Maroy/11/03/15
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Séminaire 09 Année 2014-2015 le 11 mars 2015
Texte 1 : Georges Bernanos : Journal d’un curé de campagne Plon page 131 Je crois avoir écrit un jour dans ce journal que la tristesse semble étrangère à M. le curé de Torcy. Son âme est gaie. En ce moment même, dès que je n’observais plus son visage, qu’il tenait toujours levé très haut, très droit, j’étais surpris par un certain accent de sa voix. Elle a beau être grave, on ne peut pas dire qu’elle soit triste : elle garde un certain frémissement presque imperceptible qui est comme celui de la joie intérieure, une joie si profonde que rien ne saurait l’altérer, comme ces grandes eaux calmes, au-dessous des tempêtes.
Texte 2 : Georges Bernanos : La joie Livre de Poche page 50 En exigeant que sa fille, dès sa sortie du couvent, gouvernât sa maison, M. de Clergerie ne savait pas de quel pesant devoir il allait charger de telles épaules, ni que la surveillance quotidienne de six ou sept domestiques recrutés à la diable, congédiés de même, est une rude et périlleuse école pour une enfant de dix-sept ans qui ne sera jamais tout à fait dupe de sa propre candeur, plus souvent et plus cruellement blessée de ce qu’elle devine que de ce qu’elle voit. Mais elle s’était protégée à sa manière, par une ingénieuse bonté, sans bruit, sans effort visible qui risquât d’attirer l’attention, de lui valoir louange ou blâme. Et maintenant, il semblait qu’elle fût prise au piège de cette même bonté, dont elle seule avait cru savoir la source enchantée, toujours fraîche, intarissable. Cet inconnu, d’ailleurs en apparence sans reproche, qu’elle ne pouvait convaincre d’aucune faute précise, d’aucun manquement volontaire, délibéré, qui n’était enfin pour tout le monde qu’un serviteur à gages, c’est-à-dire un anonyme, un passant, auquel elle eût rougi d’accorder tant d’attention, si elle eût été moins pure, celui-là entre tous les autres lui inspirait pour la première fois la crainte anxieuse d’être encore au-dessous de son humble tâche, sous la menace de forces obscures, impitoyables, que la simple douceur ne suffit pas à réduire, de ne disposer contre une certaine malice, jusqu’alors ignorée, que d’une arme d’enfant, d’un jouet… Crainte aussitôt repoussée par toutes les forces de son âme ! Crainte d’ailleurs sans amertume, qui finissait par se fondre en délices, lorsque plus pauvre et plus seule que jamais, parmi ces visages hostiles ou clos, elle donnait, elle prodiguait, elle jetait à pleines mains, ainsi qu’une chose de rien, son espérance sublime. Et tel était alors le bienheureux épuisement de sa charité, sa suave détresse, qu’elle courait se réfugier dans sa chambre, refoulant ses larmes, et là, comme ivre de fatigue et de supplication, les lèvres encore occupées d’une prière qu’elle n’entendait plus, n’osant quitter des yeux son crucifix, elle croyait glisser lentement, puis tomber tout à coup dans le sommeil… Seulement elle tombait en Dieu. Et c’est ainsi qu’il l’avait vue un jour.
