Raynal-Mony 05/12/14
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 4 Année 2014-2015 le 5 décembre 2014 Descartes à Henry More
1. - Votre première difficulté est sur la définition du corps que j'appelle une substance étendue, plutôt que sensible, tangible ou impénétrable. Mais en disant une substance sensible, vous ne la définissez que par le rapport qu'elle a à nos sens, ce qui n'en explique qu'une propriété, au lieu de comprendre l'essence entière des corps qui, pouvant exister quand il n'y aurait nul homme, ne dépend pas de nos sens. [...] Donc on ne définit pas bien le corps comme une substance sensible. [...] Mais Dieu, dites-vous, un ange et tout ce qui subsiste par soi-même est étendu, ainsi votre définition est plus large que ce qui est défini. Je n'ai pas coutume de discuter sur les mots [...] Par un être étendu, on peut distinguer par l'imagination plusieurs parties d'une grandeur déterminée et figurée, dont l'une n'est pas l'autre ; l'imagination peut en mettre l'une à la place de l'autre, sans que l'on puisse en imaginer deux à la fois dans le même lieu. On n'en saurait dire autant de Dieu ni de notre âme, ni l'un ni l'autre ne sont imaginables, ils sont seulement intelligibles ; et on ne saurait les séparer en parties qui auraient des grandeurs et des figures déterminées [...] Nulle substance incorporelle ne saurait être étendue au sens propre, on ne peut les concevoir que comme une certaine vertu ou force. Si quelques-uns confondent l'idée de substance avec la chose étendue, cela vient du préjugé où ils sont que tout ce qui existe ou est intelligible, est en même temps imaginable. En effet, rien ne tombe sous l'imagination qui ne soit en même temps étendu. [...] Il n'y a d'étendue que dans les choses qui tombent sous l'imagination, comme ayant des parties distinctes les unes des autres. [...] 2. - A l'égard de votre seconde difficulté, si nous examinons ce qu'est cet être étendu que j'ai décrit, nous trouverons que ce n'est autre chose que l'espace, que l'on croit d'ordinaire être quelquefois plein, quelquefois vide, quelquefois réel, d'autres fois imaginaire. [...] Comme je faisais attention que des propriétés réelles ne pouvaient se trouver que dans un corps réel, j'ai osé assurer qu'il n'y avait aucun espace absolument vide et que tout être étendu était véritablement corps. En quoi je n'ai pas fait difficulté d'être d'un sentiment contraire à celui de ces grands hommes dont vous parlez, Épicure, Démocrite et Lucrèce ; car j'ai bien vu que, loin de s'attacher à des raisons solides, ils ont suivi les préjugés communs de l'enfance ; car bien que nos sens ne nous représentent pas toujours les corps extérieurs tels qu'ils sont, mais dans le rapport qu'ils ont avec nous, et selon qu'ils peuvent nous être utiles ou nuisibles, nous avons pourtant tous jugé dans notre enfance qu'il n'y a dans le monde que ce que les sens nous représentent, qu’il n'y avait pas de corps qui ne fût sensible, et que tout lieu où nous ne sentons rien était vide. Puisque Épicure, Démocrite et Lucrèce ont partagé ce préjugé comme les autres, je ne dois rien à leur autorité. Mais je suis surpris qu'avec toute votre pénétration d'esprit et voyant d'ailleurs que vous ne sauriez nier qu'en tout espace il n'y ait quelque substance, puisqu'il a toutes les propriétés de l'étendue, vous préfériez dire que l'étendue divine remplit l'espace où il n'y a nul corps, que d'avouer qu'il ne peut y avoir aucun espace sans corps. [...] Voyant qu'il répugne à ma manière de concevoir qu'on ôte tout corps d'un vase, et qu'il y reste cependant une étendue que je ne conçois pas autrement que je concevais auparavant le corps qui y était contenu, je dis qu'il implique contradiction qu'une telle étendue y reste après que le corps en a été ôté ; par conséquent les côtés du vase doivent se rapprocher, ce qui s'accorde avec mes autres opinions. [...] 3. - C'est dans le même sens que je juge contradictoire de dire qu'il y ait des atomes que l'on conçoive étendus, et en même temps indivisibles, parce que, bien que Dieu ait pu les former tels qu'aucune créature ne peut les diviser, nous ne pouvons comprendre qu'il ait pu se priver de la faculté de les diviser lui-même. [...] Or nous concevons que la division d'un atome est une chose possible, puisque nous le concevons étendu ; ainsi, si nous jugeons que Dieu ne peut les diviser, nous jugerons qu'il ne peut pas faire ce que nous concevons pourtant être possible. [...] A l'égard de la divisibilité de la matière, bien que je ne puisse compter toutes les parties en quoi elle est divisible, et que par conséquent je dise que leur nombre est indéfini, cependant je ne saurais assurer que Dieu ne puisse jamais terminer cette division, car je sais que Dieu peut faire plus que je ne saurais comprendre. 4. - Ne regardez pas comme une modestie affectée, mais comme une sage précaution, lorsque je dis qu'il y a certaines choses plutôt indéfinies qu'infinies ; car il n'y a que Dieu seul que je conçoive positivement infini. Pour le reste, comme l'étendue du monde, le nombre des parties divisibles de la matière et autres semblables, j'avoue ingénument que je ne sais pas si elles sont absolument infinies ou non ; ce que je sais, c'est que je n'y connais aucune fin, et à cet égard, je les appelle indéfinies. Et bien que notre esprit ne soit ni la règle des choses ni celle de la vérité, du moins doit-il l'être de ce que nous affirmons ou nions. [...] Mais pour lever tous vos scrupules, lorsque je dis que l'étendue de la matière est in[dé]finie, je crois que cela suffit pour empêcher qu'on ne s'imagine un lieu au-delà d'elle, où les petites parties de mes tourbillons puissent s'échapper ; car, où que l'on conçoive ce lieu-là, il y a selon moi quelque matière, parce qu'en disant qu'elle est étendue d'une manière indéfinie, je dis qu'elle s'étend au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir. Descartes, lettre à Henry More (extraits), le 5 février 1649 |