Maeoy 21/05/14
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Séminaire 13 Année 2013-2014 le 21 mai 2014 Texte 1 : Julien Green Journal 1933 Plon Page 119
26 décembre. — Une blessure au genou m’a forcé à rester étendu sur le canapé du salon, presque toute la journée. J’ai lu Sense and Sensibility devant un grand feu de bûches. Délicieuse journée! Impression de sécurité profonde, voisine de cette paix qui passe l’entendement et dont il est question dans la Bible. De temps à autre, j’interrompais ma lecture pour regarder les flammes et respirer l’odeur du bois... Le procédé de Jane Austen consiste à opposer entre elles des qualités morales qu’elle s’efforce de personnifier, et si je trouve ce procédé un peu mécanique, je me rends au charme d’un écrivain, dont le sourire n’est jamais une grimace et à qui l’émotion n’arrache jamais un cri, car les personnes bien élevées ne crient point. Jane Austen reste toujours un peu en deçà de ce qu’elle veut dire, avec une réserve exquise qui n’est qu’à elle, mais son trait n’en est pas moins d’une netteté admirable. Auprès d’elle, Charlotte Brontë parait quelqu’un d’échevelé. Texte 2 : Jane Austen EMMA Archipoche Page 32 Mrs Goddard était la directrice d’une école secondaire, non d’un collège ou de l’un de ces établissements où l’on promet, par de longues phrases élégantes mais dépourvues de sens, de faire acquérir des connaissances, des arts et des sciences, ainsi que les règles morales de la bonne société, grâce à de nouveaux principes et à un nouveau système d’éducation, où les jeunes demoiselles, en payant un prix exorbitant, perdent ordinairement leur santé et ne tirent que de la vanité, mais une pension à l’ancienne mode, où, pour un prix raisonnable, les jeunes filles acquéraient quelques talents et pouvaient être envoyées pour les sortir du milieu familial et leur procurer une certaine éducation, sans courir le risque de les voir devenir des prodiges. Texte 3 : Jane Austen EMMA Archipoche Page 328 Le dîner était servi. Mrs Elton se leva avant qu’on l’en eût priée et, avant même que Mr Woodhouse se fût avancé pour offrir de la conduire dans la salle à manger, elle s’était écriée : Faut-il vraiment que je passe la première? je suis vraiment honteuse d’être toujours celle qui montre le chemin. L’empressement de Jane à aller chercher ses lettres n’avait pas échappé à Emma. Elle avait tout entendu et tout vu et, comme elle éprouvait quelque curiosité, elle aurait aimé savoir si la promenade sous la pluie du matin avait été récompensée. Elle soupçonnait que oui, que la sortie n’aurait pas été entreprise avec tant de résolution si la jeune fille ne s’était pas attendue à recevoir des nouvelles d’un être très cher, et qu’elle n’avait pas dû être vaine. Il lui semblait que Jane avait l’air plus heureux que d’habitude — son teint était plus éclatant et elle montrait plus d’entrain. Emma avait bien envie de poser une question ou deux sur la rapidité du transport du courrier d’Irlande et sur les tarifs postaux, mais elle s’en abstint. Elle était décidée à rien dire qui pût chagriner Jane Fairfax. Toutes deux suivirent les femmes mariées en se tenant par le bras, une apparence d’amitié qui convenait admirablement à leur grâce et à leur beauté.
