Raynal-Mony 10/10/14
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 1 Année 2014-2015 le 10 octobre 2014
Le modèle mécanique à l'Âge classique
La révolution scientifique change la vision du monde des Européens du XVII° s., elle exige des esprits qui participent et réfléchissent aux découvertes, elle suscite la création des académies et l'intérêt grandissant des États [1]. Depuis qu'au moyen de la géométrie Kepler a établi les premières lois de l'astronomie, et que Galilée a créé la science du mouvement, la question se pose de savoir, si tout dans la nature est réglé par les propriétés mécaniques de la matière. Descartes et les cartésiens font du modèle mécanique le fondement de la science nouvelle, Leibniz et Newton en montreront les limites et le compléteront. Mais en dépit des débats et des controverses, le mécanisme se renforcera tout au long du siècle.1
Le modèle mécanique en physique Galilée a mis en évidence la structure mathématique de l'univers [2]. Son idée de la nouvelle physique postule l'intelligibilité mathématique du mouvement, et pose l'homogénéité du monde céleste et terrestre. Finie la bipartition aristotélicienne en un monde supralunaire constitué d'êtres éternels et immuables et un monde sublunaire composé d'êtres temporaires et altérables. Pour étudier la nature, le physicien se concentre sur la matière, en faisant abstraction de toute idée d'âme, de finalité et de vie. Sous cet angle, les phénomènes s'expliquent par les seules lois de la matière et du mouvement. Les Discours (1638) de Galilée répondent à cette exigence (la résistance des matériaux, la chute des corps et la trajectoire des projectiles). Le père Mersenne est en France le propagateur de la mécanique galiléenne. Descartes la reprend à son compte et impose un modèle géométrique à toute la nature. Son Monde (1629-1633) ne considère que les grandeurs, les figures et les mouvements [3]. Il pense en métaphysicien et en mathématicien, et a l'audace d'affirmer, contre les indications de nos sens, que la science de la nature doit se construire a priori comme la géométrie [4]. Les grands principes de sa conception unifiée sont [5] 1) la création du mouvement et sa conservation par Dieu (une fois lancé, le mouvement n'est plus jamais produit) ; 2) le principe d'inertie ; 3) les lois de rencontre des corps. Selon le mécanisme, le mouvement ne se transmet et ne se modifie que par choc ou pression des corps. L'impulsion est le seul mode accepté de communication du mouvement. En outre, Descartes réduit la matière à l'étendue, identifie la nature et la matière, et opère une distinction réelle de l'esprit et de la matière. De là il déduit un concept unifié de la matière homogène (substance étendue en longueur, largeur et profondeur), un concept unifié de la nature (qui n'est que matière) et une conception unitaire de la physique. Pour construire la nouvelle physique, Descartes ajoute aux déterminations géométriques des corps (figure et situation) une détermination cinématique (quantité de mouvement transmis par une masse mobile : mv). Les lois de la nature sont les règles qui régissent le mouvement dans la matière, et sont formulables en langage mathématique.
