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Raynal-Mony/30-01-15

Forum Universitaire                                                      Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 7

Année 2014-2015

                                                                                   le 30 janvier 2015

 

 

Spinoza : De Dieu

 

Issu d'une famille marrane réfugiée à Amsterdam, Spinoza (1632-1677) s'est formé à la pensée juive et à la philosophie cartésienne. Exclu de la communauté juive (1656), il a cherché à s'unir à Dieu par l'étude de la Nature et il n'a confié qu'à peu d'amis sa toute nouvelle façon de penser. Il gagne sa vie par la taille des lentilles qui lui fait expérimenter les lois d’optique de Descartes et de Huygens. Son souci n'est pas proprement scientifique, son désir de connaissance porte sur les vérités nécessaires au salut dans l'union à Dieu identifié à la Nature. Il exalte l'union à l’Être absolument infini qu'il s'efforce de comprendre par la construction d'un système rigoureux où chaque proposition est censée découler des précédentes.1


L'être absolument infini

S. pose en Dieu une infinité d'attributs, dont nous ne percevons que la Pensée et l’Étendue [déf. 6]. Le dualisme est surmonté par l'idée de l'être infini, Dieu ou la Nature, qui unit l'esprit et la matière en une unité nécessaire qui structure tout.

 

Épuration de l'idée de Dieu

L'Éthique le démontre à la manière des géomètres, en commençant par définir le vocabulaire, puis en procédant par déduction rationnelle. Pour le rationaliste, la véritable révélation, c'est la lumière naturelle qui dit ce qui est, car « l'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses » (II.7). S. maintient l’idée cartésienne que l'entendement humain atteint un contenu réel. Mais pour s'unir à l'être absolu, il faut le laisser penser en nous, et non l'abstraire de la conscience subjective. L’Éthique commence donc par Dieu, et non par le cogito. S. critique le Dieu de la Bible et des chrétiens, sans provocation mais avec fermeté, car il s'agit de « renverser tout cet échafaudage et d'en inventer un autre » (23s). Il s'empare de certains termes de la théologie, pour n'en retenir que ce qui est compatible avec les exigences de la raison. A l'idée d'un Dieu personne, il substitue l'idée de substance, « ce qui est en soi et est conçu par soi » [déf. 3]. Si Dieu est l'unique réalité, il n'est rien en dehors des attributs qui constituent son essence [déf. 4], et des modes qui l'expriment à des degrés divers [déf. 5]. S. rejette toute pensée imaginative qui confond Dieu et les modes, qui juge de la substance du point de vue des modes, et qui parle de Dieu du point de vue de l'homme. Or seule la nature entière, en son enchaînement universel, peut nous en donner une idée [TTP]. Inutile de chercher son existence ailleurs ou de lui adresser des prières. Dieu ne peut agir contre les lois de la nature, car il est la Nature, il est la nécessité même. C'est l'ordre nécessaire de la nature qui porte la marque de la causalité divine. Lui prêter des intentions ou des fins, c'est lui prêter un visage humain. En appeler à « la volonté de Dieu », c'est se réfugier dans « cet asile de l'ignorance » (I. App.) qui est si dangereux. Dieu est conçu comme cause de soi [déf. 1], ce dont l'essence enveloppe nécessairement l'existence, et comme « cause libre de toutes choses » (4). Cause, et non pas Créateur. Il est simultanément cause de soi et des effets qu'il détermine en soi : « Dieu n'existe pas antérieurement à ses décrets et ne peut exister sans eux » (I.33.sc.2). La liberté en Dieu n'est pas la liberté de la volonté : « Il est et agit par la seule nécessité de sa nature » [déf. 7]. Dieu est cause libre, en tant que déterminé par soi, il est l'effet unique et nécessaire de tout. Il est Un et Tout.

Descartes, Leibniz et S. partent tous trois de l'idée d'un Dieu infini et parfait. Mais cette idée amène Descartes et Leibniz à exclure de Dieu l’étendue, et S. à l'y inclure. Chez chacun, le raisonnement sert une intuition différente de l'être, de l'infini et de la perfection. S. rejette 1) le Dieu de Descartes qui a choisi selon son bon vouloir les vérités éternelles et les valeurs morales, car alors Dieu aurait pu être autre qu'il n'est ; 2) le Dieu de Leibniz, soumis à l'ordre du bien et qui choisit le meilleur des mondes possibles, car Dieu ne se définit pas selon la conscience morale de l'homme, et pour comparer le monde à d'autres mondes, il faudrait ne plus le penser nécessaire [I, 29] ; 3) le Dieu des chrétiens qui crée un monde hors de lui, car Dieu est cause immanente, et non transitive, de toutes choses [I, 18], les effets de sa productivité sont « prédéterminés » (6), mais sans transcendance.

