Forum Universitaire Jacqueline Maroy Séminaire 10
Année 2014-2015 le 25 mars 2015
Texte 1 Bernard Maris Il pleuvait des prix d’excellence Figaro 11 novembre 2014
A l'occasion du 11 novembre 2014, le président d'honneur de « Je me souviens de Ceux de 14 » et de la « Société des amis du Mémorial de Verdun », Bernard Maris, raconte la guerre de 14 à travers les livres des écrivains combattants.
Regardons les films, ces petits hommes, moustachus, au pas saccadé et frétillant… Laissent-ils une impression de gravité? Non, hélas. Alors, allons plutôt vers les écrivains. Quel imaginaire les écrivains combattants nous laissent-ils? En 1929, Jean Norton Cru, engagé sur le front en 1914, publie Témoins (1), une critique de plus de trois cents témoignages édités en français. Il donne la palme de la vérité à Genevoix. Il est très sévère pour Barbusse, sévère pour Dorgelès, Duhamel et d'autres. Mais faut-il classer? Il y a un gouffre entre la réalité, que j'ignorerai toujours, et l'imaginaire créé pour moi, lecteur. Si je devais parler du cœur du combat, je choisirais Ceux de 14 (Genevoix) et Orages d'acier (Jünger), et peut-être les écrits pacifistes de Giono. De la fraternité? Genevoix encore, Dorgelès, Barbusse, Poulaille (Pain de soldat), Remarque, Manning (Nous étions des hommes). De l'horreur? Céline, évidemment. De la souffrance? Paul Voivenel (Le Toubib) plutôt que Duhamel, qui me semble plat et lointain. De l'ardeur au feu? Cendrars (La Main coupée), Drieu (La Comédie de Charleroi), avec une préférence pour Cendrars et cette scène invraisemblable où il fait défiler une cinquantaine de corniauds jappant et aboyant devant un général médusé. Mais j'ai évidemment oublié tous les romans ou les témoignages que vous avez lus et aimés, Les Carnets de Louis Barthas, La Sainte Face d'Élie Faure, les lettres de Marc Bloch et tant d'autres… Et j'allais omettre André Pézard, et son admirable Nous autres, à Vauquois. Pour moi, l'un des plus beaux témoignages est La Mort de mon grand frère de Jacques Perret (2), d'où est extrait le titre de cette opinion ; et quel beau roman que Le Grand Coucher de Guy Dupré (3)! Vous dites, Perret, Dupré, qui n'ont pas combattu en 14? Pourquoi pas Rouaud, Les Champs d'honneur, et mille autres? Certes. Mais je laissais de côté le soldat Teilhard de Chardin qui écrivit des pages plus que troublantes sur… La Nostalgie du front.
Beaucoup de livres. Mais l’imaginaire qu’ils façonnent est assez simple. Il tient en quatre mots.
La peur d’abord. L’envers du courage. Il paraît qu’aujourd’hui une majorité de Français a peur de se retrouver au chômage voire à la rue. Qu’ils songent à la peur de ces hommes... Qu’ils songent, ces Français d’aujourd’hui, à la peur de leurs épouses qui attendaient en tremblant de voir surgir le garde champêtre et cette petite feuille ocre pliée. Lisez Jünger - un tueur, Il n’y a pas d’autre mot - dont le premier mouvement dans la bataille des Éparges fut de fuir comme un lapin (« un cheval échappé », dit-il exactement).
La solidarité ensuite, ou, si vous préférez ce mot aimé des chrétiens ou des socialistes: la fraternité. « Tout homme est solidaire » : — ainsi commence La Mort de près de Genevoix, tout homme est solidaire dans la chaîne de la vie ; à chaque mort, la chaîne se rompt. Pensons-y dans notre univers égoïste, narcissique et compétitif.
Troisièmement, la République. La République et son fondement égalitaire. La République mène la guerre, avec son parlement. Ses ministères. Barbusse a écrit la phrase la plus bête qui soit : « Nous sommes des soldats combattant, nous autres, et il n y a presque pas d’intellectuels, d’artistes ou de riches, qui pendant cette guerre auront risqué leurs figures aux créneaux. » C’est à pleurer. Plus de la moitié des élèves de Normale Sup sont tués (tués, oublions les mutilés et les gueules cassées). Tous les intellectuels, les artistes ont payé, et cher. Ravel, qui, réformé, fait son possible pour combattre et y arrive, est un exemple parmi des milliers. Le secrétaire général de l’ Élysée est tué, à Vauquois. Nombre de députés en âge de combattre sont tués ou blessés. La République, égalitaire (trop: bien vite, les Allemands ramènent leurs élites à l’arrière, la science française le paiera cher), gagne la guerre. Elle fond dans le chaudron les Basques, Bretons, Occitans... Est-il plus émouvant personnage que le Ch’timi de Dorgelès?
