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Raynal-Mony 07-11-14

 

 

Forum Universitaire                                                     Gérard Raynal-Mony                                 Séminaire 2

Année 2014-2015

                                                                                    le 7 novembre 2014

 

 

Bacon : Pour le bien du genre humain

 

129 - Il nous reste à dire quelques mots sur l'excellence de la fin à poursuivre. Placés plus haut, ces mots auraient pu sembler un vœu pieux ; mais, à présent que l'espérance a été rétablie et les préjugés défavorables supprimés, ils prendront peut-être plus de poids. Si nous avions par nous-même tout accompli et tout achevé, sans appeler souvent autrui à partager nos travaux et à s'y associer, nous nous serions abstenu d'un tel langage, de crainte qu'il ne fût pris comme l'éloge de notre mérite. Mais puisqu'il nous faut aiguiser le zèle des autres hommes, susciter et enflammer leur ardeur, il convient que nous remettions devant leur esprit certaines pensées.

Et d'abord, il semble bien que l'introduction de grandes inventions tienne de loin le premier rang parmi les actions humaines ; c'est ainsi qu'en jugèrent les âges anciens. Ils rendirent en effet des honneurs divins aux inventeurs ; mais à ceux qui méritèrent bien dans les affaires publiques, [...] ils se contentèrent de décerner les honneurs des héros. Et, à bien comparer les choses, on appréciera certainement la justesse de ce jugement rendu par l'antiquité. En effet, les bienfaits des inventions peuvent s'étendre à tout le genre humain, les bienfaits publics sont bornés à certaines nations ; ceux-ci ne durent pas au-delà de quelques générations, ceux-là sont presque perpétuels. Le redressement d'une situation, dans les affaires publiques, ne va pas le plus souvent sans violence ni trouble ; mais les inventions répandent leurs bienfaits, sans nuire à personne et sans coûter de larmes.

On peut aussi regarder les inventions comme de nouvelles créations et des imitations des œuvres divines, ainsi que l'a bien chanté le poète (Lucrèce, De natura rerum, VI, 1-3). Il paraît remarquable que Salomon, pourtant comblé de tous les biens, n'ait rien tourné de ceci à sa propre gloire, mais qu'il ait déclaré : La gloire de Dieu est de cacher les choses, la gloire du roi est de les rechercher (Prov 25.2).

Qu'on daigne aussi songer à la différence qui existe entre la vie des hommes dans les pays les plus civilisés de l'Europe et celle dans les territoires les plus sauvages et barbares des Nouvelles Indes ; on la jugera assez grande pour justifier la formule : l'homme est un dieu pour l'homme, non seulement à cause des services et des bienfaits que les hommes peuvent se rendre, mais encore par la comparaison des conditions. Et cette différence ne vient pas du sol, du climat, ni de la constitution physique, mais des arts.

Il est bon également de relever la force, la vertu, les conséquences des choses inventées ; qualités qui ne se présentent nulle part plus clairement que dans ces trois inventions, inconnues des anciens, et dont les commencements, quoique récents, demeurent obscurs et sans gloire ; l'imprimerie, la poudre à canon et la boussole. Elles ont toutes trois changé la face et la condition des choses, sur toute la terre ; la première dans les lettres, la seconde dans la guerre, la troisième dans la navigation. Il s'en est suivi d'innombrables changements si considérables qu'aucun empire, aucune secte, aucune étoile ne semble avoir exercé davantage de puissance et d'influence sur les affaires humaines, que ne l'ont fait ces arts mécaniques.

Il ne sera pas inopportun non plus de distinguer trois genres et comme trois degrés d'ambition ; le premier comprend ces hommes qui sont avides d'accroître leur propre puissance au sein de leur pays ; c'est le genre le plus commun et le plus vil. Le second comprend ceux qui s'efforcent d'accroître la puissance et l'empire de leur patrie au sein du genre humain ; ce genre montre plus de dignité, mais non moins d'avidité. Mais qu'un homme travaille à restaurer et à accroître la puissance et l'empire du genre humain lui-même sur l'univers, cette ambition-là (s'il faut encore la nommer ainsi) est sans doute plus sage et plus noble que les autres. Or l'empire de l'homme sur les choses repose tout entier sur les arts et les sciences. Car on ne gagne d'empire sur la nature qu'en lui obéissant.

Ceci encore : si l'utilité d'une unique invention particulière a tellement frappé les hommes qu'ils ont jugé supérieur à l'humanité celui qui a pu par un bienfait s'attacher tout le genre humain, combien il paraîtra plus noble encore d'inventer ce par quoi toute autre chose peut être aisément inventée ! Et pourtant (en toute vérité), de même que, malgré tout ce que nous devons à la lumière, puisque grâce à elle nous pouvons nous mettre en marche, pratiquer les arts, lire, nous reconnaître mutuellement, sa simple vision est cependant chose plus précieuse et plus belle que ses multiples usages, de même certainement l'examen des choses telles qu'elles sont, sans superstition ni imposture, sans erreur ni confusion, renferme en lui-même plus de dignité que tout le fruit des inventions.

Enfin, si l'on objecte le détournement des sciences et des arts aux fins de la malignité, du luxe et des autres vices, que personne ne s'émeuve ! Car on peut en dire autant de tous les biens de ce monde, talent, courage, force, beauté, richesse, lumière même, et ainsi de suite. Laissons seulement le genre humain recouvrer son droit sur la nature, qui lui appartient de don divin, et rendons lui son pouvoir ; une droite raison et une sage religion en régleront l'exercice.

Bacon, Novum Organum (1620) ; trad. M. Malherbe, J.-M. Pousseur, Paris, puf, 2004