Maroy 11/05/16
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2015-2016 Textes du séminaire 12 Le 11 mai 2016 Texte 1 Prosper Mérimée La Venus d’Ille Flammarion page 39 En cinq minutes je fus prêt, c’est-à-dire à moitié rasé, mal boutonné, et brûlé par le chocolat que j’avalai bouillant. Je descendis dans le jardin, et me trouvai devant une admirable statue. C’était bien une Vénus, et d’une merveilleuse beauté. Elle avait le haut du corps nu, comme les Anciens représentaient d’ordinaire les grandes divinités ; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la paume en dedans, le pouce et les deux premiers doigts étendus, les deux autres légèrement ployés. L’autre main, rapprochée de la hanche, soutenait la draperie qui couvrait la partie inférieure du corps. L’attitude de cette statue rappelait celle du Joueur de mourre qu’on désigne, je ne sais trop pourquoi, sous le nom de Germanicus. Peut-être avait-on voulu représenter la déesse jouant au jeu de mourre. Quoi qu’il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus ; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours ; rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. Je m’attendais à quelque ouvrage du Bas-Empire ; je voyais un chef-d’œuvre du meilleur temps de la statuaire. Ce qui me frappait surtout, c’était l’exquise vérité des formes, en sorte qu’on aurait pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d’aussi parfaits modèles. La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été dorée autrefois. La tête, petite comme celle de presque toutes les statues grecques, était légèrement inclinée en avant. Quant à la figure, jamais je ne parviendrai à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d’aucune statue antique dont il me souvienne. Ce n’était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j’observais avec surprise l’intention marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté pût s’allier à l’absence de toute sensibilité. — Si le modèle a jamais existé, dis-je à M. de Peyrehorade, et je doute que le Ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants ! Elle a dû se complaire à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son expression quelque chose de féroce, et pourtant je n’ai jamais vu rien de si beau. « — C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ! »
Cette expression d’ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d’argent et très-brillants avec la patine d’un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la statue. Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m’avait dit mon guide, qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai, et je ne pus me défendre d’un mouvement de colère contre moi-même en me sentant un peu mal à mon aise devant cette figure de bronze. — Maintenant que vous avez tout admiré en détail, mon cher collègue en antiquaillerie, dit mon hôte, ouvrons, s’il vous plaît, une conférence scientifique. Que dites-vous de cette inscription, à laquelle vous n’avez point pris garde encore ? Il me montrait le socle de la statue, et j’y lus ces mots : CAVE AMANTEM. Texte 2 Prosper Mérimée La Vénus d’Ille Flammarion page58 P. S. Mon ami M. de P. vient de m’écrire de Perpignan que la statue n’existe plus. Après la mort de son mari, le premier soin de madame de Peyrehorade fut de la faire fondre en cloche, et sous cette nouvelle forme elle sert à l’église d’Ille. Mais, ajoute M. de P., il semble qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possèdent ce bronze. Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois. Fin de la Vénus d’Ille. Texte 3 Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 19 Et de nouveau Laurence se demande : « qu’ont-ils que je n’ai pas? » Oh ! il ne faut pas s’inquiéter; il y a des jours comme ça où on se lève du mauvais pied, où on ne prend plaisir à rien ! elle devrait avoir l’habitude. Et tout de même chaque fois elle s’interroge : qu’est-ce qui ne va pas? Soudain indifférente, distante, comme si elle n’était pas des leurs. Sa dépression d’il y a cinq ans, on la lui a expliquée; beaucoup de jeunes femmes traversent ce genre de crise; Dominique lui a conseillé de sortir de chez elle, de travailler et Jean-Charles a été d’accord quand il a vu combien je gagnais. Maintenant je n’ai pas de raison de craquer. Toujours du travail devant moi, des gens autour de moi, je suis contente de ma vie. Non, aucun danger. C’est juste une question d’humeur. Les autres aussi, je suis sûre que ça leur arrive souvent et ils n’en font pas une histoire. Texte 4 Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 52 Elles étaient assises l’une en face de l’autre, dans le noir. J’ai allumé, Brigitte s’est levée : « Bonjour, m’dame. » J’ai tout de suite remarqué la grosse épingle de nourrice plantée dans l’ourlet de sa jupe : une enfant sans mère, je le savais par Catherine ; longue, maigre, des cheveux châtains coupés trop court et peu soignés, un pull-over d’un bleu défraîchi; mieux arrangée, elle pourrait être jolie. La pièce était en désordre ; des chaises renversées, des coussins par terre. — Je suis contente de vous connaître. J’ai embrassé Catherine : — A quoi jouez-vous? — Nous causions. — Et ce désordre? — Oh! tout à l’heure, avec Louise, on a fait les folles. — Nous allons ranger, a dit Brigitte. — Ce n’est pas pressé. J’ai relevé un fauteuil et je me suis assise. Qu’elles aient couru, sauté, renversé des meubles, je m’en moquais bien; mais de quoi parlaient-elles, quand j’étais entrée? — De quoi parliez-vous? — Comme ça, on parlait, a dit Catherine. Debout devant moi, Brigitte m’examinait, sans effronterie, mais avec une franche curiosité. J’étais un peu gênée. Entre adultes, on ne se regarde pas vraiment. Ces yeux-là me voyaient . Texte 5a Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 41 Elle s’installe à sa table. Elle doit examiner les récentes enquêtes en profondeur que Lucien a dirigées ; elle ouvre le dossier. C’est fastidieux, c’est même déprimant. Le lisse, le brillant, le luisant, rêve de glissement, de perfection glacée; valeurs de l’érotisme et valeurs de l’enfance (innocence) ; vitesse, domination, chaleur, sécurité. Est-ce que tous les goûts peuvent s’expliquer par des fantasmes aussi rudimentaires? Ou les consommateurs interrogés sont-ils spécialement attardés? Peu probable. Ils font un travail ingrat ces psychologues : d’innombrables questionnaires, des raffinements, des ruses, et on retombe toujours sur les mêmes réponses. Les gens veulent de la nouveauté, mais sans risque ; de l’amusant, mais qui soit sérieux; des prestiges, qui ne se paient pas cher... Pour elle, c’est toujours le même problème; aguicher, étonner tout en rassurant ; le produit magique qui bouleversera notre vie sans en rien déranger. Texte 5b Simone de Beauvoir Les belles images page 68 Lancer une nouvelle marque d’un produit aussi répandu que la sauce tomate, ce n’est pas