voie aussi pénible) pour, d'une part, garder courage au milieu des difficultés, et pour, d'autre part, ne pas perdre de vue, en la rejetant sur le destin, notre propre faute qui pourrait bien être la seule cause de tous ces maux, ni négliger le remède que constitue l'amélioration de soi-même. […] Tel est le résultat d'une tentative philosophique d'écrire l'histoire la plus ancienne de l'humanité : satisfaction à l'égard de la Providence et à l'égard du cours des affaires humaines considéré dans son ensemble, lequel ne part pas du Bien pour aller vers le Mal, mais se développe peu à peu vers le mieux, selon un progrès auquel chacun dans sa partie et dans la mesure de ses forces est lui-même par nature appelé à contribuer. KANT Conjectures sur le commencement de l'histoire humaine (1786) ; trad. L. Ferry et H. Wismann, Pléiade II, 510-513, 517, 520 ; trad. Piobetta, GF 153-157, 160s, 164 Conjectures sur le commencement De la nature vers la culture Kant et Rousseau Culture et nature Un passage difficile Le souci du penseur A qui la « faute » ? Entre théodicée et philosophie de l'histoire KANT ET ROUSSEAU [1] « Je suis par goût un chercheur. Je ressens pleinement la soif de savoir, le désir inquiet d'étendre mes connaissances, ou encore la joie devant tout progrès accompli. Il fut un temps où je croyais que tout cela pouvait constituer l'honneur de l'humanité, et je méprisais le peuple, qui ne sait rien. Rousseau m'a désabusé. Cette supériorité illusoire disparaît ; j'apprends à respecter les hommes, et je me trouverais bien plus inutile que le commun des travailleurs, si je ne croyais pas que cette considération peut donner à toutes les autres une valeur, à savoir instaurer les droits de l'humanité. » (Remarques se rapportant aux Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764) ; AK, XX, 58) [2] « Newton fut le premier à voir l'ordre et la régularité joints à la parfaite simplicité là où on ne trouvait avant lui que désordre et disparité ; depuis, les comètes suivent des trajectoires géométriques. Rousseau fut le premier à découvrir, sous la diversité des formes empruntées, la nature profondément cachée de l’homme et la loi secrète qui, selon ses observations, justifie la Providence. Auparavant, on tenait pour valables les objections d’Alphonse et de Manès. Après Newton et Rousseau, Dieu est justifié, et désormais la thèse de Pope est vraie. » (Remarques, (1764) ; AK, XX, 58) – cf. Rousseau : « Ôtez l'ouvrage de l'homme et tout est bien. » (Emile IV, Profession de foi du vicaire savoyard (1762) ; Pléiade IV, 587) [3] Rousseau : « Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses tout dégénère entre les mains de l'homme. » - (Rousseau, Émile I, 1ère phrase) ---- (cf. Kant, Conjectures (1786) : extrait, lignes 16-18) [4] « Rousseau procède de manière synthétique et part de l'homme naturel, je procède de façon analytique et pars de l'homme civilisé. » (Remarques, (1764) ; AK, XX, 14) [5] « Je mettrai en évidence la méthode d’après laquelle il faut étudier l’homme, non pas seulement celui qui a été dénaturé par la forme variable que lui imprime son état contingent […], mais la nature de l’homme, qui demeure toujours, et la place qui lui revient dans la création, afin que l’on sache quelle perfection lui revient à l’état de simplicité sauvage et quelle autre lui convient à l’état de simplicité cultivée. » (Kant, Annonce pour le semestre d’hiver 1765-1766 ; Pléiade I, p. 521) – (cf. Rousseau, Les Confessions 8 ; Pl. I.389 : « Insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux ne viennent que de vous. ») [6] « Trois écrits de Rousseau sont consacrés aux dommages qu'ont provoqués 1) le passage de notre espèce de la nature vers la culture, par l'affaiblissement de nos forces qu’il a entraîné ; 2) la civilisation par l'inégalité et l'oppression mutuelle ; 3) la prétendue moralisation, par une éducation contre nature et une déformation de la manière de penser. Ces trois écrits, qui représentèrent l'état de nature comme un état d'innocence (auquel le gardien du Paradis avec son épée de feu, nous interdit le retour) devaient uniquement servir de fil conducteur à son Contrat social, son Émile et son Vicaire savoyard en vue de découvrir le moyen de sortir du labyrinthe de maux dans lequel notre espèce s'est enfermée par sa propre faute. Rousseau n’entendait pas que l'homme dût retourner à l'état de nature, mais que, du stade où il se trouve désormais, il portât sur lui un regard rétrospectif. Il admettait que l'homme est bon par nature (telle qu'elle se transmet par hérédité), mais d'une façon négative, à savoir qu'il n'est pas méchant de lui-même et à dessein, mais qu'il est exposé au danger d'être contaminé et corrompu par des guides maladroits ou de mauvais exemples. » (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798) ; Pléiade III, 1137s ; GF p. 316 ; cf. R juge de Jean-Jacques, 3e Dialogue ; Pléiade I, p. 934s) [7] « Le tableau hypocondriaque (morose) que Rousseau propose de l’espèce humaine se risquant à sortir de l'état de nature, ne doit pas être pris pour une invitation à retourner à cet état dans les forêts, comme s’il s'agissait de sa pensée véritable ; en fait, il exprimait ainsi la difficulté que rencontre notre espèce pour s’engager dans la direction d’une approche continue de sa destination ; et l’on ne doit pas prendre sa réflexion à la légère ; l'expérience des temps anciens et modernes ne peut qu'embarrasser tout esprit qui réfléchit sur ces questions et le rendre dubitatif sur le point de savoir si la condition de notre espèce sera jamais meilleure. » (Kant, Anthropologie (1798) ; Pléiade III, 1137s ; GF p. 316) |
Maroy 15/03/17
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2016-2017 Textes du séminaire 9 Le 15 mars 2017 Texte 1 : Choderlos de Laclos : Les liaisons dangereuses (1782) Lettre XXII La présidente de Tourvel à Madame de Volanges Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l’a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que se soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu ! Enfin vous aimez tant à user d’indulgence, que c’est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement rigoureux. M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice de votre part, & voici sur quoi je le pense. Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l’idée vous en était venue ; idée que je m’accuse d’avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, & surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d’être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui * ; & c’est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au village de… une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d’avoir pu payer les impositions, s’était empressé non seulement d’acquitter sur le champ la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d’argent assez considérable. Mon domestique a été témoin de cette vertueuse action ; & il m’a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux & avec lui, avaient dit qu’un domestique qu’ils ont désigné, & que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n’est même plus seulement une compassion passagère, & que l’occasion détermine : c’est le projet formé de faire du bien ; c’est la sollicitude de la bienfaisance ; c’est la plus belle vertu des plus belles âmes ; mais, soit hasard ou projet, c’est toujours une action honnête & louable, & dont le seul récit m’a attendrie jusqu’aux larmes. J’ajouterai de plus, & toujours par justice, que lorsque je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s’en défendre, & a eu l’air d’y mettre si peu de valeur, lorsqu’il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite. A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour, s’il n’est que cela & se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? Quoi ! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu’une famille vertueuse reçut, de la main d’un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence ? & pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ? Non, j’aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles ; & je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l’ennemi de la vertu. M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons. Je m’arrête à cette idée qui me plaît. Si, d’une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l’autre, elle me rend de plus en plus précieuse l’amitié tendre qui m’unit à vous pour la vie. J’ai l’honneur d’être, Madame, etc. *Madame de Tourvel n’ose donc pas dire que c’était par son ordre Mme de Rosemonde & moi nous allons, dans l’instant, voir aussi l’honnête & malheureuse famille, & joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur ; c’est, je crois, tout ce qu’il nous a laissé à faire. De…, ce 20 août 17… Texte 2 Choderlos de Laclos : les liaisons dangereuses (1782) Lettre X De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont au château de… Me boudez-vous, vicomte ? ou bien êtes-vous mort ? ou, ce qui y ressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre présidente ? Cette femme, qui vous a rendu les illusions de la jeunesse, vous en rendra bientôt aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide & esclave ; autant vaudrait être amoureux. Vous renoncez à vos heureuses témérités. Vous voilà donc vous conduisant sans principes, & donnant tout au hasard, ou plutôt au caprice. Ne vous souvient-il plus que l’amour est, comme la médecine, seulement l’art d’aider à la nature ? Vous voyez que je vous bats avec vos armes : mais je n’en prendrai pas d’orgueil ; car c’est bien battre un homme à terre. Il faut qu’elle se donne, me dites-vous : eh ! sans doute, il le faut ; & aussi se donnera-t-elle comme les autres, avec cette différence que ce sera de mauvaise grâce. Mais, pour qu’elle finisse par se donner, le vrai moyen est de commencer par la prendre. Que cette ridicule distinction est bien un vrai déraisonnement de l’amour ! Je dis l’amour ; car vous êtes amoureux. Vous parler autrement, ce serait vous trahir ; ce serait vous cacher votre mal. Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues ; croyez-vous les avoir violées ? Mais quelque envie qu’on ait de se donner, quelque pressée que l’on en soit, encore faut-il un prétexte ; & y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne l’air de céder à la force. Pour moi, je l’avoue, une des choses qui me flattent le plus, est une attaque vive & bien faite, où tout se succède avec ordre, quoiqu’avec rapidité ; qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont au contraire nous aurions dû profiter ; qui sait garder l’air de la violence jusque dans les choses que nous accordons, & sait flatter avec adresse nos deux passions favorites, la gloire de la défense & le plaisir de la défaite. Je conviens que ce talent, plus rare qu’on ne croit, m’a toujours fait plaisir, même alors qu’il ne m’a pas séduite, & que quelquefois il m’est arrivé de me rendre, uniquement comme récompense. Telle dans nos anciens tournois, la beauté donnait le prix de la valeur & de l’adresse. Mais vous, vous qui n’êtes plus vous, vous vous conduisez comme si vous aviez peur de réussir. Depuis quand voyagez-vous à petites journées & par des chemins de traverse ? Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux de poste & la grande route ! Mais laissons ce sujet, qui me donne d’autant plus d’humeur qu’il me prive du plaisir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus souvent que vous ne faites & mettez-moi au courant de vos progrès. Savez-vous que voilà huit jours que cette ridicule aventure vous occupe, & que vous négligez tout le monde. |
Raynal-Mony 03/03/17
