Raynal-Mony 10/04/15
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 11 Année 2014-2015 le 10 avril 2015 Locke : Sur l'entendement humain Chacun ne peut espérer être un Boyle ou un Sydenham ; et à une époque qui a produit de tels maîtres que le grand Huygens et l'incomparable Newton il suffit de viser l'emploi d'ouvrier subalterne chargé de déblayer un peu le terrain et d'ôter certains déchets qui encombrent le chemin de la connaissance. Les progrès y auraient été bien plus sensibles si les efforts des gens intelligents et inventifs n'avaient été fort gênés par l'utilisation érudite mais gratuite de termes barbares, affectés ou inintelligibles ; ils ont été introduits dans les sciences, et c'est devenu un art au point qu'on a estimé la philosophie (qui n'est que la connaissance véritable des choses) indigne ou incapable d'être admise dans la conversation des gens polis et bien élevés. Des façons de parler vagues et sans signification, des abus de langage passent depuis si longtemps pour des mystères scientifiques ; des termes savants ou mal utilisés, dépourvus ou presque de sens, ont acquis par prescription un tel droit à être pris pour science profonde et pour spéculation élevée, qu'il ne sera pas aisé de persuader ceux qui parlent ou ceux qui les écoutent que tout cela n'est que dissimulation d'ignorance et entraves au vrai savoir. Entrer par effraction dans le sanctuaire de la vanité et de l'ignorance rendra service à l'entendement humain. Toutefois, peu de gens sont capables de comprendre qu'ils trompent on sont trompés par l'usage des mots, ou que le langage de la secte dont ils font partie contient quelque erreur qu'il faudrait examiner ou corriger ; aussi j'espère être pardonné si je me suis beaucoup étendu sur le sujet dans le Livre III, et si j'ai entrepris de la rendre assez évident pour éviter que l'ancienneté du mal et la domination de la mode ne servent d'excuse à ceux qui ne prêtent pas attention au sens de leurs mots et ne tolèrent pas le moindre examen de la signification de leurs expressions. (Épître au lecteur, p. 42s) Mon but est de mener des recherches sur l’origine, la certitude et l’étendue de la connaissance humaine, et en même temps sur les fondements et les degrés de la croyance, de l’opinion et de l’assentiment. Je ne me mêlerai pas ici d’une étude de l’esprit du point de vue physique ; je ne m’efforcerai pas d’examiner ce que peut être son essence, ni par quels mouvements de notre esprit, par quelles modifications de notre corps, il se fait que nous ayons des sensations par les organes ou des idées dans l’entendement ; ou encore si la formation de tout ou partie de ces idées dépend effectivement de la matière. Ce sont des spéculations, singulières sans doute et intéressantes, mais que j'écarterai car elles sont hors du dessein que je poursuis. Il suffira pour mon projet actuel de considérer les facultés de discernement de l’homme, telles qu’on les utilise sur les objets qui relèvent de leur traitement. Et j’estimerai ne pas avoir été complètement inutile dans les réflexions que j’aurai à ce propos, si je réussis à exposer, selon cette méthode claire et historique (in this historical plain method), par quels moyens notre entendement vient à se former les idées qu’il a des choses ; et si je parviens à déterminer les limites de la certitude de notre connaissance. (Livre I. chapitre1. § 2) Si cette recherche sur la nature de l'entendement permet de découvrir ses pouvoirs (leur portée, ce à quoi ils sont plus ou moins adaptés, les cas où ils font défaut), je crois que cette recherche peut être utile : elle permettra de maîtriser l'esprit agité de l'homme, d'être plus prudent quand il traite de choses qui excèdent sa saisie, de s'arrêter quand il est arrivé en bout de laisse et de se satisfaire d'une tranquille ignorance concernant les choses que l'examen révèle hors d'atteinte pour ses capacités. Alors, peut-être, serons-nous moins pressés, sous prétexte de connaissance universelle, de soulever des problèmes et de nous inquiéter (nous-mêmes et autrui) de débats sur des objets auxquels notre entendement n'est pas adapté, des objets dont nous ne pouvons élaborer dans notre esprit aucune perception claire ou distincte, ou dont nous n'avons aucune notion. Si nous pouvons découvrir jusqu'où l'entendement peut porter son regard, jusqu'où ses facultés lui procurent de la certitude, et dans quels cas il ne peut que juger et conjecturer alors nous pourrons apprendre à nous contenter de ce qui nous est accessible dans l'état où nous sommes. (I.1. § 4) Quand on a trouvé une proposition générale dont on ne peut douter dès qu'on l'a comprise, il est facile et simple de passer à la conclusion qu'elle est innée. Cette proposition acceptée libère le paresseux des peines de la recherche et arrête l'enquête de l'indécis sur tout de que l'on a auparavant dénommé inné. [...] Au contraire, s'ils avaient examiné les voies qu'empruntent les gens dans la connaissance de beaucoup de vérités universelles, ils auraient découvert qu'elles sont dans l'esprit de l'homme le résultat de l'être des choses mêmes, bien considérées, et qu'elles ont été découvertes par l'utilisation des facultés que la Nature a prévues pour les recevoir et en juger. (I.4. § 24) Montrer comment procède en cela l'entendement, voilà le dessein de l'exposé suivant. [...] Dans la suite, je souhaite élever un édifice uni, cohérent, pour autant que mon expérience et mon observation propres m'en rendent capable ; aussi j'espère le construire sur une base telle que je n'aie pas besoin de l'étayer de piliers et d'arcs-boutants reposant sur des fondements empruntés. (I.4. § 25) Locke, Essai sur l'entendement humain (1690) ; trad. J.-M. Vienne, Vrin, Paris, 2006 |