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Maroy 08/04/15

Forum Universitaire                                          Jacqueline Maroy                                 Séminaire 11

Année 2014-2015                                                                                                       le 8 avril 2015

 

Texte 1 : Céline  Voyage au bout de la nuit  Pléiade page 52

Lola, après tout, ne faisait que divaguer de bonheur et d’optimisme, comme tous les gens qui sont du bon côté de la vie, celui des privilèges, de la santé, de la sécurité et qui en ont encore pour longtemps à vivre.

Elle me tracassait avec les choses de l’âme, elle en avait plein la bouche. L’âme, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir du corps dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal. On prend des deux poses celle qui vous sert le plus agréablement dans le moment et voilà tout ! Tant qu’on peut choisir entre les deux, ça va. Mais moi, je ne pouvais plus choisir, mon jeu était fait ! J’étais dans la vérité jusqu’au trognon, et même que ma propre mort me suivait pour ainsi dire pas à pas. J’avais bien du mal à penser à autre chose qu’à mon destin d’assassiné en sursis, que tout le monde d’ailleurs trouvait pour moi tout à fait normal.

Cette espèce d’agonie différée, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vérités absolues, il faut l’avoir endurée pour savoir à jamais ce qu’on dit.

Texte 2 : Céline  Voyage au bout de la nuit  Pléiade page 336

Il avait des dents bien mauvaises, l’Abbé, rancies, brunies et haut cerclées de tartre verdâtre, une belle pyorrhée alvéolaire en somme. J’allais lui en parler de sa pyorrhée mais il était trop occupé à me raconter des choses. Elles n’arrêtaient pas de venir juter les choses qu’il me racontait contre ses chicots sous les poussées d’une langue dont j’épiais tous les mouvements. À maints minuscules endroits écorchée sa langue sur ses rebords saignants.

J’avais l’habitude et même le goût de ces méticuleuses observations intimes. Quand on s’arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux. C’est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition ! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de transposer en idéal. C’est difficile. Puisque nous sommes que des enclos de tripes tièdes et mal pourries nous aurons toujours du mal avec le sentiment. Amoureux ce n’est rien c’est tenir ensemble qui est difficile. L’ordure elle, ne cherche ni à durer, ni à croître. Ici, sur ce point, nous sommes bien plus malheureux que la merde, cet enragement à persévérer dans notre état constitue l’incroyable torture.

Décidément nous n’adorons rien de plus divin que notre odeur. Tout notre malheur vient de ce qu’il nous faut demeurer Jean, Pierre ou Gaston coûte que coûte pendant toutes sortes d’années. Ce corps à nous, travesti de molécules agitées et banales, tout le temps se révolte contre cette farce atroce de durer. Elles veulent aller se perdre nos molécules, au plus vite, parmi l’univers ces mignonnes ! Elles souffrent d’être seulement « nous », cocus d’infini. On éclaterait si on avait du courage, on faille seulement d’un jour à l’autre. Notre torture chérie est enfermée là, atomique, dans notre peau même, avec notre orgueil.

Texte 3 : Céline  Voyage au bout de la nuit  Pléiade page 340

Maintenant qu’il nous avait rejoints dans notre angoisse il ne savait plus trop comment faire le curé pour avancer à la suite de nous quatre dans le noir. Un petit groupe. Il voulait savoir combien qu’on était déjà dans l’aventure ? Où que c’était que nous allions ? Pour pouvoir, lui aussi, tenir la main des nouveaux amis vers cette fin qu’il nous faudrait bien atteindre tous ensemble ou jamais. On était maintenant du même voyage. Il apprendrait à marcher dans la nuit le curé, comme nous, comme les autres. Il butait encore. Il me demandait comment il devait s’y prendre pour ne pas tomber. Il n’avait qu’à pas venir s’il avait peur ! On arriverait au bout ensemble et alors on saurait ce qu’on était venus chercher dans l’aventure. La vie c’est ça, un bout de lumière qui finit dans la nuit.

Et puis, peut-être qu’on ne saurait jamais, qu’on trouverait rien. C’est ça la mort.

 

Texte 4 : Céline  Voyage au bout de la nuit  Pléiade page 504

De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l’écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on n’en parle plus.

 

Texte 5 : Céline  Rigodon  Folio page 302

Alors dites où nous en sommes?... que je vous retrouve !... sur le banc là, je vous ai dit, absolument personne autour, ni au loin... Lili sait bien ce que je veux regarder... elle pose notre musette sur le banc... Bébert sort, s’étire, je le connais, il se sauvera pas...Il restera là tout près, dans l’herbe... c’est moi qui sais ce qu’il faut regarder, notre trésor dans le double fond...  depuis Paris...  bien des fois j’ai voulu voir... à Sigmaringen. Ils se doutaient... Là, ça y est! le double fond?... je dégrafe... je vois...il  y a tout.., on n’a rien perdu... nos deux passeports, notre livret de mariage…   et un pistolet Mauser de dame… notre flacon de cyanure... le reste était à la banque, enfin devait y être, je vous ai dit, en ville, Landsman Bank, Peter Bang Wej... la banque, ça viendra... quand on sera un peu reposé! l’urgence d’abord!...  que je ragrafe ce double fond... que Bébert s’y retrouve... Il comprend tout de suite, il saute, s’installe, et ronron... c’est pas un greffe n’importe quoi, il comprend nos conditions, je suis sûr qu’il en sait plus qu’il dit et même sur ce qui va se passer... le silence animal c’est quelqu’un... je demande à Lili il « y a tout, tu crois ? » ....elle est pas bien sûre… allons!... tant pis !... on reviendra ! on y regardera un autre jour... cette allée est ,vraiment tranquille.., mais tiens!... Lili voit mieux que moi... c’est rien... là-bas dans les herbes, un oiseau… mais pas un oiseau habituel... un oiseau je dirais « de collection » de Jardin des Plantes... un oiseau grosseur d’un canard, mais mi-rose,  mi-noir... et ébouriffé !  Je dirais les plumes en bataille.., je regarde plus loin.., un autre ! celui-là je le connais!... c’est moi qui l’ai vu le premier!... un ibis... drôle de piaf ici…  et une. « aigrette » !... celle-là sûrement pas du Danemark !.., un paon maintenant.., ils viennent exprès ! et « un oiseau-lyre »... c’est à manger qu’ils voudraient… l’endroit est pas bien nourrissant, ruines, ronces, cailloux…   encore un autre !...   cette fois, un toucan... on les a presque à trois…   quatre mètres…  ils seraient  familiers si on avait à leur donner, mais, vraiment on n’a rien… là je dis à Lili « ferme bien le sac, qu’il sorte pas la tête ! » je pense à Bébert... comme ça entourés d’oiseaux si il venait quelqu’un il se demanderait ce qu’on leur fait, si des fois nous ne sommes pas charmeurs... charmeurs d’oiseaux...

Allons-nous-en !

 

Texte 6 : Céline  Voyage au bout de la nuit  Pléiade  

Avertissement

Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force.

Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais.

Et puis tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux.

C’est de l’autre côté de la vie.

 

Texte 7  Roland Barthes  Le degré zéro de l’écriture  Le Seuil page 27

Retiré du français parlé, le passé simple, pierre d'angle du Récit, signale toujours un art; il fait partie d'un rituel des Belles-Lettres. Il n'est plus chargé d'exprimer un temps. Son rôle est de ramener la réalité à un point, et d'abstraire de la multiplicité des temps vécus et superposés un acte verbal pur, débarrassé des racines existentielles de l'expérience, et orienté vers une liaison logique avec d'autres actions, d'autres procès, un mouvement général du monde : il vise à maintenir une hiérarchie dans l'empire des faits. Par son passé simple, le verbe fait implicitement partie d'une chaîne causale, il participe à un ensemble d'actions solidaires et dirigées, il fonctionne comme le signe algébrique d'une intention; soutenant une équivoque entre temporalité et causalité, il appelle un déroulement, c'est-à-dire une intelligence du Récit. C'est pour cela qu'il est l'instrument idéal de toutes les constructions d'univers; il est le temps factice des cosmogonies, des mythes, des Histoires et des Romans. Il suppose un monde construit, élaboré, détaché, réduit à des lignes significatives, et non un monde jeté, étalé, offert. Derrière le passé simple se cache toujours un démiurge, dieu ou récitant; le monde n'est pas inexpliqué lorsqu'on le récite, chacun de ses accidents n'est que circonstanciel, et le passé simple est précisément ce signe opératoire par lequel le narrateur ramène l'éclatement de la réalité à un verbe mince et pur, sans densité, sans volume, sans déploiement, dont la seule fonction est d'unir le plus rapidement possible une cause et une fin. Lorsque l'historien affirme que le duc de Guise mourut le 23 décembre 1588, ou lorsque le romancier raconte que la marquise sortit à cinq heures, ces actions émergent d'un autrefois sans épaisseur; débarrassées du tremblement de l'existence, elles ont la stabilité et le dessin d'une algèbre, elles sont un souvenir, mais un souvenir utile, dont l'intérêt compte beaucoup plus que la durée.

Maroy 25/03/15

Forum Universitaire                                              Jacqueline Maroy                                 Séminaire 10

Année 2014-2015                                                                                                        le 25 mars 2015

 

Texte 1 Bernard Maris Il pleuvait des prix d’excellence  Figaro 11 novembre 2014

A l'occasion du 11 novembre 2014, le président d'honneur de « Je me souviens de Ceux de 14 » et de la « Société des amis du Mémorial de Verdun », Bernard Maris, raconte la guerre de 14 à travers les livres des écrivains combattants.

Regardons les films, ces petits hommes, moustachus, au pas saccadé et frétillant… Laissent-ils une impression de gravité? Non, hélas. Alors, allons plutôt vers les écrivains. Quel imaginaire les écrivains combattants nous laissent-ils? En 1929, Jean Norton Cru, engagé sur le front en 1914, publie Témoins (1), une critique de plus de trois cents témoignages édités en français. Il donne la palme de la vérité à Genevoix. Il est très sévère pour Barbusse, sévère pour Dorgelès, Duhamel et d'autres. Mais faut-il classer? Il y a un gouffre entre la réalité, que j'ignorerai toujours, et l'imaginaire créé pour moi, lecteur. Si je devais parler du cœur du combat, je choisirais Ceux de 14 (Genevoix) et Orages d'acier (Jünger), et peut-être les écrits pacifistes de Giono. De la fraternité? Genevoix encore, Dorgelès, Barbusse, Poulaille (Pain de soldat), Remarque, Manning (Nous étions des hommes). De l'horreur? Céline, évidemment. De la souffrance? Paul Voivenel (Le Toubib) plutôt que Duhamel, qui me semble plat et lointain. De l'ardeur au feu? Cendrars (La Main coupée), Drieu (La Comédie de Charleroi), avec une préférence pour Cendrars et cette scène invraisemblable où il fait défiler une cinquantaine de corniauds jappant et aboyant devant un général médusé. Mais j'ai évidemment oublié tous les romans ou les témoignages que vous avez lus et aimés, Les Carnets de Louis Barthas, La Sainte Face d'Élie Faure, les lettres de Marc Bloch et tant d'autres… Et j'allais omettre André Pézard, et son admirable Nous autres, à Vauquois. Pour moi, l'un des plus beaux témoignages est La Mort de mon grand frère de Jacques Perret (2), d'où est extrait le titre de cette opinion ; et quel beau roman que Le Grand Coucher de Guy Dupré (3)! Vous dites, Perret, Dupré, qui n'ont pas combattu en 14? Pourquoi pas Rouaud, Les Champs d'honneur, et mille autres? Certes. Mais je laissais de côté le soldat Teilhard de Chardin qui écrivit des pages plus que troublantes sur… La Nostalgie du front.

Beaucoup de livres. Mais l’imaginaire qu’ils façonnent est assez simple. Il tient en quatre mots.

La peur d’abord. L’envers du courage. Il paraît qu’aujourd’hui une majorité de Français a peur de se retrouver au chômage voire à la rue. Qu’ils songent à la peur de ces hommes... Qu’ils songent, ces Français d’aujourd’hui, à la peur de leurs épouses qui attendaient en tremblant de voir surgir le garde champêtre et cette petite feuille ocre pliée. Lisez Jünger - un tueur, Il n’y a pas d’autre mot - dont le premier mouvement dans la bataille des Éparges fut de fuir comme un lapin (« un cheval échappé », dit-il exactement).

La solidarité ensuite, ou, si vous préférez ce mot aimé des chrétiens ou des socialistes: la fraternité. «   Tout homme est solidaire » :  — ainsi commence La Mort de près de Genevoix, tout homme est solidaire dans la chaîne de la vie ; à chaque mort, la chaîne se rompt. Pensons-y dans notre univers égoïste, narcissique et compétitif.

Troisièmement, la République. La République et son fondement égalitaire. La République mène la guerre, avec son parlement. Ses ministères. Barbusse a écrit la phrase la plus bête qui soit : «  Nous sommes des soldats combattant, nous autres, et il n y a presque pas d’intellectuels, d’artistes ou de riches, qui pendant cette guerre auront risqué leurs figures aux créneaux. »  C’est à pleurer. Plus de la moitié des élèves de Normale Sup sont tués (tués, oublions les mutilés et les gueules cassées). Tous les intellectuels, les artistes ont payé, et cher. Ravel, qui, réformé, fait son possible pour combattre et y arrive, est un exemple parmi des milliers. Le secrétaire général de l’ Élysée est tué, à Vauquois. Nombre de députés en âge de combattre sont tués ou blessés. La République, égalitaire (trop: bien vite, les Allemands ramènent leurs élites à l’arrière, la science française le paiera cher), gagne la guerre. Elle fond dans le chaudron les Basques, Bretons, Occitans... Est-il plus émouvant personnage que le Ch’timi de Dorgelès?

