Maroy 08/04/15
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Séminaire 11
Année 2014-2015 le 8 avril 2015
Texte 1 : Céline Voyage au bout de la nuit Pléiade page 52
Lola, après tout, ne faisait que divaguer de bonheur et d’optimisme, comme tous les gens qui sont du bon côté de la vie, celui des privilèges, de la santé, de la sécurité et qui en ont encore pour longtemps à vivre.
Elle me tracassait avec les choses de l’âme, elle en avait plein la bouche. L’âme, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir du corps dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal. On prend des deux poses celle qui vous sert le plus agréablement dans le moment et voilà tout ! Tant qu’on peut choisir entre les deux, ça va. Mais moi, je ne pouvais plus choisir, mon jeu était fait ! J’étais dans la vérité jusqu’au trognon, et même que ma propre mort me suivait pour ainsi dire pas à pas. J’avais bien du mal à penser à autre chose qu’à mon destin d’assassiné en sursis, que tout le monde d’ailleurs trouvait pour moi tout à fait normal.
Cette espèce d’agonie différée, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vérités absolues, il faut l’avoir endurée pour savoir à jamais ce qu’on dit.
Texte 2 : Céline Voyage au bout de la nuit Pléiade page 336
Il avait des dents bien mauvaises, l’Abbé, rancies, brunies et haut cerclées de tartre verdâtre, une belle pyorrhée alvéolaire en somme. J’allais lui en parler de sa pyorrhée mais il était trop occupé à me raconter des choses. Elles n’arrêtaient pas de venir juter les choses qu’il me racontait contre ses chicots sous les poussées d’une langue dont j’épiais tous les mouvements. À maints minuscules endroits écorchée sa langue sur ses rebords saignants.
J’avais l’habitude et même le goût de ces méticuleuses observations intimes. Quand on s’arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux. C’est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition ! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de transposer en idéal. C’est difficile. Puisque nous sommes que des enclos de tripes tièdes et mal pourries nous aurons toujours du mal avec le sentiment. Amoureux ce n’est rien c’est tenir ensemble qui est difficile. L’ordure elle, ne cherche ni à durer, ni à croître. Ici, sur ce point, nous sommes bien plus malheureux que la merde, cet enragement à persévérer dans notre état constitue l’incroyable torture.
Décidément nous n’adorons rien de plus divin que notre odeur. Tout notre malheur vient de ce qu’il nous faut demeurer Jean, Pierre ou Gaston coûte que coûte pendant toutes sortes d’années. Ce corps à nous, travesti de molécules agitées et banales, tout le temps se révolte contre cette farce atroce de durer. Elles veulent aller se perdre nos molécules, au plus vite, parmi l’univers ces mignonnes ! Elles souffrent d’être seulement « nous », cocus d’infini. On éclaterait si on avait du courage, on faille seulement d’un jour à l’autre. Notre torture chérie est enfermée là, atomique, dans notre peau même, avec notre orgueil.
Texte 3 : Céline Voyage au bout de la nuit Pléiade page 340
Maintenant qu’il nous avait rejoints dans notre angoisse il ne savait plus trop comment faire le curé pour avancer à la suite de nous quatre dans le noir. Un petit groupe. Il voulait savoir combien qu’on était déjà dans l’aventure ? Où que c’était que nous allions ? Pour pouvoir, lui aussi, tenir la main des nouveaux amis vers cette fin qu’il nous faudrait bien atteindre tous ensemble ou jamais. On était maintenant du même voyage. Il apprendrait à marcher dans la nuit le curé, comme nous, comme les autres. Il butait encore. Il me demandait comment il devait s’y prendre pour ne pas tomber. Il n’avait qu’à pas venir s’il avait peur ! On arriverait au bout ensemble et alors on saurait ce qu’on était venus chercher dans l’aventure. La vie c’est ça, un bout de lumière qui finit dans la nuit.
Et puis, peut-être qu’on ne saurait jamais, qu’on trouverait rien. C’est ça la mort.
Texte 4 : Céline Voyage au bout de la nuit Pléiade page 504
De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l’écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on n’en parle plus.