commode. Laurence avait suggéré à Mona de jouer sur le contraste soleil-fraîcheur. La page réalisée était plaisante : la couleur, vive, un grand soleil au ciel, un village perché, des oliviers; au premier plan, la boite avec la marque et une tomate. Mais il manquait quelque chose : le goût du fruit, sa pulpe. Elles ont discuté longtemps. Et elles ont conclu qu’il fallait entailler la peau et mettre un peu de chair à nu. Texte 6 Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 168 --- « J’aime mieux revoir le Parthénon. » Le lendemain matin, je l’ai laissé entrer seul dans le musée de l’Acropole. L’air était doux; je regardais le ciel, le temple et j’éprouvais un amer sentiment de défaite. Des groupes, des couples, écoutaient les guides avec un intérêt poli ou en se retenant de bailler. D’adroites réclames les avaient persuadés qu’ils rateraient ici des extases indicibles; et personne au retour n’oserait avouer être resté de glace; ils exhorteraient leurs amis à aller voir Athènes et la chaîne de mensonges se perpétuerait, les belles images. demeurant intactes en dépit de toutes les désillusions. Tout de même je revois ce jeune couple et les deux femmes moins jeunes qui montaient doucement vers le temple et qui se parlaient, et se souriaient, et s‘arrêtaient et regardaient avec un air de calme bonheur. Pourquoi pas moi? Pour quoi suis-je incapable d’aimer des choses que je sais dignes d’amour? |
Maroy 30/03/16
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2015-2016
Textes du séminaire 10 Le 30 mars 2016
Texte 1 Donna Tartt Le chardonneret Pocket page 1080
Il a ri. «Que dire? Les grands tableaux… les gens se précipitent pour les voir, ils attirent les foules, ils sont reproduits ad noseam sur des mugs, des tapis de souris et que sais-je encore. Tu peux passer une vie à aller au musée de manière tout à fait sincère, déambuler partout en profitant de chaque seconde, je me compte parmi ceux-là, après quoi tu vas déjeuner. Mais (il est revenu vers la table pour s’y rasseoir) si un tableau se fraie vraiment un chemin jusqu’à ton cœur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas « oh, j’adore cette œuvre parce qu’elle est universelle », « j’adore cette œuvre parce qu’elle parle à toute l’humanité »”. Ce n’est pas la raison qui fait aimer une œuvre d’art. C’est plutôt un chuchotement secret provenant d’une ruelle. « Psst, toi. Hé gamin. Oui toi ». Un bout du doigt qui glisse sur la photo fanée — le toucher du conservateur, un toucher sans toucher, un espace de la taille d’une hostie entre la surface et son index. « Un choc cardiaque individuel. Ton rêve, celui de Welty, celui de Vermeer. Tu vois un tableau, j’en vois un autre, le livre d’art le place encore à un autre niveau, la dame qui achète la carte à la boutique du musée voit encore tout à fait autre chose, et je ne te parle pas des gens séparés de nous par le temps, quatre cents ans avant nous, quatre cents ans après notre disparition, cela ne frappera jamais quelqu’un de la même manière, pour la grande majorité des gens, cela ne les frappera jamais en profondeur du tout, mais un vraiment grand tableau est assez fluide pour se frayer un chemin dans l’esprit et le cœur sous toutes sortes d’angles différents, selon des modes uniques et particuliers. A toi, à toi. J’ai été peint pour toi. Et... oh, je ne sais pas, arrête-moi si je radote (il s’est passé une main sur le front) mais Welty lui-même parlait d’objets fatidiques. Chaque marchand d’art et chaque antiquaire les reconnait. Ce sont ces objets qui apparaissent et réapparaissent. Pour quelqu’un qui ne serait pas marchand d’art, il ne s’agira peut-être pas d’un objet. Cela peut être une ville, une couleur, une heure de la journée. Le clou sur lequel ta destinée est susceptible de s’accrocher et de se déchirer.
— Je croirais entendre mon père.
— Eh bien.., formulons-le autrement. Qui a dit que la coïncidence était juste la façon qu’a Dieu de rester anonyme?
Texte 2 Donna Tartt Le chardonneret Pocket page 1093
Entre oiseau et peintre, tableau et spectateur - je n’entends que trop ce que l’on me dit, un psst depuis la ruelle comme le résume Hobie, lancé quatre cents ans plus tôt, et c’est vraiment très personnel et particulier.
Page 1097
Et qui sait, peut-être que c’est ce qui nous attend à la fin du voyage, une majesté inimaginable jusqu’au moment où l’on se retrouve à passer les portes, peut-être que c’est ce que nous finissons par fixer avec stupéfaction quand dieu ôte finalement ses mains de nos yeux et nous dit : Regarde !
Texte 3 Michel Foucault Les mots et les choses Gallimard Préface
Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée — de la nôtre: de celle qui a notre âge et notre géographie—, ébranlant toute les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l’Autre. Ce texte cite « une certaine encyclopédie chinoise » où il est écrit que «les animaux se divisent en : a) appartenant à L’Empereur, b) .embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin aux poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches » Dans l’émerveillement de cette taxinomie, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre: L’impossibilité nue de penser cela.
Texte 4 Balzac Le chef d’œuvre inconnu Pléiade page 418
— La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! Bien ! Essaye de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets ! les effets ! mais ils sont les accidents de la vie et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre ! La véritable lutte est là ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas ! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcer l’arcane de la nature.
Texte 5 Balzac Le chef d’œuvre inconnu Pléiade page 435
En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d'un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s'arrêtèrent tout d'abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d'admiration.
- Oh ! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c'est une toile que j'ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d'eux.
A ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l'apercevoir.
- Eh ! bien, le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d'amour. - Ah ! ah ! s'écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l'air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l'air qui nous environne. Où est l'art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d'une jeune fille. N'ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N'est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l'atmosphère comme les poissons dans l'eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l'accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?... Mais elle a respiré, je crois !... ce sein, voyez ? Ah ! qui ne voudrait l'adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.
- Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.
- Non. Et vous ?
- Rien.
