Maroy 28/01/15
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Séminaire 07 Année 2014-2015 le 28 janvier 2015
Texte 1 : Georges Bernanos La Grande Peur des bien-pensants Poche page 262
Depuis plusieurs mois, en effet, l'infatigable coureur d'aventures, l'ami du futur père de Foucauld, était occupé d'un projet magnifique, sans doute irréalisable, mais à la mesure de ses rêves : équiper une caravane au seuil du désert libyen, rallier les Touareg et les Senoussis, prendre leur tête et, dans le dos des Anglais, forcer les passages jusqu'au Nil. « Je me place sous la protection de Dieu », avait-il dit aux deux lieutenants qui, à Douz, étaient venus lui apporter le dernier salut de ceux de sa race. Vingt jours après, égaré par ses guides, déjà sûr de la trahison, il marchait en avant de ses assassins, au pas d'une chamelle boiteuse, n'attendant plus rien que la mort du soldat, mais impassible, la main sur la crosse de son revolver, l'œil au guet. « Une heure durant, dira plus tard El Kheïr, l'un des assassins, nous nous regardâmes les uns les autres, nous demandant comment nous nous y prendrions pour le désarmer, pour lui trancher la tête, et n'osant commencer l’attaque. » ...Ce jour-là on jouait Hamlet au Théâtre-Français ; au Gymnase, Le Bonheur des Dames. Jules Simon, à quatre-vingt-trois ans, rendait le dernier soupir. Anatole France annonçait au Figaro le début dans les lettres d'un jeune homme qui « excelle à conter les douleurs élégantes, les souffrances artificielles, et qui a en lui du Bernardin de Saint-Pierre dépravé et du Pétrone ingénu ». Ce jeune homme s'appelait Marcel Proust... C'était un de ces soirs du Paris d'autrefois, avec ses arbres encore verts, le claquement rythmé du fer des chevaux sur les pavés de bois, les coupés plus brillants que des miroirs, l’éclat des cuivres et des nickels sur les belles croupes dansantes, le grincement des harnais, l'odeur des cuirs... Un de ces soirs qu'il avait tant aimés, quand, le large chapeau gris sur l'oreille on le voyait descendre les boulevards dorés jusqu'au journal, ou balancé aux cahots d'un fiacre s'acheminer vers quelque rendez-vous hasardeux, une réunion de la Ligue, un duel. N'importe où qu'apparut ce jeune Français, en Amérique ou en Indochine, au cercle de la rue Royale comme à Charonne, il entrait avec sa légende. Et il l'avait emportée avec lui, là-bas, de l'autre côté de la mer, elle était sûrement présente à son côté, ce dernier soir, devant l'horizon nu et sauvage, dans le sable brûlant où il appuyait fermement ses genoux, le bras levé, un doigt sur la détente... Mais qui peut mieux que le désert garder une légende ?