Mécanisme et finalité Le mécanisme se suffirait-t-il à lui-même ? Un cartésien a tendance à répondre oui, Leibniz et les tenants de la théologie naturelle répondent non. Les réponses dépendent de la manière d'articuler mécanisme et finalité. Galilée et Descartes construisent un modèle mécaniste pur. D'autres philosophes et savants (surtout les membres de la Royal Society) sondent des voies plus proches de l'expérience. Selon l'option choisie, l'organisation du monde et du vivant peut être abordée, soit par la recherche des causes efficientes, soit par celle des causes finales. La recherche des causes efficientes est souvent pensée comme prioritaire pour expliquer les phénomènes. Mais déjà Socrate n'en était pas satisfait (Phédon) : aussi avait-il recours à la recherche des causes finales pour unifier les schémas mécaniques en place et leur donner un sens. Leibniz reprend l'argumentation de Socrate pour dire son désaccord avec les « nouveaux philosophes » qui vont trop loin en confondant corps naturels et corps artificiels (Descartes, Principes IV, 203), faisant ainsi de la nature l'atelier d'un ouvrier. Leibniz tente de réhabiliter la recherche des causes finales, car il voit dans la finalité un moyen de réguler l'essor du mécanisme [6]. Toutefois, l'alliance des deux méthodes est compromise par l'indépendance grandissante de la physique vis-à-vis de l'idée de finalité. Surtout Descartes affirme l'autosuffisance des schèmes mécanistes et s'applique à exclure les causes finales [7]. Il tient à ce que la science se fonde sur une unique méthode. Le seul concept opératoire qu'il admet en physique comme en science de la vie est la substance étendue. L'organisme vivant étant matériel, il n'a pour essence que l'étendue. Le corps vivant n'est qu'une espèce de corps parmi d'autres, il n'en diffère que par l'organisation mécanique. La conservation et la santé ne sont pas des propriétés spécifiques du vivant, elles ne relèvent que des lois de la matière et du mouvement. La machine animale est conçue comme une disposition mécanique d'organes et de membres. Descartes assimile le corps vivant à une montre qui fonctionne bien et le corps mort à une montre rompue [8]. La vie est une combinaison précaire de mouvements mécaniques. L'âme n'en est pas la cause, comme le pensaient les Anciens. Au contraire, c'est parce qu'une modification est intervenue dans la machine corporelle que, pour l'homme qui est le seul à posséder une âme, l'âme se retire. Mais si l'animal n'est qu'un agrégat de matière, d'où lui vient son individualité et son unité organique ? Descartes définit l'unité d'un corps par le mouvement : un corps, c'est tout ce qui est transporté ensemble (Principes II. 26). Le corps n'aurait-il aucune unité propre ? Et comment le mouvement se transmet-il au corps ? Ces questions sont la pierre d'achoppement du cartésianisme. Les cartésiens donnent diverses réponses, en y mêlant des conceptions atomistes comme celles de Gassendi. Néanmoins, le mécanisme triomphe à la fin du XVII° s. La nature est alors vue comme une immense machine qu'on pourrait fabriquer, si ce n'est dans son être, du moins dans ses lois. Connaître, ce n'est plus contempler les essences éternelles, c'est fabriquer, l'esprit tourné vers la réussite technique (Francis Bacon). Même les critiques du mécanisme ne négligent pas les effets pratiques de la physique, et admettent que seule la mathématisation du mouvement peut la faire progresser.
Limites du mécanisme Dans les Principia (1687), Newton nomme attractions les forces centripètes, par lesquelles les corps sphériques tendent l'un vers l'autre, et non pas impulsions comme le faisaient ses adversaires cartésiens [9]. Or lui aussi pense qu'une force physique ne peut pas agir sans contact. Mais le terme impulsion suggère que le monde est totalement régi par le mécanisme : il concède trop aux cartésiens. Newton subodore dans le mécanisme intégral un ferment d'athéisme. Certes il trouve la formule mathématique de la force d'attraction, mais il ne parvient pas à lui assigner une cause. Il ne se prononce pas sur la nature de l'attraction, mais elle ne saurait être en aucun cas une force occulte de certains corps. Ce doit être une force universelle dont les effets sont quantifiables. Son statut énigmatique amène Newton à réintroduire dans la nature et en philosophie naturelle la présence d'un « Dieu vivant, tout-puissant et omniscient » (Scholie général, 411) dont l'espace serait l'organe sensoriel (sensorium dei). Quoi qu'il en soit, la dynamique de Newton présente une autre cause de mouvement que la pure mécanique, une cause qui renoue avec les intuitions de W. Gilbert et de Kepler. La gravitation universelle complète donc le modèle mécanique qui ne connaissait que le choc ou l'impulsion n'agissant que par contact. La synthèse newtonienne