Raynal-Mony 13/05/16
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire13 Année 2015-2016 Le 13 mai 2016
L'état naturel de l'homme Préface - La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l'homme, et j'ose dire que la seule inscription du temple de Delphes contenait un précepte plus important et plus difficile que tous les gros livres des moralistes. […] Comment l'homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l'a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu'il tient de son propre fond d'avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ? […] Ce n'est pas une légère entreprise de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. […] Tant que nous ne connaîtrons point l'homme naturel, c'est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu'il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution. […] Mais il faut encore pour qu'elle soit naturelle qu'elle parle immédiatement par la voix de la nature. Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu'à voir les hommes tels qu'ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l'âme humaine, j'y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l'un intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C'est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu'il soit nécessaire d'y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel. [...] Discours - Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu'à l'état de nature, mais aucun d'eux n'y est arrivé. […] Commençons par écarter tous les faits. […] Mon sujet intéressant l'homme en général, je tâcherai de prendre un langage qui convienne à toutes les nations. […] Ô homme, de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute ; voici ton histoire telle que j'ai pu la lire, non dans les livres de tes semblables qui sont menteurs, mais dans la nature qui ne ment jamais. […] Quelque important qu'il soit, pour bien juger de l'état naturel de l'homme, de le considérer dès son origine, et de l'examiner dans le premier embryon de l'espèce ; je ne suivrai point son organisation à travers ses développements successifs. Je ne m'arrêterai pas à rechercher dans le système animal ce qu'il put être au commencement, pour devenir enfin ce qu'il est. Je n'examinerai pas, si, comme le pense Aristote, ses ongles allongés ne furent point d'abord des griffes crochues, s'il n'était point velu comme un ours, et si marchant à quatre pieds, ses regards dirigés vers la terre et bornés à un horizon de quelques pas, ne marquaient point à la fois le caractère et les limites de ses idées. Je ne pourrais former sur ce sujet que des conjectures vagues et presque imaginaires : L'anatomie comparée a fait encore trop peu de progrès, les observations des naturalistes sont encore trop incertaines pour qu'on puisse établir sur de pareils fondements la base d'un raisonnement solide. Ainsi sans avoir recours aux connaissances surnaturelles que nous avons sur ce point, et sans avoir égard aux changements qui ont dû survenir dans la conformation de l'homme, à mesure qu'il se nourrissait de nouveaux aliments, je le supposerai conformé de tous temps, comme je le vois aujourd'hui, marchant à deux pieds, se servant de ses mains comme nous faisons des nôtres, portant ses regards sur toute la nature, et mesurant des yeux la vaste étendue du ciel. En dépouillant cet être ainsi constitué de tous les dons surnaturels qu'il a pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles, qu'il n'a pu acquérir que par de longs progrès ; en le considérant, en un mot, tel qu'il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous. Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits. La Terre abandonnée à sa fertilité naturelle, et couverte de forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des retraites aux animaux de toute espèce. Les hommes dispersés parmi eux, observent, imitent leur industrie, et s'élèvent ainsi jusqu'à l'instinct des bêtes, avec cet avantage que chaque espèce n'a que le sien propre, et que l'homme n'en ayant peut-être aucun qui lui appartienne, se les approprie tous, se nourrit également de la plupart des aliments divers que les autres animaux se partagent, et trouve par conséquent sa subsistance plus aisément que ne peut faire aucun d'eux. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, 1754 |
Rayna-Mony 01-04-16
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire11 Année 2015-2016 Le 1er avril 2016
De la religion naturelle a) Nous n'avons aucune notion adéquate de la divinité, nous nous traînons seulement de soupçons en soupçons, de vraisemblances en probabilités. Nous arrivons à un très petit nombre de certitudes. Il y a quelque chose, donc il y a quelque chose d'éternel, car rien ne s'est produit de rien. Voilà une vérité certaine sur laquelle votre esprit se repose. Tout ouvrage qui nous montre des moyens et une fin annonce un ouvrier ; donc cet univers composé de ressorts, de moyens dont chacun a sa fin, découvre un ouvrier très puissant, très intelligent. Voilà une probabilité qui approche de la plus grande certitude ; mais cet artisan suprême est-il infini ? Est-il partout- ? Est-il en un lieu ? Comment répondre à cette question avec notre intelligence bornée et nos faibles connaissances ? Ma seule raison me prouve un être qui a arrangé la matière de ce monde ; mais ma raison est impuissante à me prouver qu'il ait fait cette matière, qu'il l'ait tirée du néant. Tous les sages de l'Antiquité sans exception ont cru la matière éternelle et subsistant par elle-même. Tout ce que je puis faire sans le secours d'une lumière supérieure, c'est donc de croire que le dieu de ce monde est aussi éternel et subsistant par lui-même. Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764/1767) ; art. « Dieu, dieux », éd. Moland, t. XVIII, p. 358 b) Théisme. - Le théisme est le bon sens qui n'est pas encore instruit de la révélation et les autres religions sont le bon sens perverti par la superstition. Théiste. - Le théiste est un homme fermement persuadé de l'existence d'un Être suprême aussi bon que puissant, qui a formé tous les êtres étendus, végétants, sentants et réfléchissants ; qui perpétue leur espèce, qui punit sans cruauté les crimes, et récompense avec bonté les actions vertueuses. […] Réuni dans ce principe avec le reste de l'univers, il n'embrasse aucune des sectes, qui toutes se contredisent. Sa religion est la plus ancienne et la plus étendue, car l’adoration simple d'un Dieu a précédé tous les systèmes du monde. Il parle une langue que tous les peuples entendent, pendant qu'ils ne s'entendent pas entre eux. Il a des frères depuis Pékin jusqu'à la Cayenne, et il compte tous les sages pour ses frères. Il croit que la religion ne consiste ni dans les opinions d'une métaphysique inintelligible, ni dans de vains appareils, mais dans l'adoration et dans la justice. Faire le bien, voilà son culte ; être soumis à Dieu, voilà sa doctrine. Voltaire, Dictionnaire philosophique ; art. « Théiste » (suppl. 