Raynal-Mony 21/11/14
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 3 Année 2014-2015 le 21 novembre 2014
Gassendi : Lieu et espace
[182a] On prétend communément que tout être est soit substance, soit accident, que toute substance est soit corporelle, soit incorporelle, donc que tout accident est corporel ou incorporel ; or, le premier de tous les accidents corporels est la quantité, dont le lieu et le temps sont des espèces. De ce fait, selon l'opinion commune, le lieu et le temps sont des accidents corporels ; et donc, s'il n'y avait aucun corps, il n'y aurait ni lieu ni temps. Mais il nous semble que, même s'il n'y avait pas de corps, il n'en subsisterait pas moins un lieu invariable et un temps qui s'écoule. Pour cette raison, le lieu et le temps apparaissent indépendants des corps et, à plus forte raison, ce ne sont pas des accidents corporels. Ce ne sont pas non plus des accidents incorporels, inhérents à quelque substance incorporelle, à la façon des accidents, mais ce sont des réalités incorporelles d'un genre différent de celles qu'on nomme habituellement substances ou accidents. Par conséquent, l'être pris en son sens le plus général ne se divise pas en substance et accident, il faut lui ajouter le lieu et le temps, comme deux membres déterminés de la division. Cela revient à dire que tout être est soit substance, soit accident, soit lieu dans lequel se trouvent toutes les substances et tous les accidents, soit temps par lequel durent toutes les substances et tous les accidents. Car il n'y a aucune substance ni aucun accident auquel il n'appartienne d'être dans quelque lieu, ni d'être dans quelque temps, en sorte que, même si telle substance ou tel accident périssait, le lieu n'en continuerait pas moins d'exister et le temps de s'écouler. Il faut donc tenir le lieu et le temps pour deux choses véritables (res verae) ou deux êtres réels. Car bien qu'ils ne soient pas quelque chose du genre de ce qu'on tient communément pour substance ou pour accident, ils existent réellement et ne dépendent nullement de l'intellect à la manière des chimères car, que l'intellect pense ou non, le lieu subsiste et le temps coule. [...] [183a] Si nous imaginons que Dieu réduise à néant toute la machine des cieux, alors nous concevons que cette région devienne vide et forme un tout lié à la région vide qui se trouvait sous la lune. Et nous concevons que les dimensions spatiales, dans ces deux régions, soient aussi grandes que les dimensions des corps qui avaient existé dans le monde entier, alors qu'il s'étendait à travers ces dimensions spatiales. Et si le monde avait été auparavant de plus en plus grand jusqu'à l'infini, et si Dieu l'avait successivement réduit tout entier au néant, nous comprenons que les dimensions spatiales subsisteraient toujours de plus en plus vastes jusqu'à l'infini. Aussi concevons-nous que cet espace soit étendu à l'infini dans toutes les directions. Imaginons en outre que Dieu recrée le monde aussi grand et tel qu'il l'avait fait auparavant. Nous concevons que ce qui a été fait lors de la première création sera alors fait à nouveau. Et nous croyons comprendre ainsi trois choses à la fois. La première est que des espaces immenses ont existé avant que Dieu ne crée le monde et que ces espaces subsisteront si, par hasard, il détruit le monde. [...] La seconde est que ces espaces sont tout à fait immobiles. [183b] La troisième est que ces dimensions spatiales, sans lesquelles ces espaces s'étendent (à l'infini) en longueur, largeur et profondeur, sont incorporelles et n'opposent aucune résistance (repugnantia) aux corps qui les pénètrent ou qui coexistent avec elles. Par conséquent, partout où il y a un corps, qu'il soit là en permanence ou qu'il ne fasse que passer, il occupe une partie de l'espace égale à lui-même en telle sorte que, partout où l'on peut indiquer des dimensions corporelles, nous concevons que s'y trouvent également des dimensions incorporelles qui y correspondent. C'est ce à quoi conduit Sextus Empiricus quand il met en avant ce que disent les Épicuriens. [...] Le mot 'incorporel' ne signifie pas la simple négation du corps ou des dimensions corporelles, il implique une véritable substance, ainsi qu'une véritable nature avec laquelle s'accordent leurs facultés et leurs actions. Pourtant, en ce qui concerne l'espace et ses dimensions, 'incorporel' ne signifie rien d'autre que la négation du corps et des dimensions corporelles et, en outre, ses facultés et ses actions ne relèvent d'aucune nature positive puisque l'espace, tel qu'il a été décrit, ne peut ni agir ni pâtir, il a seulement la résistance [« la pure capacité de recevoir les corps », Bernier] par laquelle il permet aux autres choses de le traverser ou de l'occuper. Il n'est pas créé par Dieu ni ne dépend de lui. Et puisque l'on a dit qu'il est une chose, il semblerait s'ensuivre que Dieu ne serait pas l'auteur de toutes choses. Mais il est certain que, par ces mots d'espace et de dimensions spatiales, nous ne comprenons rien d'autre que ces espaces qu'on appelle communément imaginaires [...], non parce qu'ils ne dépendraient que de l'imagination, comme la chimère, mais parce que nous imaginons leurs dimensions à l'instar des dimensions corporelles qui sont perçues par les sens. Mais ils ne changent pas de position du fait de l'inconvénient qu'il y aurait à dire que ces espaces ne sont pas créés par Dieu ni dépendants de lui, puisqu'ils ne sont rien de positif, c'est-à-dire qu'ils ne sont ni substance ni accident, deux mots qui embrassent toute [184a] chose qui a été créée par Dieu. [...] En outre, on doit comprendre que ce qui est dit de l'espace a de même été dit également du temps. Gassendi, Somme philosophique (Syntagma philosophicum, 1658) ; trad. D. Bellis in L. Peterschmitt (dir.) Espace et métaphysique de Gassendi à Kant, Hermann, 2013, p. 69-75 |