FORUM
UNIVERSITAIRE
DE
L' OUEST-
PARISIEN

logo-DEPT-HDS-w

 

Nouveau :

facebook-icon

Raynal-Mony 09/10/15

Forum Universitaire                                                               Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 1

Année 2015-2016

                                                                                                                                              le 9 0ctobre 2015

 

De la tolérance

Je laisse aux théologiens à commenter ce passage1 […] Je prétends faire un commentaire d'un nouveau genre, et l'appuyer sur des principes plus généraux que tout ce que l'étude des langues, de la critique et des lieux communs me pourrait fournir. Je me contente de réfuter le sens littéral que lui donnent les persécuteurs. Je m'appuie sur ce principe de la lumière naturelle, que tout sens littéral qui contient l'obligation de faire des crimes, est faux. Saint Augustin donne cette règle et ce criterium, pour discerner le sens figuré, du sens à la lettre. […] Ce n'est pas ici le lieu d'examiner s'il applique bien sa règle : il suffit de dire qu'il raisonne sur ce principe pour entendre bien l’Écriture ; si en la prenant littéralement, on engage l'homme à commettre des actions que la lumière naturelle, les préceptes du Décalogue et la morale de l’Évangile nous défendent, il faut tenir pour assuré qu'on lui donne un faux sens, et qu'au lieu de la révélation, on propose ses visions propres, ses passions et ses préjugés.

A Dieu ne plaise que je veuille étendre, autant que les sociniens, la juridiction de la lumière naturelle et des principes métaphysiques, lorsqu'ils prétendent que tout sens donné à l’Écriture qui n'est pas conforme à cette lumière et à ces principes est à rejeter, et qui en vertu de cette maxime refusent de croire la Trinité et l'Incarnation ; non, ce n'est pas ce que je prétends sans limites. Je sais bien qu'il y a des axiomes contre lesquels les paroles les plus expresses de l’Écriture ne gagneraient rien, comme que le tout est plus grand que sa partie […] Tous les théologiens, de quelque parti qu'ils soient, après avoir relevé tant qu'il leur a plu la révélation, le mérite de la foi, et la profondeur des mystères ; viennent faire hommage de tout cela aux pieds du trône de la raison, et ils reconnaissent, quoiqu'ils ne le disent pas en autant de mots, que le tribunal suprême et qui juge en dernier ressort et sans appel de tout ce qui nous est proposé, est la raison parlant par les axiomes de la lumière naturelle, ou de la métaphysique. Qu'on ne dise donc plus que la théologie est une reine dont la philosophie n'est que la servante ; car les théologiens eux-mêmes témoignent par leur conduite, qu'ils regardent la philosophie comme la reine et la théologie comme la servante ; et de là viennent les efforts et les contorsions qu'ils livrent à leur esprit, pour éviter qu'on ne les accuse d'être contraires à la bonne philosophie. […] Ils ne feraient pas tant d'efforts pour être d'accord avec ses lois, s'ils ne reconnaissaient que tout dogme qui n'est point homologué, vérifié et enregistré au parlement suprême de la raison et de la lumière naturelle, ne peut qu'être d'une autorité chancelante et fragile comme le verre.

La véritable raison de cela, c'est qu'y ayant une lumière vive et distincte qui éclaire tous les hommes, dès qu'ils ouvrent les yeux de leur attention, et qui les convainc invinciblement de sa vérité, il en faut conclure que c'est Dieu lui-même, la Vérité essentielle et substantielle, qui nous éclaire alors très immédiatement, et qui nous fait contempler dans son essence les idées des vérités éternelles, contenues dans les principes de métaphysique. […] Nous ne pouvons être assurés qu'une chose est véritable, qu'en tant qu'elle se trouve d'accord avec cette lumière primitive et universelle que Dieu répand dans l'âme de tous les hommes, et qui entraîne infailliblement leur persuasion, dès qu'ils y sont bien attentifs. Mais si ce principe peut avoir certaines limitations à l'égard des vérités spéculatives je ne pense pas qu'il en doive avoir aucune à l'égard des principes pratiques et généraux qui se rapportent aux mœurs. Je veux dire que, sans exception, il faut soumettre toutes les lois morales à cette idée naturelle d'équité, qui, aussi bien que la lumière métaphysique, illumine tout homme venant au monde. Mais comme les passions et les préjugés n'obscurcissent que trop souvent les idées de l'équité naturelle, je voudrais qu'un homme qui a dessein de les bien connaître les considérât en général, et en faisant abstraction de son intérêt particulier, et des coutumes de sa patrie. […] Je voudrais qu'un homme, qui veut connaître distinctement la lumière naturelle par rapport à la morale, s'élevât au-dessus de son intérêt personnel et de la coutume de son pays, et se demandât en général : Une telle chose est-elle juste, et s'il s'agissait de l'introduire dans un pays où elle ne serait pas en usage, et où il serait libre de ne la prendre pas, verrait-on en l'examinant froidement qu'elle est assez juste pour mériter d'être adoptée ? Cette abstraction dissiperait plusieurs nuages qui se mettent quelquefois entre notre esprit et cette lumière primitive et universelle, qui émane de Dieu pour être la pierre de touche de tous les préceptes […] Cette loi positive une fois vérifiée sur la lumière naturelle, acquerrait la qualité de règle et de criterium, de même qu'en géométrie une proposition démontrée par des principes incontestables, devient un principe à l'égard d'autres propositions. […] Il importe que la lumière naturelle ne trouve rien d'absurde dans ce qu'on lui propose comme révélé ; car ce qui pourrait paraître comme révélé, ne le paraîtra plus dès qu'il se trouvera contraire à la règle matrice, primitive et universelle de juger et de discerner le vrai et le faux, le bon et le mauvais.

Pierre Bayle, Commentaire philosophique I, 1 (1686) ; Honoré Champion, Paris, 2014