Texte 3 : Georges Bernanos : La joie Livre de Poche page 211 –Du moins si... si vous n’êtes pas capable de vous défendre vous-même, cloîtrez-vous. Je ne parle pas ici en directeur de conscience, notez-le. Je parle en homme, humainement. – Je ne le sens que trop ! dit-elle. Vous n’avez pour moi qu’une pitié humaine. Est-ce donc cela que vous m’êtes venu porter jusqu’ici ? Est-ce pour si peu de chose que vous rompez le silence ? Hé bien, le silence était meilleur. Ni mon père, ni vous, ni personne ne me convaincrez d’entrer en religion, comme les lâches jadis se réfugiaient dans les églises pour s’y mettre en sûreté et sauver leur peau. Votre conseil, d’ailleurs, arrive trop tard. Il me semble que je n’ai plus rien du tout à sauver : je n’ai plus rien. Elle s’arrêta. Cénabre venait de pousser en avant sa puissante main brune, il lui serrait le bras si cruellement qu’elle retint à peine un cri. – Plus rien ! dit-il. Le croyez-vous ? Oui, vous le croyez, vous êtes incapable d’un mensonge. Mais, humaine ou non, ma pitié ne va pas d’abord à vous, ma fille. Oh ! je ne veux même pas penser aux gens d’ici, que m’importe ! Et pourtant, voyez déjà ce que vous leur avez donné, voyez quelle espèce de joie sort de vous ; ne sont ils pas plus à plaindre qu’avant ? Cette fatalité peut paraître mystérieuse, injuste, absurde : n’accusez pas du moins celui qui vous la dénonce. Elle est. Nous la connaissons. Nul doute que Chevance ne la connût aussi. Pour l’ignorer, il n’est que des prêtres médiocres, sans expérience et sans cervelle. Peut-être rencontrerait-on encore, çà et là, de vieux chanoines somnolents... Mais cela ne vous intéresse pas. Le premier devoir de quiconque vous veut du bien est de vous mettre en garde, non pas contre autrui, mais contre vous, contre vous seule. C’est de vous, c’est d’êtres tels que vous, non moins innocents, non moins purs, purs comme le feu...
Texte 4 : Georges Bernanos : Sous le soleil de Satan Livre de Poche page 140 Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si parfaite, si subtile, que cela se fût comparé moins à l’image reflétée dans un miroir qu’à la singulière, à l’unique et profonde pensée que chacun nourrit de soi-même. Que dire ? C’était son visage pâli, sa soutane souillée de boue, le geste instinctif de sa main vers le cœur ; c’était là son regard, et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressée pourtant à l’examen particulier, ne fût parvenue, à elle seule, à ce dédoublement prodigieux. L’observation la plus sagace, tournée vers l’univers intérieur, n’en saisit qu’un aspect à la fois. Et ce que découvrait le futur saint de Lumbres, à ce moment, c’était l’ensemble et le détail, ses pensées, avec leurs racines, leurs prolongements, l’infini réseau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son vouloir, ainsi qu’un corps dénudé montrerait dans le dessin de ses artères et de ses veines le battement de la vie. Cette vision, à la fois une et multiple, telle que d’un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, était d’une perfection telle que le pauvre prêtre se reconnut, non seulement dans le présent, mais dans le passé, dans l’avenir, qu’il reconnut toute sa vie…
Texte 5 : Georges Bernanos : Sous le soleil de Satan Livre de Poche page 149 Toujours le carrier le précédait de son pas tranquille. Un instant, par surprise, l’abbé Donissan fut tenté de le joindre, de l’appeler. Mais ce ne fut qu’un instant. Cette âme tout à coup découverte l’emplissait de respect et d’amour. C’était une âme simple et sans histoire, attentive, quotidienne, occupée de pauvres soucis. Mais une humilité souveraine, ainsi qu’une lumière céleste, le baignait de son reflet. Quelle leçon, pour ce pauvre prêtre tourmenté, obsédé par la crainte, que la découverte de ce juste ignoré de tous et de lui-même, soumis à sa destinée, à ses devoirs, aux humbles amours de sa vie, sous le regard de Dieu ! Et une pensée lui vint spontanément, ajoutant au respect et à l’amour une sorte de crainte : n’était-ce pas devant celui-là, et celui-là seul, que l’autre avait fui ? Il eût voulu s’arrêter, sans risquer de rompre la délicate et magnifique vision. Il cherchait vainement la parole qui devait être dite. Mais il lui semblait que toute parole était indigne. Cette majesté du cœur pur arrêtait les mots sur ses lèvres. Était-ce possible, était-ce possible qu’à travers la foule humaine, mêlé aux plus grossiers, témoin de tant de vices que sa simplicité ne jugeait point ; était-ce possible que cet ami de Dieu, ce pauvre entre les pauvres, se fût gardé dans la droiture et dans l’enfance, qu’il suscitât l’image d’un autre artisan, non moins obscur, non moins méconnu, le charpentier villageois, gardien de la reine des anges, le juste qui vit le Rédempteur face à face, et dont la main ne trembla point sur la varlope et le rabot, soucieux de contenter la clientèle et de gagner honnêtement son salaire ?