Texte 5 : Céline Rigodon Folio page 302
Alors dites où nous en sommes?... que je vous retrouve !... sur le banc là, je vous ai dit, absolument personne autour, ni au loin... Lili sait bien ce que je veux regarder... elle pose notre musette sur le banc... Bébert sort, s’étire, je le connais, il se sauvera pas...Il restera là tout près, dans l’herbe... c’est moi qui sais ce qu’il faut regarder, notre trésor dans le double fond... depuis Paris... bien des fois j’ai voulu voir... à Sigmaringen. Ils se doutaient... Là, ça y est! le double fond?... je dégrafe... je vois...il y a tout.., on n’a rien perdu... nos deux passeports, notre livret de mariage… et un pistolet Mauser de dame… notre flacon de cyanure... le reste était à la banque, enfin devait y être, je vous ai dit, en ville, Landsman Bank, Peter Bang Wej... la banque, ça viendra... quand on sera un peu reposé! l’urgence d’abord!... que je ragrafe ce double fond... que Bébert s’y retrouve... Il comprend tout de suite, il saute, s’installe, et ronron... c’est pas un greffe n’importe quoi, il comprend nos conditions, je suis sûr qu’il en sait plus qu’il dit et même sur ce qui va se passer... le silence animal c’est quelqu’un... je demande à Lili il « y a tout, tu crois ? » ....elle est pas bien sûre… allons!... tant pis !... on reviendra ! on y regardera un autre jour... cette allée est ,vraiment tranquille.., mais tiens!... Lili voit mieux que moi... c’est rien... là-bas dans les herbes, un oiseau… mais pas un oiseau habituel... un oiseau je dirais « de collection » de Jardin des Plantes... un oiseau grosseur d’un canard, mais mi-rose, mi-noir... et ébouriffé ! Je dirais les plumes en bataille.., je regarde plus loin.., un autre ! celui-là je le connais!... c’est moi qui l’ai vu le premier!... un ibis... drôle de piaf ici… et une. « aigrette » !... celle-là sûrement pas du Danemark !.., un paon maintenant.., ils viennent exprès ! et « un oiseau-lyre »... c’est à manger qu’ils voudraient… l’endroit est pas bien nourrissant, ruines, ronces, cailloux… encore un autre !... cette fois, un toucan... on les a presque à trois… quatre mètres… ils seraient familiers si on avait à leur donner, mais, vraiment on n’a rien… là je dis à Lili « ferme bien le sac, qu’il sorte pas la tête ! » je pense à Bébert... comme ça entourés d’oiseaux si il venait quelqu’un il se demanderait ce qu’on leur fait, si des fois nous ne sommes pas charmeurs... charmeurs d’oiseaux...
Allons-nous-en !
Texte 6 : Céline Voyage au bout de la nuit Pléiade
Avertissement
Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force.
Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais.
Et puis tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux.
C’est de l’autre côté de la vie.
Texte 7 Roland Barthes Le degré zéro de l’écriture Le Seuil page 27
Retiré du français parlé, le passé simple, pierre d'angle du Récit, signale toujours un art; il fait partie d'un rituel des Belles-Lettres. Il n'est plus chargé d'exprimer un temps. Son rôle est de ramener la réalité à un point, et d'abstraire de la multiplicité des temps vécus et superposés un acte verbal pur, débarrassé des racines existentielles de l'expérience, et orienté vers une liaison logique avec d'autres actions, d'autres procès, un mouvement général du monde : il vise à maintenir une hiérarchie dans l'empire des faits. Par son passé simple, le verbe fait implicitement partie d'une chaîne causale, il participe à un ensemble d'actions solidaires et dirigées, il fonctionne comme le signe algébrique d'une intention; soutenant une équivoque entre temporalité et causalité, il appelle un déroulement, c'est-à-dire une intelligence du Récit. C'est pour cela qu'il est l'instrument idéal de toutes les constructions d'univers; il est le temps factice des cosmogonies, des mythes, des Histoires et des Romans. Il suppose un monde construit, élaboré, détaché, réduit à des lignes significatives, et non un monde jeté, étalé, offert. Derrière le passé simple se cache toujours un démiurge, dieu ou récitant; le monde n'est pas inexpliqué lorsqu'on le récite, chacun de ses accidents n'est que circonstanciel, et le passé simple est précisément ce signe opératoire par lequel le narrateur ramène l'éclatement de la réalité à un verbe mince et pur, sans densité, sans volume, sans déploiement, dont la seule fonction est d'unir le plus rapidement possible une cause et une fin. Lorsque l'historien affirme que le duc de Guise mourut le 23 décembre 1588, ou lorsque le romancier raconte que la marquise sortit à cinq heures, ces actions émergent d'un autrefois sans épaisseur; débarrassées du tremblement de l'existence, elles ont la stabilité et le dessin d'une algèbre, elles sont un souvenir, mais un souvenir utile, dont l'intérêt compte beaucoup plus que la durée.