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 8 Année 2016-2017 3 mars2017 Kant et Herder Peu après la publication de l'Idée d'une histoire universelle (1784), K reçoit le premier volume des Idées pour une philosophie de l'histoire de l'humanité de son ancien étudiant Herder [H] (1744-1803). Lors de ses études de théologie et de philosophie (1762-64) H admirait Leibniz (pour sa monade active à partir de son propre fonds), Rousseau (pour la densité spirituelle de la sensibilité) et il fréquentait Hamann (qui lui fit connaître Shakespeare et Ossian). Féru de poésie, H rassemblait les chants des peuples de divers pays. [1] Ami de Goethe, supérieur de l’Église réformée de Weimar, il était devenu une célébrité littéraire (3), mais en philosophie il restait un dilettante. Dans les Idées (4 vol., 1784-1791), il sollicite tout le savoir de l’époque pour retracer la marche de Dieu dans l’histoire de la nature et de l’humanité, tandis que K exclut tout recours à Dieu dans l’histoire (8-10). Leur divergence de vues remonte à plus de dix ans, et porte sur la méthode à adopter en philosophie de l’histoire. H considère la théorie comme étrangère à l’écriture de l'histoire, K n’apprécie pas une philosophie qui verse dans la littérature. Les métaphores hardies, les images poétiques, les allusions mythologiques (35) rappellent trop la fougue de l’époque des « génies » (10-13). Certes, K reconnaît le courage (19) de l’homme d’Eglise qui ose penser par lui-même, mais il critique sa tournure d'esprit (2) et son éloquence poétique (30-35). H manque de méthode, ses concepts sont flous, ses réactions émotives et son style est chargé de fioritures qui encombrent la pensée (4-8). Or un auteur ne peut communiquer sa pensée et la faire partager que si elle est fondée en raison, sinon il ne peut que séduire [1]. K se défie de la séduction exercée par l’éloquence, il avait dû relire Rousseau plusieurs fois, pour de n'être plus gêné par la beauté du style, et afin de pouvoir dégager la structure rationnelle de la pensée rousseauiste. Mais H ne réussit pas l'épreuve. K lui suggère de retenir le flot de son éloquence (Reclam [R] p.60, 34) et lui rappelle les règles de la philosophie critique dont le premier souci est d'émonder, et non de proliférer avec exubérance (21-28). H fut outré par ce ton professoral. Cependant leur désaccord ne porte pas que sur l’écriture de l’histoire, il s’explique aussi par leur vision différente de la vocation des peuples et de la destination de l'homme. La vocation des peuples Froissé par le compte rendu de K, H lit avec dépit l’Idée d'une histoire universelle. Il en rejette la construction théorique, ainsi que l'idée d'un perfectionnement constant des liens civiques et politiques. Alors que K met l'accent sur les droits de l'homme, H insiste dans le tome II sur la vocation des peuples à être heureux. Le bonheur (Herder) Selon H, tout peuple en tant qu’individualité est voué au bonheur. En cela, il reste fidèle à l'eudémonisme des Lumières. Il situe le souverain bien, non pas dans l’accomplissement de toutes nos facultés, mais dans ce sentiment irremplaçable que Rousseau nommait le sentiment de l'existence. Tant de peuples vivent sans État et sont pourtant plus heureux que les nations dans leurs machines étatiques qui broient le bonheur des individus. Cette critique n'atteint pas K, car il n'attend pas du prince le bonheur mais la justice. H ne voit aucune nécessité juridique ni historique au politique ; l’Etat ne dépend que des circonstances, il naît de la guerre et s'agrandit par des conquêtes. H rejette le caractère artificiel des institutions et administrations qui étouffent la vie. Comparé aux organismes naturels que sont les familles et les peuples, l’État n’est qu’un mécanisme froid. Cette critique mécaniste vise surtout l’État prussien, militaire et bureaucratique, où soldats et fonctionnaires sont comme des rouages, qui font leur tâche routinière sans se soucier du sens de cette machinerie. H condamne l'aliénation politique exercée par un Régime qui réduit les individus à des pièces interchangeables et ne s’intéresse qu’à leur rapport fonctionnel avec l'appareil d’Etat. H est scandalisé par la phrase de K qui qualifie l’homme d’animal ayant besoin d'un maître (Idée, VI). H retourne la phrase : Celui qui a besoin d'un maître est une bête ; dès qu'il devient homme, il n'en a plus besoin. H relie le mot maître au despotisme, et soupçonne K de sympathiser avec l'autocratisme. K aurait mal jugé le rapport du maître à ses sujets. Les responsables de cet état de fait ne sont pas les sujets, mais les détenteurs du pouvoir qui maintiennent la servitude à leur profit. Seulement, l’indignation de H ne tient pas compte de la réalité de l’État en tant que puissance historique ; il ne reconnaît aucune vertu à un régime fort et autoritaire, pas même celle de protéger ses sujets. H rejette les grands États dans lesquels des milliers de sujets souffrent de la faim, pour que quelques privilégiés vivent dans l'abondance. Il s'emporte contre une noblesse qui exploite ses sujets sans se rendre utile à la société par l'exercice d'un métier, et il condamne l'oppression exercée par l'absolutisme princier. Mais son hostilité au pouvoir a pour source principale la religion, et non la politique. Même son exigence de bonheur est d’origine religieuse : les hommes sont libres et égaux, parce qu’ils sont enfants de Dieu ; créés à l'image de Dieu, ils accèdent à l'humanité en façonnant l'image divine qui est en eux. Les droits de l'homme (Kant) K ne nie pas que chacun ait droit à sa part de bonheur [2]. Mais le but de la vie n'est pas l'image idyllique que l'on s'en fait. Le bonheur dans la jouissance n'a que peu de valeur, comparé aux efforts mis en jeu pour l’atteindre [3]. Tout l’intérêt de l'histoire porte sur ce que les hommes font. Si la nature avait eu pour but le bonheur des hommes, elle ne les aurait pas dotés de raison, l'instinct y parvient beaucoup mieux. Certains trouvent leur bonheur dans la jouissance, mais agir ensemble pour améliorer les droits civiques et politiques est pour K d’une tout autre dignité. Nous ne sommes pas nés pour l'oisiveté, mais pour gagner l'estime de soi par notre activité. H dont la morale prolonge la biologie, semble oublier que la conscience historique se fonde sur le droit et la politique. Son assimilation des sociétés et des peuples à des organismes vivants ne lui fournit aucun critère pour distinguer un phénomène historique d'une production naturelle. Toute l'histoire de l’humanité est pour H une histoire naturelle de forces et d'instincts humains, selon le lieu et le temps. Pour K, tout ce qui a lieu n'appartient pas à l'histoire, mais seulement ce qui regarde les droits de l’homme. Les humains ne se libèrent de la brutalité naturelle qu'en instaurant une constitution civile juste, qui est entièrement leur œuvre. L'histoire est donc pour K un processus de culture, où les rapports juridiques et politiques jouent un rôle essentiel. L’enjeu de la polémique concerne à la fois le politique et l'objet de la philosophie de l’histoire. En politique, K part du droit naturel qui fonde le droit dans la nature humaine et l’Etat dans la réalisation d'un contrat. Pour H, l'homme vit par nature en société, l’État n’est donc pas un contrat entre individus. H récuse le droit naturel qui part des individus et il rejette la pensée mécaniste de l’Etat. Mais ses propos sont trop chargés d’émotion pour donner lieu à une compréhension rationnelle du pouvoir politique. Pour H, ce ne sont pas l’État ni les droits de l'homme qui constituent le sujet essentiel de l'histoire, mais les arts et les sciences, les métiers et le commerce, la diversité des peuples et la variété des cultures. En philosophie de l’histoire, deux conceptions s’opposent ici : l’une plus sensible au passé et à la singularité des époques et de chaque peuple, l’autre plus soucieuse de l’avenir et du destin de l’humanité. H s’enthousiasme, tel un rhapsode, pour certains peuples et certaines époques. Pour K, la philosophie de l’histoire est encore de la philosophie, et si elle doit être très avertie des questions historiques, elle ne doit pas empiéter sur l’histoire empirique proprement dite. La destination de l'homme Le point de vue téléologique Leurs vues divergent aussi sur la destination de l’homme. K observe que les individus ont une vie trop brève pour développer pleinement leurs dispositions naturelles, seule l’espèce y parvient. Mais alors, les efforts des générations antérieures semblent n’être entrepris qu’au profit des générations ultérieures [4]. Pour H, genre et espèce ne sont que des abstractions et n'ont pas plus de sens que minéralité ou métallité (GF 121) ; seuls les individus existent. Ici réapparaît la querelle des universaux. En accusant K de réalisme des idées, H révèle qu'il ignore la Critique de la raison pure. K a beau jeu de lui rappeler qu’en logique genre et espèce ne désignent que les signes permettant de grouper les individus, tandis qu’en histoire l'espèce est la suite des générations ; et si dans le concept logique les individus sont des exemplaires interchangeables, le concept historique désigne la totalité des générations s'étendant à l’infini (indéterminable) [5]. Le fond de la discorde concerne ici la téléologie. Pour H, aucun individu n'existe en vue de la postérité. Les peuples ont leur raison d’être en eux-mêmes, ils portent en eux le caractère divin de leur destination. Leur accomplissement dépend, non des générations antérieures, mais de l'harmonie intérieure que tout être vivant peut atteindre à la place qu'il occupe dans la Création. Toute perfection humaine, celle d’une nation, d’un siècle, est individuelle (Une autre philo., GF 73). Chaque peuple, chaque individu est une totalité concrète qui réalise sa propre perfection. Aucun autre ne peut atteindre son harmonie. Chacun s’accomplit selon sa mesure. H ne conçoit pas une finalité unique pour toutes les civilisations. Chacune s'épanouit en son temps et dans son lieu. L'humanité remplit sa destination dans chaque individualité harmonieuse, particulièrement chez les peuples qui parviennent à exprimer leur génie dans l’art, comme la Grèce homérique, les sagas nordiques ou la modernité shakespearienne. Si l'idée d'humanité a un sens, elle se concrétise dans la diversité des peuples. H admet un cycle d’évolution de chaque individualité, mais sans véritable vue d’ensemble. Une progression constante Pour K, c'est l'ensemble des humains qui œuvre au progrès de l’espèce. H s’en remet à l’effet d’une unique force formatrice qui progresse à travers tout le vivant et se poursuit dans l'au-delà. Il n’écarte pas, durant la création, une complexité croissante des formes du vivant. Mais lorsque les portes de la création se fermèrent, de nouvelles formes ne furent plus engendrées (I.V.6). Et il exclut la pensée dégradante que l’homme et le singe puissent avoir un ancêtre commun. De son côté, K juge audacieuse mais non absurde l’idée du passage d’un être organisé à un autre, même spécifiquement différent (generatio univova), mais il fait remarquer que l’expérience n’en fournit aucun exemple (C3, § 80 note). Partisan de l’épigenèse, K admet une évolution à l’intérieur de chaque espèce, mais ce que l’on nomme la continuité des espèces n’est nullement une preuve de leur parenté réelle (C3, § 80). Les ressemblances observées entre les espèces peuvent s’expliquer par le fait que leur si grande multiplicité les rapproche tant, qu'elles en viennent à se ressembler. Sinon, il faudrait imaginer : ou bien une parenté entre elles, une espèce étant issue d’une autre et toutes d’une espèce originelle unique, ou bien un unique sein maternel dont toutes seraient issues. Mais de telles suppositions semblent si inquiétantes à K que sa raison recule devant elles avec effroi [6]. Ce recul lui vient, confie-t-il à un ami, de l'horreur du vide éprouvée par la raison humaine, quand elle bute sur une idée où elle ne trouve plus rien d'intelligible. D’ailleurs, l’idée d’une échelle continue des systèmes organiques que H affirme en s’appuyant sur de simples analogies observées dans la nature, ne saurait convaincre K, car la raison ne peut rien tirer d’universel ni de nécessaire à partir de la seule expérience empirique forcément limitée [7]. Chez H, l'homme est le trait d’union entre deux mondes, naturel et surnaturel, ce qui expliquerait l’immortalité de l’âme. Or K a montré que l’immortalité de l’âme ne saurait être prouvée, mais seulement postulée pour des raisons d’ordre pratique. Les affirmations de H relèvent d’une métaphysique dogmatique issue de la théorie leibnizienne de