 

Rôle des mathématiques

Les mathématiques servent à remplacer les idées de Dieu nées de l'imagination, par un ordre unique d'enchaînement nécessaire et une construction rationnelle systématique. Elles servent moins à montrer la rationalité du réel, qu'à nous délivrer des idées de finalité et d'anthropomorphisme qui font le malheur des hommes (11-15). Elles rendent impossible la représentation de Dieu comme un être surhumain qui choisit et construit le monde en vue d'une fin quelconque (26s). Aux schémas anthropomorphiques, S. substitue l'ordre et le langage universel des géomètres, pour rendre claires ses démonstrations sans procéder pour autant à une géométrisation du réel. Les mathématiques sont pour lui le moyen de développer, selon un ordre rationnel, ce que renferme réellement la notion de substance qu'il identifie à Dieu. S. n'évoque jamais la géométrie analytique. Ses exemples sont empruntés, non à l'algèbre, mais à une géométrie intuitive : ainsi, pour construire une sphère il fait tourner un demi-cercle autour de son diamètre. Pour faire comprendre quelle nécessité rattache la substance unique à l'infinie richesse de ses effets immanents, S. évoque le lien indissociable d'une figure géométrique et de ses propriétés. Mais le véritable ressort de sa recherche est la double exigence d'unité et de totalité. Son souci le plus profond est religieux : comprendre le lien qui unit Un et Tout.

Les mathématiques invitent à tout penser à partir de l'Être absolument infini, cause immanente de ce qui est. Elles en donnent le langage le plus clair, le plus pur. Elles font taire la crainte d'un Dieu qui juge et châtie, ainsi que tout sentiment d'insatisfaction. Elles offrent à l'homme lucide la possibilité de comprendre et d'aimer l'ordre de la nature, en acceptant ses lois et leurs effets nécessaires. Elles démontrent la nature de Dieu de façon positive et exposent ses lois comme des propriétés géométriques. Cette démonstration de l'Être infini parfait n'est pas comme telle géométrique. La méthode mathématique développe, chez S., une intuition naturaliste dans l'esprit de la Renaissance. S. estime que les religions ont diminué Dieu, en faisant croire qu'il a besoin des hommes, qu'il se règle sur nos valeurs morales ou qu'il se livre à des choix. Or l'Être éternel et infini n'a ni tendances, ni dispositions particulières. Sa puissance infinie est tout entière en acte, elle « agit avec la même nécessité qu'il existe » (49s).

Les mathématiques bannissent de la religion ses mystères, nous délivrent des illusions, des préjugés et des passions. En transposant la norme de certitude mathématique à la religion, S. lui prête un type d'expression universelle. A la parole sacrée que le fidèle doit croire sans comprendre, les mathématiques substituent l'intelligibilité de la Nature. Leur discours aride remplace les mystères d'un Dieu transcendant par la rationalité des lois de la nature. Sciences de l'objet, et non de la conscience, elles se prêtent bien à l'explication d'un Dieu-Nature. L'idée d'un Être engendrant nécessairement les propriétés sans lesquelles il ne saurait exister, est propre à exprimer la cause immanente de tout ce qui est. Par la méthode mathématique, S. a su réguler son intuition naturaliste et l'exposer d'une manière rationnelle qu'il jugeait adéquate au grand siècle du rationalisme. Alors que la science et la religion devenaient de plus en plus étrangères l'une à l'autre, S. s'est efforcé de les rapprocher par un langage qui devait convenir simultanément aux deux. Son effort à contre-courant pour retrouver en lui-même l'union de l'entendement humain et de la Pensée en Dieu, lui a si bien réussi qu'il en éprouvait une joie profonde : « Le fruit que j'ai retiré de mon pouvoir naturel de connaître, m'a rendu heureux » (lettre 21 à G. de Blyenbergh, 28 janvier 1665).

Une infinité d'attributs

G. Bruno avait conçu la Nature comme la source spontanée et infinie de toutes choses. L'idée d'un Dieu-Nature n'était pas loin. S. distingue plus nettement la Nature naturante, c'est-à-dire l'infinité des attributs de la substance, autrement dit Dieu en tant que cause libre, de la Nature naturée, constituée de tout ce qui suit nécessairement des attributs divins, et qui ne peut être, ni être conçu sans Dieu [I, 29, sc]. La distinction et lien des deux font la spécificité du système spinoziste.