Enfin, ces ouvrages parlent de l’incompréhensible. L’incompréhensible, c’est: 1,5 million de morts, quatre ans et demi, Nivelle,   les fusillés, 1.5% de défections alors que l’état-major en attendait 15 %.  L’incompréhensible est le sous-titre de La Grande Guerre des Français de Jean-Baptiste Durosselle. « Ce que nous avons fait, c’était plus que ce l’on pouvait demander à des hommes et nous l’avons fait », écrit Genevoix. Il y a là un mystère qui nous est légué, un mystère à toujours méditer, de cette guerre qui se déroula sur le sol des Français et leur coûta relativement plus qu’aux autres. Dans ce qu’on appelle un beau livre, Soldats (4) hélas beaucoup traduit, un américain, M. Grant, consacre vingt pages au Tommie et au fantassin allemand, et une demi-page au Poilu, que l’on voit... jetant des pierres à l’ennemi !

Ne pas se laisser voler son passé et méditer son mystère, voilà ce que nous disent aussi les écrivains.

(1) Presses universitaires de Nancy, 1993 (2) Dans la musette du caporal. (3) La Table Ronde.

(4) Flammarion

 

Texte 2 : Céline  Lettre à la NRF (1932) Pléiade page 307

Le récit commence Place Clichy, au début de la guerre, et finit quinze ans plus tard à la fête de Clichy. 700 pages de voyages à travers le monde, les hommes et la nuit, et l’amour, l’amour surtout que je traque, abîme, et qui ressort de là, pénible, dégonflé, vaincu... Du crime, du délire, du dostoïevskysme, il y a de tout dans mon machin, pour s’instruire et pour s’amuser.

*

Les faits.

Robinson mon ami, vaguement ouvrier, part à la guerre, (Je pense la guerre à sa place)  il se défile des batailles on ne sait trop comment... Il passe en Afrique Tropicale... puis en Amérique... descriptions... descriptions... sensations... Partout, toujours il n’est pas à son aise (romantisme, mal du xxie siècle ) Il revient en France, vaseux... Il en [a] marre de voyager, d’être exploité partout et de crever d’inhibitions et de faim. C’est un prolétaire moderne. Il va se décider à estourbir une vieille dame pour une fois pour toutes posséder un petit capital, c’est-à-dire un début de liberté. Il la rate la vieille dame une première fois. Il se blesse. Il s’aveugle temporairement. Comme la famille de la vieille dame était de mèche, on les envoie ensemble dans le midi pour éteindre l’affaire. C’est même la vieille qui le soigne à présent. Ils font dans le midi ensemble un drôle de commerce. Ils montrent des momies dans une cave (Ça rapporte). Robinson recommence à voir clair. Il se fiance aussi avec une jeune fille de Toulouse. Il va tomber dans la vie régulière. Pour que la vie soye tout à fait régulière il faut encore un petit capital. Alors cette fois encore l’idée lui revient de buter la vieille dame. Et cette fois il ne la rate pas. Elle est bien morte. Ils vont donc hériter lui et sa future femme. C’est le bonheur bourgeois qui s’annonce. Mais quelque chose le retient de s’installer dans le bonheur bourgeois, dans l’amour et la sécurité matérielle. Quelque chose ! Ah ! Ah ! C’est tout le roman ce quelque chose ! Attention ! Il fuit sa fiancée et le bonheur. Elle le relance. Elle lui fait des scènes, scènes sur scènes. Des scènes de jalousie. Elle est la femme de toujours devant un homme nouveau... Elle le tue...

*

Tout cela est parfaitement amené. Je ne voudrais pour rien au monde que ce sujet me soye soufflé. C’est du pain pour un siècle entier de littérature. C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’Heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine...

Avec mes meilleurs sentiments

Louis Destouches

 

Texte 3 : Céline Voyage au bout de la nuit  Folio page 92

Les philosophes, ce sont eux, notez-le encore pendant que nous y sommes, qui ont commencé par raconter des histoires au bon peuple… Lui qui ne connaissait que le catéchisme ! Ils se sont mis, proclamèrent-ils, à l’éduquer… Ah ! ils en avaient des vérités à lui révéler ! et des belles ! Et des pas fatiguées ! Qui brillaient ! Qu’on en restait tout ébloui ! C’est ça ! qu’il a commencé par dire, le bon peuple, c’est bien ça ! C’est tout à fait ça ! Mourons tous pour ça ! Il ne demande jamais qu’à mourir le peuple ! Il est ainsi. “Vive Diderot !” qu’ils ont gueulé et puis “Bravo Voltaire !” En voilà au moins des philosophes ! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires ! Et vive tout le monde ! Voilà au moins des gars qui ne le laissent pas crever dans l’ignorance et le fétichisme le bon peuple ! Ils lui montrent eux les routes de la Liberté ! Ils l’émancipent ! Ça n’a pas traîné ! Que tout le monde d’abord sache lire les journaux ! C’est le salut ! Nom de Dieu ! Et en vitesse ! Plus d’illettrés ! Il en faut plus ! Rien que des soldats citoyens ! Qui votent ! Qui lisent ! Et qui se battent ! Et qui marchent ! Et qui envoient des baisers ! À ce régime-là, bientôt il fut fin mûr le bon peuple.

Texte 4 : Céline Voyage au bout de la nuit (1932), Folio page 120

Après huit jours passés dans ce nouveau service, nous avions compris l’urgence d’avoir à changer de dégaine et grâce à Brandelore (dans le civil placier en dentelles), ces mêmes hommes apeurés et recherchant l’ombre, possédés par des souvenirs honteux d’abattoirs que nous étions en arrivant, se muèrent en une satanée bande de gaillards, tous résolus à la victoire et je vous le garantis armés d’abattage et de formidables propos. Un dru langage était devenu en effet le nôtre, et si salé que ces dames en rougissaient parfois, elles ne s’en plaignaient jamais cependant parce qu’il est bien entendu qu’un soldat est aussi brave qu’insouciant, et grossier plus souvent qu’à son tour, et que plus il est grossier et que plus il est brave.


Au début, tout en copiant Brandelore de notre mieux, nos petites allures patriotiques n’étaient pas encore tout à fait au point, pas très convaincantes. Il fallut une bonne semaine et même deux de répétitions intensives pour nous placer exactement dans le ton, le bon.


Dès que notre médecin, professeur agrégé Bestombes, eut noté, ce savant, la brillante amélioration de nos qualités morales, il résolut, à titre d’encouragement, de nous autoriser quelques visites, à commencer par celles de nos parents.


Certains soldats bien doués, à ce que j’avais entendu conter, éprouvaient quand ils se mêlaient aux combats, une sorte de griserie et même une vive volupté. Dès que pour ma part j’essayais d’imaginer une volupté de cet ordre bien spécial, je m’en rendais malade pendant huit jours au moins. Je me sentais si incapable de tuer quelqu’un, qu’il valait décidément mieux que j’y renonce et que j’en finisse tout de suite. Non que l’expérience m’eût manqué, on avait même fait tout pour me donner le goût, mais le don me faisait défaut. Il m’aurait fallu peut-être une plus lente initiation.

Je résolus certain jour de faire part au professeur Bestombes des difficultés que j’éprouvais corps et âme à être aussi brave que je l’aurais voulu et que les circonstances, sublimes certes, l’exigeaient. Je redoutais un peu qu’il se prît à me considérer comme un effronté, un bavard impertinent… Mais point du tout. Au contraire ! Le Maître se déclara tout à fait heureux que dans cet accès de franchise je vienne m’ouvrir à lui du trouble d’âme que je ressentais.


- Vous allez mieux, Bardamu, mon ami ! Vous allez mieux, tout simplement !

- Voici ce qu’il concluait. - cette confidence que vous venez me faire absolument spontanément, je la considère, Bardamu, comme l’indice très encourageant d’une amélioration notable de votre état mental… »

 

Texte 5 Céline : Voyage au bout de la nuit

Avertissement de l’auteur

Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force.
Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais.

Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux.
C’est de l’autre côté de la vie.


Texte 6 : Homère Illiade Chant XVI  Traduction Lecomte de Lisle

Et alors Zeus qui amasse les nuées dit à Apollôn :

- Va maintenant, cher Phoibos. Purifie Sarpèdôn, hors de la mêlée, du sang noir qui le souille. Lave-le dans les eaux du fleuve, et, l'ayant oint d'ambroisie, couvre-le de vêtements immortels. Puis, remets-le aux Jumeaux rapides, Hypnos et Thanatos, pour qu'ils le portent chez le riche peuple de la grande Lykiè. Ses parents et ses amis l'enseveliront et lui élèveront un tombeau et une colonne, car c'est là l'honneur des morts.


Il parla ainsi, et Apollôn, se hâtant d'obéir à son père, descendit des cimes Idaiennes dans la mêlée et enleva Sarpèdôn loin des traits. Et il le transporta pour le laver dans les eaux du fleuve, l'oignit d'ambroisie, le couvrit de vêtements immortels et le confia aux Jumeaux rapides, Hypnos et Thanatos, qui le transportèrent aussitôt chez le riche peuple de la grande Lykiè.

Raynal-Mony 13/03/15

Forum Universitaire                                                   Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 9

Année 2014-2015

                                                                                   le 13 mars 2015

Huygens lecteur de Descartes

 

Ce qui m'a fort plu au début quand cette philosophie a commencé de paraître, c'est qu'on entendait M. Descartes, au lieu que les autres philosophies nous donnaient des paroles qui ne faisaient rien comprendre, comme ces 'qualités', 'formes substantielles', 'espèces intentionnelles', etc. [...] Mais ce qui a surtout recommandé sa philosophie, c'est qu'il n'est pas demeuré à donner du dégoût pour l'ancienne, mais qu'il a osé substituer des causes qu'on peut comprendre de tout ce qu'il y a dans la nature. (Œuvres complètes X, p. 399-406 [OC])

(lettre à Baillet à propos de son ouvrage, La vie de M. Descartes, 1691 ; FC, p. 115)1


M. Descartes avait trouvé le moyen de faire prendre ses conjectures et fictions pour des vérités. Et il arrivait à ceux qui lisaient ses Principes de philosophie quelque chose de semblable à ceux qui lisent des romans qui plaisent, et font la même impression que des histoires véritables. La nouveauté des figures de ses petites particules et des tourbillons y font un grand agrément. Il me semblait lorsque je lus ce livre des Principes pour la première fois que tout allait le mieux du monde, et je croyais, quand j'y trouvais quelque difficulté, que c'était ma faute de ne pas bien comprendre sa pensée. Je n'avais que quinze à seize ans. Mais y ayant depuis découvert de temps en temps des choses visiblement fausses, et d'autres peu vraisemblables, je suis fort revenu de la préoccupation où j'avais été.

(lettre à Baillet à propos de, La vie de M. Descartes, 1691 ; OC, X, p. 403 ; FC, p. 110)


Je me suis déjà entretenu avec vous, il y a quelques temps, des efforts et des polémiques de ceux qui désirent qu'on les appelle cartésiens. Alors qu'ils estiment, quant à eux, qu'il est possible de sauvegarder tous les dogmes de cet homme à l'esprit des plus pénétrants, ils se trompent grandement, à mon sens, et cela j'en ai témoigné, en ce qui regarde les questions physiques, dans ce  que j'ai récemment fait publier au sujet de la lumière et de la cause de la pesanteur. J'ai dit en effet que, dans la plupart des thèmes physiques qu'il a traités, Descartes selon moi s'est trompé. Si vous en voulez un recensement, je dis qu'il s'est trompé sur les règles du mouvement des corps par collision, sur les tourbillons célestes, sur la cause des comètes, sur les parhélies, sur l'expansion instantanée de la lumière et sur beaucoup d'autres sujets. Mais en géométrie aussi il n'a pas été sans se fourvoyer en quelques endroits. En métaphysique, il me semble que jamais l'existence de Dieu ni l'immortalité de l'âme n'ont été démontrées. Par là je pense qu'il est aisé de comprendre [...] ce que je serais prêt à répondre à cette question que vous avez posée, savoir si je juge qu'il y a une philosophie de Descartes telle qu'elle puisse être enseignée publiquement et en privé dans les écoles.

(lettre à G. Meier de juin 1691 (OC, X, p. 104-105 ; FC, p. 112-113)


Descartes il est vrai a osé fonder de nouvelles lois [du mouvement] contre la foi des expériences, dont il a dit qu'elles ne nécessitaient aucune démonstration pour ceux qui entendent ses principes. Propos qu'un nombre non négligeable de gens embrassent, à ce que je vois. »   (OC, XVI, p. 100 ; FC, p. 133)


Contre le dogme de Descartes, selon lequel la nature ou la notion du corps consiste dans la seule extension, j'ai quant à moi une notion de l'espace, distincte de celle du corps. L'espace est ce qui peut être occupé par le corps. Le corps, ce qui occupe l'espace, ne peut certes être conçu sans l'extension, mais à quoi il faut, outre l'extension, accorder qu'il n'admettra aucun autre corps dans l'espace qu'il occupe. Cette idée, tous les philosophes, que dis-je tous les hommes l'ont eue, aux époques précédant Descartes, lequel semble avoir imaginé par-dessus la sienne propre, afin qu'elle explique qu'il n'y a pas d'espace vide, ce dont il pensait avoir besoin pour prouver la propagation instantanée de la lumière, sans décalage dans le temps, ce que le raisonnement et l'expérience ont démenti.