Enfin, ces ouvrages parlent de l’incompréhensible. L’incompréhensible, c’est: 1,5 million de morts, quatre ans et demi, Nivelle, les fusillés, 1.5% de défections alors que l’état-major en attendait 15 %. L’incompréhensible est le sous-titre de La Grande Guerre des Français de Jean-Baptiste Durosselle. « Ce que nous avons fait, c’était plus que ce l’on pouvait demander à des hommes et nous l’avons fait », écrit Genevoix. Il y a là un mystère qui nous est légué, un mystère à toujours méditer, de cette guerre qui se déroula sur le sol des Français et leur coûta relativement plus qu’aux autres. Dans ce qu’on appelle un beau livre, Soldats (4) hélas beaucoup traduit, un américain, M. Grant, consacre vingt pages au Tommie et au fantassin allemand, et une demi-page au Poilu, que l’on voit... jetant des pierres à l’ennemi !
Ne pas se laisser voler son passé et méditer son mystère, voilà ce que nous disent aussi les écrivains.
(1) Presses universitaires de Nancy, 1993 (2) Dans la musette du caporal. (3) La Table Ronde.
(4) Flammarion
Texte 2 : Céline Lettre à la NRF (1932) Pléiade page 307
Le récit commence Place Clichy, au début de la guerre, et finit quinze ans plus tard à la fête de Clichy. 700 pages de voyages à travers le monde, les hommes et la nuit, et l’amour, l’amour surtout que je traque, abîme, et qui ressort de là, pénible, dégonflé, vaincu... Du crime, du délire, du dostoïevskysme, il y a de tout dans mon machin, pour s’instruire et pour s’amuser.
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Les faits.
Robinson mon ami, vaguement ouvrier, part à la guerre, (Je pense la guerre à sa place) il se défile des batailles on ne sait trop comment... Il passe en Afrique Tropicale... puis en Amérique... descriptions... descriptions... sensations... Partout, toujours il n’est pas à son aise (romantisme, mal du xxie siècle ) Il revient en France, vaseux... Il en [a] marre de voyager, d’être exploité partout et de crever d’inhibitions et de faim. C’est un prolétaire moderne. Il va se décider à estourbir une vieille dame pour une fois pour toutes posséder un petit capital, c’est-à-dire un début de liberté. Il la rate la vieille dame une première fois. Il se blesse. Il s’aveugle temporairement. Comme la famille de la vieille dame était de mèche, on les envoie ensemble dans le midi pour éteindre l’affaire. C’est même la vieille qui le soigne à présent. Ils font dans le midi ensemble un drôle de commerce. Ils montrent des momies dans une cave (Ça rapporte). Robinson recommence à voir clair. Il se fiance aussi avec une jeune fille de Toulouse. Il va tomber dans la vie régulière. Pour que la vie soye tout à fait régulière il faut encore un petit capital. Alors cette fois encore l’idée lui revient de buter la vieille dame. Et cette fois il ne la rate pas. Elle est bien morte. Ils vont donc hériter lui et sa future femme. C’est le bonheur bourgeois qui s’annonce. Mais quelque chose le retient de s’installer dans le bonheur bourgeois, dans l’amour et la sécurité matérielle. Quelque chose ! Ah ! Ah ! C’est tout le roman ce quelque chose ! Attention ! Il fuit sa fiancée et le bonheur. Elle le relance. Elle lui fait des scènes, scènes sur scènes. Des scènes de jalousie. Elle est la femme de toujours devant un homme nouveau... Elle le tue...
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Tout cela est parfaitement amené. Je ne voudrais pour rien au monde que ce sujet me soye soufflé. C’est du pain pour un siècle entier de littérature. C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’Heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine...
Avec mes meilleurs sentiments
Louis Destouches
Texte 3 : Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 92
Les philosophes, ce sont eux, notez-le encore pendant que nous y sommes, qui ont commencé par raconter des histoires au bon peuple… Lui qui ne connaissait que le catéchisme ! Ils se sont mis, proclamèrent-ils, à l’éduquer… Ah ! ils en avaient des vérités à lui révéler ! et des belles ! Et des pas fatiguées ! Qui brillaient ! Qu’on en restait tout ébloui ! C’est ça ! qu’il a commencé par dire, le bon peuple, c’est bien ça ! C’est tout à fait ça ! Mourons tous pour ça ! Il ne demande jamais qu’à mourir le peuple ! Il est ainsi. “Vive Diderot !” qu’ils ont gueulé et puis “Bravo Voltaire !” En voilà au moins des philosophes ! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires ! Et vive tout le monde ! Voilà au moins des gars qui ne le laissent pas crever dans l’ignorance et le fétichisme le bon peuple ! Ils lui montrent eux les routes de la Liberté ! Ils l’émancipent ! Ça n’a pas traîné ! Que tout le monde d’abord sache lire les journaux ! C’est le salut ! Nom de Dieu ! Et en vitesse ! Plus d’illettrés ! Il en faut plus ! Rien que des soldats citoyens ! Qui votent ! Qui lisent ! Et qui se battent ! Et qui marchent ! Et qui envoient des baisers ! À ce régime-là, bientôt il fut fin mûr le bon peuple.
