Maroy 20/01/16
FORUM UNIVERSITAIRE JACQUELINE MAROY ANNEE 2015-2016 DOCUMENTS SEMINAIRE 6 le 20 JANVIER 2016 Exposé de Catherine Le Gallen : Ruskin prophète de Proust Texte 1 : ELSTIR ( Jeunes Filles en Fleurs) Naturellement, ce qu’il avait dans son atelier, ce n’était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore, et que si Dieu le père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les re-créait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion…. L’effort d’Elstir de ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces illusions d’optique dont notre vision première est faite , l’avait précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus frappante alors, car l’art était le premier à les dévoiler. Texte 2: L’Aquarium ( Jeunes Filles en Fleurs) ... salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celles de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger) Texte 3 : On the Opening of the Crystal Palace John RUSKIN Si tout à coup, au milieu des plaisirs gastronomiques et insouciants d’un grand diner à Londres, les murs du grand salon étaient entr’ouverts, si à travers cette ouverture les êtres humains du voisinage souffrant de famine et de misère pénétraient au sein de cette assemblée festive, et si avec leur pâleur maladive, leur affreux dénuement et rompus par leur désespoir , il étaient placés, un à un, sur le tapis moelleux, à côté de la chaise de chaque invité, les miettes des friandises leur seraient seulement abandonnées, et daignerait-on seulement leur adresser un regard en passant, ou leur consacrer une pensée passagère ? Texte 4 : Ne pas restaurer ( Sodome et Gomorrhe) « Elle ne me plait pas, elle est restaurée » me dit-elle en me montrant l’église et se souvenant de ce qu’Elstir lui avait dit sur la précieuse, l’inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savait reconnaître tout de suite une restauration. Texte 5: L’église de Combray (Du côté de chez Swann) Edifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps- déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres , mais des époques successives d’où il sortait victorieux ; dérobant le rude et farouche XI ° siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il n’apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l’escalier du clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui…. Texte 6 : Sésame (Temps Retrouvé) Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Texte 7 : Proust parle peu de Ruskin dans la Recherche ! Dans les Jeunes Filles en Fleurs : Eh bien, qu’est-ce que dirait l’église de Balbec si elle savait que c’est avec cet air malheureux qu’on s’apprête à aller la voir ? Est-ce cela le visiteur ravi dont parle Ruskin ? Boire des sorbets avec les belles madames, tout en faisant semblant de lire les Stones of Venaïce, de Lord John Ruskin, sombre raseur et l’un des plus barbifiants bonshommes qui soient. Bloch, apprenant un jour qu’on dit Venice et que Ruskin n’était pas lord, crût rétrospectivement que Robert l’avait trouvé ridicule. Dans le Temps Retrouvé : Sésame et les Lys de Ruskin, traduction que j’avais envoyée à Monsieur de Charlus Marcel Proust Pastiches et mélanges La Pléiade Page 104 La Bible d’Amiens n’était, dans l’intention de Ruskin, que le premier livre d’une série intitulée : Nos pères nous ont dit ; et, en effet, si les vieux prophètes du porche d’Amiens furent sacrés à Ruskin, c’est que l’âme des artistes du XIIIe siècle était encore en eux. Avant même de savoir si je l’y trouverais, c’est l’âme de Ruskin que j’y allais chercher et qu’il a imprimée aussi profondément aux pierres d’Amiens qu’y avaient imprimé la leur ceux qui les sculptèrent, car les paroles du génie peuvent aussi bien que le ciseau donner aux choses une forme immortelle. La littérature aussi est une « lampe du sacrifice » qui se consume pour éclairer les descendants. Je me conformais inconsciemment à l’esprit du titre : Nos pères nous ont dit, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le