1765) ----------------------- c) Bien que la stupidité d'hommes barbares et sans instruction soit si forte qu'ils puissent ne pas voir un auteur souverain dans les ouvrages les plus manifestes de la nature dont ils sont si familiers, il ne semble guère possible qu'un homme d'entendement sain puisse rejeter cette idée, une fois qu'on la lui a suggérée. Un projet, une intention, un dessein est évident en toute chose. Et quand notre compréhension s'élargit au point de contempler l'origine première de ce système visible, nous devons adopter, avec la conviction la plus forte, l'idée d'une cause ou d'un auteur intelligent. En outre, l'uniformité des règles qui valent pour l'ensemble de la structure de l'univers nous conduit naturellement, sinon nécessairement, à concevoir cette intelligence comme simple et indivise quand les préjugés de l'éducation ne s'opposent pas à une théorie si raisonnable. Même les contrariétés de la nature, quand elles se découvrent partout, deviennent des preuves d'un plan cohérent et confirment un projet ou une intention unique, quoique inexplicable et incompréhensible. Hume, Histoire naturelle de la religion (1757) ; trad. M. Malherbe, Vrin, 1971 -------------------- d) Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle ; il est bien étrange qu'il en faille une autre ! Par où connaîtrai-je cette nécessité ? De quoi puis-je être coupable en servant Dieu selon les lumières qu'il donne à mon esprit et selon les sentiments qu'il inspire à mon cœur ? Quelle pureté de morale, quel dogme utile à l'homme et honorable à son auteur puis-je tirer d'une doctrine positive que je ne puisse tirer sans elle du bon usage de mes facultés ? Montrez-moi ce qu'on peut ajouter, pour la gloire de Dieu, pour le bien de la société, pour mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous ferez naître d'un nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence du mien ? Les plus grandes idées de la divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n'a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu'est-ce que les hommes nous diront de plus ? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu en lui donnant des passions humaines. Rousseau, Émile, Profession de foi du vicaire savoyard (1762) ; Pléiade, t. IV, p. 607.5 |
Raynal-Mony/18/03/16
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire10 Année 2015-2016 Le 18 mars 2016
De la nature humaine L'homme est d'une nature très différente et si supérieure à celle des bêtes, qu'il faudrait être aussi peu éclairé qu'elles le sont pour pouvoir les confondre. Il est vrai que l'homme ressemble aux animaux par ce qu'il a de matériel, et qu'en voulant le comprendre dans l'énumération de tous les êtres naturels, on est forcé de le mettre dans la classe des animaux ; mais la nature n'a ni classes ni genres, elle ne comprend que des individus ; ces genres et ces classes sont l'ouvrage de notre esprit, ce ne sont que des idées de convention, et lorsque nous mettons l'homme dans l'une de ces classes, nous ne changeons pas la réalité de son être, nous ne dérogeons point à sa noblesse, [...] nous n'ôtons rien à la supériorité de la nature humaine sur celle des brutes, nous ne faisons que placer l'homme avec ce qui lui ressemble le plus, en donnant même à la partie matérielle de son être le premier rang. En comparant l'homme avec l'animal, on trouvera dans l'un et dans l'autre un corps, une matière organisée, des sens, de la chair et du sang, du mouvement et une infinité de choses semblables ; mais toutes ces ressemblances sont extérieures et ne suffisent pas pour nous faire prononcer que la nature de l'homme est semblable à celle de l'animal ; […] nous ne pouvons juger que par les effets, nous ne pouvons que comparer les résultats des opérations naturelles de l'un et de l'autre. […] On conviendra que le plus stupide des hommes suffit pour conduire le plus spirituel des animaux, il le commande et le fait servir à ses usages, et c'est moins par force et par adresse que par supériorité de nature, et parce qu'il a un projet raisonné, un ordre d'actions et une suite de moyens par lesquels il contraint l'animal à lui obéir ; […] par conséquent on doit penser qu'ils sont tous de même nature, et en même temps on doit conclure que celle de l'homme est non seulement fort au-dessus de celle de l'animal, mais qu'elle est aussi tout à fait différente. L'homme rend par un signe extérieur ce qui se passe au-dedans de lui, il communique sa pensée par la parole, ce signe est commun à toute l'espèce humaine ; l'homme sauvage parle comme l'homme policé, et tous deux parlent naturellement, et parlent pour se faire entendre : aucun des animaux n'a ce signe de la pensée. (p. 186s) Il y a une distance infinie entre les facultés de l'homme et celles du plus parfait animal, preuve que l'homme est d'une différente nature, que seul il fait une classe à part, de laquelle il faut descendre en parcourant un espace infini avant que d'arriver à celle des animaux ; car si l'homme était de l'ordre des animaux, il y aurait dans la nature un certain nombre d'êtres moins parfaits que l'homme et plus parfaits que l'animal, par lesquels on descendrait insensiblement et par nuances de l'homme au singe ; mais cela n'est pas, on passe tout d'un coup de l'être pensant à l'être matériel, de la puissance intellectuelle à la force mécanique, de l'ordre et du dessein au mouvement aveugle, de la réflexion à l'appétit. Il est évident que l'homme est d'une nature entièrement différente de celle de l'animal. (189s) Tout concourt à prouver que le genre humain n'est pas composé d'espèces essentiellement différentes, qu'au contraire il n'y a eu originairement qu'une seule espèce d'hommes, qui s'étant multipliée et répandue sur toute la surface de la terre, a subi différents changements par l'influence du climat, la différence de la nourriture, celle de la manière de vivre, les maladies épidémiques, et aussi par le mélange varié à l'infini des individus plus ou moins ressemblants ; que d'abord ces altérations n'étaient pas si marquées, et ne produisaient que des variétés individuelles ; qu'elles sont devenues plus générales, plus sensibles et plus constantes par l'action continuée de ces mêmes causes ; qu'elles se sont perpétuées et qu'elles se perpétuent de génération en génération ; et qu'enfin, comme elles n'ont été produites originairement que par le concours de causes extérieures et accidentelles, qu'elles n'ont été confirmées et rendues constantes que par le temps et l'action continuée de ces mêmes causes, il est très probable qu'elles disparaîtraient aussi peu à peu, et avec le temps. (p. 406s) L'empire de l'homme sur les animaux est un empire légitime qu'aucune révolution ne peut détruire, c'est l'empire de l'esprit sur la matière, c'est non seulement un droit de nature, un pouvoir fondé sur des droits inaltérables, mais c'est encore un don de Dieu, par lequel l'homme peut reconnaître à tout instant l'excellence de son être. […] C'est de la société que l'homme tient sa puissance, c'est par elle qu'il a perfectionné sa raison, exercé son esprit et réuni ses forces ; auparavant l'homme était peut-être l'animal le plus sauvage et le moins redoutable de tous ; [...] et même longtemps après, l'histoire nous dit que les premiers héros n'ont été que des destructeurs de bêtes. Mais lorsque avec le temps l'espèce humaine s'est étendue, multipliée, répandue, et qu'à la faveur des arts et de la société l'homme a pu marcher en force pour conquérir l'univers, il a fait reculer peu à peu les bêtes féroces, [...] il a détruit ou réduit à un petit nombre d'individus les espèces voraces et nuisibles, et subjuguant les uns par adresse, domptant les autres par la force, [...] et les attaquant tous par des moyens raisonnés, il est parvenu à se mettre en sûreté, et à établir un empire qui n'est borné que par les lieux inaccessibles, les solitudes reculées, les sables brûlants, les montagnes glacées, les cavernes obscures, qui servent de retraites au petit nombre d'espèces d'animaux indomptables. (p. 499-502) Buffon, Histoire naturelle de l'homme, 1749 ; Les animaux domestiques, 1753 ; Pléiade, 2007 |