propose un nouveau modèle de mathématisation qui unifie la science du mouvement, en englobant d'autres mouvements que ceux produits par le choc et l'impulsion. A la même époque, Leibniz corrige les lois cartésiennes du choc : ce qui se conserve, ce n'est pas la quantité de mouvement (mv), mais la force vive (énergie cinétique), c'est-à-dire une certaine efficience du mobile (mv²). L'essence du corps ne consiste pas dans l'étendue, mais dans la force. Le corps résiste au mouvement et le transmet parce qu'il fonctionne comme un ressort. Les phénomènes d'élasticité montrent que le corps absolument dur supposé par Descartes n'existe pas. Le mouvement ne se définit pas par le seul changement de lieu, ce n'est là que l'effet apparent de la force mouvante. Par ailleurs, Leibniz joint au concept d'animal-machine celui d'organisme, dont il fonde l'unité en recherchant les causes finales. Il réintroduit les causes finales, mais reconnaît l'effectivité du mécanisme [10]. Il tente de faire admettre la complémentarité du mécanisme et de la finalité. Pour penser l'unité de la nature, il opère l'union des deux méthodes (par les causes finales et les causes efficientes). En postulant que la simplicité des lois de la nature reflète les desseins du Créateur, il œuvre pour une union de la science et de la théologie naturelle. Et puisqu'il admet que la nature reflète la perfection divine, il peut aussi poser que la nature, en agissant avec économie, exprime la sagesse du Créateur. En physique, il introduit les causes finales, en utilisant les procédés d'optimisation qu'offre la méthode des maxima et minima (1684). Leibniz et Newton ont limité la portée du modèle mécanique par des voies différentes. Mais entre temps, le mécanisme a montré sa fécondité : il a fondé la science classique et il annonce la mécanique analytique.
La notion d'infini dans le mouvement L'analyse du mouvement selon le modèle mécaniste inscrit la notion d'infini dans le monde et dans la pensée. Mais l'infini à penser dans le mouvement est source de soucis, car il ne se laisse saisir pleinement ni par les sens ni par l'esprit.
L'infini à penser Comment penser le mouvement - son commencement, sa continuité et sa fin - sans retomber dans les paradoxes de Zénon ? Galilée et ceux qui ont cherché à rendre le mouvement intelligible par la géométrie n'ont cessé de se heurter à la question de l'infini [11]. Pascal aussi reconnaît que l'analyse du mouvement ne peut pas éluder la notion d'infini [12]. Mais de leur côté, les physiciens récusent le raisonnement mathématique, fondé sur les divisions à l'infini des vitesses, des espaces parcourus et des temps de chutes. Hartsoeker en fait la remarque dans une lettre à Leibniz [13]. Le fait de considérer le mouvement sans pause, sans discontinuité, apparaît donc au XVII° s. comme un choix théorique risqué ; mais c'est un choix décisif. Car si le mouvement n'est pas étudié dans sa continuité, c'est la possibilité même de sa formalisation mathématique qui s'évanouit. Pour lever les difficultés, Leibniz édifie une théorie purement rationnelle du mouvement (Theoria motus abstracti, 1671). Il part de l'idée que le mouvement est continu, non entrecoupé de petits repos, comme l'envisageaient les atomistes. Or s'il est continu, le mouvement est non seulement divisible à l'infini, mais effectivement divisé, en ce sens que tout continu comporte une infinité de parties en acte. Et pourtant, il est impossible de penser un minimum dans l'espace ou le temps, car un tel minimum implique contradiction. En effet, il y aurait autant de minima dans la partie que dans le tout, puisque toute partie de même espèce que le tout est encore infiniment divisible. Leibniz échappe à ce dilemme en s'inspirant de la géométrie des indivisibles de Bonaventura Cavalieri (Geometria indivisibilibus, 1635). Il doit bien exister des indivisibles, sans quoi ni le début ni la fin du mouvement ne seraient concevables. Un commencement doit appartenir au mouvement, à l'espace et au temps, sans être lui-même divisible. Il y a donc des indivisibles, constitutifs du commencement, et pourtant hétérogènes à ce qu'ils constituent. Ici, Leibniz introduit des êtres mathématiques : le commencement de l'espace (le point), du mouvement (l'effort), du temps (l'instant) [14]. L'indivisible du mouvement bloque la régression à l'infini qui empêchait de penser le début ou la fin du mouvement. Récapitulons, toute tentative de penser mathématiquement le début du mouvement fait surgir la notion d'infini. Analyser la continuité du mouvement, c'est faire entrer l'infini dans le monde. Dans cette perspective, le projet de géométrisation du mouvement retrouve inévitablement la thèse de l'infini que Bruno avait affirmée de façon péremptoire et sans la démontrer. Mais la notion d'infini reste aussi incompréhensible qu'avant.