 

L'étendue infinie

De l'infinité des attributs divins, « dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » [déf. 6], l'entendement humain ne conçoit que la Pensée et l’Étendue. L'élévation de l'étendue au rang d'attribut divin a choqué les contemporains, car elle s'oppose à toute la tradition biblique. Or privé d'étendue, Dieu serait privé de quelque chose, et ne serait pas absolument infini. Toutefois, l’Étendue attribuée à Dieu n'est pas l'étendue divisible et modifiable qu'envisage l'imagination, au niveau des modes où nous vivons. Pour l'imagination, l'étendue est « divisible et composée de parties » ; pour l'entendement, elle est « infinie, unique et indivisible » [I, 15, sc]. Dieu, tel qu'il s'exprime dans l'univers corporel, est l’étendue de tous les corps. Pour celui qui conçoit l’Étendue comme constituant l'essence de Dieu, non seulement elle ne saurait être créée, mais elle rend impossible tout espace vide (lettre 13 à Oldenburg, juillet 1663). Essence éternelle et infinie de Dieu, l’Étendue épuise la totalité des formes de l'être. Seuls le mouvement et le repos sont les modes pour nous perceptibles et mesurables de cet attribut divin. Et de même que les multiples pensées de l'entendement humain diffèrent de la Pensée infinie de l'entendement divin, de même les choses singulières diffèrent de l’essence divine qui s'exprime par elles à des degrés divers, car « le causé diffère de sa cause précisément en ce qu'il tient de sa cause » (I.17.sc). Chaque pensée, chaque corps est « fini en son genre » [déf. 2]. C'est pourquoi l'infinité de l’Étendue est inaccessible à l'entendement humain comme à notre perception.

L'une des objections adressées à S. souligne que si Dieu est étendu en longueur, largeur et profondeur, il doit aussi avoir une figure, et donc une limitation. Une telle objection ne reconnaît pas la distinction spinoziste entre l'attribut et ses modes. S. répond que si Dieu est pur esprit et l'étendue purement corporelle, on ne comprend pas comment l'effet peut surgir d'une chose avec laquelle il n'a aucune homogénéité. « Si les choses n'ont rien de commun entre elles, l'une d'elles ne peut être la cause de l'autre » (I, 3). Or, pour S., « tout ce qui est, est en Dieu, et rien, sans Dieu, ne peut être ni être conçu » [I, 15]. L’Étendue infinie doit donc constituer l'essence divine. C'est ce que conçoit notre entendement, et non l'imagination sujette à l'illusion. L'erreur des adversaires de S. est de prêter à l'infini les propriétés du fini en l'imaginant comme la somme de parties, que l'on pourrait dénombrer et mesurer. Or l’Étendue, en tant qu'attribut de l'essence divine, ne se compose pas de parties finies, elle est unique et indivisible. L'infini divin, dans l’Étendue comme dans la Pensée, n'est pas une quantité numérique, mais un infini intensif de perfection.

Si Dieu est la substance unique, ni les attributs ni les modes ne peuvent exister sans lui. S. rejette la thèse d'un Dieu qui aurait créé le monde par un décret libre et contingent. Il remplace l'idée de création par celle de causalité éternelle et nécessaire. L'absolue nécessité de l'acte producteur de Dieu est de même nature que celle des vérités mathématiques. L'essence de Dieu et ses propriétés sont rigoureusement identiques : elles actualisent éternellement tout ce qui est. L'infinité ne concerne pas seulement la Nature naturante, l'infinie productivité de Dieu, mais aussi la Nature naturée, c'est-à-dire « tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine » [I, 29, sc]. On la retrouve au niveau des modes, en particulier du mode infini médiat qu'est la « figure de l'univers dans sa totalité (facies totius Universi) » et qui se compose d'une infinité de modes finis.