Maroy 17/02/16
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2015-2016 Textes du séminaire 8 Le 17 février 2016 Texte 1 Victor Hugo Les misérables Livre II Chapitre VIII L’onde et l’ombre Un homme à la mer ! Qu’importe ! le navire ne s'arrête pas. Le vent souffle, ce sombre navire-là a une route qu'il est forcé de continuer. Il passe. Il implore l'étendue, la vague, l'algue, l'écueil ; cela est sourd. Il supplie la tempête ; la tempête imperturbable n'obéit qu'à l'infini. Texte 2 Albert Camus La chute Gallimard page 86 Le ciel vit ? Vous avez raison, cher ami. Il s’épaissit, puis se creuse, ouvre des escaliers d’air, ferme des portes de nuées. Ce sont les colombes. N’avez-vous pas remarqué que le ciel de Hollande est rempli de millions de colombes, invisibles tant elles se tiennent haut, et qui battent des ailes, montent et descendent d’un même mouvement, remplissant l’espace céleste avec des flots épais de plumes grisâtres que le vent emporte ou ramène. Les colombes attendent là-haut, elles attendent toute l’année. Elles tournent au-dessus de la terre, regardent, voudraient descendre. Mais il n’y a rien, que la mer et les canaux, des toits couverts d’enseignes, et nulle tête où se poser. Texte 3 Albert Camus La chute Gallimard page 169 Alors, racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. Prononcez vous-même les mots qui, depuis des années, n’ont cessé de retentir dans mes nuits, et que je dirai enfin par votre bouche : « O jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux ! » Une seconde fois, hein, quelle imprudence ! Supposez, cher maître, qu’on nous prenne au mot ? Il faudrait s’exécuter. Brr... ! l’eau est si froide ! Mais rassurons-nous ! Il est trop tard maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement. ! Texte 4 Albert Camus La peste Gallimard page 141 C'est Tarrou qui avait demandé à Rieux l'entrevue dont il parle dans ses carnets. Le soir où Rieux l'attendait, le docteur regardait justement sa mère, sagement assise dans un coin de la salle à manger, sur une chaise. C'est là qu'elle passait ses journées quand les soins du ménage ne l'occupaient plus. Les mains réunies sur les genoux, elle attendait. Rieux n'était même pas sûr que ce fût lui qu'elle attendît. Mais, cependant, quelque chose changeait dans le visage de sa mère lorsqu'il apparaissait. Tout ce qu'une vie laborieuse y avait mis de mutisme semblait s'animer alors. Puis, elle retombait dans le silence. Ce soir-là, elle regardait par la fenêtre, dans la rue maintenant déserte. L'éclairage de nuit avait été diminué des deux tiers. Et, de loin en loin, une lampe très faible mettait quelques reflets dans les ombres de la ville. - Est-ce qu'on va garder l'éclairage réduit pendant toute la peste ? dit Mme Rieux. - Probablement. - Pourvu que ça ne dure pas jusqu'à l'hiver. Ce serait triste, alors. - Oui, dit Rieux. Il vit le regard de sa mère se poser sur son front. Il savait que l'inquiétude et le surmenage des dernières journées avaient creusé son visage. - Ça n'a pas marché, aujourd'hui ? dit Mme Rieux. - Oh ! comme d'habitude. Comme d'habitude ! C'est-à-dire que le nouveau sérum envoyé par Paris avait l'air d'être moins efficace que le premier et les statistiques montaient. On n'avait toujours pas la possibilité d'inoculer les sérums préventifs ailleurs que dans les familles déjà atteintes. Il eût fallu des quantités industrielles pour en généraliser l'emploi. La plupart des bubons se refusaient à percer, comme si la saison de leur durcissement était venue, et ils torturaient les malades. Depuis la veille, il y avait dans la ville deux cas d'une nouvelle forme de l'épidémie. La peste devenait alors pulmonaire. Le jour même, au cours d'une réunion, les médecins harassés, devant un préfet désorienté, avaient demandé et obtenu de nouvelles mesures pour éviter la contagion qui se faisait de bouche à bouche, dans la peste pulmonaire. Comme d'habitude, on ne savait toujours rien. Il regarda sa mère. Le beau regard marron fit remonter en lui des années de tendresse. - Est-ce que tu as peur, mère ? - À mon âge, on ne craint plus grand-chose. - Les journées sont bien longues et je ne suis plus jamais là. - Cela m'est égal de t'attendre si je sais que tu dois venir. Et quand tu n'es pas là, je pense à ce que tu fais. Texte 5 Albert Camus Le premier homme Gallimard page 319
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Raynal-Mony 05/02/16
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 8 Année 2015-2016 Le 5 février 2016
De la constitution d'Angleterre Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l’autre simplement la puissance exécutrice de l’État. […] Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté ; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Il n'y point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur. Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. […] La puissance de juger ne doit pas être donnée à un sénat permanent, mais exercée par des personnes tirées du corps du peuple. De cette façon, on craint la magistrature, non pas les magistrats. Comme dans un État libre tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d'inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants ce qu'il ne peut pas faire par lui-même. L'on connaît mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes. [...] Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation ; mais il convient que, dans chaque lieu principal, les habitants se choisissent un représentant. Le grand avantage des représentants, c'est qu'ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n'y est point du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie. Il n'est pas nécessaire que les représentants, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent une particulière sur chaque affaire. [...] Il est vrai que, de cette manière, la parole des députés serait plus l'expression de la voix de la nation ; mais cela jetterait dans des longueurs infinies, rendrait chaque député le maître de tous les autres, ; et dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourrait être arrêtée par un caprice. […] Le corps représentant ne doit pas être choisi pour prendre quelque résolution active, chose qu'il ne ferait pas bien ; mais pour faire des lois, ou pour voir si l'on a bien exécuté celles qu'il a faites. [...] Il y a toujours dans un État des gens distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs ; mais s'ils étaient confondus parmi le peuple, et s'ils n'y avaient qu'une voix comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage, et ils n'auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seraient contre eux. La part qu'ils ont à la législation doit être proportionnée aux autres avantages qu'ils ont dans l’État : ce qui arrivera s'ils forment un corps qui ait droit d'arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a droit d'arrêter les leurs. Ainsi, la puissance législative sera confiée, et au corps des nobles et au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part, et des vues et des intérêts séparés. [...] Le corps des nobles doit être héréditaire. [...] Mais comme une puissance héréditaire pourrait être induite à suivre ses intérêts particuliers et à oublier ceux du peuple, il faut qu'elle n'ait de part à la législation que par sa faculté d'empêcher, et non par sa faculté de statuer. […] La puissance exécutrice doit être dans les mains d'un monarque, parce que cette partie du gouvernement, qui a presque toujours besoin d'une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs. […] S'il n'y avait point de monarque, et que la puissance exécutrice fût confiée à un certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n'y aurait plus de liberté, parce que les deux puissances seraient unies. […] Le corps législatif ne doit pas s'assembler lui-même. Il faut que ce soit la puissance exécutrice qui règle le temps de la tenue et de la durée de ces assemblées. Mais il ne faut pas que la puissance législative ait la faculté d'arrêter la puissance exécutrice. […] Dans un État libre, la puissance législative doit avoir la faculté d'examiner de quelle manière les lois qu'elle a faites ont été exécutées. [...] Mais, quel que soit cet examen, le corps législatif ne doit pas avoir le pouvoir de juger la personne, et par conséquent la conduite de celui qui exécute. Sa personne doit être sacrée, parce qu'étant nécessaire à l’État pour que le corps législatif n'y devienne pas tyrannique. Montesquieu, L'Esprit des lois, XI,6 (1748) ; GF-Flammarion, 1979 |