Texte 4 : Céline Voyage au bout de la nuit (1932), Folio page 120
Après huit jours passés dans ce nouveau service, nous avions compris l’urgence d’avoir à changer de dégaine et grâce à Brandelore (dans le civil placier en dentelles), ces mêmes hommes apeurés et recherchant l’ombre, possédés par des souvenirs honteux d’abattoirs que nous étions en arrivant, se muèrent en une satanée bande de gaillards, tous résolus à la victoire et je vous le garantis armés d’abattage et de formidables propos. Un dru langage était devenu en effet le nôtre, et si salé que ces dames en rougissaient parfois, elles ne s’en plaignaient jamais cependant parce qu’il est bien entendu qu’un soldat est aussi brave qu’insouciant, et grossier plus souvent qu’à son tour, et que plus il est grossier et que plus il est brave.
Au début, tout en copiant Brandelore de notre mieux, nos petites allures patriotiques n’étaient pas encore tout à fait au point, pas très convaincantes. Il fallut une bonne semaine et même deux de répétitions intensives pour nous placer exactement dans le ton, le bon.
Dès que notre médecin, professeur agrégé Bestombes, eut noté, ce savant, la brillante amélioration de nos qualités morales, il résolut, à titre d’encouragement, de nous autoriser quelques visites, à commencer par celles de nos parents.
Certains soldats bien doués, à ce que j’avais entendu conter, éprouvaient quand ils se mêlaient aux combats, une sorte de griserie et même une vive volupté. Dès que pour ma part j’essayais d’imaginer une volupté de cet ordre bien spécial, je m’en rendais malade pendant huit jours au moins. Je me sentais si incapable de tuer quelqu’un, qu’il valait décidément mieux que j’y renonce et que j’en finisse tout de suite. Non que l’expérience m’eût manqué, on avait même fait tout pour me donner le goût, mais le don me faisait défaut. Il m’aurait fallu peut-être une plus lente initiation.
Je résolus certain jour de faire part au professeur Bestombes des difficultés que j’éprouvais corps et âme à être aussi brave que je l’aurais voulu et que les circonstances, sublimes certes, l’exigeaient. Je redoutais un peu qu’il se prît à me considérer comme un effronté, un bavard impertinent… Mais point du tout. Au contraire ! Le Maître se déclara tout à fait heureux que dans cet accès de franchise je vienne m’ouvrir à lui du trouble d’âme que je ressentais.
- Vous allez mieux, Bardamu, mon ami ! Vous allez mieux, tout simplement !
- Voici ce qu’il concluait. - cette confidence que vous venez me faire absolument spontanément, je la considère, Bardamu, comme l’indice très encourageant d’une amélioration notable de votre état mental… »
Texte 5 Céline : Voyage au bout de la nuit
Avertissement de l’auteur
Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais.
Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie.
Texte 6 : Homère Illiade Chant XVI Traduction Lecomte de Lisle
Et alors Zeus qui amasse les nuées dit à Apollôn :
- Va maintenant, cher Phoibos. Purifie Sarpèdôn, hors de la mêlée, du sang noir qui le souille. Lave-le dans les eaux du fleuve, et, l'ayant oint d'ambroisie, couvre-le de vêtements immortels. Puis, remets-le aux Jumeaux rapides, Hypnos et Thanatos, pour qu'ils le portent chez le riche peuple de la grande Lykiè. Ses parents et ses amis l'enseveliront et lui élèveront un tombeau et une colonne, car c'est là l'honneur des morts.
Il parla ainsi, et Apollôn, se hâtant d'obéir à son père, descendit des cimes Idaiennes dans la mêlée et enleva Sarpèdôn loin des traits. Et il le transporta pour le laver dans les eaux du fleuve, l'oignit d'ambroisie, le couvrit de vêtements immortels et le confia aux Jumeaux rapides, Hypnos et Thanatos, qui le transportèrent aussitôt chez le riche peuple de la grande Lykiè.
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