l’échelle continue des créatures. Chez K, l'histoire ne traite pas de l'œuvre divine, mais des actions humaines. Elle commence par la percée de la raison et s’affirme dans la liberté du vouloir qui se fonde sur elle (Idée, III). La finalité de l’histoire est l'idée que les hommes s’efforcent de réaliser en préparant les générations futures à mieux agir ensemble. Cette pure Idée de la raison n’a qu’une valeur pratique, comme principe régulateur de sa réalisation. C'est par l’idée de finalité que l'histoire atteint, chez K, son unité systématique. Mais celle-ci est trop loin de l’expérience pour que l’observation puisse la rejoindre. Le mathématicien parlerait d'un mouvement asymptotique. L’Idée kantienne désigne une perfection située à l'infini et vers laquelle l’espèce doit tendre, comme l'asymptote s’approche indéfiniment de l'hyperbole sans jamais l'atteindre dans le fini [cf. 5]. Mais ce qui reste inatteignable en tant qu'Idée, trouve au niveau des phénomènes sa forme de réalisation dans une progression constante qui peut être entravée, perturbée, mais jamais définitivement brisée [8]. Le plein épanouissement de la raison n'est concevable que si elle est immortelle. K postule donc l'immortalité de l'espèce douée de raison [cf. 4], alors qu'il admet que des époques naturelles ont existé avant la présence des humains sur terre (R.41 ; R.194). L’espèce humaine, en tant qu'espèce naturelle, peut être mortelle, mais l’individu doit agir comme si la raison en lui était immortelle. L'immortalité ne constitue pas la structure de l'espèce, mais le principe régulateur de son action. L'Idée vise une perfection vers laquelle l'espèce humaine tend indéfiniment. Cette idée de progression constante est ce vers quoi chaque génération doit tendre, pour que les efforts des générations antérieures et futures gardent un sens. Un tel devoir reste une énigme, mais pour K une chose est certaine : L'homme est destiné par sa raison à se rendre digne de l'humanité de manière agissante [9]. L’histoire humaine est donc bien l’histoire des actions humaines. Deux points de vue complémentaires Si, pour H, l’histoire constitue la grande œuvre de Dieu (Une autre philo., GF 148), K rejette toute intrusion de la théologie dans l’écriture de l'histoire. Libre à H de choisir sa route, K attend son retour au domicile de la raison (51-54) ; et comme il n'est pas homme à poursuivre des polémiques inutiles, il ne s’intéressera plus à ce qui deviendra l’œuvre maîtresse de H. Dommage, car les deux derniers volumes contiennent les pensées les plus fécondes de H. Mais leurs esprits divergent trop pour permettre un dialogue fructueux entre eux. Chez K, les effets du climat et du mode de vie, l’influence du milieu et de l’époque font partie de l'anthropologie ; ils expliquent les événements à partir des conditions naturelles qui les ont déterminés. Mais l’histoire humaine est, pour lui, l’histoire de ce que les hommes font de leur liberté pour améliorer la société civile et la vie politique, en s’efforçant de mettre en place des institutions garantissant les droits de l'homme. De son côté, H se plonge avec empathie dans des cultures jusque-là négligées, dont il fait revivre l’originalité de l'intérieur. Si l'Idée de K présente une rigueur logique incontestable, il est indéniable que l’ouverture de H à des peuples menacés d’oubli a élargi l’horizon historique des contemporains cultivés. Alors que K forge les principes qui permettent d’apprécier ce que les peuples et leurs institutions ont apporté sur le plan cosmopolitique (Idée, IX), H se réjouit de leur infinie variété et enrichit l'histoire de l'anthropologie sociale et culturelle. Au XIX° siècle, les penseurs de l’histoire et surtout les romantiques seront beaucoup plus séduits par les suggestions de H que par les réflexions de K. Pourtant, même si leurs formes d’esprit ont pu paraître incompatibles, rien n’empêche de penser que leurs points de vue sur l’histoire peuvent se compléter. [1] Kant, Opuscules sur l’histoire, trad. Piobetta, intr. P. Raynaud, GF 1990. - A. Philonenko, Théorie kantienne de l'histoire ; Vrin, 1986. - P. Pénisson, Herder, la raison dans les peuples, Cerf, 1992. |
Maroy 01/02/17
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2016-2017 Textes du séminaire 7 Le 1 février 2017 Texte 1 : Balzac : Lettres à Madame Hanska lettre 137 juin 1838 Je veux terminer ma jeunesse par toute ma jeunesse, par une œuvre en dehors de toutes mes œuvres, par un livre à part qui reste entre toutes les mains, sur toutes les tables, ardent et innocent, avec une faute pour qu’il y ait un retour violent, mondain et religieux, plein de consolation, plein de larmes et de plaisirs ; et je veux que ce livre soit sans nom, comme L’imitation (de Jésus-Christ). Je voudrais pouvoir l’écrire ici, mais il faut revenir en France, à Paris, rentrer dans ma boutique de vendeur de phrases, et je ne pourrai que le crayonner. Texte 2 : Balzac : Mémoires de deux jeunes mariées lettre 1 Depuis bientôt quinze jours, j’ai tant de folles paroles rentrées, tant de méditations enterrées au cœur, tant d’observations à communiquer et de récits à faire qui ne peuvent être faits qu’à toi, que sans le pis-aller des confidences écrites substituées à nos chères causeries, j’étoufferais. Combien la vie du cœur nous est nécessaire ! Je commence mon journal ce matin en imaginant que le tien est commencé, que dans peu de jours je vivrai au fond de ta belle vallée de Gemenos dont je ne sais que ce que tu m’en as dit, comme tu vas vivre dans Paris dont tu ne connais que ce que nous en rêvions. Or donc, ma belle enfant, par une matinée qui demeurera marquée d’un signet rose dans le livre de ma vie, il est arrivé de Paris une demoiselle de compagnie et Philippe, le dernier valet de chambre de ma grand’mère, envoyés pour m’emmener. Quand, après m’avoir fait venir dans sa chambre, ma tante m’a eu dit cette nouvelle, la joie m’a coupé la parole, je la regardais d’un air hébété. « Mon enfant, m’a-t-elle dit de sa voix gutturale, tu me quittes sans regret, je le vois ; mais cet adieu n’est pas le dernier, nous nous reverrons : Dieu t’a marquée au front du signe des élus, tu as l’orgueil qui mène également au ciel et à l’enfer, mais tu as trop de noblesse pour descendre ! Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même : la passion ne sera pas chez toi ce qu’elle est chez les femmes ordinaires. » Elle m’a doucement attirée sur elle et baisée au front en m’y mettant ce feu qui la dévore, qui a noirci l’azur de ses yeux, attendri ses paupières, ridé ses tempes dorées et jauni son beau visage. Elle m’a donné la peau de poule. Avant de répondre, je lui ai baisé les mains. — « Chère tante, ai-je dit, si vos adorables bontés ne m’ont pas fait trouver votre Paraclet salubre au corps et doux au cœur, je dois verser tant de larmes pour y revenir, que vous ne sauriez souhaiter mon retour. Je ne veux retourner ici que trahie par mon Louis XIV, et si j’en attrape un, il n’y a que la mort pour me l’arracher ! Je ne craindrai point les Montespan. — Allez, folle, dit-elle en souriant, ne laissez point ces idées vaines ici, emportez-les ; et sachez que vous êtes plus Montespan que La Vallière. » Je l’ai embrassée. La pauvre femme n’a pu s’empêcher de me conduire à la voiture, où ses yeux se sont tour à tour fixés sur les armoiries paternelles et sur moi. Texte 3 : Balzac : Mémoires de deux jeunes mariées Lettre 10 Lundi Ma chère, mon Espagnol est d’une admirable mélancolie : il y a chez lui je ne sais quoi de calme, d’austère, de digne, de profond qui m’intéresse au dernier point. Cette solennité constante et le silence qui couvre cet homme ont quelque chose de provoquant pour l’âme. Il est muet et superbe comme un roi déchu. Nous nous occupons de lui, Griffith et moi, comme d’une énigme. Quelle bizarrerie ! un maître de langues obtient sur mon attention le triomphe qu’aucun homme n’a remporté, moi qui maintenant ai passé en revue tous les fils de famille, tous les attachés d’ambassade et les ambassadeurs, les généraux et les sous-lieutenants, les pairs de France, leurs fils et leurs neveux, la cour et la ville. La froideur de cet homme est irritante. Le plus profond orgueil remplit le désert qu’il essaie de mettre et qu’il met entre nous ; enfin, il s’enveloppe d’obscurité. C’est lui qui a de la coquetterie, et c’est moi qui ai de la hardiesse. Cette étrangeté m’amuse d’autant plus que tout cela est sans conséquence. Qu’est-ce qu’un homme, un Espagnol et un maître de langues ? Je ne me sens pas le moindre respect pour quelque homme que ce soit, fût-ce un roi. Je trouve que nous valons mieux que tous les hommes, même les plus justement illustres. Oh ! comme j’aurais dominé Napoléon ! comme je lui aurais fait sentir, s’il m’eût aimée, qu’il était à ma discrétion ! Texte 4 : Balzac Mémoires de deux jeunes mariées Lettre XV Mars. Ah ! mon ange, le mariage rend philosophe ?… Ta chère figure devait être jaune alors que tu m’écrivais ces terribles pensées sur la vie humaine et sur nos devoirs. Crois-tu donc que tu me convertiras au mariage par ce programme de travaux souterrains ? Hélas ! voilà donc où t’ont fait parvenir nos trop savantes rêveries ? Nous sommes sorties de Blois parées de toute notre innocence et armées des pointes aiguës de la réflexion : les dards de cette expérience purement morale des choses se sont tournés contre toi ! Si je ne te connaissais pas pour la plus pure et la plus angélique créature du monde, je te dirais que tes calculs sentent la dépravation. Comment, ma chère, dans l’intérêt de ta vie à la campagne, tu mets tes plaisirs en coupes réglées, tu traites l’amour comme tu traiteras tes bois ! Oh ! j’aime mieux périr dans la violence des tourbillons de mon cœur, que de vivre dans la sécheresse de ta sage arithmétique. Tu étais comme moi la jeune fille la plus instruite, parce que nous avions beaucoup réfléchi sur peu de choses ; mais, mon enfant, la philosophie sans l’amour, ou sous un faux amour, est la plus horrible des hypocrisies conjugales. Je ne sais pas si, de temps en temps, le plus grand imbécile de la terre n’apercevrait pas le hibou de la sagesse tapi dans ton tas de roses, découverte peu récréative qui peut faire enfuir la passion la mieux allumée. Tu te fais le destin, au lieu d’être son jouet. Nous tournons toutes les deux bien singulièrement : beaucoup de philosophie et peu d’amour, voilà ton régime ; beaucoup d’amour et peu de philosophie, voilà le mien. La Julie de Jean-Jacques, que je croyais un professeur, n’est qu’un étudiant auprès de toi. Vertu de femme ! as-tu toisé la vie ? Hélas ! je me moque de toi, peut-être as-tu raison. Tu as immolé ta jeunesse en un jour, et tu t’es faite avare avant le temps. Ton Louis sera sans doute heureux. S’il t’aime, et je n’en doute pas, il ne s’apercevra jamais que tu te conduis dans l’intérêt de ta famille comme les courtisanes se conduisent dans l’intérêt de leur fortune ; et certes elles rendent les hommes heureux, à en croire les folles dissipations dont elles sont l’objet. Un mari clairvoyant resterait sans doute passionné pour toi ; mais ne finirait-il point par se dispenser de reconnaissance pour une femme qui fait de la fausseté une sorte de corset moral aussi nécessaire à sa vie que l’autre l’est au corps ? Mais, chère, l’amour est à mes yeux le principe de toutes les vertus rapportées à une image de la divinité ! L’amour, comme tous les principes, ne se calcule pas, il est l’infini de notre âme. N’as-tu pas voulu te justifier à toi-même l’affreuse position d’une fille mariée à un homme qu’elle ne peut qu’estimer ? Le devoir, voilà ta règle et ta mesure ; mais agir par nécessité, n’est-ce pas la morale d’une société d’athées ? Agir par amour et par sentiment, n’est-ce pas la loi secrète des femmes ? Tu t’es faite homme, et ton Louis va se trouver la femme ! Ô chère, ta lettre m’a plongée en des méditations infinies. J’ai vu que le couvent ne remplace jamais une mère pour des filles. Je t’en supplie, mon noble ange aux yeux noirs, si pure et si fière, si grave et si élégante, pense à ces premiers cris que ta lettre m’arrache ! Je me suis consolée en songeant qu’au moment où je