Maroy 20/01/16
FORUM UNIVERSITAIRE JACQUELINE MAROY ANNEE 2015-2016 DOCUMENTS SEMINAIRE 6 le 20 JANVIER 2016 Exposé de Catherine Le Gallen : Ruskin prophète de Proust Texte 1 : ELSTIR ( Jeunes Filles en Fleurs) Naturellement, ce qu’il avait dans son atelier, ce n’était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore, et que si Dieu le père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les re-créait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion…. L’effort d’Elstir de ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces illusions d’optique dont notre vision première est faite , l’avait précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus frappante alors, car l’art était le premier à les dévoiler. Texte 2: L’Aquarium ( Jeunes Filles en Fleurs) ... salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celles de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger) Texte 3 : On the Opening of the Crystal Palace John RUSKIN Si tout à coup, au milieu des plaisirs gastronomiques et insouciants d’un grand diner à Londres, les murs du grand salon étaient entr’ouverts, si à travers cette ouverture les êtres humains du voisinage souffrant de famine et de misère pénétraient au sein de cette assemblée festive, et si avec leur pâleur maladive, leur affreux dénuement et rompus par leur désespoir , il étaient placés, un à un, sur le tapis moelleux, à côté de la chaise de chaque invité, les miettes des friandises leur seraient seulement abandonnées, et daignerait-on seulement leur adresser un regard en passant, ou leur consacrer une pensée passagère ? Texte 4 : Ne pas restaurer ( Sodome et Gomorrhe) « Elle ne me plait pas, elle est restaurée » me dit-elle en me montrant l’église et se souvenant de ce qu’Elstir lui avait dit sur la précieuse, l’inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savait reconnaître tout de suite une restauration. Texte 5: L’église de Combray (Du côté de chez Swann) Edifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps- déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres , mais des époques successives d’où il sortait victorieux ; dérobant le rude et farouche XI ° siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il n’apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l’escalier du clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui…. Texte 6 : Sésame (Temps Retrouvé) Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Texte 7 : Proust parle peu de Ruskin dans la Recherche ! Dans les Jeunes Filles en Fleurs : Eh bien, qu’est-ce que dirait l’église de Balbec si elle savait que c’est avec cet air malheureux qu’on s’apprête à aller la voir ? Est-ce cela le visiteur ravi dont parle Ruskin ? Boire des sorbets avec les belles madames, tout en faisant semblant de lire les Stones of Venaïce, de Lord John Ruskin, sombre raseur et l’un des plus barbifiants bonshommes qui soient. Bloch, apprenant un jour qu’on dit Venice et que Ruskin n’était pas lord, crût rétrospectivement que Robert l’avait trouvé ridicule. Dans le Temps Retrouvé : Sésame et les Lys de Ruskin, traduction que j’avais envoyée à Monsieur de Charlus Marcel Proust Pastiches et mélanges La Pléiade Page 104 La Bible d’Amiens n’était, dans l’intention de Ruskin, que le premier livre d’une série intitulée : Nos pères nous ont dit ; et, en effet, si les vieux prophètes du porche d’Amiens furent sacrés à Ruskin, c’est que l’âme des artistes du XIIIe siècle était encore en eux. Avant même de savoir si je l’y trouverais, c’est l’âme de Ruskin que j’y allais chercher et qu’il a imprimée aussi profondément aux pierres d’Amiens qu’y avaient imprimé la leur ceux qui les sculptèrent, car les paroles du génie peuvent aussi bien que le ciseau donner aux choses une forme immortelle. La littérature aussi est une « lampe du sacrifice » qui se consume pour éclairer les descendants. Je me conformais inconsciemment à l’esprit du titre : Nos pères nous ont dit, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le désir d’y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces hommes d’autrefois, parce qu’en eux étaient la foi et la beauté, s’était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur. Pour Ruskin, les statues de Jérémie, d’Ézéchiel et d’Amos n’étaient peut-être plus tout à fait dans le même sens que pour les sculpteurs d’autrefois les statues de Jérémie, d’Ézéchiel et d’Amos ; elles étaient du moins l’œuvre pleine d’enseignements de grands artistes et d’hommes de foi, et le sens éternel des prophéties désapprises. Pour nous, si d’être l’œuvre de ces artistes et le sens de ces paroles ne suffit plus à nous les rendre précieuses, qu’elles soient du moins pour nous les choses où Ruskin a trouvé cet esprit, frère du sien et père du nôtre. Avant que nous arrivions à la cathédrale, n’était-elle pas pour nous surtout celle qu’il avait aimée ? et ne sentions-nous pas qu’il y avait encore des Saintes Écritures, puisque nous cherchions pieusement la Vérité dans ses livres ? Et maintenant nous avons beau nous arrêter devant les statues d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel et de Daniel en nous disant : « Voici les quatre grands prophètes, après ce sont les prophètes mineurs, mais il n’y a que quatre grands prophètes », il y en a un de plus qui n’est pas ici et dont pourtant nous ne pouvons pas dire qu’il est absent, car nous le voyons partout. C’est Ruskin : si sa statue n’est pas à la porte de la cathédrale, elle est à l’entrée de notre cœur. Ce prophète-là a cessé de faire entendre sa voix. Mais c’est qu’il a fini de dire toutes ses paroles. C’est aux générations de les reprendre en chœur Marcel Proust Rembrandt Essais et articles Page 662 La pléiade Etant à Amsterdam, à une exposition de Rembrandt, je vis entrer avec une vieille gouvernante un vieillard aux longs cheveux bouclés, à la démarche cassée, malgré la belle figure, à l’œil terni, à l’air hébété, tant les vieillards et les malades sont des êtres extraordinaires qui ressemblent déjà à des morts, à des idiots, et dont nous apprenons à ce moment, violemment manifestée par une main tremblante et noueuse, telle admirable volonté qui étonne toute une famille ou change le sort d’un État, gracie de l‘échafaud un homme par la signature qu’aucune influence n’a été capable d’empêcher, dans sa chambre chaude, tandis qu’il y rêvait glacé de rêves tristes, et qui, trait illisible tracé par ses doigts octogénaires, témoignera, par l’éclat du fait, de l’intacte survie de