Raynal-Mony 22/05/15
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 12 Année 2014-2015 le 22 mai 2015 Leibniz : Nouveaux essais L'Essai sur l'Entendement, donné par un illustre Anglais, étant un des plus beaux et des plus estimés ouvrages de ce temps, j'ai pris la résolution d'y faire des remarques, parce qu'ayant assez médité depuis longtemps sur le même sujet et sur la plupart des matières qui y sont touchées, j'ai cru que ce serait une bonne occasion d'en faire paraître quelque chose sous le titre de Nouveaux Essais. [...] [1] - Quoique l'auteur de l'Essai dise mille belles choses où j'applaudis, nos systèmes diffèrent beaucoup. [...] Nos différends portent sur des sujets de quelque importance. Il s'agit de savoir si l'âme en elle-même est entièrement vide comme des tablettes, où l'on n'a encore rien écrit (tabula rasa) suivant Aristote et l'auteur de l'Essai, et si tout ce qui y est tracé vient uniquement des sens et de l'expérience, ou si l'âme contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines que les objets externes réveillent seulement dans les occasions, comme je le crois avec Platon [...] D'où il naît une autre question, savoir si toutes les vérités dépendent de l'expérience, c'est-à-dire de l'induction et des exemples, ou s'il y en a qui ont encore un autre fondement. Car si quelques événements se peuvent prévoir avant toute épreuve qu'on en ait faite, il est manifeste que nous y contribuons quelque chose de notre part. Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c'est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu'ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité, car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de même. [...] D'où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu'on les trouve dans les mathématiques pures, en arithmétique et géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépende point des exemples, ni par conséquence du témoignage des sens ; quoique sans les sens on ne se serait jamais avisé d'y penser. [...] Leur preuve ne peut venir que des principes internes qu'on appelle innés. Il est vrai qu'il ne faut point s'imaginer qu'on puisse lire dans l'âme ces éternelles lois de la raison à livre ouvert, mais c'est assez qu'on les puisse découvrir en nous à force d'attention, à quoi les occasions sont fournies par les sens, et le succès des expériences sert de confirmation à la raison, à peu près comme les épreuves servent en arithmétique pour mieux éviter l'erreur du calcul quand le raisonnement est long. [...] Il est vrai que la raison conseille qu'on s'attende pour l'ordinaire de voir arriver à l'avenir ce qui est conforme à une longue expérience du passé, mais ce n'est pas pour cela une vérité nécessaire et infaillible, et le succès peut cesser quand on s'y attend le moins, lorsque les raisons qui l'ont maintenu changent. [...] La raison est seule capable d'établir des règles sûres et de suppléer à ce qui manque à celles qui ne l'étaient point, en y faisant des exceptions ; et de trouver enfin des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires, ce qui donne souvent le moyen de prévoir l'événement sans avoir besoin d'expérimenter les liaisons sensibles des images, où les bêtes sont réduites. De sorte que ce qui justifie les principes internes des vérités nécessaires distingue l'homme de la bête. [...] Les idées et les vérités nous sont innées, comme des inclinations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, et non pas comme des actions, quoique ces virtualités soient toujours accompagnées de quelques actions souvent insensibles qui y répondent. [...] [2] - Il soutient que l'esprit ne pense pas toujours et, puisque les corps peuvent être sans mouvement, que les âmes pourront bien être aussi sans pensée. Mais [...] je soutiens que naturellement une substance ne saurait être sans action, qu'il n'y a même jamais de corps sans mouvement et qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part, mais jointes à d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l'assemblage. Ainsi, l'accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. [...] Pour juger de ces petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire le bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, et qu'il ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. [...] D'ailleurs, on ne dort jamais si profondément qu'on n'ait quelque sentiment faible et confus, et on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit du monde, si on n'avait quelque perception de son commencement qui est petit [...] Ces petites perceptions sont plus efficaces qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces impressions que les corps environnants font sur nous, et qui enveloppent l'infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l'univers. On peut même dire qu'en conséquence de ces petites perceptions le présent est plein de l'avenir et chargé du passé, que tout est conspirant et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l'univers. [...] C'est aussi par les perceptions insensibles que j'explique cette admirable harmonie préétablie de l'âme et du corps, et même de toutes les monades ou substances simples, qui supplée à l'influence insoutenable des uns sur les autres [...] Ce sont ces petites perceptions qui nous déterminent en bien des rencontres, sans qu'on y pense, et qui trompent le vulgaire par l'apparence d'une indifférence d'équilibre. [...] En un mot, les perceptions