me lamentais, l’amour renversait sans doute les échafaudages de la raison. Je ferai peut-être pis sans raisonner, sans calculer : la passion est un élément qui doit avoir une logique aussi cruelle que la tienne. Texte 5 : Balzac mémoires de deux jeunes mariées Lettre XVIII Chaque vie humaine offre dans son tissu les combinaisons les plus irrégulières ; mais, vues d’une certaine hauteur, toutes paraissent semblables. Si je voulais voir Louis malheureux et faire fleurir une séparation de corps, je n’aurais qu’à me mettre à sa laisse. Je n’ai pas eu comme toi le bonheur de rencontrer un être supérieur, mais peut-être aurai-je le plaisir de le rendre supérieur, et je te donne rendez-vous dans cinq ans à Paris. Tu y seras prise toi-même, et tu me diras que je me suis trompée, que monsieur de l’Estorade était nativement remarquable. Quant à ces belles amours, à ces émotions que je n’éprouve que par toi ; quant à ces stations nocturnes sur le balcon, à la lueur des étoiles ; quant à ces adorations excessives, à ces divinisations de nous, j’ai su qu’il y fallait renoncer. Ton épanouissement dans la vie rayonne à ton gré ; le mien est circonscrit, il a l’enceinte de la Crampade, et tu me reproches les précautions que demande un fragile, un secret, un pauvre bonheur pour devenir durable, riche et mystérieux ! Je croyais avoir trouvé les grâces d’une maîtresse dans mon état de femme, et tu m’as presque fait rougir de moi-même. Entre nous deux, qui a tort, qui a raison ? Peut-être avons-nous également tort et raison toutes deux. Texte 6 : : Balzac Mémoires de deux jeunes mariées Lettre 51 En relisant ton avant dernière lettre j’ai trouvé quelques mots aigres sur notre situation politique. Tu nous as raillés d’avoir gardé la place de présidant de chambre à la cour des comptes, que nous tenions, ainsi que le titre de comte, de la faveur de Charles X ; mais est-ce avec quarante mille livres de rentes, dont trente appartiennent à un majorat, que je pouvais convenablement établir Athénaïs et ce pauvre petit mendiant de René ? Ne devions nous pas vivre de notre place , et accumuler sur place, et accumuler sagement les revenus de nos terres ? En vingt ans nous aurons amassé environ six cent mille francs, qui serviront à doter et ma fille et René, que je destine à la marine. Mon petit pauvre aura dix mille livres de rentes et peut être pourrons nous lui laisser en argent une somme qui rende sa part égale à celle de sa sœur. Quand il sera capitaine de vaisseau, mon mendiant se mariera richement, et tiendra dans le monde un rang égal à celui de son aîné. Ces sages calculs ont déterminé dans notre intérieur l’acceptation du nouvel ordre des choses. Naturellement, la nouvelle dynastie a nommé Louis pair de France et grand-officié de la Légion d’honneur. Du miment ou l’Estorade prêtait serment, il ne devait rien faire à moitié ; des lors il a rendu de grands services dans la Chambre. Le voici maintenant arrivé à une situation ou restera tranquillement jusqu’à la fin de ses jours. Il a de la dextérité dans les affaires ; il est plus parleur agréable qu’orateur, mais cela suffit à ce que nous demandons à la politique. Sa finesse, ses connaissances soit en gouvernement soit en administration sont appréciées, et tous les partis le considèrent comme un homme indispensable. Je puis te dire qu’on lui a dernièrement offert une ambassade, mais je la lui ai fait refuser. L’éducation d’Armand, qui maintenant a treize ans, me retiennent à Paris, et j’y veux demeurer jusqu’à ce que mon petit René ait fini la sienne , qui commence. Texte 7 : George Sand Histoire de ma vie Page 181/182 !a pléiade Cette année 1833 ouvrit pour moi la série des chagrins réels et profonds que je croyais avoir épuisée et qui ne faisait que de commencer. J’avais voulu être artiste, je l’étais enfin. Je m’imaginai être arrivée au but poursuivi depuis longtemps, à l’indépendance extérieure et à la possession de ma propre existence : je venais de river à mon pied une chaine que je n’avais pas prévue.
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Raynal-Mony 06/01/17
Forum Universitaire Gérard Raynal Mony Séminaire 5 Année 2016-2017 Le 6 janvier 2017 Kant : Vers une constitution civile juste Les thèses précédentes ont placé les humains devant le devoir éthique de fonder la société dans laquelle ils pourront développer complètement les germes de la nature (25). De cette tâche se déduit la pensée politique de K que la 5e proposition résume ainsi : Il s’agit d’édifier une société où, sous des lois extérieures, la liberté se trouvera liée au plus haut degré possible à un pouvoir irrésistible (10s). Liberté, droit et pouvoir sont les trois composantes essentielles d'une constitution civile parfaitement juste (12), qui accorde les buts de la raison avec le mécanisme de la nature. En tant qu’idée de la raison, la société civile se fonde sur des principes a priori. Elle est nécessaire pour que l'espèce humaine ne se détruise pas elle-même, et elle doit administrer le droit de façon universelle (3) pour que tous puissent l’adopter. Mais la tâche est d’une telle difficulté que la nature n’oblige les humains qu’à s’en approcher (43). Son moyen est l’antagonisme des individus dans la société qui oblige chacun à se discipliner pour que tous puissent développer leurs dispositions naturelles. Les principes Liberté et loi pratique K fonde la société sur le principe de liberté, à laquelle tout être humain a droit ; sans elle, il perdrait son humanité et n'aurait plus aucun droit. C’est du concept de liberté dans les rapports extérieurs des hommes entre eux que provient le concept d'un droit extérieur (TP II (1793) ; GF 64). Tout droit part de l'autonomie du vouloir d’un être raisonnable. Mais l'homme n'est pas qu'un être de raison, c’est aussi une créature sensible, sujette à des impulsions subjectives et soumise à des influences contingentes. Dans sa dualité de créature naturelle douée de raison, il ne connaît l'idée de liberté que comme devoir : le devoir de ne déterminer sa volonté que par des principes rationnels. Est libre, la volonté qui peut instaurer pour elle-même une loi rationnelle à laquelle chacun peut consentir. C'est par l'efficacité de la raison pratique sur l’arbitre [5], en dépit des penchants rebelles et des obstacles extérieurs, que nous prenons conscience de la liberté. L'idée de liberté nous est révélée par la loi. A l'inverse, la liberté est la condition de possibilité de la loi morale : liberté et loi pratique renvoient l'une à l'autre [1]. Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont une seule et même chose (FMM III (1785) ; GF 132). K l’a exprimé sous forme d'un impératif catégorique. Est libre celui qui agit par devoir, donc par pur respect de la loi. L’autorité du droit En politique cela requiert une constitution civile administrant le droit de façon universelle (3). Une constitution est de fait toujours contingente, mais a priori nécessaire en tant que devoir. Un ordre juridique est exigé par la raison pour garantir à chacun sa liberté par des lois. K reconnaît toute limitation de la liberté procédant d’un principe du droit. Le droit limite la liberté de chacun pour qu’elle soit compatible avec la liberté des autres (6s). Ce droit de limiter la liberté ne vient ni d’une finalité extérieure, ni de la nature contradictoire de l'homme. L'expérience ne peut enseigner ce qu'est le droit (TP II ; GF 84). Pour déterminer ce qu’est le droit, K doit faire abstraction des désirs subjectifs de chacun et des conditions empiriques des hommes entre eux. L’ordre juridique doit être réglé par la raison. Seule la raison pure dans son usage pratique est source du droit. Elle indique a priori le chemin qui conduit d’une liberté brutale à la liberté légale. Ce passage de l’état naturel à un ordre juridique constitue le processus historique de la culture qui fait le lien entre la raison spéculative et la raison pratique. K élève la raison sur le trône de la puissance législative suprême (PP (1795) ; PUL 62). Pour être universelles et nécessaires, les lois doivent être fondées a priori en raison. Le droit ne tient sa valeur et son autorité que de la raison, et non pas d’un pouvoir coercitif. Un pouvoir fort Cependant, il faut un Etat fort parce que les hommes ne sont pas que des êtres de raison, même en société ils se comportent encore comme des créatures naturelles. Le droit ne s'impose à eux que sous la contrainte de lois extérieures : dans une constitution civile juste, la liberté doit être liée à un pouvoir irrésistible (11s). Les lois doivent être protégées par un pouvoir fort. De fait, le caractère sauvage de l'homme naturel ne peut être discipliné ou du moins atténué que par la force. Seul un pouvoir fort peut contraindre même des esprits rebelles à respecter la loi. Car l’État ne requiert que l'obéissance extérieure à la loi, que ce soit par crainte de la force publique ou par intérêt bien compris. Tous les citoyens doivent respecter la légalité, quelle que soit leur moralité. Les lois sont coercitives afin que tous obéissent au mécanisme de la constitution civile juste, de même que tous les corps obéissent au mécanisme des lois naturelles (14-23). Il ne s’agit pas pour autant d’exiger une obéissance servile, mais seulement de contraindre les volontés obstinées. Dans tous les cas, les lois doivent être accompagnées, au plus haut degré possible (11), de l'esprit de liberté (TP II ; GF 83). Pour que tout citoyen loyal puisse agir en accord avec sa conscience, chacun doit pouvoir se convaincre que la contrainte exercée par l’État est conforme au droit. L’Idée de République La constitution civile est le rapport d'hommes libres pourtant soumis à des lois contraignantes (TP II ; GF 64), afin que la volonté de chacun se rattache à un principe commun. Est juste, la constitution dans laquelle l’État fort garantit les lois capables de susciter l’adhésion qualifiée de toutes les personnes concernées. Trois choses y participent : la liberté, la loi et le pouvoir qui garantit la loi contre l'abus de liberté. Ces trois concepts procèdent de l’Idée de République qui sert de principe régulateur pour fonder un Etat d’après les exigences de la raison [2]. Le Projet de paix perpétuelle précisera que la constitution civile doit être républicaine (PP (1795) ; GF 84). L’Idée de République est, pour K, l’horizon vers lequel doit tendre tout ordre juridique et politique. Elle présuppose qu’une volonté unifiée du peuple est possible (DD, § 46 (1797) ; GF 128). C’est la condition nécessaire pour que naisse la chose publique (res publica), qui seule mérite le nom de véritable constitution civile (Anthrop. (1798) ; GF 322). Dans la réalité politique, K entend par République la séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, ainsi qu’un système représentatif. La République n'est pas une fin en soi, mais l'unique situation dans laquelle toutes les dispositions originaires de l'espèce peuvent être développées (Idée, prop. 8). La nature n’a pas d’autre moyen pour réaliser ses autres desseins, que de résoudre d’abord complètement ce problème (13s). La solution du problème politique conditionne le progrès de la culture. L'idée de la plus grande liberté possible sous des lois contraignantes n'est pas le rêve d'un penseur oisif, mais un fil directeur de l’humanité pour progresser de façon continue dans son effort de culture. K assimile la constitution juridique parfaite à la chose en soi (DD Conclusion (1797) ; GF 205). La chose en soi n’est donc pour lui ni une substance comme chez Spinoza, ni un principe déterminant de l'histoire comme chez Hegel, mais un principe régulateur de la politique, comme pour Platon [3]. Cette Idée s’accorde avec ce que nous appelons les droits de l'homme qui sont, en tant qu’idéal républicain, intemporels et ont une valeur normative. Cet idéal sert à éclairer la politique constitutionnelle, sans jamais pouvoir se réaliser parfaitement en elle. Il est l’horizon politique de l’instauration d’une constitution civile juste. La nature contraint l'homme à instituer un Etat de droit. Nature et droit vont donc ensemble, le droit étant l'issue de la détresse que les hommes