 

Figure de l'univers dans sa totalité

En tant que cause immanente, Dieu est activité infinie, inséparable de ses effets. La Nature naturante suggère l'immanence de la puissance infinie en ses attributs, la Nature naturée exprime l'effet de sa productivité infinie. Les modes infinis résultent d'un attribut de Dieu, leur infinité n'existe que dans leur attribut respectif. Les modes infinis immédiats modifient un attribut infini : l'entendement modifie de la Pensée, le mouvement et le repos, objets de la mécanique et de la géométrie, sont les modes de l’Étendue. La forme pour nous perceptible de ces modes est le seul mode infini médiat que signale S. : c'est « la figure de l'univers dans sa totalité » (l. 64 à Schuller, 29.07.1675). Ce Tout demeure ce qu'il est, malgré le perpétuel changement des choses qui le composent. A ce niveau, l'idée de totalité s'exprime sous la forme immuable d'une structure unique qui régit tout. Par la figure de l'univers entier, S. passe d'une causalité sérielle à une causalité structurale, où les parties sont déterminées par le tout. L'idée métaphysique d'une structure omniprésente et propre à chacun, intègre l'infinité des modes finis à un ordre réglé de toute éternité. Cet ordre total et unique structure tous les effets qui résultent de la productivité infinie de la substance éternelle.

Tous les corps de la Nature sont en relation les uns avec les autres, intriqués les uns dans les autres. De même que le Léviathan désigne l’État comme un individu composé d'autres individus, S. conçoit l'univers comme un Individu total composé d'autres individus, possédant leur individualité propre. Il conçoit la Nature entière comme « un seul Individu dont les parties, c'est-à-dire tous les corps, varient d'une infinité de manières, sans aucun changement de l'Individu total » (II,13 lemme VII, sc). Les individus eux-mêmes sont composés et pourvus d'une unité de composition, qui assure leur identité malgré leurs variations internes. Dans une perspective mécaniste, tout corps se définit par le mouvement et le repos, et se différencie selon le conatus qui lui propre. Depuis Galilée et Descartes, le conatus désigne le plus petit commencement de mouvement mécanique. Hobbes le premier appliqua ce concept au commencement interne de mouvement animal sans rien retirer de sa conception mécaniste : c'est le plus petit commencement mécanique encore imperceptible. Chez S., le conatus est un certain degré d'intensité de la puissance divine, consistant dans l'effort de chaque mode fini singulier à « persévérer dans son être autant qu'il est en lui ».

En comparant l'univers à un Individu, S. le distingue d'un simple agrégat. Il souligne la cohésion de tous les corps dans l'unité de l'univers dont chaque partie est déterminée mécaniquement. Rien n'est isolé dans la Nature, chaque partie s'y trouve en lien avec le tout : « Il découle de la nature infinie de la substance que chacune des parties appartient à la nature de la substance corporelle et ne peut sans elle exister ni être conçue » (lettre 32 à Oldenburg, 20.11.1665). A partir de là, « les hommes, comme les autres êtres, ne sont qu'une partie de la nature » (lettre 30 à Oldenburg, 09.1665), et non « un empire dans un empire » (III préface) comme ils le prétendent souvent. En tant que parties de « l'ordre éternel de la nature entière » (TTP chap. 16), ils n'existent qu'en Dieu qui épuise la totalité infinie de l'être.

 

Une rationalité du salut

S. a porté au plus loin le modèle géométrique dans une démonstration du salut. L’Éthique présente l'association inouïe d'une union à la Nature qui s'incarne dans l'ascétisme d'une structure géométrique. Sa démarche a déclenché un double mouvement de scandale et d'enthousiasme qui s'est déployé dans de multiples directions. Hegel a loué la valeur propédeutique de la pensée spinoziste ; toute vraie philosophie, pensait-il, devait commencer par se plonger dans « cet éther de la substance unique », pour devenir elle-même. Cela a fait dire à Bergson que tout philosophe avait deux philosophies, la sienne et celle de S. L'alliance de mystique et de rationalité, propre à S., touche encore les esprits les plus divers, par son union de la connaissance la plus rigoureuse à l'amour de ce qui est.

 

Spinoza : La nature de Dieu

Par ce qui précède, j'ai expliqué la nature de Dieu et ses propriétés, à savoir : qu'il existe nécessairement ; qu'il est unique ; qu'il est et agit par la seule nécessité de sa nature ; qu'il est la cause libre de toutes choses, et en quelle manière il l'est ; que toutes choses sont en Dieu et dépendent de lui de telle sorte que, sans lui, elles ne peuvent ni être ni être conçues ; et enfin que tout a été prédéterminé par Dieu, non certes par la liberté de la volonté, autrement dit par son bon plaisir absolu, mais par la nature absolue de Dieu, c'est-à-dire sa puissance infinie. En outre, j'ai eu soin d'écarter les préjugés qui pouvaient empêcher de comprendre mes démonstrations ; mais comme il en reste encore beaucoup qui pouvaient et peuvent encore, et même au plus haut point, empêcher les hommes de saisir l'enchaînement des choses comme je l'ai expliqué, j'ai pensé qu'il valait la peine de soumettre ici ces préjugés à l'examen de la raison. D'ailleurs, tous les préjugés que j'entreprends de signaler ici dépendent d'un seul : les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d'une fin, et vont jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même dispose tout en vue d'une certaine fin, car ils disent que Dieu a fait toutes choses en vue de l'homme, et qu'il a fait l'homme pour recevoir de lui un culte. [...]