(Manuscrit H, Adversia, p. 97 ; OC, X, p. 300, août-sept. 1692 ; FC, p. 135, 137)


Il me semble que Descartes ait voulu décider sur toutes les matières de Physique et Métaphysique, sans se soucier s'il disait vrai ou non. Et peut-être cela n'est pas inutile d'en user ainsi à des personnes qui se sont acquis une grande réputation d'ailleurs, parce qu'ils excitent d'autres à trouver quelque chose de meilleur. Il s'est abstenu pourtant de toucher à la production des plantes et des animaux, sans doute parce qu'il n'a pas vu le moyen de les faire naître du mouvement et de la figure des particules ainsi que le reste du corps qu'il considère.   (OC, X, p. 303-304 ; FC, p. 262)

Maroy/11/03/15

Forum Universitaire                                                   Jacqueline Maroy                                 Séminaire 09

Année 2014-2015                                                                                                            le 11 mars 2015

 

Texte 1 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 131

Je crois avoir écrit un jour dans ce journal que la tristesse semble étrangère à M. le curé de Torcy. Son âme est gaie. En ce moment même, dès que je n’observais plus son visage, qu’il tenait toujours levé très haut, très droit, j’étais surpris par un certain accent de sa voix. Elle a beau être grave, on ne peut pas dire qu’elle soit triste : elle garde un certain frémissement presque imperceptible qui est comme celui de la joie intérieure, une joie si profonde que rien ne saurait l’altérer, comme ces grandes eaux calmes, au-dessous des tempêtes.

 

Texte 2 : Georges Bernanos :  La joie  Livre de Poche  page 50

En exigeant que sa fille, dès sa sortie du couvent, gouvernât sa maison, M. de Clergerie ne savait pas de quel pesant devoir il allait charger de telles épaules, ni que la surveillance quotidienne de six ou sept domestiques recrutés à la diable, congédiés de même, est une rude et périlleuse école pour une enfant de dix-sept ans qui ne sera jamais tout à fait dupe de sa propre candeur, plus souvent et plus cruellement blessée de ce qu’elle devine que de ce qu’elle voit. Mais elle s’était protégée à sa manière, par une ingénieuse bonté, sans bruit, sans effort visible qui risquât d’attirer l’attention, de lui valoir louange ou blâme. Et maintenant, il semblait qu’elle fût prise au piège de cette même bonté, dont elle seule avait cru savoir la source enchantée, toujours fraîche, intarissable. Cet inconnu, d’ailleurs en apparence sans reproche, qu’elle ne pouvait convaincre d’aucune faute précise, d’aucun manquement volontaire, délibéré, qui n’était enfin pour tout le monde qu’un serviteur à gages, c’est-à-dire un anonyme, un passant, auquel elle eût rougi d’accorder tant d’attention, si elle eût été moins pure, celui-là entre tous les autres lui inspirait pour la première fois la crainte anxieuse d’être encore au-dessous de son humble tâche, sous la menace de forces obscures, impitoyables, que la simple douceur ne suffit pas à réduire, de ne disposer contre une certaine malice, jusqu’alors ignorée, que d’une arme d’enfant, d’un jouet… Crainte aussitôt repoussée par toutes les forces de son âme ! Crainte d’ailleurs sans amertume, qui finissait par se fondre en délices, lorsque plus pauvre et plus seule que jamais, parmi ces visages hostiles ou clos, elle donnait, elle prodiguait, elle jetait à pleines mains, ainsi qu’une chose de rien, son espérance sublime. Et tel était alors le bienheureux épuisement de sa charité, sa suave détresse, qu’elle courait se réfugier dans sa chambre, refoulant ses larmes, et là, comme ivre de fatigue et de supplication, les lèvres encore occupées d’une prière qu’elle n’entendait plus, n’osant quitter des yeux son crucifix, elle croyait glisser lentement, puis tomber tout à coup dans le sommeil… Seulement elle tombait en Dieu.

Et c’est ainsi qu’il l’avait vue un jour.

 

Texte 3 : Georges Bernanos :  La joie  Livre de Poche  page 211

–Du moins si... si vous n’êtes pas capable de vous défendre vous-même, cloîtrez-vous. Je ne parle pas ici en directeur de conscience, notez-le. Je parle en homme, humainement.

– Je ne le sens que trop ! dit-elle. Vous n’avez pour moi qu’une pitié humaine. Est-ce donc cela que vous m’êtes venu porter jusqu’ici ? Est-ce pour si peu de chose que vous rompez le silence ? Hé bien, le silence était meilleur. Ni mon père, ni vous, ni personne ne me convaincrez d’entrer en religion, comme les lâches jadis se réfugiaient dans les églises pour s’y mettre en sûreté et sauver leur peau. Votre conseil, d’ailleurs, arrive trop tard. Il me semble que je n’ai plus rien du tout à sauver : je n’ai plus rien.

Elle s’arrêta. Cénabre venait de pousser en avant sa puissante main brune, il lui serrait le bras si cruellement qu’elle retint à peine un cri.

– Plus rien ! dit-il. Le croyez-vous ? Oui, vous le croyez, vous êtes incapable d’un mensonge. Mais, humaine ou non, ma pitié ne va pas d’abord à vous, ma fille. Oh ! je ne veux même pas penser aux gens d’ici, que m’importe ! Et pourtant, voyez déjà ce que vous leur avez donné, voyez quelle espèce de joie sort de vous ; ne sont ils pas plus à plaindre qu’avant ? Cette fatalité peut paraître mystérieuse, injuste, absurde : n’accusez pas du moins celui qui vous la dénonce. Elle est. Nous la connaissons. Nul doute que Chevance ne la connût aussi. Pour l’ignorer, il n’est que des prêtres médiocres, sans expérience et sans cervelle. Peut-être rencontrerait-on encore, çà et là, de vieux chanoines somnolents... Mais cela ne vous intéresse pas. Le premier devoir de quiconque vous veut du bien est de vous mettre en garde, non pas contre autrui, mais contre vous, contre vous seule. C’est de vous, c’est d’êtres tels que vous, non moins innocents, non moins purs, purs comme le feu...

 

Texte 4 : Georges Bernanos :  Sous le soleil de Satan  Livre de Poche  page 140

Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si parfaite, si subtile, que cela se fût comparé moins à l’image reflétée dans un miroir qu’à la singulière, à l’unique et profonde pensée que chacun nourrit de soi-même.

Que dire ? C’était son visage pâli, sa soutane souillée de boue, le geste instinctif de sa main vers le cœur ; c’était là son regard, et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressée pourtant à l’examen particulier, ne fût parvenue, à elle seule, à ce dédoublement prodigieux. L’observation la plus sagace, tournée vers l’univers intérieur, n’en saisit qu’un aspect à la fois. Et ce que découvrait le futur saint de Lumbres, à ce moment, c’était l’ensemble et le détail, ses pensées, avec leurs racines, leurs prolongements, l’infini réseau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son vouloir, ainsi qu’un corps dénudé montrerait dans le dessin de ses artères et de ses veines le battement de la vie. Cette vision, à la fois une et multiple, telle que d’un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, était d’une perfection telle que le pauvre prêtre se reconnut, non seulement dans le présent, mais dans le passé, dans l’avenir, qu’il reconnut toute sa vie…

 

Texte 5 : Georges Bernanos :  Sous le soleil de Satan  Livre de Poche  page 149

Toujours le carrier le précédait de son pas tranquille. Un instant, par surprise, l’abbé Donissan fut tenté de le joindre, de l’appeler. Mais ce ne fut qu’un instant. Cette âme tout à coup découverte l’emplissait de respect et d’amour. C’était une âme simple et sans histoire, attentive, quotidienne, occupée de pauvres soucis. Mais une humilité souveraine, ainsi qu’une lumière céleste, le baignait de son reflet. Quelle leçon, pour ce pauvre prêtre tourmenté, obsédé par la crainte, que la découverte de ce juste ignoré de tous et de lui-même, soumis à sa destinée, à ses devoirs, aux humbles amours de sa vie, sous le regard de Dieu ! Et une pensée lui vint spontanément, ajoutant au respect et à l’amour une sorte de crainte : n’était-ce pas devant celui-là, et celui-là seul, que l’autre avait fui ?

Il eût voulu s’arrêter, sans risquer de rompre la délicate et magnifique vision. Il cherchait vainement la parole qui devait être dite. Mais il lui semblait que toute parole était indigne. Cette majesté du cœur pur arrêtait les mots sur ses lèvres.

Était-ce possible, était-ce possible qu’à travers la foule humaine, mêlé aux plus grossiers, témoin de tant de vices que sa simplicité ne jugeait point ; était-ce possible que cet ami de Dieu, ce pauvre entre les pauvres, se fût gardé dans la droiture et dans l’enfance, qu’il suscitât l’image d’un autre artisan, non moins obscur, non moins méconnu, le charpentier villageois, gardien de la reine des anges, le juste qui vit le Rédempteur face à face, et dont la main ne trembla point sur la varlope et le rabot, soucieux de contenter la clientèle et de gagner honnêtement son salaire ?

 

Texte 6 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon 

(page 15)

J’ai décidé ce matin de ne pas prolonger l’expérience au-delà des douze mois qui vont suivre. Au 25 novembre prochain, je mettrai ces feuilles au feu, je tâcherai de les oublier. Cette résolution prise après la messe ne m’a rassuré qu’un moment.

Ce n’est pas un scrupule au sens exact du mot. Je ne crois rien faire de mal en notant ici, au jour le jour, avec une franchise absolue, les très humbles, les insignifiants secrets d’une vie d’ailleurs sans mystère. Ce que je vais fixer sur le papier n’apprendrait pas grand-chose au seul ami avec lequel il m’arrive encore de parler à cœur ouvert et pour le reste je sens bien que je n’oserai jamais écrire ce que je confie au bon Dieu presque chaque matin sans honte. Non, cela ne ressemble pas au scrupule, c’est plutôt une sorte de crainte irraisonnée, pareille à l’avertissement de l’instinct. Lorsque je me suis assis pour la première fois devant ce cahier d’écolier, j’ai tâché de fixer mon attention, de me recueillir comme pour un examen de conscience. Mais ce n’est pas ma conscience que j’ai vue de ce regard intérieur ordinairement si calme, si pénétrant, qui néglige le détail, va d’emblée à l’essentiel. Il semblait glisser à la surface d’une autre conscience jusqu’alors inconnue de moi, d’un miroir trouble où j’ai craint tout à coup de voir surgir un visage – quel visage : le mien peut-être ?… Un visage retrouvé, oublié.

Il faudrait parler de soi avec une rigueur inflexible. Et au premier effort pour se saisir, d’où viennent cette pitié, cette tendresse, ce relâchement de toutes les fibres de l’âme et cette envie de pleurer ?

(Page 33)

Mais pourquoi fixer sur le papier ce que je devrais au contraire m’efforcer d’oublier à mesure ? Le pire est que je trouve à ces confidences une si grande douceur qu’elle devrait suffire à me mettre en garde. Tandis que je griffonne sous la lampe ces pages que personne ne lira jamais, j’ai le sentiment d’une présence invisible qui n’est sûrement pas celle de Dieu – plutôt d’un ami fait à mon image, bien que distinct de moi, d’une autre essence… Hier soir, cette présence m’est devenue tout à coup si sensible que je me suis surpris à pencher la tête vers je ne sais quel auditeur imaginaire, avec une soudaine envie de pleurer qui m’a fait honte.

(Page 200)

Je ne dispose que d’une demi-heure pour déjeuner, changer de douillette (il recommence à pleuvoir) et ranger un peu la maison, qui est depuis quelques jours dans un désordre abominable. Je ne voudrais pas scandaliser M. le chanoine de la Motte-Beuvron, déjà si mal disposé à mon égard. Il semble donc que j’aurais mieux à faire que d’écrire ces lignes. Et cependant j’ai plus que jamais besoin de ce journal. Le peu de temps que j’y consacre est le seul où je me sente quelque volonté de voir clair en moi. La réflexion m’est devenue si pénible, ma mémoire est si mauvaise – je parle de la mémoire des faits récents, car l’autre ! – mon imagination si lente, que je dois me tuer de travail pour m’arracher à on ne sait quelle rêverie vague, informe, dont la prière, hélas ! ne me délivre pas toujours. Dès que je m’arrête, je me sens sombrer dans un demi-sommeil qui trouble toutes les perspectives du souvenir, fait de chacune de mes journées écoulées un paysage de brumes, sans repères, sans routes. À condition de le tenir scrupuleusement, matin et soir, mon journal jalonne ces solitudes, et il m’arrive de glisser les dernières feuilles dans ma poche pour les relire lorsque au cours de mes promenades monotones, si fatigantes, d’annexe en annexe, je crains de céder à mon espèce de vertige.