s'infligent les uns aux autres (16s). Par ce mécanisme, qui laisse les peuples s’épuiser les uns contre les autres, la nature vient au-devant de la raison pratique, comme si elle voulait irrésistiblement que le droit finisse par l'emporter (PP (1795) ; PUL, 71). La difficulté du problème Le penchant au mal Au fond, la difficulté du problème vient du penchant au mal que K observe même chez le meilleur des hommes [5]. Ce penchant consiste à s'écarter de la loi dont on reconnaît pourtant la nécessité. Il existe un mauvais principe en l'homme qui le porte à abuser de sa liberté à l'égard de ses semblables (30). Par exemple, il est tenté d'utiliser à son profit, par ruse ou par violence, le labeur des autres (Anthr. ; GF 321). Ce penchant au mal est qualifié de naturel, parce qu'il ne peut être extirpé de la nature humaine. Mais K ne suppose pas en l’homme une malignité foncière, car une volonté qui voudrait le mal pour le mal ferait de l'homme un être diabolique. K observe au contraire que le penchant au mal ne détruit pas en nous le respect de la loi. L'homme souhaite, en tant que créature raisonnable, une loi qui limite la liberté de tous, même si son inclination animale et égoïste l’incite à s'en excepter dès qu'il le peut (31s). Il reconnaît la valeur objective de la loi et ne la respecte pas pour des causes subjectives. Il sait pourtant que la maxime de son action ne peut devenir une règle universelle, sans se détruire elle-même. Car il a admis dans sa maxime d’action la prépondérance des impulsions sensibles sur le motif de la loi (Rel. I § 4, 42). Le mal ne prend pas son origine dans les sens, mais dans un renversement des motifs que l’homme accueille en ses maximes. Le mal est radical parce qu’il corrompt le fondement des maximes et fait passer l’amour de soi avant la loi morale. Si les lois procèdent de la volonté raisonnable, les maximes procèdent de l’arbitre de chacun (MM, Intr. IV (1797) ; GF 178). Le mal peut être imputé à l’individu, puisque c'est de son propre arbitre [5] qu'il ne respecte pas la loi dont il ne conteste pas le caractère obligatoire. La nécessité d'un maître De là vient la nécessité du maître, ce qui fait dire à K : l'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, a besoin d'un maître (29s). Il a besoin d'un maître pour briser cette volonté particulière qui cherche à s'imposer aux autres. Il ne s'agit pas de briser la volonté elle-même, mais uniquement l'obstination égoïste de l'individu qui s’oppose à une volonté universellement valable (33s). Il s'agit encore moins de soumettre le citoyen à une autre volonté particulière ; ce serait le despotisme que K condamne absolument. La dignité de la personne requiert une constitution dans laquelle chacun puisse être libre (34). Le but recherché par des lois contraignantes est un Etat dans lequel ce ne sont pas les hommes, mais les lois qui règnent. Comment amener les hommes à transformer leur liberté sauvage en liberté légale ? Cela ne peut se faire sans contrainte ; les humains ont un penchant si fort pour une liberté sans entrave qu'ils ne se rangent à la raison qu’après s’être heurtés à une volonté unifiée plus forte qu’eux. Ils commencent par refuser obéissance à toute loi qui n'est pas accompagnée de la force. Il faut des lois contraignantes, car la contrainte est nécessaire (Education (1803) ; Vrin 118), mais des lois auxquelles les personnes loyales puissent obéir d’elles-mêmes. Ici le maître n’est pas celui de la dialectique hégélienne du maître et du serviteur, mais plutôt le pédagogue qui châtie bien parce qu’il aime bien. Les cours sur l’éducation ramènent le problème à la difficulté suivante : Comment cultiver la liberté dans la contrainte ? (ibid.) La question se concentre d'abord sur la figure du souverain, car le maintien de la constitution nécessite un artisan et un gardien. Mais où trouver un maître qui respecte spontanément le droit (34-41) ? Comme chef d’État, il faudrait un pur être de raison. Mais comme homme, il aura lui aussi besoin d'un maître : L'homme est fait d'un bois si courbe qu'on ne peut rien y tailler de tout à fait droit (42). Or le souverain a pour tâche d'administrer les droits de l'homme, le bien le plus sacré au monde [4]. Le roi doit-il, comme le pensait Platon, être lui-même philosophe ? K n'a pas repris la conception du philosophe roi. Par contre, il demande aux chefs d’État de consulter les maximes des philosophes. Car ce ne sont pas les philosophes, mais la philosophie qui doit régner. Et cela ne se produit que si ses maximes sont partagées par les peuples. Ce ne sont ni des demi-dieux, ni des législateurs isolés qui donnent forme au monde juridique et politique, mais un long et difficile processus auquel participe l’ensemble de la société. Le mal radical La constitution civile doit pouvoir amener même un peuple de démons à un comportement légal. Sa solution parfaite est impossible (42), à cause du mal radical (Religion, I (1793) ; Vrin 83). Là se situe la limite des institutions politiques. Elles sont toujours menacées par les penchants égoïstes des individus, en sorte que l'espèce risque constamment de retomber dans la brutalité primitive (Conjectures (1786) ; GF 156 note). Le mal est pour K une grandeur négative, et non une simple absence de bien (Leibniz). Ce jugement marque la rupture entre K et l'optimisme des Lumières. Herder le premier s'est insurgé contre ce méchant principe qui fait de l'homme un animal ayant besoin d'un maître. Goethe n'a jamais pu se familiariser avec cette idée. Même Schiller, le plus kantien d'entre eux, s'est dit révolté. Tous ont pris l’apparent pessimisme anthropologique de K pour une concession à la religion. Or K n’a jamais pensé le mal comme une atteinte à l'autorité d'un législateur divin. Il tient la doctrine du péché originel pour la plus inadéquate façon de se représenter la propagation du mal moral (ibid.). Malgré la métaphore végétale du bois courbe, K a rejeté tout déterminisme biologique dans le domaine du droit et de la moralité. Le mal moral n’est pas un héritage biologique de nos premiers parents, il a pour origine la personnalité de chacun. Par son aptitude à exister comme un être moral, l'individu est lui-même responsable du mal. Le mal peut donc lui être imputé [5]. Mais le mal n’est, pour K, qu’un penchant greffé sur la nature humaine ; il est contingent, et non essentiel, ce qui laisse toujours espérer une conversion possible. Aussi mauvais qu’ait été un homme, son devoir est toujours de se rendre meilleur (Rel. I § 4, 41). Non seulement, chez K, l’espérance demeure, mais il la situe dans l’histoire, et non pas dans l’au-delà. Si l’homme n’est pas, comme le pensait Rousseau, bon par nature, il a du moins une disposition au bien (Rel. I, 43). Notre tâche est donc de restaurer en nous notre disposition primitive au bien (Rel. I, 46). K n'a jamais affiché un pessimisme anthropologique. Il voit une raison d'espérer dans le respect du droit auquel les hommes ne renoncent pas. K se demande, entre autres, pourquoi un souverain n'a encore jamais osé déclarer ouvertement qu'il ne reconnaissait aucun droit du peuple à son égard ? La raison en est, dit-il, qu'une telle déclaration publique dresserait tous les sujets contre lui (CF (1798), II,6 ; GF, 213). Or l'indignation contre l'injustice trahit en nous une disposition morale (Anthropologie ; GF 324), elle prouve que l'espèce humaine n'est pas foncièrement vouée au mal et qu'en elle le principe moral ne meurt jamais. C’est pourquoi la dignité humaine requiert un mode de gouvernement tel que chacun puisse être libre (34). Une constitution civile juste donne toute sa force aux lois, et non à quelques privilégiés. Morale et politique Mais une telle constitution est difficile à instaurer et à maintenir, car ce n’est pas qu’un problème politique. Ses racines plongent plus profondément dans la nature humaine. Sa réalisation exige à la fois des concepts juridiques exacts, une expérience longue et diverse du monde politique et surtout une volonté bonne de la part des citoyens (44-49). Le triomphe sur le mal radical ne peut être obtenu sans une révolution de l’intention (Rel. I, 47), rétablissant dans sa pureté une volonté bonne, la seule chose que K tienne sans restriction pour bonne (MM I (1785) ; GF 59), car il l’assimile à la raison pratique (FMM III ; GF 134). La difficulté du problème tient à l'entrecroisement inévitable du politique et de la morale. Cette liaison nécessaire à la culture se réalise par l’inscription lente et fragile du droit dans l’histoire. |
Raynal-Mony 04/11/16
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 1 Année 2016-2017 Le 4 novembre 2016 Kant 1724-1804 né et mort à Königsberg (aujourd'hui Kaliningrad) – grandit dans un milieu piétiste 1740-1786 Frédéric II, roi de Prusse 1740-1746 études de philosophie, théologie, mathématique et physique à Königsberg 1755 Histoire générale de la nature et théorie du ciel (thèse latine) 1755-1770 Privatdozent à l’université de Königsberg 1763 Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives 1763 Unique raison possible pour une démonstration de l'existence de Dieu 1764 Observations sur le sentiment du beau et du sublime 1770 De la forme et des principes du monde sensible et intelligible (Dissertation de 1770) 1770-1796 Professeur de logique et de métaphysique à l'université de Königsberg 1775 « Des différentes races humaines » 1781 Critique de la raison pure ; 1787, seconde édition remaniée 1783 Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science 1784 « Idée d'une histoire universelle d'intention cosmopolitique » 1784 « Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ? » 1785 Compte rendu de l'ouvrage de Herder Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité 1785 « Sur la définition du concept de race humaine » 1785 Fondation de la métaphysique des mœurs 1786-1797 Frédéric-Guillaume II, roi de Prusse 1786 Premiers principes métaphysiques de la science de la nature 1786 « Conjectures sur le commencement de l'histoire humaine » 1786 « Que signifie s'orienter dans la pensée ? » 1788 Critique de la raison pratique 1788 « Sur l'usage des principes téléologiques en philosophie » 1790 Critique de la faculté de juger 1791 « Sur l'insuccès de toutes les tentatives des philosophes en matière de théodicée » 1793 La religion dans les limites de la simple raison (Imprematur à la faculté de philo. de Königsberg) 1793 « Sur le lieu commun : c’est peut-être bon en théorie, mais cela ne vaut rien en pratique » 1794 Kant doit s'engager auprès de Frédéric-Guillaume II de ne plus traiter de questions religieuses 1795 Projet de paix perpétuelle. Enquête philosophique 1796 dernier cours à l’université 1797-1840 Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse 1797 Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu 1798 Conflit des facultés 1798 Anthropologie au point de vue pragmatique 1803 Réflexions sur l'éducation (publié par Rink) *** Kant : Qu'est-ce que les lumières ? En 1784, le siècle des Lumières touchait à sa fin lorsque K répond à la question : Qu'est-ce que les Lumières ? Il a alors 60 ans et connaît sa période créative la plus féconde : Critique de la raison pure (1781), Critique de la raison pratique (1788) et Critique de la faculté de juger (1790). L'article s'adresse au public cultivé d'une revue berlinoise. K a pris part au mouvement culturel européen qui soumet les Églises et les États à une critique rationnelle et que les autorités établies dénoncent pour ses tendances subversives. Comme les lumières concernent autant l'individu que les institutions, K s’adresse d'abord aux particuliers, puis se tourne vers les dirigeants. Après une brève définition, il indique la tâche à accomplir, nomme les premiers obstacles à surmonter et précise les conditions dans lesquelles un public pourra mieux en triompher qu'un individu isolé (2-7). La sortie de l'état de minorité Une tâche nécessaire Le mot Aufklärung est plus actif que son équivalent français. Il désigne moins le résultat d’une époque de l’histoire des idées qu'une tâche nécessaire pour l’avenir de l’humanité. Il s’agit de se servir de son propre entendement et