Il me suffira ici de poser en principe ce qui doit être reconnu par tous : tous les hommes naissent ignorants des causes des choses, et tous ont envie (habent appetitum) de rechercher ce qui leur est utile, ce dont ils ont conscience. D'où il suit : 1) que les hommes se croient libres, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et qu'ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer (appetere) et à vouloir, parce qu'ils les ignorent. Il suit : 2) que les hommes agissent toujours en vue d'une fin, en vue de l'utile qu'ils désirent. D'où il résulte qu'ils ne cherchent à savoir que les causes finales des choses une fois achevées [...] (Et devant l'inconnu), il leur était plus facile de garder leur état actuel et inné d'ignorance, que de renverser tout cet échafaudage et d'en inventer un autre. Ils ont donc admis comme certain que les jugements de Dieu dépassent de très loin la compréhension des hommes : et cette seule raison certes eût suffi pour que le genre humain fût à jamais ignorant de la vérité ; si la mathématique, occupée non à des fins mais seulement des essences et des propriétés des figures, n'avait montré aux hommes une autre règle de vérité. [...]

Pour montrer maintenant que la Nature n'a aucune fin qui lui soit fixée d'avance, et que toutes les causes finales ne sont rien que des fictions humaines, je n'aurai pas besoin de longs discours. Je crois en effet avoir déjà suffisamment établi [...] que tout dans la Nature procède selon une nécessité éternelle et une souveraine perfection. J'ajouterai cependant que la doctrine finaliste met la Nature à l'envers. Car ce qui, en réalité, est cause, elle le considère comme effet, et inversement. Ce qui par nature est antérieur, elle le rend postérieur.

Après s'être persuadé que tout ce qui arrive, est fait pour eux, les hommes ont dû juger qu'en toutes choses le principal est ce qui leur est le plus utile, et estimer les plus excellentes celles dont ils étaient le plus agréablement affectés. Ils ont été ainsi conduits à former ces notions par lesquelles ils disent expliquer les natures des choses, à savoir le Bien, le Mal, l'Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et la Laideur ; et du fait qu'ils s'estiment libres, sont nées les notions suivantes : la Louange et le Blâme, la Faute (Peccatum) et le Mérite. [...] Les hommes ont appelé Bien tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, et ils ont appelé Mal ce qui leur est contraire [...] l'extravagance des hommes est allé jusqu'à croire que Dieu aussi se plaît à l'harmonie. Il y a même eu des philosophes pour croire que les mouvements célestes composent une harmonie. Tout cela montre assez que [...] les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau et les imaginent plutôt qu'ils ne les comprennent par l'entendement. Car, s'ils comprenaient les choses, elles auraient, comme le prouve la Mathématique, le pouvoir sinon d'attirer, mais du moins de convaincre tout le monde. Nous voyons ainsi que toutes les notions que le vulgaire a l'habitude d'utiliser pour expliquer la Nature ne sont que des façons d'imaginer, et ne révèlent pas la nature d'aucune chose, mais seulement la constitution de l'imagination. (Éthique, I, Appendice)               ---------

Cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature (Deus sive Natura) agit avec la même nécessité qu'il existe. [...] Donc la raison, autrement dit la cause, pour laquelle Dieu ou la Nature agit, et qui le fait exister, est unique et identique. Ainsi, puisqu'il n'existe en vue d'aucune fin, il n'agit pas non plus en vue d'une fin ; mais, de même qu'il n'a aucun principe ou (vel) fin d'exister, il n'en a aucun d'agir. Aussi bien, ce qu'on appelle cause finale n'est rien que le désir (appetitum) humain, en tant qu'il est considéré comme principe ou cause primordiale (primaria) d'une chose. (Ce désir) est en réalité une cause efficiente, considérée comme première (prima), parce que les hommes ignorent le plus souvent les causes de leurs désirs. Ils sont conscients de leurs actions et de leurs désirs, mais ignorants des causes qui les déterminent à désirer quelque chose. (Éthique, IV, Préface)

SPINOZA, Éthique, (Amsterdam, 1677 - anonyme) ; trad. R. Caillois, Gallimard, Pléiade, 1954