Maroy 03/03/15

                                                                    Conférence  mardi 3 mars 2015    

                                                                  L’être et le néant chez Saint-Simon

                                                                           Jacqueline Maroy

Texte 1  Pléiade volume 1 page 15

Écrire l'histoire de son pays et de son temps, c'est repasser dans son esprit avec beaucoup de réflexion tout ce qu'on a vu, manié, ou su d'original, sans reproche, qui s'est passé sur le théâtre du monde, et les diverses machines, souvent les riens apparents, qui ont mû les ressorts des événements qui ont eu le plus de suite et qui en ont enfanté d'autres; c'est se montrer à soi-même pied à pied le néant du monde, de ses craintes, de ses désirs, de ses espérances, de ses disgrâces, de ses fortunes, de ses travaux; c'est se convaincre du rien de tout par la courte et rapide durée de toutes ces choses et de la vie des hommes;

 

Texte 2  Pléiade volume 3 page 819

C'est cet amour de l'ordre qui conserve à chaque état ce qui lui appartient, non par attachement, par goût, par amour-propre, mais par respect pour la volonté de Dieu énoncée par la parole muette mais toujours existante des devoirs respectifs des divers états, et par amour pour cette justice distributive qui doit veiller sans cesse, qui est tant recommandée à ceux qui se trouvent revêtus de puissance et sans laquelle toute l'harmonie des états se défigure et se renverse peu à peu d'une étrange manière et jusqu'à un point pernicieux. La négligence de le maintenir remarquée dans un prince, par quelque considération que ce soit, devient bientôt un mobile puissant de trouble qui dégénère en destruction; et il n'est point de motif, pour saint qu'il soit en soi, qui y puisse servir d'excuse devant Dieu ni devant les hommes. Mais il faut mettre des bornes à l'abondance et à l'importance de cette matière, qui est intarissable, et qui se présente presque à tous moments à un grand prince par les occasions continuelles de méditation et de pratique.

 

Texte 3  Pléiade volume 5 page 590

On a vu en son lieu les divers degrés par lesquels les enfants du roi et de Mme de Montespan ont été successivement tirés du profond et ténébreux néant du double adultère, et portés plus qu'au juste et parfait niveau des princes du sang, et jusqu'au sommet de l'habilité de succéder à la couronne, ou en simple usage par adresse, ou à force ouverte, ou en loi par des brevets, des déclarations, des édits enregistrés. Le récit de ce nombreux amas de faits formerait seul un volume, et le recueil de ces monstrueuses pièces en composerait un autre fort gros. Ce qui est étrange, c'est que dans tous les temps, le roi, à chaque fois, ne les voulut point accorder au point qu'à chaque fois il le fit, et qu'il ne les voulut point marier, je dis ses fils, dans l'intime conviction où il fut toujours de leur néant et de leur bassesse innée, qui n'était relevée que par l'effort de son pouvoir sans bornes, et qui après lui ne pouvait que retomber. C'est ce qu'il leur dit plus d'une fois quand l'un et l'autre lui parlèrent de se marier. C'est ce qu'il leur répéta au comble de leur grandeur, et à six semaines près de la fin de sa vie, lorsque, malgré lui, il eut tout violé en leur faveur, jusqu'à sa propre volonté, qui fléchit sous sa faiblesse. On a vu ce qu'il leur en dit, on ne peut trop le répéter, et ce qui lui en échappa aux gens du parlement et à la reine d'Angleterre.

On peut se souvenir aussi de l'ordre qu'on a vu qu'il donna si précis au maréchal de Tessé, qui me l'a conté et à d'autres, sur M. de Vendôme, de ne point éviter de le commander en Italie où on l'envoyait, et où Vendôme était à la tête de l'armée, et [de] ce qu'il ajouta avec un air chagrin: qu'il ne fallait pas accoutumer ces messieurs-là, à ces ménagements, lequel duc de Vendôme bientôt après, parvint, et sans patente, à commander les maréchaux de France, et ceux-là encore qui longtemps avant lui avaient commandé des armées.

C'est un malheur dans la vie du roi et une plaie à la France, qui a continuellement été en augmentant, que la grandeur de ses bâtards, qu'il a enfin portée au comble inouï à la fin de sa vie, dont les derniers temps n'ont été principalement occupés qu'à la consolider, en les rendant puissants et redoutables.

 

Texte 4  Pléiade volume3 page 23

On poussait après l'élévation de la messe un ployant au bas de l'autel au lieu où le prêtre la commence, on le couvrait d'une étoffe, puis d'une grande nappe qui traînait devant et derrière. Au Pater, l'aumônier de jour se levait et nommait au roi à l'oreille tous les ducs qui se trouvaient dans la chapelle. Le roi lui en nommait deux qui étaient toujours les deux plus anciens, à chacun desquels aussitôt après le même aumônier s'avançant allait faire une révérence. La communion du prêtre se faisant, le roi se levait et s'allait mettre à genoux sans tapis ni carreau derrière ce ployant et y prenait la nappe; en même temps les deux ducs avertis, qui seuls avec le capitaine des gardes en quartier s'étaient levés de dessus leurs carreaux et l'avaient suivi, l'ancien par la droite, l'autre par la gauche, prenaient en même temps que lui chacun un coin de la nappe qu'ils soutenaient à côté de lui à peu de distance, tandis que les deux aumôniers de quartier soutenaient les deux autres coins de la même nappe du côté de l'autel, tous quatre à genoux, et le capitaine des gardes aussi, seul derrière le roi. La communion reçue et l'ablution prise quelques moments après, le roi demeurait encore un peu en même place, puis retournait à la sienne, suivi du capitaine des gardes et des deux ducs qui reprenaient les leurs. Si un fils de France s'y trouvait seul, lui seul tenait le coin droit de la nappe et personne de l'autre côté; et quand M. le duc d'Orléans s'y rencontrait sans fils de France, c'était la même chose. Un prince du sang présent n'y servait pas avec lui; mais s'il n'y avait qu'un prince du sang, un duc, au lieu de deux, était averti à l'ordinaire, et il servait à la gauche comme le prince du sang à la droite. Le roi nommait les ducs pour montrer qu'il était maître du choix entre eux, sans être astreint à l'ancienneté; mais il ne lui est pourtant jamais arrivé de préférer de moins anciens; et je me souviens que, marchant devant lui un jour de communion qu'il allait à la chapelle, et voyant le duc de La Force, je le vis parler bas au maréchal de Noailles; et un moment après le maréchal me vint demander qui était l'ancien de M. de La Force ou de moi. Il ne l'avait pu dire certainement, et le roi le voulut savoir pour ne s'y pas méprendre.

 

Texte 5  Pléiade volume 3 page 102

À qui considère les événements que racontent les Histoires dans leur origine réelle et première, dans leurs degrés, dans leurs progrès, il n'y a peut-être aucun livre de piété (après les divins et après le grand livre toujours ouvert du spectacle de la nature) qui élève tant à Dieu, qui en nourrisse plus l'admiration continuelle, et qui montre avec plus d'évidence notre néant et nos ténèbres.

Maroy 28/01/15

Forum Universitaire                                            Jacqueline Maroy                                 Séminaire 07

Année 2014-2015                                                                                                    le 28 janvier 2015

 

Texte 1 : Georges Bernanos  La Grande Peur des bien-pensants Poche page 262

 

Depuis plusieurs mois, en effet, l'infatigable coureur d'aventures, l'ami du futur père de Foucauld, était occupé d'un projet magnifique, sans doute irréalisable, mais à la mesure de ses rêves : équiper une caravane au seuil du désert libyen, rallier les Touareg et les Senoussis, prendre leur tête et, dans le dos des Anglais, forcer les passages jusqu'au Nil. « Je me place sous la protection de Dieu », avait-il dit aux deux lieutenants qui, à Douz, étaient venus lui apporter le dernier salut de ceux de sa race. Vingt jours après, égaré par ses guides, déjà sûr de la trahison, il marchait en avant de ses assassins, au pas d'une chamelle boiteuse, n'attendant plus rien que la mort du soldat, mais impassible, la main sur la crosse de son revolver, l'œil au guet. « Une heure durant, dira plus tard El Kheïr, l'un des assassins, nous nous regardâmes les uns les autres, nous demandant comment nous nous y prendrions pour le désarmer, pour lui trancher la tête, et n'osant commencer l’attaque. »

...Ce jour-là on jouait Hamlet au Théâtre-Français ; au Gymnase, Le Bonheur des Dames. Jules Simon, à quatre-vingt-trois ans, rendait le dernier soupir. Anatole France annonçait au Figaro le début dans les lettres d'un jeune homme qui « excelle à conter les douleurs élégantes, les souffrances artificielles, et qui a en lui du Bernardin de Saint-Pierre dépravé et du Pétrone ingénu ». Ce jeune homme s'appelait Marcel Proust... C'était un de ces soirs du Paris d'autrefois, avec ses arbres encore verts, le claquement rythmé du fer des chevaux sur les pavés de bois, les coupés plus brillants que des miroirs, l’éclat des cuivres et des nickels sur les belles croupes dansantes, le grincement des harnais, l'odeur des cuirs... Un de ces soirs qu'il avait tant aimés, quand, le large chapeau gris sur l'oreille on le voyait descendre les boulevards dorés jusqu'au journal, ou balancé aux cahots d'un fiacre s'acheminer vers quelque rendez-vous hasardeux, une réunion de la Ligue, un duel. N'importe où qu'apparut ce jeune Français, en Amérique ou en Indochine, au cercle de la rue Royale comme à Charonne, il entrait avec sa légende. Et il l'avait emportée avec lui, là-bas, de l'autre côté de la mer, elle était sûrement présente à son côté, ce dernier soir, devant l'horizon nu et sauvage, dans le sable brûlant où il appuyait fermement ses genoux, le bras levé, un doigt sur la détente... Mais qui peut mieux que le désert garder une légende ?

 

Texte 2 : Georges Bernanos  Les grands cimetières sous la lune  Poche page 163

 

Dès lors, chaque nuit, des équipes recrutées par lui opérèrent dans les hameaux et jusque dans les faubourgs de Palma. Où que ces messieurs exerçassent leur zèle, la scène ne changeait guère. C’était le même coup discret frappé à la porte de l’appartement confortable, ou à celle de la chaumière, le même piétinement dans le jardin plein d’ombre, ou sur le palier le même chuchotement funèbre, qu’un misérable écoute de l’autre côté de la muraille, l’oreille collée à la serrure, le cœur crispé d’angoisse. - « Suivez-nous ! » - ... Les mêmes paroles à la femme affolée, les mains qui rassemblent en tremblant les hardes familières, jetées quelques heures plus tôt, et le bruit du moteur qui continue à ronfler, là-bas, dans la rue. « Ne réveillez pas les gosses, à quoi bon ? Vous me menez en prison, n’est-ce pas señor ? - Perfectamente », répond le tueur, qui parfois n’a pas vingt ans. Puis c’est l’escalade du camion où l’on retrouve deux ou trois camarades, aussi sombres, aussi résignés, le regard vague ... Hombre ! La camionnette grince, s’ébranle. Encore un moment d’espoir, aussi longtemps qu’elle n’a pas quitté la grand-route. Mais voilà déjà qu’elle ralentit, s’engage en cahotant au creux d’un chemin de terre. « Descendez ! » Ils descendent, s’alignent, baisent une médaille, ou seulement l’ongle du pouce. Pan ! Pan ! Pan ! - Les cadavres sont rangés au bord du talus, où le fossoyeur les trouvera le lendemain, la tête éclatée, la nuque reposant sur un hideux coussin de sang noir coagulé. Je dis fossoyeur, parce qu’on a pris soin de faire ce qu’il fallait non loin d’un cimetière. L’alcade écrira sur son registre : « Un tel, un tel, un tel, morts de congestion cérébrale. »

 

Texte 3 :  Georges Bernanos  Sous le soleil de Satan  Poche  page 253

 

– Je suis le dernier des Grecs, dit-il de lui-même, avec un rictus singulier. Aussitôt vingt niais, hâtivement instruits d’Homère par ce qu’ils en ont pu lire en marge de M. Jules Lemaître, célèbrent ce nouveau miracle de la civilisation méditerranéenne, et courent réveiller, de leurs cris aigus, les Muses consternées. Car c’est la coquetterie du hideux vieillard, et sa grâce la plus cynique, de feindre attendre la gloire sur les genoux de l’altière déesse, bercé contre la chaste ceinture où il égare ses vieilles mains… Étrange, effroyable nourrisson !

Depuis longtemps, il avait décidé de visiter Lumbres, et ses disciples ne cachaient plus aux profanes qu’il y porterait l’idée d’un nouveau livre. « Les hasards de la vie, confiait-il à son entourage, sur ce ton d’impertinence familière avec lequel il prétend dispenser les trésors d’un scepticisme de boulevard, baptisé pour lui sagesse antique, -- les hasards de la vie m’ont permis d’approcher plus d’un saint, pourvu qu’on veuille donner ce nom à ces hommes de mœurs simples et d’esprit candide, dont le royaume n’est pas de ce monde, et qui se nourrissent, comme nous tous, du pain de l’illusion, mais avec un exceptionnel appétit. Toutefois ceux-là vivent et meurent, reconnus de peu de gens, et sans avoir étendu bien loin la contagion de leur folie. Qu’on me pardonne d’être revenu si tard à des rêves d’enfant. Je voudrais, de mes yeux, voir un autre saint, un vrai saint, un saint à miracles et, pour tout dire, un saint populaire. Qui sait ? Peut-être irai-je à Lumbres pour y achever de mourir entre les mains de ce bon vieillard ? »

Ce propos, d’autres encore, furent longtemps tenus pour une aimable fantaisie, bien qu’ils exprimassent, avec une espèce de pudeur comique, un sentiment sincère, bas mais humain, une crainte sordide de la mort. L’illustre écrivain, pour son malheur, n’est que vil, non pas médiocre. Sa forte personnalité, douloureusement à l’étroit dans ses livres, s’est délivrée dans le vice. C’est en vain qu’il s’efforce de cacher à tous, redoublant de scepticisme et d’ironie, le secret hideux qui sue parfois à travers les mots. À mesure qu’il avance en âge, le misérable se voit traqué, forcé dans son mensonge, de jour en jour moins capable de tromper en hors-d’œuvre et bagatelles sa voracité grandissante. Impuissant à se surmonter, conscient du dégoût qu’il inspire, ne trouvant qu’à force de ruse et d’industrie de rares occasions de se satisfaire, il se jette en glouton sur ce qui passe à portée de ses gencives et, l’écuelle vide, pleure de honte. L’idée d’un obstacle à vaincre, et du retardement qu’impose la comédie de la séduction, même écourtée, la crainte du fléchissement physique toujours possible, le caprice de ses fringales, le découragent par avance des rendez-vous hasardeux. Aux gouvernantes qu’il entretenait jadis avec un certain décor succèdent aujourd’hui des gothons et des servantes, qui sont ses tyrans domestiques. Il excuse de son mieux leur langue familière, affecte une bonhomie navrante, détourne l’attention d’un rire qui sonne faux, tandis qu’il suit du regard, à la dérobée, le cotillon court sur lequel, tout à l’heure, il ira rouler sa tête blanche.