sa pensée, de telle admirable et souriante pensée sous forme de livre, de poème où rit l’ironie d’une âme grimée, dans les mêmes jours où elle les traçait, des grimaces chagrines et perpétuelles d’une face paralysée, qui, quand nous la rencontrons, nous fait croire à la promenade d’un idiot. Beau au contraire, sous ses longs cheveux blancs bouclés, mais cassé et l’œil terne, le vieillard s’avançait. Il me semblait reconnaître sa figure. Tout d’un coup, quel qu’un prés de moi dit son nom qui, entré déjà dans l’immortalité, semblait sortir de la mort : Ruskin. Il était à ses derniers jours et pourtant était venu d’Angleterre voir ces Rembrandt qui déjà à vingt ans lui paraissaient une chose essentielle , et qui n’étaient pas pour lui une moindre réalité, arrivé à ces derniers jours. Il allait devant ces toiles, les regardant sans avoir l’air de les voir, tous ses gestes, par l’épuisement de la vieillesse, se référant à une de ces innombrables nécessités matérielles — besoin de soutenir sa canne, difficulté de tousser, de tourner la tête — qui emmaillotent le vieillard, l’enfant. le malade, comme une momie. Mais à travers le lointain brumeux des années épaissi sur sa face obscure, sur ses yeux au fond desquels, si loin maintenant, on ne pouvait plus apercevoir l’âme de Ruskin, la vie, on sentait que, le même toujours, bien qu’indiscernable, il venait du fond des années, sur ses jambes cassées, mais qui étaient toujours les jambes de Ruskin, apporter à Rembrandt un hommage incomparable. |
Raynal-Mony 22/01/16
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 7 Année 2015-2016 Le 22 janvier 2016
L'homme est une machine Il ne suffit pas à un sage d'étudier la nature et la vérité, il doit oser la dire en faveur du petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser ; car pour les autres, qui sont volontairement esclaves des préjugés, il ne leur est pas plus possible d'atteindre la vérité qu'aux grenouilles de voler. […] S'il y a un Dieu, il est l'auteur de la Nature, comme de la révélation. Il nous a donné l'une pour expliquer l'autre, et la raison pour les accorder. S'il y a une révélation, elle ne peut donc démentir la nature. [...] L'expérience et l'observation doivent seules nous guider ici. Elles se trouvent sans nombre dans les fastes des médecins qui ont été philosophes. […] L'homme est une machine si composée qu'il est impossible de s'en faire d'abord une idée claire, et en conséquence de la définir. […] Ce n'est qu'a posteriori, ou en cherchant à démêler l'âme comme au travers des organes du corps, qu'on peut, je ne dis pas découvrir avec évidence la nature de l'homme, mais atteindre le plus grand degré de probabilité possible sur ce sujet. […] Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts : vivante image du mouvement perpétuel. […] Les divers états de l'âme sont donc toujours corrélatifs à ceux du corps. Mais pour mieux démontrer toute cette dépendance et ses causes, servons-nous de l'anatomie comparée. [Car] des animaux à l'homme, la transition n'est pas violente. L'organisation est le premier mérite de l'homme […] D'où nous vient l'habileté, la science et la vertu, si ce n'est d'une disposition qui nous rend propres à devenir habiles, savants et vertueux ? Et d'où nous vient cette disposition, si ce n'est de la nature ? Nous n'avons de qualités estimables que par elle ; nous lui devons tout ce que nous sommes. […] Mais puisque toutes les facultés de l'âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu'elles ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! Car enfin, quand l'homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée, que sais-je enfin ? Des causes inconnues produiraient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords, qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, et en un mot toute la différence qu'on suppose ici. L'organisation suffirait-elle donc à tout ? Oui, puisque la pensée se développe visiblement avec les organes ; pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ? L'âme n'est donc qu'un vain terme dont on n'a point d'idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. [Une fois] posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu'il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir et se conduire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dépend. […] A présent qu'il est démontré contre les cartésiens, stahliens, malebranchistes et théologiens, peu dignes d'être ici placés, que la matière se meut par elle-même, [...] la curiosité de l'homme voudrait savoir comment un corps, par cela même qu'il est originairement doué d'un souffle de vie, se trouve en conséquence orné de la faculté de sentir, et enfin par celle-ci de la pensée. Tout ce que l'expérience nous apprend, c'est que tant que le mouvement subsiste dans une ou plusieurs fibres, il n'y a qu'à les piquer pour réveiller ce mouvement presque éteint. Il est constant que le mouvement et le sentiment s'excitent tour à tour. […] Mais de plus, d'excellents philosophes ont démontré que la pensée n'est qu'une faculté de sentir, et que l'âme raisonnable n'est que l'âme sensitive appliquée à contempler les idées et à raisonner ! […] Qu'on m'accorde seulement que la matière organisée est douée d'un principe moteur, et que tout dépend dans les animaux de la diversité de cette organisation, c'en est assez pour deviner l'énigme des substances et celle de l'homme. [...] Être machine, sentir, penser, savoir distinguer le bien du mal comme le bleu du jaune, en un mot être né avec de l'intelligence et un instinct sûr de morale et n'être qu'un animal sont donc des choses qui ne sont pas plus contradictoires qu'être un singe ou un perroquet et savoir se donner du plaisir. […] Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée qu'elle semble en être une propriété, telle que l'électricité, la faculté motrice, l'impénétrabilité, l'étendue, etc. […] Brisez la chaîne de vos préjugés ; armez-vous du flambeau de l'expérience et vous ferez à la Nature l'honneur qu'elle mérite, au lieu de conclure à son désavantage de l'ignorance où elle vous a laissé.[...] Ainsi on a vu que les dons naturels, la source de tout ce qui s'acquiert, trouvent dans la bouche et le cœur du matérialiste des hommages que tout autre leur refuse injustement. Enfin, le matérialiste convaincu, quoi que murmure sa propre vanité, qu'il n'est qu'une machine ou qu'un animal, ne maltraitera point ses semblables, [...] ne voulant pas en un mot, suivant la Loi naturelle donnée à tous les animaux, faire à autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'il lui fît. Concluons donc hardiment que l'homme est une machine, et qu'il n'y a dans tout l'univers qu'une seule substance diversement modifiée. […] Voilà mon système, ou plutôt la vérité si je ne me trompe fort. Elle est courte et simple. |
Maroy/20-05-15
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Séminaire 13 Année 2014-2015 le 20 mai 2015