Texte 4 : Jane Austen Raison et sentiments Christian Bourgois Page 10 Mrs. Dashwood avait ressenti si vivement ce procédé, et elle en voulait tellement à sa belle-fille, qu’elle aurait quitté immédiatement la maison à l’arrivée de cette dernière. Mais un entretien avec sa fille aînée la fit réfléchir sur la conséquence de cette résolution et le tendre amour qu’elle portait à ses trois enfants lui fit prendre finalement la résolution de rester et, à cause d’elles, d’éviter cette brouille avec son beau-fils. Elinor, sa fille aînée, dont l’opinion avait eu tant de poids, était douée d’une force d’intelligence et d’une netteté de jugement qui faisaient d’elle, bien qu’âgée seulement de dix-huit ans, le conseiller habituel de sa mère et lui permettaient de tempérer fort heureusement la vivacité de Mrs. Dashwood qui l’aurait entrainée bien des fois à des imprudences. Elle avait un cœur excellent; son tempérament était affectueux et ses sentiments profonds, mais elle savait les gouverner. C’était là une science que sa mère avait encore à apprendre et qu’une de ses sœurs avait résolu de ne jamais connaitre. Marianne disposait, à beaucoup d’égards, des mêmes moyens que sa sœur. Elle était sensée et perspicace, mais passionnée en toutes choses, incapable de modérer ni ses chagrins ni ses joies. Elle était généreuse, aimable, intéressante, bref, tout, excepté prudente. Elle ressemblait d’une façon frappante à sa mère. Elinor voyait, avec regret, l’excès de sensibilité de sa sœur; mais Mrs. Dashwood lui en faisait un mérite et s’en délectait. Elles s’entretenaient l’une l’autre dans la violence de leur affliction. La première vivacité de leur chagrin, qui les avait d’abord submergées, était volontairement renouvelée, recherchée, recréée au jour le jour. Elles s’y livraient entièrement, cherchant un surcroit de douleur dans toutes les réflexions qui pouvaient leur en apporter, et résolues à n’attendre de l’avenir aucune consolation.
Texte 5 : Jane Austen Northanger abbey Gallimard Page 16 Mme Allen fut si longue à s’habiller qu’elles n’entrèrent que tard à Pump-Room. La saison était en son plein. Les deux femmes se faufilèrent à travers la foule, tant bien que mal. Quant à M. Allen, il se réfugia d’emblée dans la salle de jeu, les abandonnant aux délices de la cohue. Avec plus de souci de sa toilette que de sa protégée, Mme Allen se frayait un chemin, aussi vite que le permettait la prudence, parmi la multitude qui obstruait la porte. Catherine serrait trop fort le bras de son amie pour que le remous d’une assemblée en lutte parvînt à les séparer. Mais, à sa grande stupéfaction, elle constata que s’avancer dans la salle n’était point du tout le moyen de se dégager de la foule. Celle-ci, d’instant en instant, semblait accrue. Une fois la porte passée, on trouverait aisément des sièges et l’on pourrait voir commodément les danses : cela – qu’elle s’était imaginé – ne correspondait nullement à la réalité. Avec une application opiniâtre, elles avaient atteint l’autre extrémité de la salle, et pourtant la situation ne changeait pas : des danseurs elles ne voyaient rien, que les hautes plumes de quelques dames. Elles se remirent en marche : justement elles venaient de découvrir, dans le lointain, une place convenable. Par force et par ruses elles y parvinrent, et les voilà maintenant au haut de gradins d’où Mlle Morland, dominant la foule, se rendait compte des dangers de son récent passage à travers elle. Spectacle splendide, et, pour la première fois, elle commença à se sentir dans un bal. Elle avait grande envie de danser, mais ne connaissait personne. Texte 6 :Jane Austen EMMA Archipoche Page 334 Seul John Knightley restait muet d’étonnement. Ce qui le frappait aussi vivement, c’était de voir un homme qui aurait pu passer la soirée tranquillement chez lui, après une journée consacrée aux affaires, à Londres, et qui s’était remis en route et avait parcouru à pied un demi-mille pour se rendre chez quelqu’un d’autre, afin d’avoir le plaisir de se retrouver en compagnie mixte jusqu’à l’heure du coucher, et de terminer la soirée dans le bruit, en faisant des efforts de politesse : un homme qui était en mouvement depuis huit heures du matin et qui aurait pu à présent s’asseoir tranquillement, qui avait beaucoup parlé et qui aurait pu conserver le silence, qui s’était trouvé plusieurs fois dans la foule et qui aurait pu être seul! Et cet homme avait renoncé à la tranquillité et à son indépendance auprès de sa propre cheminée, par une froide soirée d’avril où tombait du grésil, afin de retrouver des mondanités ! Si encore il avait d’un signe invité sa femme à rentrer sans plus tarder avec lui, on aurait compris ses motifs, mais son arrivée allait plutôt contribuer à prolonger la soirée qu’à l’abréger. John le considéra d’un air stupéfait, puis haussa les épaules et déclara: — Je ne l’aurais jamais cru, même de lui.