 

Texte 4 :  Georges Bernanos  L’imposture Poche page 170

 

– Peut-être l’historien l’emporte-t-il parfois sur le philosophe, ou du moins sur le strict théologien, concéda Mgr Espelette, mais il faut tenir compte aussi de l’importance des positions prises par la critique rationaliste, et de la nécessité où nous nous sommes trouvés de nous mettre au pas, coûte que coûte. Car l’Église, là comme ailleurs, ne se doit laisser devancer par personne.

Il posa délicatement sur le guéridon son petit poing fermé, sans doute dans l’illusion de marquer ainsi son indomptable résolution de vivre et mourir à l’avant-garde de son siècle.

La hardiesse de ce prêtre ingénieux n’abuse toutefois personne que lui. Sa lâcheté intellectuelle est immense. Impuissant à la concevoir, car son être tout entier défaillant échappe à n’importe quelle méthode loyale de mesure, ne présente aucun point fixe, il n’en a pas moins la conscience obscure de ce qui lui manque et il ressent ce manque au plus creux et au plus chaud de son âme chétive et caressante : sa vanité. Le choix qu’on a jadis fait de lui a pu surprendre, mais n’a pas néanmoins fait scandale, car on le savait actif, instruit, gracieux jusqu’à l’importunité, empressé de plaire, et de mœurs irréprochables. Nul autre de ses prédécesseurs n’empoigna la crosse avec un plus vif désir de bien faire, de se donner sans réserve. Comme toutes les fortes passions de l’homme, l’ambition nous entretient dans un singulier état d’indifférence à l’égard d’autrui qui ressemble chez les plus vils à une sorte de candeur, comparable à la sinistre image, dans la corruption de l’âge mûr, des illusions de l’enfance. Comme l’enfant qui jette les bras au sein maternel, et croit donner le monde avec le baiser de sa bouche blonde, l’ambitieux n’apprend que tard, et par une cruelle expérience, à haïr ceux qu’il dépouille, car d’abord il les aime, trop heureux de commander pour n’espérer pas d’être obéi avec transport. « Désormais, je vous appartiens », disait Mgr Espelette à ses diocésains dans son premier mandement. Et tandis qu’il écrivait ces mots, son secrétaire particulier, déjà tout enflammé d’un saint zèle, et avide d’admirer son maître, le vit ruisseler de larmes, et pensa défaillir lui-même.

Hélas ! nul n’est moins digne d’amour que celui-là qui vit seulement pour être aimé. De telles âmes, si habiles à se transformer au goût de chacun, ne sont que des miroirs où le faible apprend vite à haïr sa faiblesse, et le fort à douter de sa force, également méprisées par tous. Son désappointement fut tel que le malheureux put le sentir, à travers la triple épaisseur de son orgueil ingénu. Il s’offrait, que demandait-on de plus ? Sa bonne volonté n’allait pas au-delà, et ce malentendu fut sa ruine.

On ne pense qu’à l’infortune des fous, et tel sot connaît pourtant une pire solitude. Certaine médiocrité d’âme, partout vénielle, peut faire de la vie d’un prêtre une aventure absurde et tragique. Les idées de l’évêque de Paumiers, ou du moins ce que sa suffisance nomme ainsi, sont celles du plus pauvre universitaire. Incapable d’une trahison délibérée, avec une foi d’enfant qui résiste à tous les caprices de sa cervelle légère, il a fait ce rêve insensé d’être seulement prêtre dans le temps, et il l’est dans l’éternité. « Je suis de mon temps», répète-t-il, et de l’air d’un homme qui rend témoignage de lui-même... Mais il n’a jamais pris garde qu’il reniait ainsi chaque fois le signe éternel dont il est marqué.

 

Texte 5 : Georges Bernanos  L’imposture Poche page 148

 

Lorsque Mécène et ses suivantes parut deux ans plus tard, la censure académique fit silence, et le public hésita quelques semaines à l’entrée du mauvais livre, dont il guettait les lumières et les cris à travers les fentes de la porte. L’hésitation dura jusqu’aux vacances, l’enthousiasme des casinos finit par l’emporter. Ce livre plein de lueurs, à la limite de la grande satire, où l’auteur n’atteignit jamais, car il est insensible, non pas seulement à l’indignation, mais au dégout même, fut porté aux nues ; et il est juste de dire qu’il achevait de libérer le public de la tyrannie abjecte d’un vieillard obsédé d’une lubricité dégoûtante, accommodée au goût des professeurs grâce à un jeu de notes et de fiches reliées entre elles par des rosseries volées aux brasseries des boulevards, mais transformées par un emploi judicieux de la Mythologie. Mécène et ses suivantes atteignit le trois cent soixantième mille en peu de mois. Dès ce moment, M. Guérou fut un auteur à la mode, et chaque aube le vit sommeillant dans un de ces lieux de plaisir où se tient le sabbat de tous les démons de l’ennui. L’ancien chroniqueur fit la loi dans les cabarets où il n’était jadis que toléré. Il y rendit des arrêts sans recours, et son ventre pointait déjà sous la nappe.

 

Texte 6 :  Georges Bernanos  La Joie Poche page 71

 

– Pourquoi changer ! Comme si tu ne savais pas que la vie n’est que changement, devenir, un perpétuel devenir… Les circonstances… Oh ! tu me rendras justice… Je n’ai pas cédé à un entraînement… J’ai réfléchi…

Il essuya son front livide.

– Le moment présent est l’un des plus pénibles que j’aie connus depuis la mort de ta mère, reprit-il. Et encore, j’étais moins impressionnable alors, moins surmené, oui ! moins surmené. Finissons-en ! La Providence m’a pris dans ma jeunesse une compagne tendrement aimée. Il lui plaît de rendre à mon âge mûr mieux qu’une compagne et une amie, une associée, une véritable alliée intellectuelle. J’ai demandé la main de Mme la baronne de Montanel.

Il baissa aussitôt les yeux, et comme perdu dans le silence qui venait de tomber entre eux, promenant les cinq griffes un peu jaunies de sa main droite sur les feuilles du livre ouvert, les oreilles pleines du battement inexorable de l’horloge, il ne trouva que ces mots, qu’il répétait avec une sorte d’indifférence stupide :

– Aucun entraînement… J’ai réfléchi…, aucun entraînement : pas le moindre. Le même silence durait toujours : il eut l’impression de se jeter dedans, tête baissée.

– Tu connais Mme de Montanel. Nos âges s’accordent et aussi nos goûts, nos vues d’avenir. Au point où nous en sommes, à la veille de trois élections académiques importantes, qui décideront peut-être de la mienne (le duc de Janville ne se présentera pas l’an prochain au fauteuil de M. Houdedot, l’occasion est excellente), je dois sortir de ma réserve. Une véritable maîtresse de maison est indispensable ici. Nous recevrons énormément cet hiver. Ma… ta… enfin Mme de Montanel m’apporte quelques voix de gauche, infiniment précieuses, car sa mère était née Lepreux-Cadaillac, et touchait de près aux meilleures familles de tradition radicale. Elle-même est la filleule de Waldeck-Rousseau. Évidemment, mon mariage n’est pas simplement une affaire, j’écarte exprès d’autres motifs plus désintéressés, personnels…

Raynal-Mony/30-01-15

Forum Universitaire                                                      Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 7

Année 2014-2015

                                                                                   le 30 janvier 2015

 

 

Spinoza : De Dieu

 

Issu d'une famille marrane réfugiée à Amsterdam, Spinoza (1632-1677) s'est formé à la pensée juive et à la philosophie cartésienne. Exclu de la communauté juive (1656), il a cherché à s'unir à Dieu par l'étude de la Nature et il n'a confié qu'à peu d'amis sa toute nouvelle façon de penser. Il gagne sa vie par la taille des lentilles qui lui fait expérimenter les lois d’optique de Descartes et de Huygens. Son souci n'est pas proprement scientifique, son désir de connaissance porte sur les vérités nécessaires au salut dans l'union à Dieu identifié à la Nature. Il exalte l'union à l’Être absolument infini qu'il s'efforce de comprendre par la construction d'un système rigoureux où chaque proposition est censée découler des précédentes.1


L'être absolument infini

S. pose en Dieu une infinité d'attributs, dont nous ne percevons que la Pensée et l’Étendue [déf. 6]. Le dualisme est surmonté par l'idée de l'être infini, Dieu ou la Nature, qui unit l'esprit et la matière en une unité nécessaire qui structure tout.

 

Épuration de l'idée de Dieu

L'Éthique le démontre à la manière des géomètres, en commençant par définir le vocabulaire, puis en procédant par déduction rationnelle. Pour le rationaliste, la véritable révélation, c'est la lumière naturelle qui dit ce qui est, car « l'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses » (II.7). S. maintient l’idée cartésienne que l'entendement humain atteint un contenu réel. Mais pour s'unir à l'être absolu, il faut le laisser penser en nous, et non l'abstraire de la conscience subjective. L’Éthique commence donc par Dieu, et non par le cogito. S. critique le Dieu de la Bible et des chrétiens, sans provocation mais avec fermeté, car il s'agit de « renverser tout cet échafaudage et d'en inventer un autre » (23s). Il s'empare de certains termes de la théologie, pour n'en retenir que ce qui est compatible avec les exigences de la raison. A l'idée d'un Dieu personne, il substitue l'idée de substance, « ce qui est en soi et est conçu par soi » [déf. 3]. Si Dieu est l'unique réalité, il n'est rien en dehors des attributs qui constituent son essence [déf. 4], et des modes qui l'expriment à des degrés divers [déf. 5]. S. rejette toute pensée imaginative qui confond Dieu et les modes, qui juge de la substance du point de vue des modes, et qui parle de Dieu du point de vue de l'homme. Or seule la nature entière, en son enchaînement universel, peut nous en donner une idée [TTP]. Inutile de chercher son existence ailleurs ou de lui adresser des prières. Dieu ne peut agir contre les lois de la nature, car il est la Nature, il est la nécessité même. C'est l'ordre nécessaire de la nature qui porte la marque de la causalité divine. Lui prêter des intentions ou des fins, c'est lui prêter un visage humain. En appeler à « la volonté de Dieu », c'est se réfugier dans « cet asile de l'ignorance » (I. App.) qui est si dangereux. Dieu est conçu comme cause de soi [déf. 1], ce dont l'essence enveloppe nécessairement l'existence, et comme « cause libre de toutes choses » (4). Cause, et non pas Créateur. Il est simultanément cause de soi et des effets qu'il détermine en soi : « Dieu n'existe pas antérieurement à ses décrets et ne peut exister sans eux » (I.33.sc.2). La liberté en Dieu n'est pas la liberté de la volonté : « Il est et agit par la seule nécessité de sa nature » [déf. 7]. Dieu est cause libre, en tant que déterminé par soi, il est l'effet unique et nécessaire de tout. Il est Un et Tout.

Descartes, Leibniz et S. partent tous trois de l'idée d'un Dieu infini et parfait. Mais cette idée amène Descartes et Leibniz à exclure de Dieu l’étendue, et S. à l'y inclure. Chez chacun, le raisonnement sert une intuition différente de l'être, de l'infini et de la perfection. S. rejette 1) le Dieu de Descartes qui a choisi selon son bon vouloir les vérités éternelles et les valeurs morales, car alors Dieu aurait pu être autre qu'il n'est ; 2) le Dieu de Leibniz, soumis à l'ordre du bien et qui choisit le meilleur des mondes possibles, car Dieu ne se définit pas selon la conscience morale de l'homme, et pour comparer le monde à d'autres mondes, il faudrait ne plus le penser nécessaire [I, 29] ; 3) le Dieu des chrétiens qui crée un monde hors de lui, car Dieu est cause immanente, et non transitive, de toutes choses [I, 18], les effets de sa productivité sont « prédéterminés » (6), mais sans transcendance.