« Il s’agit, que je l’ai prévenu, de Gwendor le Magnifique, Prince de Christianie... Nous arrivons... Il expire... au moment même où je te cause... Son sang s’échappe par vingt blessures... L’armée de Gwendor vient de subir une abominable défaite... Le Roi Krogold lui-même au cours de la mêlée a repéré Gwendor... Il l’a pourfendu... Il n’est pas fainéant Krogold... Il fait sa justice lui-même... Gwendor a trahi... La mort arrive sur Gwendor et va terminer son boulot... Écoute un peu ! « Le tumulte du combat s’affaiblit avec les dernières lueurs du jour... Au loin disparaissent les derniers Gardes du Roi Krogold... Dans l’ombre montent les râles de l’immense agonie d’une armée... Victorieux et vaincus rendent leurs âmes comme ils peuvent... Le silence étouffe tour à tour cris et râles, de plus en plus faibles, de plus en plus rares... « Écrasé sous un monceau de partisans, Gwendor le Magnifique perd encore du sang... À l’aube la mort est devant lui. « “ As-tu compris Gwendor ? « — J’ai compris ô Mort ! J’ai compris dès le début de cette journée... J’ai senti dans mon cœur, dans mon bras aussi, dans les yeux de mes amis, dans le pas même de mon cheval, un charme triste et lent qui tenait du sommeil... Mon étoile s’éteignait entre tes mains glacées. . Tout se mit à fuir ! Ô Mort ! Grands remords ! Ma honte est immense !... Regarde ces pauvres corps !... Une éternité de silence ne peut l'adoucir !... « — Il n’est point de douceur en ce monde Gwendor ! rien que de légende ! Tous les royaumes finissent dans un rêve !... « — Ô Mort ! Rends-moi un peu de temps... un jour ou deux ! Je veux savoir qui m’a trahi... « — Tout trahit Gwendor... Les passions n’appartiennent à personne, l’amour, surtout, n’est que fleur de vie dans le jardin de la jeunesse. ” « Et la mort tout doucement saisit le prince... Il ne se défend plus... Son poids s’est échappé... Et puis un beau rêve reprend son âme... Le rêve qu’il faisait souvent quand il était petit, dans son berceau de fourrure, dans la chambre des Héritiers, près de sa nourrice la morave, dans le château du Roi René... » Gustin il avait les mains qui lui pendaient entre les genoux... « C’est pas beau ? » que je l’interroge. TEXTE 2 : Marcel Proust Du côté de chez Swann Folio page 9 À Combray … On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer. Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement, conformant son attitude, avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte; puis il s'éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s'adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
– Mais, madame Octave, ce n'est pas encore l'heure de la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse ? – Mais non, Françoise, disait ma tante, c'est-à-dire, si, vous savez bien que maintenant les moments où je n'ai pas de faiblesse sont bien rares ; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître ; mais ce n'est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. C'est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c'est. – Mais ça sera la fille à M. Pupin, disait Françoise qui préférait s'en tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matin chez Camus. – La fille à M. Pupin ! Oh ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise ! Avec cela que je ne l'aurais pas reconnue ? – Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de l'avoir déjà vue ce matin. – Ah ! à moins de ça, disait ma tante.
Maurras, Hermant, ça savait écrire le beau français filandreux qui faisait Céline tourner de l’œil. Tiens. Et celui-là. Pas peuple : un médecin. Mais pour le faire à la populaire, il en remettait même un peu. Tout de même, il a une forte tendance à ressembler à un grand écrivain. Le Voyage au bout de la nuit, ça a tout de même été un bouquin sensationnel. Mais quand il a voulu le faire au politique, qu’est-ce qu’il a pu débloquer. Ses idées étaient moins bien moulées que la belle prose classique. Son délire provenait peut-être de l’emploi de l’argot : le lumpenprolétariat doit avoir à faire là-dedans. N’empêche que le Voyage est le premier livre important où l’usage du français parlé ne soit pas limité au dialogue,, mais aussi au narré. Bâtons page 54 Entre-temps avait paru le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, le premier livre d'importance où pour la première fois le style oral marche à fond de train (et avec peu de goncourtise) de la première à la dernière page depuis « Ça a débuté comme ça. Moi j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. » Jusqu'à « Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus. » En passant par « De fil en aiguille, même sur Napoléon on a trouvé des rigolades à se raconter. Parapine il la connaissait bien lui l'histoire à Napoléon. Ça l'avait passionné autrefois qu'il m'apprit, en Pologne, quand il était encore au lycée. Il avait été bien élevé lui Parapine, pas comme moi. » Ici, enfin, on a le français parlé moderne, tel qu'il est, tel qu'il existe. Ce n'est pas seulement une question de vocabulaire, mais aussi de syntaxe. Bâtons page 17
Pigritia est un mot terrible. Il engendre un monde, la pègre, lisez le vol, et un enfer, la pégrenne, lisez la faim. Ainsi la paresse est mère. Elle a un fils, le vol, et une fille, la faim. Où sommes-nous en ce moment ? Dans l’argot. Qu’est-ce que l’argot ? C’est tout à la fois la nation et l’idiome ; c’est le vol sous ses deux espèces, peuple et langue. Lorsqu’il y a trente-quatre ans le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait au milieu d’un ouvrage écrit dans le même but que celui-ci un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur. — Quoi ! comment ! l’argot ? Mais l’argot est affreux ! mais c’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable ! etc., etc., etc. Nous n’avons jamais compris ce genre d’objections. Depuis, deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cœur humain, l’autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Süe, ayant fait parler des bandits dans leur langue naturelle comme l’avait fait en 1828 l’auteur du Dernier jour d’un condamné, les mêmes réclamations se sont élevées. On a répété : — Que nous veulent les écrivains avec ce révoltant patois ? l’argot est odieux ! l’argot fait frémir ! Qui le nie ? Sans doute. Lorsqu’il s’agit de sonder une plaie, un gouffre ou une société, depuis quand est-ce un tort de descendre trop avant, d’aller au fond ? Nous avions toujours pensé que c’était quelquefois un acte de courage, et tout au moins une action simple et utile, digne de l’attention sympathique que mérite le devoir accepté et accompli. Ne pas tout explorer, ne pas tout étudier, s’arrêter en chemin, pourquoi ? S’arrêter est le fait de la sonde et non du sondeur.
« Par le travers de l’Étoile mon beau navire il taille dans l’ombre... chargé de toile jusqu’au trémat... Il pique droit sur l’Hôtel-Dieu... La ville entière tient sur le Pont, tranquille... Tous les morts je les reconnais... Je sais même celui qui tient la barre... Le pilote je le tutoye... Il a compris le professeur... il joue en bas l’air qu’il nous faut... Black Joe... Pour les croisières... Pour bien prendre le Temps... le Vent... les menteries... Si j’ouvre la fenêtre, il fera froid d’un coup... Demain j’irai le tuer M. Bizonde qui nous fait vivre... le bandagiste, dans sa boutique... Je veux qu’il voyage... Il ne sort jamais... Mon navire souffre et il malmène au-dessus du Parc Monceau... Il est plus lent que l’autre nuit... Il va buter dans les Statues... Voici deux fantômes qui descendent à la Comédie-Française... Trois vagues énormes emportent les arcades Rivoli. La sirène hurle dans mes carreaux... Je pousse ma lourde... Le vent s’engouffre... Ma mère radine exorbitée... Elle me semonce... Que je me tiens mal comme toujours !... La Vitruve se précipite !... Assaut des recommandations... Je me révolte... Je les agonise... Mon beau navire est à la traîne. Ces femelles gâchent tout infini... il bourre en cap, c’est une honte !... Il incline sur bâbord quand même... Y a pas plus gracieux que lui sous voiles... Mon cœur le suit... |
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