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Maroy 04/11/15

Forum Universitaire                                       Jacqueline Maroy                                            Année 2015-2016

Séminaire 2                                                                                                                     le 4 novembre 2015

Texte 1

Marcel Proust :.À la recherche du temps perdu, La prisonnière.

Pléiade volume III page 692

Il mourut dans les circonstances suivantes : Une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint, qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné le premier pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »

Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit : « C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées – ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.

On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole

Texte 2

Marcel Proust : Du côté de chez Swann

Page 43

C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n'en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d'indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l'embrasement d'un feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l'amorce de l'allée obscure par où arriverait M. Swann, l'auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m'acheminais vers la première marche de l'escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l'entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu'il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l'obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu'on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n'avait consisté qu'en deux étages reliés par un mince escalier et comme s'il n'y avait jamais été que sept heures du soir.

Texte 3

Élisabeth de Fontenay : La prière d’Esther

Seuil page 15

Ici même, en ce moment où je me mets à écrire sur ce qui m’habite depuis l’âge de raison , je ne puis dire si c’est l’expérience d’enfant que fut pour moi la lecture de l’Esther de Racine qui m’anime, ou la découverte d’un épisode saillant dans la vie de l’actrice Rachel, ou la relecture du Proust de la Recherche, ou encore l’assassinat, laissé dans le silence par une mère plus que marrane, de sa famille par les nazis. Plutôt que de répondre, il me faut creuser jusqu‘à ces quatre souches qui mêlent intimement leurs intrigues.

Texte 4

Yann Moix Une simple lettre d’amour

Grasset page 100

Ce serait toi, c’était toi, l’élue. Je ne voulais pas me marier parce que le mariage c’est pour toute la vie, et que toute la vie, pour t’aimer, me semblait un peu court. L’éternité serait un compromis. Un des passages les plus puissants de la littérature française, mondiale, est le face-à-face, dans Iphigénie, d’Agamemnon et d’Achille. Achille, manipulé par Agamemnon, qui lui fait miroiter un mariage avec sa fille qu’il a toujours su condamnée à mort par les dieux, lance à son impossible beau-père : «  Vous deviez à mon sort unir tous ses moments. » J’ai pleuré la première fois que je lus ce vers. « Tous ses moments » : vivre avec l’être qu’on aime, c’est être le dépositaire, mais aussi le témoin, de «  tous ses moments ». La présence offerte, l’autre comme offrande, n’est pas tant spatiale, organique, que temporelle: l’autre fait don de sa durée, du temps qui lui reste à vivre - jamais, avant ce vers, je ne l’avais si bien saisi, si profondément senti. Pleuré.

Texte 5

Aharon Appelfeld  :Histoire d’une vie

Points page 112

Durant mes errances dans les champs et les forêts, j’ai appris à préférer la forêt — au champ ouvert, l’écurie à la maison, le porteur d’une tare aux hommes sains, les hommes chassés de leur village aux soi-disant honnêtes propriétaires. Parfois la réalité me désavouait, mais la plupart du temps mes soupçons se révélaient fondés. Au fil des jours j’appris que les objets et les animaux étaient de vrais amis. Dans la forêt j’étais entouré d’arbres, de buissons, d’oiseaux et de petits animaux. Je n’avais pas peur d’eux. J’étais sûr qu’ils ne me feraient aucun mal. Avec le temps je me familiarisai avec les vaches et les chevaux. et ils me procurèrent la chaleur que j ‘ai conservée en moi jusqu’à ce jour. Parfois il me semble que ce ne sont pas des hommes qui m’ont sauvé mais des animaux qui s’étaient trouvés sur mon chemin. Les heures passées auprès de chiots, de chats ou de moutons furent les plus belles heures de la guerre. Je me serrais contre eux jusqu’à en oublier qui j’étais, m’endormais près d’eux, et mon sommeil était alors paisible et profond comme dans le lit de mes parents.

J’ai déjà signalé que les gens de ma génération, en particulier ceux qui étaient enfants pendant la guerre, ont développé un rapport méfiant aux humains. Moi aussi. pendant la guerre, j’ai préféré la compagnie des objets et des animaux. Les humains sont imprévisibles. Un homme qui au premier regard a l’air posé et calme peut se révéler être un sauvage, voire un meurtrier.

Texte 6

Aharon Appelfeld : Histoire d’une vie

Points page 60

Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur.

Je dis à l’intérieur , bien que je n’aie pas encore trouvé de mots pour ces violentes taches de mémoire. Au fil des années j’ai tenté plus d’une fois de toucher les châlits du camp et de goûter à la soupe claire qu’on y distribuait. Tout ce qui ressortait de cet effort était un magma de mots, ou plus précisément des mots inexacts, un rythme faussé, des images faibles ou exagérées. Une épreuve profonde, ai-je appris, peut être faussée facilement. Cette fois non plus je ne toucherai pas ce feu. Je ne parlerai pas du camp, mais de la fuite, qui eut lieu à l’automne l942,alors que j’avais dix ans.

De mon entrée dans la forêt je ne me souviens pas, mais je me rappelle l’instant où je me suis retrouvé là-bas, devant un arbre couvert de pommes rouges. J’étais si stupéfait que je fis quelques pas en arrière. Mon corps se souvient mieux que moi de ces pas en arrière. Chaque fois que je fais un faux mouvement du dos ou que je recule, je vois l’arbre et les pommes rouges.