insensibles sont d'un aussi grand usage dans la science de l'esprit que les corpuscules insensibles le sont dans la physique, et il est également déraisonnable de rejeter les uns et les autres sous prétexte qu'elles sont hors de la portée de nos sens. Rien ne se fait tout d'un coup, et c'est une de mes grandes maximes que la nature ne fait jamais de sauts : ce que j'appelais la loi de la continuité [...] J'ai aussi remarqué qu'en vertu des variations insensibles, deux choses individuelles ne sauraient être parfaitement semblables, et qu'elles doivent toujours différer plus que numériquement, ce qui détruit les tablettes vides de l'âme, une âme sans pensée, une substance sans action, le vide de l'espace, les atomes et même des parcelles non actuellement divisées dans la matière, l'uniformité entière dans une partie du temps, du lieu ou de la matière [...] et mille autres fictions des philosophes qui viennent de leurs notions incomplètes, et que la nature des choses ne souffre point, et que notre ignorance et le peu d'attention que nous avons à l'insensible fait passer, mais qu'on ne saurait rendre tolérables, à moins qu'on ne les borne à des abstractions de l'esprit qui proteste de ne point nier ce qu'il met à part [...] Plus on est attentif à ne rien négliger des considérations que nous pouvons régler, plus la pratique répond à la théorie. Mais il n'appartient qu'à la suprême raison, à qui rien n'échappe, de comprendre distinctement tout l'infini, toutes les raisons et toutes les suites. Tout ce que nous pouvons sur les infinités, c'est de les connaître confusément, et de savoir au moins qu'elles y sont ; autrement nous jugeons fort mal de la beauté et de la grandeur de l'univers. Cette connaissance des perceptions insensibles sert aussi à expliquer pourquoi et comment deux âmes humaines ou autrement d'une même espèce ne sortent jamais parfaitement semblables des mains du Créateur et ont toujours chacune son rapport originaire aux points de vue qu'elles auront dans l'univers. [...] [3] - Nous différons encore par rapport à la matière, en ce que l'auteur juge que le vide est nécessaire pour le mouvement, car il croit que les petites parties de la matière sont raides. [...] Il faut plutôt concevoir l'espace comme plein de matière originairement fluide, susceptible de toutes les divisions et assujettie même actuellement à des divisions et subdivisions à l'infini, mais avec cette différence pourtant, qu'elle est divisible et divisée inégalement en différents endroits à cause des mouvements qui y sont plus ou moins conspirants. Ce qui fait qu'elle a partout un degré de raideur aussi bien que de fluidité et qu'il n'y a aucun corps qui soit dur ou fluide au suprême degré, c'est-à-dire qu'on y trouve aucun atome d'une dureté insurmontable ni aucune masse entièrement indifférente à la division. L'ordre de la nature et la loi de la continuité détruit également l'un et l'autre. [...] Je ne voudrais pas qu'on fût obligé de recourir au miracle dans le cours ordinaire de la nature et d'admettre des puissances et opérations inexplicables. Sinon, on donnera trop de licence aux mauvais philosophes, en admettant ces vertus centripètes ou ces attractions immédiates de loin sans qu'il soit possible de les rendre intelligibles. [...] [4] - La question est de savoir si la matière peut penser [...] Il est sûr que la matière est aussi peu capable de produire machinalement du sentiment que de produire de la raison, comme notre auteur en demeure d'accord. [...] Je soutiens aussi que les substances (matérielles ou immatérielles) ne sauraient être conçues dans leur essence nue sans activité, que l'activité est de l'essence de la substance en général ; et qu'enfin la conception des créatures n'est pas la mesure du pouvoir de Dieu, mais que leur force de concevoir est la mesure du pouvoir de la nature ; tout ce qui est conforme à l'ordre naturel pouvant être conçu ou entendu par quelque créature. [...] Dans l'ordre de la nature, il n'est pas arbitraire à Dieu de donner indifféremment aux substances telles ou telles qualités, et il ne leur en donnera jamais que celles qui leur seront naturelles, c'est-à-dire qui pourront être dérivées de leur nature comme des modifications explicables. Ainsi on peut juger que la matière n'aura pas naturellement l'attraction, et n'ira pas d'elle-même en ligne courbe, parce qu'il n'est pas possible de concevoir comment cela s'y fait, c'est-à-dire de l'expliquer mécaniquement, au lieu que ce qui est naturel doit pouvoir devenir concevable distinctement si l'on était admis dans les secrets des choses. [...] Pour ce qui est de la pensée, il est sûr, et l'auteur le reconnaît plus d'une fois, qu'elle ne saurait être une modification intelligible de la matière, c'est-à-dire que l'être sentant ou pensant n'est pas une chose machinale comme une montre ou un moulin, en sorte qu'on pourrait concevoir des grandeurs, figures et mouvements dont la conjonction machinale pût produire quelque chose de pensant et même de sentant dans une masse où il n'y eut rien de tel, qui cesserait aussi de même par le dérèglement de cette machine. Ce n'est donc pas une chose naturelle à la matière de sentir et de penser, et cela ne peut arriver chez elle que de deux façons, dont l'une sera que Dieu y joigne une substance, à qui il soit naturel de penser, et l'autre que Dieu y mette la pensée par miracle. Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, Préface (réd. 1703/05 ; publ. 1765) ; GF, 1990 |