 

Rôle des mathématiques

Les mathématiques servent à remplacer les idées de Dieu nées de l'imagination, par un ordre unique d'enchaînement nécessaire et une construction rationnelle systématique. Elles servent moins à montrer la rationalité du réel, qu'à nous délivrer des idées de finalité et d'anthropomorphisme qui font le malheur des hommes (11-15). Elles rendent impossible la représentation de Dieu comme un être surhumain qui choisit et construit le monde en vue d'une fin quelconque (26s). Aux schémas anthropomorphiques, S. substitue l'ordre et le langage universel des géomètres, pour rendre claires ses démonstrations sans procéder pour autant à une géométrisation du réel. Les mathématiques sont pour lui le moyen de développer, selon un ordre rationnel, ce que renferme réellement la notion de substance qu'il identifie à Dieu. S. n'évoque jamais la géométrie analytique. Ses exemples sont empruntés, non à l'algèbre, mais à une géométrie intuitive : ainsi, pour construire une sphère il fait tourner un demi-cercle autour de son diamètre. Pour faire comprendre quelle nécessité rattache la substance unique à l'infinie richesse de ses effets immanents, S. évoque le lien indissociable d'une figure géométrique et de ses propriétés. Mais le véritable ressort de sa recherche est la double exigence d'unité et de totalité. Son souci le plus profond est religieux : comprendre le lien qui unit Un et Tout.

Les mathématiques invitent à tout penser à partir de l'Être absolument infini, cause immanente de ce qui est. Elles en donnent le langage le plus clair, le plus pur. Elles font taire la crainte d'un Dieu qui juge et châtie, ainsi que tout sentiment d'insatisfaction. Elles offrent à l'homme lucide la possibilité de comprendre et d'aimer l'ordre de la nature, en acceptant ses lois et leurs effets nécessaires. Elles démontrent la nature de Dieu de façon positive et exposent ses lois comme des propriétés géométriques. Cette démonstration de l'Être infini parfait n'est pas comme telle géométrique. La méthode mathématique développe, chez S., une intuition naturaliste dans l'esprit de la Renaissance. S. estime que les religions ont diminué Dieu, en faisant croire qu'il a besoin des hommes, qu'il se règle sur nos valeurs morales ou qu'il se livre à des choix. Or l'Être éternel et infini n'a ni tendances, ni dispositions particulières. Sa puissance infinie est tout entière en acte, elle « agit avec la même nécessité qu'il existe » (49s).

Les mathématiques bannissent de la religion ses mystères, nous délivrent des illusions, des préjugés et des passions. En transposant la norme de certitude mathématique à la religion, S. lui prête un type d'expression universelle. A la parole sacrée que le fidèle doit croire sans comprendre, les mathématiques substituent l'intelligibilité de la Nature. Leur discours aride remplace les mystères d'un Dieu transcendant par la rationalité des lois de la nature. Sciences de l'objet, et non de la conscience, elles se prêtent bien à l'explication d'un Dieu-Nature. L'idée d'un Être engendrant nécessairement les propriétés sans lesquelles il ne saurait exister, est propre à exprimer la cause immanente de tout ce qui est. Par la méthode mathématique, S. a su réguler son intuition naturaliste et l'exposer d'une manière rationnelle qu'il jugeait adéquate au grand siècle du rationalisme. Alors que la science et la religion devenaient de plus en plus étrangères l'une à l'autre, S. s'est efforcé de les rapprocher par un langage qui devait convenir simultanément aux deux. Son effort à contre-courant pour retrouver en lui-même l'union de l'entendement humain et de la Pensée en Dieu, lui a si bien réussi qu'il en éprouvait une joie profonde : « Le fruit que j'ai retiré de mon pouvoir naturel de connaître, m'a rendu heureux » (lettre 21 à G. de Blyenbergh, 28 janvier 1665).

Une infinité d'attributs

G. Bruno avait conçu la Nature comme la source spontanée et infinie de toutes choses. L'idée d'un Dieu-Nature n'était pas loin. S. distingue plus nettement la Nature naturante, c'est-à-dire l'infinité des attributs de la substance, autrement dit Dieu en tant que cause libre, de la Nature naturée, constituée de tout ce qui suit nécessairement des attributs divins, et qui ne peut être, ni être conçu sans Dieu [I, 29, sc]. La distinction et lien des deux font la spécificité du système spinoziste.

 

L'étendue infinie

De l'infinité des attributs divins, « dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » [déf. 6], l'entendement humain ne conçoit que la Pensée et l’Étendue. L'élévation de l'étendue au rang d'attribut divin a choqué les contemporains, car elle s'oppose à toute la tradition biblique. Or privé d'étendue, Dieu serait privé de quelque chose, et ne serait pas absolument infini. Toutefois, l’Étendue attribuée à Dieu n'est pas l'étendue divisible et modifiable qu'envisage l'imagination, au niveau des modes où nous vivons. Pour l'imagination, l'étendue est « divisible et composée de parties » ; pour l'entendement, elle est « infinie, unique et indivisible » [I, 15, sc]. Dieu, tel qu'il s'exprime dans l'univers corporel, est l’étendue de tous les corps. Pour celui qui conçoit l’Étendue comme constituant l'essence de Dieu, non seulement elle ne saurait être créée, mais elle rend impossible tout espace vide (lettre 13 à Oldenburg, juillet 1663). Essence éternelle et infinie de Dieu, l’Étendue épuise la totalité des formes de l'être. Seuls le mouvement et le repos sont les modes pour nous perceptibles et mesurables de cet attribut divin. Et de même que les multiples pensées de l'entendement humain diffèrent de la Pensée infinie de l'entendement divin, de même les choses singulières diffèrent de l’essence divine qui s'exprime par elles à des degrés divers, car « le causé diffère de sa cause précisément en ce qu'il tient de sa cause » (I.17.sc). Chaque pensée, chaque corps est « fini en son genre » [déf. 2]. C'est pourquoi l'infinité de l’Étendue est inaccessible à l'entendement humain comme à notre perception.

L'une des objections adressées à S. souligne que si Dieu est étendu en longueur, largeur et profondeur, il doit aussi avoir une figure, et donc une limitation. Une telle objection ne reconnaît pas la distinction spinoziste entre l'attribut et ses modes. S. répond que si Dieu est pur esprit et l'étendue purement corporelle, on ne comprend pas comment l'effet peut surgir d'une chose avec laquelle il n'a aucune homogénéité. « Si les choses n'ont rien de commun entre elles, l'une d'elles ne peut être la cause de l'autre » (I, 3). Or, pour S., « tout ce qui est, est en Dieu, et rien, sans Dieu, ne peut être ni être conçu » [I, 15]. L’Étendue infinie doit donc constituer l'essence divine. C'est ce que conçoit notre entendement, et non l'imagination sujette à l'illusion. L'erreur des adversaires de S. est de prêter à l'infini les propriétés du fini en l'imaginant comme la somme de parties, que l'on pourrait dénombrer et mesurer. Or l’Étendue, en tant qu'attribut de l'essence divine, ne se compose pas de parties finies, elle est unique et indivisible. L'infini divin, dans l’Étendue comme dans la Pensée, n'est pas une quantité numérique, mais un infini intensif de perfection.

Si Dieu est la substance unique, ni les attributs ni les modes ne peuvent exister sans lui. S. rejette la thèse d'un Dieu qui aurait créé le monde par un décret libre et contingent. Il remplace l'idée de création par celle de causalité éternelle et nécessaire. L'absolue nécessité de l'acte producteur de Dieu est de même nature que celle des vérités mathématiques. L'essence de Dieu et ses propriétés sont rigoureusement identiques : elles actualisent éternellement tout ce qui est. L'infinité ne concerne pas seulement la Nature naturante, l'infinie productivité de Dieu, mais aussi la Nature naturée, c'est-à-dire « tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine » [I, 29, sc]. On la retrouve au niveau des modes, en particulier du mode infini médiat qu'est la « figure de l'univers dans sa totalité (facies totius Universi) » et qui se compose d'une infinité de modes finis.

 

Figure de l'univers dans sa totalité

En tant que cause immanente, Dieu est activité infinie, inséparable de ses effets. La Nature naturante suggère l'immanence de la puissance infinie en ses attributs, la Nature naturée exprime l'effet de sa productivité infinie. Les modes infinis résultent d'un attribut de Dieu, leur infinité n'existe que dans leur attribut respectif. Les modes infinis immédiats modifient un attribut infini : l'entendement modifie de la Pensée, le mouvement et le repos, objets de la mécanique et de la géométrie, sont les modes de l’Étendue. La forme pour nous perceptible de ces modes est le seul mode infini médiat que signale S. : c'est « la figure de l'univers dans sa totalité » (l. 64 à Schuller, 29.07.1675). Ce Tout demeure ce qu'il est, malgré le perpétuel changement des choses qui le composent. A ce niveau, l'idée de totalité s'exprime sous la forme immuable d'une structure unique qui régit tout. Par la figure de l'univers entier, S. passe d'une causalité sérielle à une causalité structurale, où les parties sont déterminées par le tout. L'idée métaphysique d'une structure omniprésente et propre à chacun, intègre l'infinité des modes finis à un ordre réglé de toute éternité. Cet ordre total et unique structure tous les effets qui résultent de la productivité infinie de la substance éternelle.

Tous les corps de la Nature sont en relation les uns avec les autres, intriqués les uns dans les autres. De même que le Léviathan désigne l’État comme un individu composé d'autres individus, S. conçoit l'univers comme un Individu total composé d'autres individus, possédant leur individualité propre. Il conçoit la Nature entière comme « un seul Individu dont les parties, c'est-à-dire tous les corps, varient d'une infinité de manières, sans aucun changement de l'Individu total » (II,13 lemme VII, sc). Les individus eux-mêmes sont composés et pourvus d'une unité de composition, qui assure leur identité malgré leurs variations internes. Dans une perspective mécaniste, tout corps se définit par le mouvement et le repos, et se différencie selon le conatus qui lui propre. Depuis Galilée et Descartes, le conatus désigne le plus petit commencement de mouvement mécanique. Hobbes le premier appliqua ce concept au commencement interne de mouvement animal sans rien retirer de sa conception mécaniste : c'est le plus petit commencement mécanique encore imperceptible. Chez S., le conatus est un certain degré d'intensité de la puissance divine, consistant dans l'effort de chaque mode fini singulier à « persévérer dans son être autant qu'il est en lui ».

En comparant l'univers à un Individu, S. le distingue d'un simple agrégat. Il souligne la cohésion de tous les corps dans l'unité de l'univers dont chaque partie est déterminée mécaniquement. Rien n'est isolé dans la Nature, chaque partie s'y trouve en lien avec le tout : « Il découle de la nature infinie de la substance que chacune des parties appartient à la nature de la substance corporelle et ne peut sans elle exister ni être conçue » (lettre 32 à Oldenburg, 20.11.1665). A partir de là, « les hommes, comme les autres êtres, ne sont qu'une partie de la nature » (lettre 30 à Oldenburg, 09.1665), et non « un empire dans un empire » (III préface) comme ils le prétendent souvent. En tant que parties de « l'ordre éternel de la nature entière » (TTP chap. 16), ils n'existent qu'en Dieu qui épuise la totalité infinie de l'être.

 

Une rationalité du salut

S. a porté au plus loin le modèle géométrique dans une démonstration du salut. L’Éthique présente l'association inouïe d'une union à la Nature qui s'incarne dans l'ascétisme d'une structure géométrique. Sa démarche a déclenché un double mouvement de scandale et d'enthousiasme qui s'est déployé dans de multiples directions. Hegel a loué la valeur propédeutique de la pensée spinoziste ; toute vraie philosophie, pensait-il, devait commencer par se plonger dans « cet éther de la substance unique », pour devenir elle-même. Cela a fait dire à Bergson que tout philosophe avait deux philosophies, la sienne et celle de S. L'alliance de mystique et de rationalité, propre à S., touche encore les esprits les plus divers, par son union de la connaissance la plus rigoureuse à l'amour de ce qui est.

 

Spinoza : La nature de Dieu

Par ce qui précède, j'ai expliqué la nature de Dieu et ses propriétés, à savoir : qu'il existe nécessairement ; qu'il est unique ; qu'il est et agit par la seule nécessité de sa nature ; qu'il est la cause libre de toutes choses, et en quelle manière il l'est ; que toutes choses sont en Dieu et dépendent de lui de telle sorte que, sans lui, elles ne peuvent ni être ni être conçues ; et enfin que tout a été prédéterminé par Dieu, non certes par la liberté de la volonté, autrement dit par son bon plaisir absolu, mais par la nature absolue de Dieu, c'est-à-dire sa puissance infinie. En outre, j'ai eu soin d'écarter les préjugés qui pouvaient empêcher de comprendre mes démonstrations ; mais comme il en reste encore beaucoup qui pouvaient et peuvent encore, et même au plus haut point, empêcher les hommes de saisir l'enchaînement des choses comme je l'ai expliqué, j'ai pensé qu'il valait la peine de soumettre ici ces préjugés à l'examen de la raison. D'ailleurs, tous les préjugés que j'entreprends de signaler ici dépendent d'un seul : les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d'une fin, et vont jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même dispose tout en vue d'une certaine fin, car ils disent que Dieu a fait toutes choses en vue de l'homme, et qu'il a fait l'homme pour recevoir de lui un culte. [...]

Il me suffira ici de poser en principe ce qui doit être reconnu par tous : tous les hommes naissent ignorants des causes des choses, et tous ont envie (habent appetitum) de rechercher ce qui leur est utile, ce dont ils ont conscience. D'où il suit : 1) que les hommes se croient libres, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et qu'ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer (appetere) et à vouloir, parce qu'ils les ignorent. Il suit : 2) que les hommes agissent toujours en vue d'une fin, en vue de l'utile qu'ils désirent. D'où il résulte qu'ils ne cherchent à savoir que les causes finales des choses une fois achevées [...] (Et devant l'inconnu), il leur était plus facile de garder leur état actuel et inné d'ignorance, que de renverser tout cet échafaudage et d'en inventer un autre. Ils ont donc admis comme certain que les jugements de Dieu dépassent de très loin la compréhension des hommes : et cette seule raison certes eût suffi pour que le genre humain fût à jamais ignorant de la vérité ; si la mathématique, occupée non à des fins mais seulement des essences et des propriétés des figures, n'avait montré aux hommes une autre règle de vérité. [...]