d’atteindre l’autonomie de la raison [1]. L'individu doit sortir de l’état de minorité dans lequel il se complaît. Du point de vue intellectuel, la minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'un autre. Pour la raison, cet état de dépendance signifie l'hétéronomie [2]. Pour s’en dégager, l’enfant a besoin d’être éduqué. Et si, à l’âge adulte, il ne se résout toujours pas à penser par lui-même, il est responsable de son immaturité. Au lieu d'assumer le risque de la liberté de penser, il choisit la tranquillité d’esprit. Au lieu de se fatiguer à exercer son entendement, il s'en remet à ceux dont c'est le métier (11-14). L’éducation à la raison n'est pas un simple apprentissage professionnel ; il s’agit moins de transmettre une technique de penser ou un savoir, que d’élever l'esprit à l'indépendance. En préparant l'élève à penser par lui-même, l'éducateur travaille à son propre effacement. Il a rempli son rôle lorsque l'élève rejette de lui-même ce qui contredit la raison. Passer de l'immaturité à la maturité d'esprit n'est pas une simple question de degrés, c’est un bond qualitatif : c'est oser se servir de son propre entendement : Sapere aude ! K transforme la devise d'Horace (Épîtres I, 2, v 40) en formule classique de l'Aufklärung. En tant qu’êtres pensant, les hommes ne deviennent eux-mêmes qu’en pensant par eux-mêmes. Ils alors sont en droit de dire Je pense ; et ce je pense marque l’expression d’une raison adulte qui ne suit plus des préceptes mécaniques ou des formules toutes faites, mais uniquement des règles auxquelles elle a donné son assentiment. Les Lumières requièrent une réforme des esprits. Deux siècles plus tôt, Luther souhaitait que chacun ait le courage de s'en remettre à sa propre conscience. Si la Réforme fut une audace de la foi, les Lumières constituent une audace de la raison. Les obstacles à surmonter Pour que la raison acquière l'autonomie de la pensée, elle doit résister à sa propension à se laisser égarer par des impulsions sensibles, des émotions, des intérêts, ou par des incitations contingentes. La résolution et le courage (5) étant indispensables au progrès des lumières, la paresse et la lâcheté (8-11) sont les premiers obstacles à surmonter. Le moraliste se garde bien de rejeter la faute sur une certaine classe sociale. Il serait trop facile de se décharger sur d'autres de sa propre part de responsabilité. La Boétie faisait dépendre la tyrannie de la servitude volontaire, Montesquieu fondait le despotisme sur la crainte des sujets et leur manque d'estime de soi. Pour K, le dogmatisme et l'absolutisme profitent de la passivité d'esprit et du manque de courage civique de la plupart des gens. Comparée à la passivité générale, l'attitude des dirigeants religieux ou politiques n'est, aux yeux de K, qu'un obstacle secondaire. C’est le défaut moral du grand nombre qui facilite la faute politique de quelques-uns. Il est si commode de laisser les décisions à d’autres (18-20). Les hommes étant paresseux par nature, les esprits conscients de leur responsabilité ont à mener un dur combat contre la nature humaine qui n'aime pas être secouée dans ses habitudes de pensée, ni être ébranlée dans ses préjugés. K condamne la paresse d’esprit et la lâcheté qui transforment les humains en de doux agneaux domestiques. C'est une aubaine pour les puissants qui ne manquent pas de profiter de la docilité de leurs sujets pour perpétuer leur état de dépendance [3]. Il est temps de sortir du confort intellectuel. A cet égard K relève, non sans ironie, la situation des femmes de son temps qui étaient civilement mineures, et dont les maris étaient les curateurs dans toutes les affaires civiles. K considère que leur minorité civile n'est ni naturelle ni définitive, et qu’à son époque la plupart des humains seraient capables de penser par eux-mêmes - et parmi eux le sexe faible tout entier (15). Plus tard, il sera très acerbe contre les chefs d’État qui s'arrogent le titre de pères de leur pays, comme s'ils savaient mieux que leurs sujets ce qui est bon pour eux. K traitera de despotes les gouvernants paternalistes qui condamnent leurs sujets à une tutelle perpétuelle [4]. Mais la grande masse irréfléchie (36) hésite à lâcher la chaîne de l'instinct, pour se guider à l'aide de la seule raison. Pourtant le danger n'est pas si grand. Quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher (21s). De même que l'enfant ne marche d’un pas assuré qu'après avoir trébuché plusieurs fois, de même c'est en butant sur leurs propres erreurs que les hommes apprennent à penser juste. Tous les philosophes des lumières sont convaincus que le propre de l’homme est de penser par soi-même. La spécificité de K est d’en faire une question de caractère plutôt qu’une affaire d'intelligence. Car cela demande un effort de volonté. Un effort de volonté Certes il s'exprime en représentant des lumières qui place la valeur et la vocation de l'homme dans la pensée autonome. Lui aussi fait de la raison la suprême faculté de l’homme. Il classe les lumières parmi les droits sacrés de l’humanité (GF, 48) auxquels aucun monarque, aucun peuple n’est autorisé à porter atteinte. Seulement, les lumières sont pour lui moins l'affaire de la raison théorique que de la raison pratique. Ose penser par toi-même ! est d'abord un devoir moral. Il faut avoir la force de caractère pour se déterminer de soi-même, indépendamment de la contrainte exercée par des penchants rebelles à la raison ; et il faut du courage pour triompher des obstacles que les autorités ne manquent pas de dresser contre ceux qui osent exprimer librement leur pensée. L'appel kantien aux lumières s'adresse à la volonté autant qu’à l'entendement ; l'exigence est rationnelle, mais le centre de gravité s'est déplacé vers l'éthique. Une vraie réforme de la manière de penser (34s) requiert la volonté de se guider uniquement à l’aide de la raison. Mais comment briser le cercle qui s’est formé entre ceux qui s’en remettent à des tuteurs et ceux qui en retour aggravent la tutelle de leurs sujets ? K compte sur la publicité, c’est-à-dire sur l’usage public de la raison (39) ; il désigne ainsi l'opinion publique qui se constitue à son époque et s’améliore avec l’avancement des sciences et des arts. De fait, l’Aufklärung s’est créé un espace public ouvert à la libre discussion écrite entre citoyens réfléchis et non violents, comme la revue berlinoise dans laquelle paraît l’article. K en exclut l’usage privé qu’un responsable fait de sa raison dans l’exercice de ses fonctions au sein de la société ou de sa charge dans l’Etat ; là, chacun est tenu de rester en accord avec les obligations et les principes qu'il a acceptés. Un officier doit d’abord se soumettre à la discipline militaire, un prêtre se conformer à la doctrine de son Eglise, un citoyen payer ses impôts, avant de s’autoriser à s’exprimer publiquement en son nom propre, c’est-à-dire au XVIII° siècle par écrit [5]. Conditions préalables La liberté d'expression écrite K fonde les lumières sur l'idée de liberté, sans laquelle aucun être doué de raison ne peut être pensé. La condition préalable aux lumières est la liberté d’esprit que l’individu acquiert en s'émancipant de toute autorité déraisonnable, et en se décidant à ne plus se déterminer que par la raison pratique. Mais l'homme n'est pas seulement un être de raison, c’est aussi une créature naturelle affectée par des penchants personnels et soumise à des influences extérieures. L’être humain ne connaît donc les lumières que comme un devoir, le devoir de ne pas laisser déterminer sa volonté par des désirs rebelles à la raison, ou par des exigences abusives de la part de son entourage. Mais comment se dégager d’un état de tutelle ? Un public cultivé y parviendra plus facilement qu’un individu isolé (24-27). Bien se servir de son entendement requiert de nombreux essais et des exercices réguliers. Pour celui dont l'immaturité est devenue comme une seconde nature, il est difficile de se résoudre à penser par soi-même. Il avance avec les pensées des autres comme un infirme avec des béquilles, et il s'arrête de penser dès qu'il n'a plus l'aide d’un autre. Si, en plus, il est dans l'isolement, il risque de prendre les causes subjectives de ses choix pour des raisons objectives. Nos chances de penser juste sont d’autant plus grandes que nous pouvons communiquer nos pensées à d'autres qui, en retour, nous exposent les leurs [6]. K fait de la communicabilité des pensées la pierre de touche (C1, B 848) permettant de découvrir si nos jugements personnels sont valides. C’est pourquoi il apprécie tant la communauté spirituelle de la république des lettres dont les membres communiquent par leurs publications, par-delà les frontières sociales, religieuses et étatiques. Les lumières se répandent le mieux, là où l'usage public de la raison peut s'exercer dans tous les domaines (39). Utiles au public qui lit, elles touchent aussi les responsables religieux et politiques. Mais ceux-ci n'ont rien à craindre d’un échange pacifique des pensées. Au contraire, la publicité des débats crée un pont entre les lumières et le politique. Elle préserve à la fois la dynamique des lumières et le maintien de l'ordre, tout en sachant que l’ordre présent est toujours imparfait et ne sert que de plate-forme au progrès des lumières, auquel travaillent les citoyens réfléchis. K pense aussi au public des lecteurs qui s’agrandit de jour en jour. Il est convaincu qu'un public s'éclaire lui-même, pourvu qu'on lui en laisse la liberté (28) [7]. La perfectibilité de l'homme rend le progrès presque inévitable, même s’il est souvent entravé. K maintient l'idée de progrès qui inclut le devoir d’y participer. Il suppose en l'homme une tendance si forte à se perfectionner qu’il juge impossible que l’espèce humaine soit jamais obligée de complètement revenir en arrière (Anthropologie, II, E (1798) ; trad. A. Renaut, GF, p. 313). Réforme de la manière de penser Par son exigence de liberté, K pénètre sur le terrain juridique et politique. Il ne soutient pas une liberté sans loi ; sa notion des lumières ne conduit ni à l'anarchie, ni à la révolution. Une révolution peut entraîner le rejet d’un despote et de son oppression (33s), mais elle ne fera pas avancer les lumières. De nouveaux préjugés enchaîneront la foule irréfléchie, aussi bien que les anciens (35s), et ils annuleront tôt ou tard les progrès obtenus. Devant le danger perpétuel d’une retombée dans la brutalité primitive, il serait trop risqué de s’en remettre aux effets hasardeux d’une révolution. Les révolutions peuvent raccourcir le chemin du progrès, mais elles s’avèrent aussi dangereuses que des catastrophes naturelles. Leur issue est si imprévisible que leur préparation systématique ne peut que nuire à la liberté. C’est au nom de la liberté que K écarte la pensée d’une révolution planifiée. Seules les lumières peuvent empêcher que les anciens préjugés ne soient remplacés par d’autres qui ne vaudraient guère mieux. Le seul progrès qui fasse avancer les esprits est celui des lumières, car il fonde tous les autres. K pense qu’une réalité déraisonnable ne saurait être améliorée qu'au moyen d’une raison critique s’exprimant publiquement et par écrit. Le plus sérieux ennemi des lumières est le préjugé. Non seulement il entretient les foules dans la passivité, mais il les rend fanatiques. Le zèle aveugle des masses et l'intérêt des dirigeants exigent une obéissance absolue qui exclut tout jugement personnel. La foule endoctrinée ne tolère pas ceux qui ne pensent pas comme elle. Ses préjugés sont d'autant plus nocifs, qu'ils finissent par enchaîner ceux-là mêmes qui les lui ont imposés. Que faire ? Ni une révolution violente, ni une simple évolution qui pourra toujours être remise en cause, mais une vraie réforme de la manière de penser (34s). Les lumières ne peuvent se fonder que sur une révolution des esprits produisant un changement des mentalités. Si dans son immaturité l'individu se conformait, sans réfléchir, aux autorités, la maturité d’esprit doit le conduire, au contraire, à soumettre les règles qu’on lui impose aux principes de l'entendement, confirmés par des esprits avisés et