Texte 2 : Georges Bernanos Les grands cimetières sous la lune Poche page 163
Dès lors, chaque nuit, des équipes recrutées par lui opérèrent dans les hameaux et jusque dans les faubourgs de Palma. Où que ces messieurs exerçassent leur zèle, la scène ne changeait guère. C’était le même coup discret frappé à la porte de l’appartement confortable, ou à celle de la chaumière, le même piétinement dans le jardin plein d’ombre, ou sur le palier le même chuchotement funèbre, qu’un misérable écoute de l’autre côté de la muraille, l’oreille collée à la serrure, le cœur crispé d’angoisse. - « Suivez-nous ! » - ... Les mêmes paroles à la femme affolée, les mains qui rassemblent en tremblant les hardes familières, jetées quelques heures plus tôt, et le bruit du moteur qui continue à ronfler, là-bas, dans la rue. « Ne réveillez pas les gosses, à quoi bon ? Vous me menez en prison, n’est-ce pas señor ? - Perfectamente », répond le tueur, qui parfois n’a pas vingt ans. Puis c’est l’escalade du camion où l’on retrouve deux ou trois camarades, aussi sombres, aussi résignés, le regard vague ... Hombre ! La camionnette grince, s’ébranle. Encore un moment d’espoir, aussi longtemps qu’elle n’a pas quitté la grand-route. Mais voilà déjà qu’elle ralentit, s’engage en cahotant au creux d’un chemin de terre. « Descendez ! » Ils descendent, s’alignent, baisent une médaille, ou seulement l’ongle du pouce. Pan ! Pan ! Pan ! - Les cadavres sont rangés au bord du talus, où le fossoyeur les trouvera le lendemain, la tête éclatée, la nuque reposant sur un hideux coussin de sang noir coagulé. Je dis fossoyeur, parce qu’on a pris soin de faire ce qu’il fallait non loin d’un cimetière. L’alcade écrira sur son registre : « Un tel, un tel, un tel, morts de congestion cérébrale. »
Texte 3 : Georges Bernanos Sous le soleil de Satan Poche page 253
– Je suis le dernier des Grecs, dit-il de lui-même, avec un rictus singulier. Aussitôt vingt niais, hâtivement instruits d’Homère par ce qu’ils en ont pu lire en marge de M. Jules Lemaître, célèbrent ce nouveau miracle de la civilisation méditerranéenne, et courent réveiller, de leurs cris aigus, les Muses consternées. Car c’est la coquetterie du hideux vieillard, et sa grâce la plus cynique, de feindre attendre la gloire sur les genoux de l’altière déesse, bercé contre la chaste ceinture où il égare ses vieilles mains… Étrange, effroyable nourrisson ! Depuis longtemps, il avait décidé de visiter Lumbres, et ses disciples ne cachaient plus aux profanes qu’il y porterait l’idée d’un nouveau livre. « Les hasards de la vie, confiait-il à son entourage, sur ce ton d’impertinence familière avec lequel il prétend dispenser les trésors d’un scepticisme de boulevard, baptisé pour lui sagesse antique, -- les hasards de la vie m’ont permis d’approcher plus d’un saint, pourvu qu’on veuille donner ce nom à ces hommes de mœurs simples et d’esprit candide, dont le royaume n’est pas de ce monde, et qui se nourrissent, comme nous tous, du pain de l’illusion, mais avec un exceptionnel appétit. Toutefois ceux-là vivent et meurent, reconnus de peu de gens, et sans avoir étendu bien loin la contagion de leur folie. Qu’on me pardonne d’être revenu si tard à des rêves d’enfant. Je voudrais, de mes yeux, voir un autre saint, un vrai saint, un saint à miracles et, pour tout dire, un saint populaire. Qui sait ? Peut-être irai-je à Lumbres pour y achever de mourir entre les mains de ce bon vieillard ? » Ce propos, d’autres encore, furent longtemps tenus pour une aimable fantaisie, bien qu’ils exprimassent, avec une espèce de pudeur comique, un sentiment sincère, bas mais humain, une crainte sordide de la mort. L’illustre écrivain, pour son malheur, n’est que vil, non pas médiocre. Sa forte personnalité, douloureusement à l’étroit dans ses livres, s’est délivrée dans le vice. C’est en vain qu’il s’efforce de cacher à tous, redoublant de scepticisme et d’ironie, le secret hideux qui sue parfois à travers les mots. À mesure qu’il avance en âge, le misérable se voit traqué, forcé dans son mensonge, de jour en jour moins capable de tromper en hors-d’œuvre et bagatelles sa voracité grandissante. Impuissant à se surmonter, conscient du dégoût qu’il inspire, ne trouvant qu’à force de ruse et d’industrie de rares occasions de se satisfaire, il se jette en glouton sur ce qui passe à portée de ses gencives et, l’écuelle vide, pleure de honte. L’idée d’un obstacle à vaincre, et du retardement qu’impose la comédie de la séduction, même écourtée, la crainte du fléchissement physique toujours possible, le caprice de ses fringales, le découragent par avance des rendez-vous hasardeux. Aux gouvernantes qu’il entretenait jadis avec un certain décor succèdent aujourd’hui des gothons et des servantes, qui sont ses tyrans domestiques. Il excuse de son mieux leur langue familière, affecte une bonhomie navrante, détourne l’attention d’un rire qui sonne faux, tandis qu’il suit du regard, à la dérobée, le cotillon court sur lequel, tout à l’heure, il ira rouler sa tête blanche.