Pour montrer maintenant que la Nature n'a aucune fin qui lui soit fixée d'avance, et que toutes les causes finales ne sont rien que des fictions humaines, je n'aurai pas besoin de longs discours. Je crois en effet avoir déjà suffisamment établi [...] que tout dans la Nature procède selon une nécessité éternelle et une souveraine perfection. J'ajouterai cependant que la doctrine finaliste met la Nature à l'envers. Car ce qui, en réalité, est cause, elle le considère comme effet, et inversement. Ce qui par nature est antérieur, elle le rend postérieur.

Après s'être persuadé que tout ce qui arrive, est fait pour eux, les hommes ont dû juger qu'en toutes choses le principal est ce qui leur est le plus utile, et estimer les plus excellentes celles dont ils étaient le plus agréablement affectés. Ils ont été ainsi conduits à former ces notions par lesquelles ils disent expliquer les natures des choses, à savoir le Bien, le Mal, l'Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et la Laideur ; et du fait qu'ils s'estiment libres, sont nées les notions suivantes : la Louange et le Blâme, la Faute (Peccatum) et le Mérite. [...] Les hommes ont appelé Bien tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, et ils ont appelé Mal ce qui leur est contraire [...] l'extravagance des hommes est allé jusqu'à croire que Dieu aussi se plaît à l'harmonie. Il y a même eu des philosophes pour croire que les mouvements célestes composent une harmonie. Tout cela montre assez que [...] les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau et les imaginent plutôt qu'ils ne les comprennent par l'entendement. Car, s'ils comprenaient les choses, elles auraient, comme le prouve la Mathématique, le pouvoir sinon d'attirer, mais du moins de convaincre tout le monde. Nous voyons ainsi que toutes les notions que le vulgaire a l'habitude d'utiliser pour expliquer la Nature ne sont que des façons d'imaginer, et ne révèlent pas la nature d'aucune chose, mais seulement la constitution de l'imagination. (Éthique, I, Appendice)               ---------

Cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature (Deus sive Natura) agit avec la même nécessité qu'il existe. [...] Donc la raison, autrement dit la cause, pour laquelle Dieu ou la Nature agit, et qui le fait exister, est unique et identique. Ainsi, puisqu'il n'existe en vue d'aucune fin, il n'agit pas non plus en vue d'une fin ; mais, de même qu'il n'a aucun principe ou (vel) fin d'exister, il n'en a aucun d'agir. Aussi bien, ce qu'on appelle cause finale n'est rien que le désir (appetitum) humain, en tant qu'il est considéré comme principe ou cause primordiale (primaria) d'une chose. (Ce désir) est en réalité une cause efficiente, considérée comme première (prima), parce que les hommes ignorent le plus souvent les causes de leurs désirs. Ils sont conscients de leurs actions et de leurs désirs, mais ignorants des causes qui les déterminent à désirer quelque chose. (Éthique, IV, Préface)

SPINOZA, Éthique, (Amsterdam, 1677 - anonyme) ; trad. R. Caillois, Gallimard, Pléiade, 1954

 

 

Maroy 17/12/14

Forum Universitaire                                     Jacqueline Maroy                                   Séminaire 5

Année 2014-2015                                                                                            le 17 décembre 2014


Texte 1 :    Apollinaire Alcools Gallimard page 36


Chantre

Et l’unique cordeau des trompettes marines

Texte 2 :    Rimbaud poésies complètes 1871,  Poche page188

« L’étoile a pleuré rose »…


L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,

L’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins

La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles

Et l’Homme saigné noir à ton flanc souverain.

Texte 3 : Elie Wiesel  en préface à Bernanos La grande peur des bien-pensants Poche

« j’admire beaucoup Bernanos, l’écrivain. Mais si je l’admire c’est également pour ses prises de position d’après. C’est l’antisémitisme qui m’a gêné au départ chez lui, ainsi que son amitié pour Drumont bien entendu. Mais un écrivain de droite qui a le courage de prendre les positions qu’il a prises pendant la guerre d’Espagne fait preuve d’une attitude prémonitoire. Il était clair que Bernanos allait venir vers nous. Sa découverte de ce que représentent les Juifs témoigne de son ouverture, de sa générosité. C’est presque impossible de trouver en France, en Europe peut-être, un écrivain qui, avant la guerre en tout cas, n’ait pas connu sa période antisémite. Ce n’est pas sa faute d’ailleurs, parce qu’en vérité il ne faut pas oublier l’ambiance, le climat politique et littéraire qui régnaient alors. C’est pourquoi je ne peux pas en vouloir à Bernanos, qui eut le courage de s’opposer au fascisme, de dénoncer l’antisémitisme et de dire justement ce qu’il a dit et écrit de la beauté d’être juif, de l’honneur d’être juif, et du devoir de rester juif. »


Elie Wiesel,

Le mal et l’exil

nouvelle Cité 1988

Texte 4 : Céline : Voyage au bout de la nuit  Folio page99


Madame Herote sut mettre à bon profit les dernières licences qu’on avait encore de baiser debout et pas cher. Un commissaire priseur désœuvré passa devant son magasin certain dimanche, il y entra, il y est toujours. Gaga il l’était un peu, il le demeura sans plus. Leur bonheur ne fit aucun bruit. A l’ombre des journaux délirants d’appels aux sacrifices ultimes et patriotiques, la vie, strictement mesurée, farcie de prévoyance, continuait et bien plus astucieuse même que jamais. Tels sont l’envers et l’endroit, comme le lumière  et l’ombre, de le même médaille.


Le commissaire de madame Herote plaçait en Hollande des fonds pour ses amis, les mieux renseignés, et pour madame Herote à son tour, dès qu’ils furent devenus confidents. Les cravates, les soutiens-gorge, les presque chemises comme elle en vendait, retenaient clients et clientes et surtout les incitaient à revenir souvent.

Grand nombre de rencontres étrangères et nationales  eurent lieu à l’ombre rosée de ces brise-bises parmi les phrases incessantes de la patronne dont toute la personne substantielle, bavarde et parfumée jusqu’à l’évanouissement, aurait pu rendre grivois le plus ranci des hépatiques. Dans ces mélanges, loin de perdre l’esprit, elle retrouvait son compte madame Herote, en argent d’abord, parce qu’elle prélevait sa dîme sur les ventes en sentiments, ensuite parce qu’il se faisait beaucoup d’amour autour d’elle. Unissant les couples et les désunissant avec une joie au moins égale, à coups de ragots, d’insinuations, et de trahisons.


Elle imaginait du bonheur et du drame sans désemparer. Elle entretenait la vie des passions. Son commerce n’en marchait que mieux.

Proust, mi-revenant lui-même, s’est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l’infinie, la diluante futilité des rites et démarches qui s’entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d’improbables Cythères. Mais madame Herote, populaire et substantielle d’origine, tenait solidement à la terre par de rudes appétits, bêtes et précis.

Texte 5 :   Patrick Modiano La place de l’étoile Folio page 13

C’était le temps où je dissipais mon héritage vénézuélien. Certains ne parlaient plus que de ma belle jeunesse et de mes boucles noires, d’autres m’abreuvaient d’injures. Je relis une dernière fois l’article que me consacra Léon Rabatête, dans un numéro spécial d’Ici la France   « ... Jusqu’à quand devrons-nous assister aux frasques de Raphaël Schlemilovitch? Jusqu’à quand ce juif promènera-t-il impunément ses névroses et ses épilepsies, du Touquet au cap d’Antibes, de La Baule à Aix-les-Bains? Je pose une dernière fois la question : jusqu’à quand les métèques de son espèce insulteront-ils les fils de France? Jusqu’à quand faudra-t-il se laver perpétuellement les mains, à cause de la poisse juive?... » Dans le même journal, le docteur Bardamu éructait sur mon compte : «    Schlemilovitch?... Ah ! la moisissure de ghettos terriblement puante !... pâmoison chiotte !... Foutriquet prépuce !... arsouille libano-ganaque !... rantanplan... Vlan ! Contemplez donc ce gigolo yiddish... cet effréné empaffeur de petites Aryennes !... avorton infiniment négroïde !... cet Abyssin frénétique jeune nabab !... A l’aide !... qu’on l’étripe… le châtre !... Délivrez le docteur d’un pareil spectacle.., qu’on le crucifie, nom de Dieu !... Rastaquouère des cocktails infâmes.. youtre des palaces internationaux !... des partouzes made in Haifa !.. Cannes !... Davos !... Capri et tutti quanti !... grands bordels extrêmement hébraïques !... Délivrez-nous de ce circoncis muscadin !... ses Maserati rose salomon !... ses yachts façon Tibériade !... Ses cravates Sinaï !   que les Aryennes ses esclaves lui arrachent le gland !.. avec leurs belles quenottes de chez nous… leurs mains mignonnes... lui crèvent les yeux !... sus au calife.!... Révolte du harem chrétien !... Vite !... Vite... refus de lui lécher les testicules !... lui faire des mignardises contre des dollars!... Libérez-vous !... du cran, Madelon !... autrement, le docteur, il va pleurer !... se consumer !... affreuse injustice !... Complot du Sanhédrin !... On en veut à la vie du Docteur!... croyez-moi!... le Consistoire!... la Banque Rothschild !... Cahen d’Anvers !... Schlemilovitch !... aidez Bardamu, fillettes !... au secours !... »

Le docteur ne me pardonnait pas mon Bardamu démasqué que je lui avais envoyé de Capri. Je révélais dans cette étude mon émerveillement de jeune juif quand, à quatorze ans, je lus d’un seul trait Le Voyage de Bardamu et Les Enfances de Louis-Ferdinand. Je ne passais pas sous silence ses pamphlets antisémites, comme le font les bonnes âmes chrétiennes. J’écrivais à leur sujet: « Le docteur Bardamu consacre une bonne partie de son œuvre à la question juive. Rien d’étonnant à cela : le docteur Bardamnu est l’un des nôtres, c’est le plus grand écrivain juif de tous les temps. Voilà pourquoi il parle de ses frères de race avec passion. Dans ses Œuvres purement romanesques, le docteur Bardamu rappelle notre frère de race Charlie Chaplin, par son goût des petits détails pitoyables, ses figures  émouvantes de persécutés… La phrase du docteur Bardamu est encore plus « juive » que la phrase tarabiscotée de Marcel Proust : une musique tendre, larmoyante, un peu raccrocheuse, un tantinet cabotine… » Je concluais : «  Seuls les juifs peuvent vraiment comprendre l’un des leurs, seul un juif peut parler à bon escient du docteur Bardamu. »  Pour toute réponse, le docteur m’envoya une lettre injurieuse.

Texte 6   Bernanos Les enfants humiliés Gallimard page 208

Je n’accepte pas qu’on me croie à l’aise dans ma solitude. Je ne m’y suis pas fait une existence confortable, comme par exemple M. Paul Claudel qui me parait avoir chaque année renforcé la clôture que domine l’orgueilleux étendard du Temple, mais derrière laquelle il arrose patiemment les gras légumes de sa carrière champenoise d’opulent fonctionnaire et d’administrateur de Sociétés.

 « Hé bien, quoi ! dit-on encore, vous voudriez que M. Paul Claudel fût l’homme de ses livres. Êtes-vous l’homme des vôtres ? Êtes-vous le curé de campagne, ou Donissan, ou Chantal ? » Je ne suis pas l’homme de mes livres, mais du moins je ne mens pas à mes livres, ma vie ne ment pas à mes livres, ma vie ne dit rien, ma vie se tait. Si vous la forciez de parler, elle raconterait à peu près la même histoire que la vôtre. Je ne puis la donner en exemple à personne, je crois que les plus malins n’y sauraient trouver d’autre leçon que celle d’une facilité naturelle, non pas à supporter patiemment les embêtements, mais à juger qu’on ne les a pas volés, qu’on en est tout de même quitte à bon compte. Ma vie ne gêne pas mes livres, elle tricote dans son coin, repousse du pied la bûche qui croule, surveille la marmite familiale, et tâche de ne pleurer que la journée faite, lorsque tout le monde est couché. Je ne puis tolérer que celle de M. Paul Claudel se promène dans son œuvre austère qui tient du cloitre roman, du temple juif et du palais babylonien, galonnée jusqu’au ventre, couverte d’autant de médailles qu’un drapeau d’orphéon, les poches pleines d’actions, d’obligations et de parts de fondateur.