désir d’y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces hommes d’autrefois, parce qu’en eux étaient la foi et la beauté, s’était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur. Pour Ruskin, les statues de Jérémie, d’Ézéchiel et d’Amos n’étaient peut-être plus tout à fait dans le même sens que pour les sculpteurs d’autrefois les statues de Jérémie, d’Ézéchiel et d’Amos ; elles étaient du moins l’œuvre pleine d’enseignements de grands artistes et d’hommes de foi, et le sens éternel des prophéties désapprises. Pour nous, si d’être l’œuvre de ces artistes et le sens de ces paroles ne suffit plus à nous les rendre précieuses, qu’elles soient du moins pour nous les choses où Ruskin a trouvé cet esprit, frère du sien et père du nôtre. Avant que nous arrivions à la cathédrale, n’était-elle pas pour nous surtout celle qu’il avait aimée ? et ne sentions-nous pas qu’il y avait encore des Saintes Écritures, puisque nous cherchions pieusement la Vérité dans ses livres ? Et maintenant nous avons beau nous arrêter devant les statues d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel et de Daniel en nous disant : « Voici les quatre grands prophètes, après ce sont les prophètes mineurs, mais il n’y a que quatre grands prophètes », il y en a un de plus qui n’est pas ici et dont pourtant nous ne pouvons pas dire qu’il est absent, car nous le voyons partout. C’est Ruskin : si sa statue n’est pas à la porte de la cathédrale, elle est à l’entrée de notre cœur. Ce prophète-là a cessé de faire entendre sa voix. Mais c’est qu’il a fini de dire toutes ses paroles. C’est aux générations de les reprendre en chœur Marcel Proust Rembrandt Essais et articles Page 662 La pléiade Etant à Amsterdam, à une exposition de Rembrandt, je vis entrer avec une vieille gouvernante un vieillard aux longs cheveux bouclés, à la démarche cassée, malgré la belle figure, à l’œil terni, à l’air hébété, tant les vieillards et les malades sont des êtres extraordinaires qui ressemblent déjà à des morts, à des idiots, et dont nous apprenons à ce moment, violemment manifestée par une main tremblante et noueuse, telle admirable volonté qui étonne toute une famille ou change le sort d’un État, gracie de l‘échafaud un homme par la signature qu’aucune influence n’a été capable d’empêcher, dans sa chambre chaude, tandis qu’il y rêvait glacé de rêves tristes, et qui, trait illisible tracé par ses doigts octogénaires, témoignera, par l’éclat du fait, de l’intacte survie de sa pensée, de telle admirable et souriante pensée sous forme de livre, de poème où rit l’ironie d’une âme grimée, dans les mêmes jours où elle les traçait, des grimaces chagrines et perpétuelles d’une face paralysée, qui, quand nous la rencontrons, nous fait croire à la promenade d’un idiot. Beau au contraire, sous ses longs cheveux blancs bouclés, mais cassé et l’œil terne, le vieillard s’avançait. Il me semblait reconnaître sa figure. Tout d’un coup, quel qu’un prés de moi dit son nom qui, entré déjà dans l’immortalité, semblait sortir de la mort : Ruskin. Il était à ses derniers jours et pourtant était venu d’Angleterre voir ces Rembrandt qui déjà à vingt ans lui paraissaient une chose essentielle , et qui n’étaient pas pour lui une moindre réalité, arrivé à ces derniers jours. Il allait devant ces toiles, les regardant sans avoir l’air de les voir, tous ses gestes, par l’épuisement de la vieillesse, se référant à une de ces innombrables nécessités matérielles — besoin de soutenir sa canne, difficulté de tousser, de tourner la tête — qui emmaillotent le vieillard, l’enfant. le malade, comme une momie. Mais à travers le lointain brumeux des années épaissi sur sa face obscure, sur ses yeux au fond desquels, si loin maintenant, on ne pouvait plus apercevoir l’âme de Ruskin, la vie, on sentait que, le même toujours, bien qu’indiscernable, il venait du fond des années, sur ses jambes cassées, mais qui étaient toujours les jambes de Ruskin, apporter à Rembrandt un hommage incomparable. |