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Raynal-Mony 13/02/15

Forum Universitaire                                                    Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 7

Année 2014-2015

                                                                                   le 13 février 2015

Malebranche : La raison et la foi


Il faut tâcher de faire taire ses sens, son imagination, et ses passions, et ne pas s'imaginer qu'on puisse être raisonnable sans consulter la raison. [...] Car si la raison ne nous conduit pas, si l'amour de l'ordre de nous anime pas, quelque fidèle que nous soyons dans nos devoirs, nous ne serons jamais solidement vertueux.

Mais, dit-on, la raison est corrompue : elle est sujette à l'erreur. Il faut qu'elle soit soumise à la foi. La philosophie n'est que la servante. Il faut se défier de ses lumières. Perpétuelles équivoques. L'homme n'est point, à lui-même, sa raison et sa lumière. La religion, c'est la vraie philosophie. Ce n'est pas, je l'avoue, la philosophie des païens, ni celle des discoureurs, qui disent ce qu'ils ne conçoivent pas, qui parlent aux autres avant que la vérité leur ait parlé à eux-mêmes. La raison dont je parle est infaillible, immuable, incorruptible. Elle doit toujours être la maîtresse : Dieu même la suit. En un mot, il ne faut jamais fermer les yeux à la lumière, mais il faut s'accoutumer à la discerner des ténèbres, ou des fausses lueurs, des sentiments confus, des idées sensibles, qui paraissent lumières vives et éclatantes à ceux qui ne sont pas accoutumés à discerner le vrai du vraisemblable, l'évidence de l'instinct, la raison de l'imagination son ennemie. L'évidence, l'intelligence est préférable à la foi. Car la foi passera, mais l'intelligence subsistera éternellement. La foi est véritablement un grand bien, mais c'est qu'elle conduit à l'intelligence de certaines vérités nécessaires, essentielles, sans lesquelles on ne peut acquérir ni la solide vertu, ni la félicité éternelle. Néanmoins la foi sans intelligence, je ne parle pas ici des mystères, dont on ne peut avoir d'idée claire ; la foi, dis-je, sans aucune lumière, si cela est possible, ne peut rendre solidement vertueux. C'est la lumière qui perfectionne l'esprit et qui règle le cœur : et si la foi n'éclairait l'homme et ne le conduisait à quelque intelligence de la vérité, et à la connaissance de ses devoirs, assurément elle n'aurait pas les effets qu'on lui attribue. Mais la foi est un terme aussi équivoque que celui de raison, de philosophie et de science humaine.

Je demeure donc d'accord que ceux qui n'ont point assez de lumière pour se conduire peuvent acquérir la vertu, aussi bien que ceux qui savent le mieux rentrer en eux-mêmes pour consulter la raison, et contempler la beauté de l'ordre ; parce que la grâce de sentiment, ou la délectation prévenante peut suppléer à la lumière, et les tenir fortement attachés à leur devoir. Mais je soutiens premièrement que, toutes choses égales, celui qui rentre le plus en lui-même, et qui écoute la vérité intérieure dans un plus grand silence de ses sens, de son imagination et de ses passions, est le plus solidement vertueux. En second lieu je soutiens que l'amour de l'ordre, qui a pour principe plus de raison que de foi, je veux dire plus de lumière que de sentiment, est plus solide, plus méritoire, plus estimable qu'un autre amour que je lui suppose égal. Car dans le fond le vrai bien, le bien de l'esprit devrait s'aimer par raison, et nullement par l'instinct du plaisir. Mais l'état où le péché nous a réduits rend la grâce de la délectation nécessaire pour contrebalancer l'effort continuel de notre concupiscence. Enfin, je soutiens que celui qui ne rentrerait jamais en lui-même, je dis jamais, sa foi prétendue lui serait entièrement inutile. Car le Verbe ne s'est rendu sensible et visible que pour rendre la vérité intelligible. La Raison ne s'est incarnée que pour conduire par les sens les hommes à la raison ; celui qui ferait et même souffrirait ce qu'a fait et souffert Jésus-Christ, ne serait ni raisonnable ni chrétien, s'il ne le faisait dans l'esprit de Jésus-Christ, esprit d'ordre et de raison. Mais cela n'est nullement à craindre : car c'est une chose absolument impossible, que l'homme soit tellement séparé de la raison, qu'il ne rentre jamais en lui-même pour la consulter. Car, quoique bien des gens ne sachent peut-être point ce que c'est que de rentrer en eux-mêmes, il n'est pas possible qu'ils n'y rentrent, ou qu'ils n'écoutent quelquefois la voix de la vérité, malgré le bruit continuel de leurs sens et de leurs passions. Il n'est pas possible qu'ils n'aient quelque idée, et quelque amour de l'ordre, ce que certainement ils ne peuvent avoir que de celui qui habite en eux, et qui les rend en cela justes et raisonnables. Car nul homme n'est à lui-même ni le principe de son amour, ni l'esprit qui l'inspire, qui l'anime et qui le conduit.

La connaissance de l'ordre, qui  est notre loi indispensable, est mêlée d'idées claires et de sentiments intérieurs. [...] L'ordre comme principe et règle naturelle et nécessaire de tous les mouvements de l'âme, touche, pénètre, convainc l'esprit sans l'ébranler. Ainsi on peut voir l'ordre par idée claire, mais on le connaît aussi par sentiment : parce que Dieu aimant l'ordre, et nous imprimant sans cesse un amour un mouvement pareil au sien ; il est nécessaire que nous soyons instruits par la voie courte et sûre du sentiment, quand nous suivons ou abandonnons l'ordre immuable. Mais il faut prendre garde que le péché rend souvent peu sûre la voie de discerner l'ordre par sentiment ou par instinct : parce que les inspirations secrètes des passions sont de même nature que ce sentiment intérieur. [...] Rien n'est donc plus sûr que la lumière : on ne peut trop s'arrêter aux idées claires ; et quoiqu'on puisse se laisser animer par le sentiment, il ne faut jamais s'y laisser conduire.

Malebranche, Traité de morale, 1ère partie, III et V (1684, 1697, 1707)