Texte 4 : Georges Bernanos L’imposture Poche page 170
– Peut-être l’historien l’emporte-t-il parfois sur le philosophe, ou du moins sur le strict théologien, concéda Mgr Espelette, mais il faut tenir compte aussi de l’importance des positions prises par la critique rationaliste, et de la nécessité où nous nous sommes trouvés de nous mettre au pas, coûte que coûte. Car l’Église, là comme ailleurs, ne se doit laisser devancer par personne. Il posa délicatement sur le guéridon son petit poing fermé, sans doute dans l’illusion de marquer ainsi son indomptable résolution de vivre et mourir à l’avant-garde de son siècle. La hardiesse de ce prêtre ingénieux n’abuse toutefois personne que lui. Sa lâcheté intellectuelle est immense. Impuissant à la concevoir, car son être tout entier défaillant échappe à n’importe quelle méthode loyale de mesure, ne présente aucun point fixe, il n’en a pas moins la conscience obscure de ce qui lui manque et il ressent ce manque au plus creux et au plus chaud de son âme chétive et caressante : sa vanité. Le choix qu’on a jadis fait de lui a pu surprendre, mais n’a pas néanmoins fait scandale, car on le savait actif, instruit, gracieux jusqu’à l’importunité, empressé de plaire, et de mœurs irréprochables. Nul autre de ses prédécesseurs n’empoigna la crosse avec un plus vif désir de bien faire, de se donner sans réserve. Comme toutes les fortes passions de l’homme, l’ambition nous entretient dans un singulier état d’indifférence à l’égard d’autrui qui ressemble chez les plus vils à une sorte de candeur, comparable à la sinistre image, dans la corruption de l’âge mûr, des illusions de l’enfance. Comme l’enfant qui jette les bras au sein maternel, et croit donner le monde avec le baiser de sa bouche blonde, l’ambitieux n’apprend que tard, et par une cruelle expérience, à haïr ceux qu’il dépouille, car d’abord il les aime, trop heureux de commander pour n’espérer pas d’être obéi avec transport. « Désormais, je vous appartiens », disait Mgr Espelette à ses diocésains dans son premier mandement. Et tandis qu’il écrivait ces mots, son secrétaire particulier, déjà tout enflammé d’un saint zèle, et avide d’admirer son maître, le vit ruisseler de larmes, et pensa défaillir lui-même. Hélas ! nul n’est moins digne d’amour que celui-là qui vit seulement pour être aimé. De telles âmes, si habiles à se transformer au goût de chacun, ne sont que des miroirs où le faible apprend vite à haïr sa faiblesse, et le fort à douter de sa force, également méprisées par tous. Son désappointement fut tel que le malheureux put le sentir, à travers la triple épaisseur de son orgueil ingénu. Il s’offrait, que demandait-on de plus ? Sa bonne volonté n’allait pas au-delà, et ce malentendu fut sa ruine. On ne pense qu’à l’infortune des fous, et tel sot connaît pourtant une pire solitude. Certaine médiocrité d’âme, partout vénielle, peut faire de la vie d’un prêtre une aventure absurde et tragique. Les idées de l’évêque de Paumiers, ou du moins ce que sa suffisance nomme ainsi, sont celles du plus pauvre universitaire. Incapable d’une trahison délibérée, avec une foi d’enfant qui résiste à tous les caprices de sa cervelle légère, il a fait ce rêve insensé d’être seulement prêtre dans le temps, et il l’est dans l’éternité. « Je suis de mon temps», répète-t-il, et de l’air d’un homme qui rend témoignage de lui-même... Mais il n’a jamais pris garde qu’il reniait ainsi chaque fois le signe éternel dont il est marqué.