L'infini impensable Pascal souligne à dessein notre impossibilité de comprendre l'infini. Notre esprit n'est pas à même de saisir la double infinité qui se rencontre dans les choses. Nous ne pouvons donc pas pénétrer pleinement la nature des choses. Le monde est infini, traversé par l'infini, mais l'infini n'est pas de notre monde : nous ne pouvons ni le percevoir ni le concevoir, mais seulement le contempler [15]. L'infini dans la nature est hors de notre portée. Le concept mathématique de l'infini ne parle donc pas le véritable langage de la nature. Galilée le reconnaît, tout comme son ami Cavalieri [16]. Descartes se tire d'affaire en construisant son opposition infini / indéfini qu'il formule dans les Principes de la philosophie. Il réserve à Dieu seul le nom d'infini, et introduit l'indéfini comme l'unique domaine à l'intérieur duquel la pensée humaine peut se déployer [17]. La finitude de la pensée humaine, confrontée à l'infinitude du Créateur, empêche notre connaissance de s'accomplir pleinement. Dans ces conditions, la visée ontologique du projet de géométrisation de la nature perd son sens. Impossible de lire et de comprendre l'infini dans la nature, donc de pénétrer entièrement l'essence des choses. Ainsi, une déchirure traverse le champ des savoirs. On trouve, d'un côté, la science du mouvement avec le retour incessant de la raison vers une certaine idée de l'infini ; et de l'autre, l'impossibilité de penser l'infini avec l'obligation pour l'esprit humain de rester dans les limites de sa finitude. Pour réduire cette tension, Fontenelle distingue l'infini métaphysique et l'infini géométrique. Il appelle infini métaphysique l'idée d'une grandeur sans bornes, qui comprend tout et hors de laquelle il n'y a rien (Dieu, chez saint Anselme) ; et il nomme infini géométrique une grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais pas plus grande que toute grandeur [18]. L'infini géométrique est un pur être de raison, indépendant de l'infini métaphysique. Il ne relève que de la cohérence du système auquel il appartient. Il est conçu comme un concept spécifique dont le contenu ne peut être déterminé qu'à l'intérieur du discours mathématique. Dès lors que les liens entre l'infini mathématique et le divin sont dénoués, la réflexion géométrique peut penser un infini, ou plusieurs, en dehors de tout discours consacré à Dieu. Ainsi, la séparation des disciplines supprime l'inquiétude sous-jacente à l'idée d'un infini ontologique, et laisse émerger un concept heuristique pour guider la recherche des lois de la nature.
La science classique en formation A l'aube du XVIII° siècle, on n'observe pas de rupture analogue à celle observée après le Moyen Âge ou la Renaissance, mais plutôt la poursuite d'un rationalisme ambitionnant de saisir la vérité des choses. Philosophes et savants du XVII° siècle ont été les acteurs d'une science en pleine formation. Ils ont eu conscience de s'inscrire dans un projet nouveau, de plus en plus distinct des âges antérieurs, de plus en plus autonome par rapport à la théologie et à la métaphysique, et de plus en plus présent dans la société. Ils ont pris aussi conscience du fait que la philosophie naturelle, jusque-là tâtonnante, n'a emprunté la voie d'une véritable science qu'en s'ouvrant aux mathématiques. Deux principes marquent sa spécificité : la généralité d'une approche mécaniste des lois de la nature, et la mathématisation des savoirs. Plus tard, la découverte de géométries non euclidiennes, l'émergence de la notion de champ (Faraday), en chimie le modèle de Lavoisier et sa conjonction avec le modèle atomique de Dalton ont sans aucun doute produit un autre grand tournant dans l'histoire de la pensée. Le modèle général du monde brossé par la science classique est demeuré le même jusqu'à la révolution quantique et a encore modelé nos esprits dans le secondaire. |