libres. A vrai dire, il n'existe qu'une liberté dont l'idée régit toute la morale kantienne. Mais K est également conscient de la nécessité de ne pas inquiéter les dirigeants, à un moment où les penseurs de langue allemande ont affaire à des autorités politiques et religieuses qui entendent rétablir dans leurs droits la Bible et la Révélation. Aussi n’exige-t-il que la plus inoffensive de toutes les manifestations de la liberté, celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines (37-39). La liberté d'expression écrite, que K appelle la liberté de la plume, est la plus petite condition de possibilité de la liberté de penser. Elle est vitale, car la raison a besoin de s’ouvrir au monde et de penser avec d’autres. Chacun doit pouvoir s'exprimer, en tant que savant, devant l'ensemble du public des lecteurs. Et comme au XVIII° siècle, les écrits ne s'adressent pas au peuple analphabète, mais à ceux qui participent pacifiquement à la propagation des lumières, les princes d’Églises et les chefs d’États se trompent lorsqu’ils veulent censurer les pensées. En interdisant la publication des écrits, ils se privent eux-mêmes de connaître ce que pensent leurs sujets ; et en décourageant les citoyens réfléchis et conscients de leurs devoirs, ils entravent la progression des lumières [8]. La progression des lumières Un seul seigneur, selon K, n’est pas tombé dans ce défaut : Frédéric II. Le roi de Prusse (1740 - 1786) gouvernait suivant la maxime : Raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez, mais obéissez (GP, p. 45). Il craignait d’autant moins la critique de la religion et la liberté de penser, que son armée lui garantissait la sécurité du royaume et l’obéissance des sujets. K, malgré son peu de sympathie pour le despotisme éclairé, lui sait gré d’avoir soutenu le rayonnement des lumières en Europe. Mais cela ne suffit pas. Les lumières constituent un processus lent et laborieux qui dépasse la brièveté d’une vie humaine. Son issue incertaine n’est envisageable que par la continuité de l’effort. Tout citoyen conscient doit veiller à ce que la communication publique des pensées ne soit pas interrompue. K ne se fait aucune illusion sur son siècle, il ne le considère pas comme un sommet de l'humanité, mais comme le commencement d'une ère nouvelle dans l'histoire de la liberté. A la question de savoir s’il vit à une époque éclairée, il répond clairement non, mais à un âge de propagation des lumières (41). L'expression siècle des lumières s'est introduite dans la langue, mais le changement de sens opéré par K a disparu. Être éclairé, ce serait avoir atteint le but visé. Or les lumières, considérées objectivement, constituent un idéal de la raison qui ne sera jamais atteint complètement. Par contre, tout être pensant peut et doit travailler à leur progression. Les lumières ne sont donc ni une idée creuse, ni un but illusoire, mais un devoir à accomplir, une tâche à laquelle chaque génération doit prendre part pour le bien de l'humanité. *** Kant : Qu'est-ce que les lumières ? Les lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans la direction d'un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières [Aufklärung]. La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre de gens, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent pourtant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être mineur. Si j'ai un livre qui me tient lieu d'entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n'ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe faible tout entier) finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c'est ce à quoi ne manquent pas de s'employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu stupide leur bétail domestique et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu'il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n'est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher ; mais l'exemple d'un tel accident rend malgré tout timide et fait généralement reculer devant toute autre tentative. Il est donc difficile pour l'individu de s'arracher à lui seul à la minorité, devenue pour lui presque un état naturel. […] Aussi peu d'hommes ont-ils réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de leur minorité et à avancer quand même d'un pas assuré. En revanche, la possibilité qu'un public s'éclaire lui-même est plus réelle ; cela est même à peu près inévitable, pourvu qu'on lui en laisse la liberté. Car il se trouvera toujours, même parmi les tuteurs attitrés de la masse, quelques hommes qui pensent par eux-mêmes et qui, après avoir personnellement secoué le joug de leur minorité, répandront autour d'eux un état d'esprit où la valeur de chaque homme et sa vocation à penser par soi-même seront estimées raisonnablement. Une restriction cependant : […] un public ne peut accéder que lentement aux lumières. Une révolution entraînera peut-être le rejet du despotisme personnel et de l'oppression cupide et autoritaire, mais jamais une vraie réforme de la manière de penser ; bien au contraire, de nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande masse irréfléchie. Or, pour répandre ces lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. […] Si l'on me demande maintenant : vivons-nous actuellement dans une époque éclairée ? On doit répondre : non, mais nous vivons dans une époque de propagation des lumières. Il s'en faut encore de beaucoup que les hommes dans leur ensemble, au point où en sont les choses, soient déjà capables, ou puissent seulement être rendus capables, de se servir dans les questions religieuses de leur propre entendement de façon sûre et correcte, sans la direction d'un autre. Toutefois, nous avons des indices précis qu'ils trouvent maintenant la voie ouverte pour acquérir cette capacité librement, par le travail sur eux-mêmes, et que les obstacles s'opposant au mouvement général des lumières et à la sortie des hommes hors de l'état de minorité où ils se maintiennent par leur faute disparaissent peu à peu. De ce point de vue, cette époque est l'époque des lumières, ou le siècle de Frédéric. Kant, Qu'est-ce que les lumières ? (1784) ; trad. H. Wismann, in Pléiade II, p. 209-217 Kant : Qu'est-ce que les Lumières ? La sortie de l'état de minorité Une tâche nécessaire Les obstacles à surmonter Un effort de volonté Conditions préalables La liberté d'expression écrite Réforme de la manière de penser La progression des lumières [1] « Ne déniez pas à la raison ce qui en fait le souverain bien sur la terre, à savoir le privilège d’être l’ultime pierre de touche de la vérité. Penser par soi-même signifie chercher la suprême pierre de touche de la vérité en soi-même (c’est-à-dire dans sa propre raison) ; et la maxime de penser par soi-même en toute circonstance est l'Aufklärung [les lumières]. » (Que signifie s'orienter dans la pensée ? (1786) ; trad. J. Proust, GF 1991, p. 71 note) [2] « La nature, dans le sens le plus général, est l'existence des choses sous des lois. La nature sensible d'êtres raisonnables en général est l'existence de ces êtres sous des lois empiriquement conditionnées, et elle est donc, pour la raison, hétéronomie. La nature suprasensible de ces mêmes êtres est au contraire leur existence d’après des lois indépendantes de toute condition empirique, et relevant, par conséquent, de l'autonomie de la raison pure. Et comme les lois d’après lesquelles l'existence des choses dépend de la connaissance sont pratiques, la nature suprasensible, pour autant que nous puissions nous en faire un concept, n'est pas autre chose qu'une nature sous l'autonomie de la raison pure pratique. Or la loi de cette autonomie est la loi morale ; cette loi est donc la loi fondamentale d'une nature suprasensible et d'un monde pur de l'entendement, dont la copie doit exister dans le monde sensible, mais en même temps sans porter préjudice aux lois de ce dernier. » (Critique de la raison pratique (1788) ; trad. H. Wismann ; Pléiade II, p.659s ; J.-P. Fussler, GF 2003, p. 143) [3] « Se placer soi-même en situation de minorité, aussi dégradant que cela puisse être, est pourtant très commode ; et il ne manquera naturellement pas de chefs qui sauront utiliser cette docilité de la grande masse […] et faire apparaître comme un très grand danger, voire comme un danger mortel, le fait de se servir de son propre entendement sans se placer sous la conduite d'un autre. (Anthropologie I, § 48 (1798) ; trad. A. Renaut, GF 1993, p. 160) [4] « Un gouvernement paternaliste (imperium paternale), où les sujets sont contraints de se comporter de façon passive, comme des enfants mineurs incapables de distinguer ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, pour attendre simplement du jugement du chef d’État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu'également il le veuille ; un tel gouvernement est le plus grand despotisme qu'on puisse concevoir. » (Sur le lieu commun : c'est peut-être juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, (1793) ; trad. Fr. Proust, GF 1994, p. 65) [5] « L'usage public de notre raison doit toujours être libre, car lui seul peut répandre les lumières parmi les hommes. Mais son usage privé peut souvent être très étroitement limité sans pour autant entraver notablement le progrès des lumières. Par usage public de sa propre raison, j'entends l'usage qu'en fait quelqu'un, en tant que savant, devant l'ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu'il lui est permis de faire de sa raison dans l'exercice d'une charge civile qui lui a été confiée ou dans ses fonctions. » (Qu'est-ce que les lumières ? (1784) ; trad. Fr. Proust, GF 1994, p. 45) [6] « Quelles seraient l’ampleur et la justesse de notre pensée, si nous ne pensions pas en quelque sorte avec d’autres à qui nous communiquerions nos pensées et qui nous communiqueraient les leurs ! » (Que signifie s'orienter dans la pensée ? (1786) ; trad. J. Proust, GF 1991, p. 69) [7] « Les hommes travaillent d'eux-mêmes à sortir peu à peu de leur grossièreté, pourvu que l'on n'aille pas à dessein s'ingénier à les y maintenir » (Qu'est-ce que les lumières ? (1784) ; GF 1994, p. 96) [8] « Le pouvoir extérieur qui dérobe aux hommes la liberté de communiquer en public leurs pensées, leur retire aussi la liberté de penser : le seul joyau qui nous reste malgré toutes les charges de la vie civile, et grâce auquel on puisse trouver un remède à tous les maux de cet état. » (Que signifie s'orienter dans la pensée ? (1786) ; trad. J. Proust, GF 1991, p. 69) |
Maroy 11/05/16
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2015-2016 Textes du séminaire 12 Le 11 mai 2016 Texte 1 Prosper Mérimée La Venus d’Ille Flammarion page 39 En cinq minutes je fus prêt, c’est-à-dire à moitié rasé, mal boutonné, et brûlé par le chocolat que j’avalai bouillant. Je descendis dans le jardin, et me trouvai devant une admirable statue. C’était bien une Vénus, et d’une merveilleuse beauté. Elle avait le haut du corps nu, comme les Anciens représentaient d’ordinaire les grandes divinités ; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la paume en dedans, le pouce et les deux premiers doigts étendus, les deux autres légèrement ployés. L’autre main, rapprochée de la hanche, soutenait la draperie qui couvrait la partie inférieure du corps. L’attitude de cette statue rappelait celle du Joueur de mourre qu’on désigne, je ne sais trop pourquoi, sous le nom de Germanicus. Peut-être avait-on voulu représenter la déesse jouant au jeu de mourre. Quoi qu’il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus ; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours ; rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. Je m’attendais à quelque ouvrage du Bas-Empire ; je voyais un chef-d’œuvre du meilleur temps de la statuaire. Ce qui me frappait surtout, c’était l’exquise vérité des formes, en sorte qu’on aurait pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d’aussi parfaits modèles. La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été dorée autrefois. La tête, petite comme celle de presque toutes les statues grecques, était légèrement inclinée en avant. Quant à la figure, jamais je ne parviendrai à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d’aucune statue antique dont il me souvienne. Ce n’était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j’observais avec surprise l’intention marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté pût s’allier à l’absence de toute sensibilité. — Si le modèle a jamais existé, dis-je à M. de Peyrehorade, et je doute que le Ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants ! Elle a dû se complaire à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son expression quelque chose de féroce, et pourtant je n’ai jamais vu rien de si beau. « — C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ! »