Texte 5 : Georges Bernanos L’imposture Poche page 148
Lorsque Mécène et ses suivantes parut deux ans plus tard, la censure académique fit silence, et le public hésita quelques semaines à l’entrée du mauvais livre, dont il guettait les lumières et les cris à travers les fentes de la porte. L’hésitation dura jusqu’aux vacances, l’enthousiasme des casinos finit par l’emporter. Ce livre plein de lueurs, à la limite de la grande satire, où l’auteur n’atteignit jamais, car il est insensible, non pas seulement à l’indignation, mais au dégout même, fut porté aux nues ; et il est juste de dire qu’il achevait de libérer le public de la tyrannie abjecte d’un vieillard obsédé d’une lubricité dégoûtante, accommodée au goût des professeurs grâce à un jeu de notes et de fiches reliées entre elles par des rosseries volées aux brasseries des boulevards, mais transformées par un emploi judicieux de la Mythologie. Mécène et ses suivantes atteignit le trois cent soixantième mille en peu de mois. Dès ce moment, M. Guérou fut un auteur à la mode, et chaque aube le vit sommeillant dans un de ces lieux de plaisir où se tient le sabbat de tous les démons de l’ennui. L’ancien chroniqueur fit la loi dans les cabarets où il n’était jadis que toléré. Il y rendit des arrêts sans recours, et son ventre pointait déjà sous la nappe.
Texte 6 : Georges Bernanos La Joie Poche page 71
– Pourquoi changer ! Comme si tu ne savais pas que la vie n’est que changement, devenir, un perpétuel devenir… Les circonstances… Oh ! tu me rendras justice… Je n’ai pas cédé à un entraînement… J’ai réfléchi… Il essuya son front livide. – Le moment présent est l’un des plus pénibles que j’aie connus depuis la mort de ta mère, reprit-il. Et encore, j’étais moins impressionnable alors, moins surmené, oui ! moins surmené. Finissons-en ! La Providence m’a pris dans ma jeunesse une compagne tendrement aimée. Il lui plaît de rendre à mon âge mûr mieux qu’une compagne et une amie, une associée, une véritable alliée intellectuelle. J’ai demandé la main de Mme la baronne de Montanel. Il baissa aussitôt les yeux, et comme perdu dans le silence qui venait de tomber entre eux, promenant les cinq griffes un peu jaunies de sa main droite sur les feuilles du livre ouvert, les oreilles pleines du battement inexorable de l’horloge, il ne trouva que ces mots, qu’il répétait avec une sorte d’indifférence stupide : – Aucun entraînement… J’ai réfléchi…, aucun entraînement : pas le moindre. Le même silence durait toujours : il eut l’impression de se jeter dedans, tête baissée. – Tu connais Mme de Montanel. Nos âges s’accordent et aussi nos goûts, nos vues d’avenir. Au point où nous en sommes, à la veille de trois élections académiques importantes, qui décideront peut-être de la mienne (le duc de Janville ne se présentera pas l’an prochain au fauteuil de M. Houdedot, l’occasion est excellente), je dois sortir de ma réserve. Une véritable maîtresse de maison est indispensable ici. Nous recevrons énormément cet hiver. Ma… ta… enfin Mme de Montanel m’apporte quelques voix de gauche, infiniment précieuses, car sa mère était née Lepreux-Cadaillac, et touchait de près aux meilleures familles de tradition radicale. Elle-même est la filleule de Waldeck-Rousseau. Évidemment, mon mariage n’est pas simplement une affaire, j’écarte exprès d’autres motifs plus désintéressés, personnels… |