Texte 6 : Georges Bernanos : Journal d’un curé de campagne Plon (page 15) J’ai décidé ce matin de ne pas prolonger l’expérience au-delà des douze mois qui vont suivre. Au 25 novembre prochain, je mettrai ces feuilles au feu, je tâcherai de les oublier. Cette résolution prise après la messe ne m’a rassuré qu’un moment. Ce n’est pas un scrupule au sens exact du mot. Je ne crois rien faire de mal en notant ici, au jour le jour, avec une franchise absolue, les très humbles, les insignifiants secrets d’une vie d’ailleurs sans mystère. Ce que je vais fixer sur le papier n’apprendrait pas grand-chose au seul ami avec lequel il m’arrive encore de parler à cœur ouvert et pour le reste je sens bien que je n’oserai jamais écrire ce que je confie au bon Dieu presque chaque matin sans honte. Non, cela ne ressemble pas au scrupule, c’est plutôt une sorte de crainte irraisonnée, pareille à l’avertissement de l’instinct. Lorsque je me suis assis pour la première fois devant ce cahier d’écolier, j’ai tâché de fixer mon attention, de me recueillir comme pour un examen de conscience. Mais ce n’est pas ma conscience que j’ai vue de ce regard intérieur ordinairement si calme, si pénétrant, qui néglige le détail, va d’emblée à l’essentiel. Il semblait glisser à la surface d’une autre conscience jusqu’alors inconnue de moi, d’un miroir trouble où j’ai craint tout à coup de voir surgir un visage – quel visage : le mien peut-être ?… Un visage retrouvé, oublié. Il faudrait parler de soi avec une rigueur inflexible. Et au premier effort pour se saisir, d’où viennent cette pitié, cette tendresse, ce relâchement de toutes les fibres de l’âme et cette envie de pleurer ? (Page 33) Mais pourquoi fixer sur le papier ce que je devrais au contraire m’efforcer d’oublier à mesure ? Le pire est que je trouve à ces confidences une si grande douceur qu’elle devrait suffire à me mettre en garde. Tandis que je griffonne sous la lampe ces pages que personne ne lira jamais, j’ai le sentiment d’une présence invisible qui n’est sûrement pas celle de Dieu – plutôt d’un ami fait à mon image, bien que distinct de moi, d’une autre essence… Hier soir, cette présence m’est devenue tout à coup si sensible que je me suis surpris à pencher la tête vers je ne sais quel auditeur imaginaire, avec une soudaine envie de pleurer qui m’a fait honte. (Page 200) Je ne dispose que d’une demi-heure pour déjeuner, changer de douillette (il recommence à pleuvoir) et ranger un peu la maison, qui est depuis quelques jours dans un désordre abominable. Je ne voudrais pas scandaliser M. le chanoine de la Motte-Beuvron, déjà si mal disposé à mon égard. Il semble donc que j’aurais mieux à faire que d’écrire ces lignes. Et cependant j’ai plus que jamais besoin de ce journal. Le peu de temps que j’y consacre est le seul où je me sente quelque volonté de voir clair en moi. La réflexion m’est devenue si pénible, ma mémoire est si mauvaise – je parle de la mémoire des faits récents, car l’autre ! – mon imagination si lente, que je dois me tuer de travail pour m’arracher à on ne sait quelle rêverie vague, informe, dont la prière, hélas ! ne me délivre pas toujours. Dès que je m’arrête, je me sens sombrer dans un demi-sommeil qui trouble toutes les perspectives du souvenir, fait de chacune de mes journées écoulées un paysage de brumes, sans repères, sans routes. À condition de le tenir scrupuleusement, matin et soir, mon journal jalonne ces solitudes, et il m’arrive de glisser les dernières feuilles dans ma poche pour les relire lorsque au cours de mes promenades monotones, si fatigantes, d’annexe en annexe, je crains de céder à mon espèce de vertige. |