Cette expression d’ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d’argent et très-brillants avec la patine d’un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la statue. Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m’avait dit mon guide, qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai, et je ne pus me défendre d’un mouvement de colère contre moi-même en me sentant un peu mal à mon aise devant cette figure de bronze. — Maintenant que vous avez tout admiré en détail, mon cher collègue en antiquaillerie, dit mon hôte, ouvrons, s’il vous plaît, une conférence scientifique. Que dites-vous de cette inscription, à laquelle vous n’avez point pris garde encore ? Il me montrait le socle de la statue, et j’y lus ces mots : CAVE AMANTEM. Texte 2 Prosper Mérimée La Vénus d’Ille Flammarion page58 P. S. Mon ami M. de P. vient de m’écrire de Perpignan que la statue n’existe plus. Après la mort de son mari, le premier soin de madame de Peyrehorade fut de la faire fondre en cloche, et sous cette nouvelle forme elle sert à l’église d’Ille. Mais, ajoute M. de P., il semble qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possèdent ce bronze. Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois. Fin de la Vénus d’Ille. Texte 3 Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 19 Et de nouveau Laurence se demande : « qu’ont-ils que je n’ai pas? » Oh ! il ne faut pas s’inquiéter; il y a des jours comme ça où on se lève du mauvais pied, où on ne prend plaisir à rien ! elle devrait avoir l’habitude. Et tout de même chaque fois elle s’interroge : qu’est-ce qui ne va pas? Soudain indifférente, distante, comme si elle n’était pas des leurs. Sa dépression d’il y a cinq ans, on la lui a expliquée; beaucoup de jeunes femmes traversent ce genre de crise; Dominique lui a conseillé de sortir de chez elle, de travailler et Jean-Charles a été d’accord quand il a vu combien je gagnais. Maintenant je n’ai pas de raison de craquer. Toujours du travail devant moi, des gens autour de moi, je suis contente de ma vie. Non, aucun danger. C’est juste une question d’humeur. Les autres aussi, je suis sûre que ça leur arrive souvent et ils n’en font pas une histoire. Texte 4 Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 52 Elles étaient assises l’une en face de l’autre, dans le noir. J’ai allumé, Brigitte s’est levée : « Bonjour, m’dame. » J’ai tout de suite remarqué la grosse épingle de nourrice plantée dans l’ourlet de sa jupe : une enfant sans mère, je le savais par Catherine ; longue, maigre, des cheveux châtains coupés trop court et peu soignés, un pull-over d’un bleu défraîchi; mieux arrangée, elle pourrait être jolie. La pièce était en désordre ; des chaises renversées, des coussins par terre. — Je suis contente de vous connaître. J’ai embrassé Catherine : — A quoi jouez-vous? — Nous causions. — Et ce désordre? — Oh! tout à l’heure, avec Louise, on a fait les folles. — Nous allons ranger, a dit Brigitte. — Ce n’est pas pressé. J’ai relevé un fauteuil et je me suis assise. Qu’elles aient couru, sauté, renversé des meubles, je m’en moquais bien; mais de quoi parlaient-elles, quand j’étais entrée? — De quoi parliez-vous? — Comme ça, on parlait, a dit Catherine. Debout devant moi, Brigitte m’examinait, sans effronterie, mais avec une franche curiosité. J’étais un peu gênée. Entre adultes, on ne se regarde pas vraiment. Ces yeux-là me voyaient . Texte 5a Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 41 Elle s’installe à sa table. Elle doit examiner les récentes enquêtes en profondeur que Lucien a dirigées ; elle ouvre le dossier. C’est fastidieux, c’est même déprimant. Le lisse, le brillant, le luisant, rêve de glissement, de perfection glacée; valeurs de l’érotisme et valeurs de l’enfance (innocence) ; vitesse, domination, chaleur, sécurité. Est-ce que tous les goûts peuvent s’expliquer par des fantasmes aussi rudimentaires? Ou les consommateurs interrogés sont-ils spécialement attardés? Peu probable. Ils font un travail ingrat ces psychologues : d’innombrables questionnaires, des raffinements, des ruses, et on retombe toujours sur les mêmes réponses. Les gens veulent de la nouveauté, mais sans risque ; de l’amusant, mais qui soit sérieux; des prestiges, qui ne se paient pas cher... Pour elle, c’est toujours le même problème; aguicher, étonner tout en rassurant ; le produit magique qui bouleversera notre vie sans en rien déranger. Texte 5b Simone de Beauvoir Les belles images page 68 Lancer une nouvelle marque d’un produit aussi répandu que la sauce tomate, ce n’est pas commode. Laurence avait suggéré à Mona de jouer sur le contraste soleil-fraîcheur. La page réalisée était plaisante : la couleur, vive, un grand soleil au ciel, un village perché, des oliviers; au premier plan, la boite avec la marque et une tomate. Mais il manquait quelque chose : le goût du fruit, sa pulpe. Elles ont discuté longtemps. Et elles ont conclu qu’il fallait entailler la peau et mettre un peu de chair à nu. Texte 6 Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 168 --- « J’aime mieux revoir le Parthénon. » Le lendemain matin, je l’ai laissé entrer seul dans le musée de l’Acropole. L’air était doux; je regardais le ciel, le temple et j’éprouvais un amer sentiment de défaite. Des groupes, des couples, écoutaient les guides avec un intérêt poli ou en se retenant de bailler. D’adroites réclames les avaient persuadés qu’ils rateraient ici des extases indicibles; et personne au retour n’oserait avouer être resté de glace; ils exhorteraient leurs amis à aller voir Athènes et la chaîne de mensonges se perpétuerait, les belles images. demeurant intactes en dépit de toutes les désillusions. Tout de même je revois ce jeune couple et les deux femmes moins jeunes qui montaient doucement vers le temple et qui se parlaient, et se souriaient, et s‘arrêtaient et regardaient avec un air de calme bonheur. Pourquoi pas moi? Pour quoi suis-je incapable d’aimer des choses que je sais dignes d’amour? |
Maroy 30/03/16
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2015-2016
Textes du séminaire 10 Le 30 mars 2016
Texte 1 Donna Tartt Le chardonneret Pocket page 1080
Il a ri. «Que dire? Les grands tableaux… les gens se précipitent pour les voir, ils attirent les foules, ils sont reproduits ad noseam sur des mugs, des tapis de souris et que sais-je encore. Tu peux passer une vie à aller au musée de manière tout à fait sincère, déambuler partout en profitant de chaque seconde, je me compte parmi ceux-là, après quoi tu vas déjeuner. Mais (il est revenu vers la table pour s’y rasseoir) si un tableau se fraie vraiment un chemin jusqu’à ton cœur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas « oh, j’adore cette œuvre parce qu’elle est universelle », « j’adore cette œuvre parce qu’elle parle à toute l’humanité »”. Ce n’est pas la raison qui fait aimer une œuvre d’art. C’est plutôt un chuchotement secret provenant d’une ruelle. « Psst, toi. Hé gamin. Oui toi ». Un bout du doigt qui glisse sur la photo fanée — le toucher du conservateur, un toucher sans toucher, un espace de la taille d’une hostie entre la surface et son index. « Un choc cardiaque individuel. Ton rêve, celui de Welty, celui de Vermeer. Tu vois un tableau, j’en vois un autre, le livre d’art le place encore à un autre niveau, la dame qui achète la carte à la boutique du musée voit encore tout à fait autre chose, et je ne te parle pas des gens séparés de nous par le temps, quatre cents ans avant nous, quatre cents ans après notre disparition, cela ne frappera jamais quelqu’un de la même manière, pour la grande majorité des gens, cela ne les frappera jamais en profondeur du tout, mais un vraiment grand tableau est assez fluide pour se frayer un chemin dans l’esprit et le cœur sous toutes sortes d’angles différents, selon des modes uniques et particuliers. A toi, à toi. J’ai été peint pour toi. Et... oh, je ne sais pas, arrête-moi si je radote (il s’est passé une main sur le front) mais Welty lui-même parlait d’objets fatidiques. Chaque marchand d’art et chaque antiquaire les reconnait. Ce sont ces objets qui apparaissent et réapparaissent. Pour quelqu’un qui ne serait pas marchand d’art, il ne s’agira peut-être pas d’un objet. Cela peut être une ville, une couleur, une heure de la journée. Le clou sur lequel ta destinée est susceptible de s’accrocher et de se déchirer.
— Je croirais entendre mon père.
— Eh bien.., formulons-le autrement. Qui a dit que la coïncidence était juste la façon qu’a Dieu de rester anonyme?
Texte 2 Donna Tartt Le chardonneret Pocket page 1093
Entre oiseau et peintre, tableau et spectateur - je n’entends que trop ce que l’on me dit, un psst depuis la ruelle comme le résume Hobie, lancé quatre cents ans plus tôt, et c’est vraiment très personnel et particulier.
Page 1097
Et qui sait, peut-être que c’est ce qui nous attend à la fin du voyage, une majesté inimaginable jusqu’au moment où l’on se retrouve à passer les portes, peut-être que c’est ce que nous finissons par fixer avec stupéfaction quand dieu ôte finalement ses mains de nos yeux et nous dit : Regarde !
Texte 3 Michel Foucault Les mots et les choses Gallimard Préface
Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée — de la nôtre: de celle qui a notre âge et notre géographie—, ébranlant toute les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l’Autre. Ce texte cite « une certaine encyclopédie chinoise » où il est écrit que «les animaux se divisent en : a) appartenant à L’Empereur, b) .embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin aux poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches » Dans l’émerveillement de cette taxinomie, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre: L’impossibilité nue de penser cela.
Texte 4 Balzac Le chef d’œuvre inconnu Pléiade page 418
— La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! Bien ! Essaye de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets ! les effets ! mais ils sont les accidents de la vie et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre ! La véritable lutte est là ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas ! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcer l’arcane de la nature.
Texte 5 Balzac Le chef d’œuvre inconnu Pléiade page 435
En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d'un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s'arrêtèrent tout d'abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d'admiration.
- Oh ! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c'est une toile que j'ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d'eux.
A ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l'apercevoir.
- Eh ! bien, le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d'amour. - Ah ! ah ! s'écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l'air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l'air qui nous environne. Où est l'art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d'une jeune fille. N'ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N'est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l'atmosphère comme les poissons dans l'eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l'accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?... Mais elle a respiré, je crois !... ce sein, voyez ? Ah ! qui ne voudrait l'adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.
- Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.
- Non. Et vous ?
- Rien.