Texte7 : Jane Austen EMMA Archipoche Page 40 Emma voulut ensuite savoir: — Quel genre d’homme est Mr Martin? — Oh! il n’est pas beau, pas beau du tout. D’abord je l’ai trouvé quelconque, maïs maintenant je le trouve mieux. Vous savez que cela arrive toujours, avec le temps. Mais ne l’avez-vous jamais vu? Il vient souvent à Highbury; il y passe chaque semaine pour aller à Kingston. Il vous a croisée bien des fois. — C’est possible, et je l’ai peut-être vu cinquante fois sans savoir qu’il s’agissait de lui. Un jeune fermier, à pied ou â cheval, est le dernier des hommes qui puisse exciter ma curiosité. Les riches paysans sont justement les gens avec qui je sens que je n’ai rien de commun. Des hommes qui sont un degré ou deux au-dessous d’eux, avec une bonne apparence, pourraient m’intéresser. J’aurais lieu d’espérer être utile à leur famille, d’une manière ou d’une autre, mais un riche paysan n’a nul besoin de moi; il est, dans un sens, d’une condition supérieure à celle qui mérite mon attention, et inférieure dans un autre.
Texte 8 : Virginia Woolf L’art du roman Seuil Page 116 Nous ne pouvons pas en dire autant de Jane Austen; elle est absente, ce qui a pour effet un détachement de notre part vis-à-vis de son œuvre qui, en dépit de tout ce qu’elle a d’étincelant et de vivant, garde quelque chose de distant, de complet en soi. Le génie de Jane Austen l’obligeait à cette absence. Une vision si vraie, si claire, si saine n’aurait pas toléré la diversion, même délibérée, ni permis à l’expérience réelle mais éphémère d’une femme de colorer ce qui devait rester pur de toute personnalité. Aussi, bien qu’elle ait peut-être sur nous moins d’emprise, nous satisfait-elle plus. Ce peut être en effet l’individualité même de l’auteur qui nous fatigue de lui. Jane Austen, qui a si peu de singularité, ne nous fatigue pas, et elle ne fait pas naître en nous le désir de lire ces auteurs dont la méthode et la langue diffèrent complètement des siennes. Au lieu d’avoir hâte, la dernière page finie, de partir en quête de quelque chose qui fasse contraste ou complément, quand nous avons lu Pride and Prejudice nous faisons une pause. Cette pause est le résultat d’une satisfaction qui ramène notre esprit vers ce que nous venons de lire au lieu de l’entraîner vers quelque chose de nouveau. Une satisfaction qui est, par sa nature, réfractaire à l’analyse, car la qualité qui nous satisfait est la somme de nombreux éléments différents, de sorte que si nous nous mettons à louer Pride and Prejudice pour ses diverses qualités — son esprit, sa vérité, sa profonde puissance de comique — nous ne l’aurons néanmoins pas loué pour la qualité qui est la somme de toutes les autres. C’est alors que l’esprit, réduit à l’impuissance, échappe au dilemme et a recours aux images. Nous comparons Pride and Prejudice à quelque chose d’autre parce que, ne pouvant définir plus complètement notre satisfaction, tout ce que nous pouvons faire c’est de trouver quelque chose qui lui ressemble et, en lui donnant ainsi une autre forme, de nourrir l’illusion que nous l’expliquons, alors qu’en fait nous la regardons simplement d’une manière nouvelle. Dire que Pride and Prejudice est comme un coquillage, une gemme, un cristal ou toute autre image à notre choix, c’est voir la même chose sous une apparence différente. Pourtant, si nous comparons Pride and Prejudice à un objet concret, c’est peut-être parce que nous essayons d’exprimer cette impression, que nous avons imparfaitement dans d’autres romans mais ici avec netteté, d’une qualité qui n’est pas dans l’histoire mais au-dessus d’elle, qui n’est pas dans les choses elles-mêmes mais dans leur arrangement. |