Texte 7 Bernanos, Les enfants humiliés Gallimard page 120

Je ne crois plus aux imposteurs depuis que j’ai écrit l’imposture, ou du moins je m’en fais une idée bien différente. C’est un livre qui m’a coûté beaucoup de peine, dont je suis sorti ébranlé comme d’une épreuve au-dessus de mes forces, et la dernière ligne écrite, j’ignorais encore si l’abbé Cénabre était oui ou non un imposteur, je l’ignore toujours, j’ai cessé de m’interroger là dessus. Pour mériter le nom d’imposteur, il faudrait qu’on fût totalement responsable de son mensonge, i1 faudrait qu’on l’eût engendré, or tous les mensonges n’ont qu’un Père, et ce Père n’est pas d’ici. Je crois que le mensonge est un parasite, le menteur un parasite qui se gratte où cela le démange. Il n’est certainement pas interdit de se défendre contre les mensonges d’autrui, parce que si étranger qu’il paraisse à notre nature, quelque répugnance qu’il nous inspire — ou peut-être en raison de cette répugnance — nous ne sommes jamais sûrs qu’il ne trouvera pas en notre propre fonds un autre mensonge complice, à quoi il est par avance mystérieusement accordé, pour une abjecte fécondation. Car il n’y a pas de mensonge, il y a des générations de mensonges, le mensonge n’est nullement une création abstraite de l’homme et le mentir un jeu analogue à celui des échecs, comme le croient volontiers les diplomates d’église ou d’ailleurs, chaque mensonge est vivant, bien vivant, un mensonge, en terrain favorable, se reproduit plus vite que la mouche du vinaigre. Prétendre les classer par espèces et par genres serait une entreprise vaine, non moins vaine l’illusion de juger du menteur sur son mensonge, alors que l’expérience nous apprend si peu de chose touchant l’évolution de cette maladie qui, à l’exemple de la vérole, épargne presque indéfiniment des médiocres et pourrit d’un coup jusqu’à l’os des êtres sains, forts et purs. Il est peu d’hommes qui, à une heure de la vie, honteux de leur faiblesse ou de leurs vices, incapables de leur faire front, d’en surmonter l’humiliation rédemptrice, n’aient été tentés de se glisser hors d’eux-mêmes, à pas de loup, ainsi que d’un mauvais lieu. Beaucoup ont couru plus d’une fois, impunément, cette chance atroce. L’imposteur n’est peut-être sorti qu’une seule fois, mais il n’a pu rentrer. C’est bien joli de dire qu’il le fait exprès, qu’en sait-on ? Ce qu’il a quitté ne se signalait guère au regard, et face à tant de portes qui se ressemblent, il désespère de reconnaître la sienne, il n’ose même plus engager sa clef aux serrures, par crainte de recevoir sur la tête le pot de chambre du propriétaire courroucé.

Raynal-Mony 19/12/14

Forum Universitaire                                                          Gérard Raynal-Mony                                 Séminaire 5

Année 2014-2015

                                                                                       le 19 décembre 2014

Hobbes : Un empirisme rationnel

3 – J’entends par enchaînement, ou suite de pensées, cette succession d’une pensée à une autre appelée discours mental, par opposition au discours verbal. Aucune pensée ne succède arbitrairement à une autre. Mais, puisque nous n’imaginons que ce dont nous avons eu précédemment la sensation, nous ne passons pas de l’image d’une chose à l'image d’une autre si un tel passage ne s’est pas déjà produit sous nos sens. La raison en est que toutes les illusions (fancy) sont des mouvements à l’intérieur de nous-mêmes, des résidus de ceux perçus par nos sens. […] Le discours mental, quand il est ordonné à un dessein, n’est rien d’autre que la recherche, l’investigation des causes d’un effet présent ou passé, ou bien des effets d’une cause présente ou passée. […]

4 – De la parole : L’usage courant de la parole est de convertir le discours mental en discours verbal, ou l’enchaînement de nos pensées en suite de mots ; cela présente deux avantages. L’un est de nous permettre de fixer l’enchaînement de nos pensées qui […] peuvent à nouveau être rappelées grâce à tels ou tels mots qui les signalent. La première utilité des noms est donc de servir de marques, ou repères de mémoire. L’autre avantage est quand plusieurs utilisent les mêmes mots pour signifier les uns aux autres ce qu’ils conçoivent ou pensent, et ce qu’ils désirent ou craignent. Et, dans cet emploi, les mots sont appelés signes. […] Il n’y a rien d’universel dans le monde que les noms, car les choses nommées sont toutes individuelles et singulières. […] La vérité consiste en l’exacte mise en ordre des noms dans nos affirmations, en sorte que celui qui cherche une vérité certaine est dans l’obligation de se souvenir de ce que chacun des noms qu’il utilise veut dire et, conformément à cela, de le ranger à sa place, sans quoi il se retrouvera piégé dans les mots, comme un oiseau pris dans la glu […]. Ceux qui pratiquent la géométrie (qui est l’unique science dont il a plu à Dieu, jusqu’à maintenant, de doter le genre humain) commencent par déterminer la signification de leurs mots ; cette détermination des significations, ils l’appellent définitions et placent celles-ci au début de leur calcul. On voit par là combien il est nécessaire, à quiconque aspire à la connaissance vraie, d’examiner les définitions des anciens auteurs et, soit de les rectifier quand elles sont établies avec inattention, soit de les produire soi-même. […] C’est dans la définition correcte des noms que réside l’acquisition de la science. […] - Est sujet à recevoir des noms tout ce qui peut entrer dans un compte, être additionné ou soustrait. […]

5 – De la raison et de la science : Raisonner, c’est concevoir une somme totale à partir de l’addition de sommes partielles, ou concevoir un reste à partir de la soustraction d’une somme retranchée à une autre. […] Ces opérations ne concernent pas uniquement les nombres, mais toutes les sortes de choses qui peuvent être additionnées les unes aux autres ou retirées les unes des autres. [...] En quelque domaine que ce soit, là où il y a de quoi additionner et soustraire, il y a aussi une place pour la raison, et, là où ces opérations n’ont pas leur place, la raison n’a rien à faire du tout. [...] En ce sens,  la raison, n’est que le calcul (l’addition et la soustraction) des conséquences des noms généraux, dont nous avons convenu pour consigner et signifier nos pensées. Je dis consigner quand nous calculons pour nous-mêmes, et signifier quand nous en faisons la démonstration ou la preuve pour les autres. La sensation et la mémoire sont la connaissance d’un fait, qui est une chose passée et irrévocable, la science est la connaissance des conséquences et de la dépendance d’un fait par rapport à un autre. [...] La lumière de l’esprit humain est la clarté des mots, épurés de toute ambiguïté, grâce à des définitions exactes. La raison en est la démarche, le progrès de la science en est le chemin, et le bien du genre humain le but. Au contraire, métaphores et mots ambigus privés de sens sont comme des feux follets ; raisonner à partir d'eux, c’est se perdre au milieu d’innombrables absurdités […]

9 – Des divers objets de connaissance : Il y a deux espèces de connaissance ; la connaissance des faits et la connaissance de la conséquence allant d’une affirmation à une autre. La première n’est rien d’autre que la sensation et la mémoire, et c’est une connaissance absolue, comme quand nous voyons qu’un fait a lieu ou quand nous nous souvenons qu’il a eu lieu ; c’est la connaissance que l’on requiert d’un témoin. La seconde est appelée science et elle est conditionnelle, comme quand nous savons que si la figure que l’on considère est un cercle, alors toute ligne droite passant par le centre divisera la figure en deux parties égales. Il s’agit de la connaissance que l’on requiert d’un philosophe, c’est-à-dire de celui qui prétend raisonner. - Le recueil de la connaissance des faits est appelé histoire ; il y en a de deux sortes : l’une est appelée histoire naturelle, elle est l’histoire des faits ou effets de la nature qui ne dépendent pas de la volonté humaine, comme les histoires des métaux, des plantes, des animaux, des régions et ainsi de suite. L’autre est l’histoire civile, qui est l’histoire des actions volontaires des hommes dans les États. - Les recueils de la science sont ces livres qui contiennent les démonstrations des conséquences allant d’une affirmation à une autre et sont communément appelés livres de philosophie […]

Hobbes, Léviathan (1651) ; trad. G. Mairet, Paris, Gallimard, folio essais, 2000

Raynal-Mony 21/11/14

 

Forum Universitaire                                                          Gérard Raynal-Mony                                 Séminaire 3

Année 2014-2015

                                                                                    le 21 novembre 2014

 

Gassendi : Lieu et espace

 

[182a] On prétend communément que tout être est soit substance, soit accident, que toute substance est soit corporelle, soit incorporelle, donc que tout accident est corporel ou incorporel ; or, le premier de tous les accidents corporels est la quantité, dont le lieu et le temps sont des espèces. De ce fait, selon l'opinion commune, le lieu et le  temps sont des accidents corporels ; et donc, s'il n'y avait aucun corps, il n'y aurait ni lieu ni temps. Mais il nous semble que, même s'il n'y avait pas de corps, il n'en subsisterait pas moins un lieu invariable et un temps qui s'écoule. Pour cette raison, le lieu et le temps apparaissent indépendants des corps et, à plus forte raison, ce ne sont pas des accidents corporels. Ce ne sont pas non plus des accidents incorporels, inhérents à quelque substance incorporelle, à la façon des accidents, mais ce sont des réalités incorporelles d'un genre différent de celles qu'on nomme habituellement substances ou accidents. Par conséquent, l'être pris en son sens le plus général ne se divise pas en substance et accident, il faut lui ajouter le lieu et le temps, comme deux membres déterminés de la division. Cela revient à dire que tout être est soit substance, soit accident, soit lieu dans lequel se trouvent toutes les substances et tous les accidents, soit temps par lequel durent toutes les substances et tous les accidents. Car il n'y a aucune substance ni aucun accident auquel il n'appartienne d'être dans quelque lieu, ni d'être dans quelque temps, en sorte que, même si telle substance ou tel accident périssait, le lieu n'en continuerait pas moins d'exister et le temps de s'écouler. Il faut donc tenir le lieu et le temps pour deux choses véritables (res verae) ou deux êtres réels. Car bien qu'ils ne soient pas quelque chose du genre de ce qu'on tient communément pour substance ou pour accident, ils existent réellement et ne dépendent nullement de l'intellect à la manière des chimères car, que l'intellect pense ou non, le lieu subsiste et le temps coule. [...]

[183a] Si nous imaginons que Dieu réduise à néant toute la machine des cieux, alors nous concevons que cette région devienne vide et forme un tout lié à la région vide qui se trouvait sous la lune. Et nous concevons que les dimensions spatiales, dans ces deux régions, soient aussi grandes que les dimensions des corps qui avaient existé dans le monde entier, alors qu'il s'étendait à travers ces dimensions spatiales. Et si le monde avait été auparavant de plus en plus grand jusqu'à l'infini, et si Dieu l'avait successivement réduit tout entier au néant, nous comprenons que les dimensions spatiales subsisteraient toujours de plus en plus vastes jusqu'à l'infini. Aussi concevons-nous que cet espace soit étendu à l'infini dans toutes les directions. Imaginons en outre que Dieu recrée le monde aussi grand et tel qu'il l'avait fait auparavant. Nous concevons que ce qui a été fait lors de la première création sera alors fait à nouveau. Et nous croyons comprendre ainsi trois choses à la fois.

La première est que des espaces immenses ont existé avant que Dieu ne crée le monde et que ces espaces subsisteront si, par hasard, il détruit le monde. [...] La seconde est que ces espaces sont tout à fait immobiles. [183b] La troisième est que ces dimensions spatiales, sans lesquelles ces espaces s'étendent (à l'infini) en longueur, largeur et profondeur, sont incorporelles et n'opposent aucune résistance (repugnantia) aux corps qui les pénètrent ou qui coexistent avec elles. Par conséquent, partout où il y a un corps, qu'il soit là en permanence ou qu'il ne fasse que passer, il occupe une partie de l'espace égale à lui-même en telle sorte que, partout où l'on peut indiquer des dimensions corporelles, nous concevons que s'y trouvent également des dimensions incorporelles qui y correspondent. C'est ce à quoi conduit Sextus Empiricus quand il met en avant ce que disent les Épicuriens. [...] Le mot 'incorporel' ne signifie pas la simple négation du corps ou des dimensions corporelles, il implique une véritable substance, ainsi qu'une véritable nature avec laquelle s'accordent leurs facultés et leurs actions. Pourtant, en ce qui concerne l'espace et ses dimensions, 'incorporel' ne signifie rien d'autre que la négation du corps et des dimensions corporelles et, en outre, ses facultés et ses actions ne relèvent d'aucune nature positive puisque l'espace, tel qu'il a été décrit, ne peut ni agir ni pâtir, il a seulement la résistance [« la pure capacité de recevoir les corps », Bernier] par laquelle il permet aux autres choses de le traverser ou de l'occuper. Il n'est pas créé par Dieu ni ne dépend de lui. Et puisque l'on a dit qu'il est une chose, il semblerait s'ensuivre que Dieu ne serait pas l'auteur de toutes choses. Mais il est certain que, par ces mots d'espace et de dimensions spatiales, nous ne comprenons rien d'autre que ces espaces qu'on appelle communément imaginaires [...], non parce qu'ils ne dépendraient que de l'imagination, comme la chimère, mais parce que nous imaginons leurs dimensions à l'instar des dimensions corporelles qui sont perçues par les sens. Mais ils ne changent pas de position du fait de l'inconvénient qu'il y aurait à dire que ces espaces ne sont pas créés par Dieu ni dépendants de lui, puisqu'ils ne sont rien de positif, c'est-à-dire qu'ils ne sont ni substance ni accident, deux mots qui embrassent toute [184a] chose qui a été créée par Dieu. [...] En outre, on doit comprendre que ce qui est dit de l'espace a de même été dit également du temps.

Gassendi, Somme philosophique (Syntagma philosophicum, 1658) ; trad. D. Bellis

in L. Peterschmitt (dir.) Espace et métaphysique de Gassendi à Kant, Hermann, 2013, p. 69-75