Maroy 06/01/16
FORUM UNIVERSITAIRE JACQUELINE MAROY ANNEE 2015-2016 DOCUMENTS SEMINAIRE 5 le 6 JANVIER 2016
Document 2 « De la littérature considérée comme une tauromachie », in L’âge d’homme Folio page 10 Un problème le tourmentait, qui lui donnait mauvaise conscience et l’empêchait d’écrire : ce qui se passe dans le domaine de l’écriture n’est-il pas dénué de valeur si cela reste « esthétique », anodin, dépourvu de sanction, s’il n’y a rien, dans le fait d’écrire une œuvre, qui soit un équivalent (et ici intervient l’une des images les plus chères à l’auteur) de ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau, qui seule - en raison de la menace matérielle qu’elle recèle - confère une réalité humaine à son art, l’empêche d’être autre chose que grâces vaines de ballerine ? Texte 3 Michel Leiris L'âge d'homme Gallimard 1939 folio page 23 Je viens d'avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Au physique, je suis de taille moyenne, plutôt petit. J'ai des cheveux châtains coupés court afin d'éviter qu'ils ondulent, par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante. Autant que je puisse en juger, les traits caractéristiques de ma physionomie sont : une nuque très droite, tombant verticalement comme une muraille ou une falaise, marque classique (si l'on en croit les astrologues) des personnes nées sous le signe du Taureau; un front développé, plutôt bossu, aux veines temporales exagérément noueuses et saillantes. Cette ampleur de front est en rapport (selon le dire des astrologues) avec le signe du Bélier; et en effet je suis né un 20 avril, donc aux confins de ces deux signes: le Bélier et le Taureau. Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé; mon teint est coloré; j'ai honte d'une fâcheuse tendance aux rougeurs et à la peau luisante. Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées; mes deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d'assez faible ou d'assez fuyant dans mon caractère. Ma tête est plutôt grosse pour mon corps; j'ai les jambes un peu courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites relativement aux hanches. Je marche le haut du corps incliné en avant; j'ai tendance, lorsque je suis assis, à me tenir le dos voûté; ma poitrine n'est pas très large et je n'ai guère de muscles. J'aime à me vêtir avec le maximum d'élégance; pourtant, à cause des défauts que je viens de relever dans ma structure et de mes moyens qui, sans que je puisse me dire pauvre, sont plutôt limités, je me juge d'ordinaire profondément inélégant; j'ai horreur de me voir à l’improviste dans une glace car, faute de m'y être préparé, je me trouve à chaque fois d'une laideur humiliante. Texte 4 Montaigne Essais (extraits) Classiques Larousse page 31
Mes conditions corporelles sont, en somme, très bien accordantes à celles de l'âme. Il n'y a rien d'allègre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine ; mais j'y dure si je m'y porte moi-même, et autant que mon désir m'y conduit, Texte 5 Flaubert Salammbô : La bataille du Macar La phalange commençait à osciller, les capitaines couraient éperdus, les serre-files poussaient les soldats, et les Barbares s'étaient reformés ; ils revenaient ; la victoire était pour eux. Mais un cri, un cri épouvantable éclata, un rugissement de douleur et de colère : c'étaient les soixante-douze éléphants qui se précipitaient sur une double ligne, Hamilcar ayant attendu que les Mercenaires fussent tassés en une seule place pour les lâcher contre eux ; les Indiens les avaient si vigoureusement piqués que du sang coulait sur leurs larges oreilles. Leurs trompes, barbouillées de minium, se tenaient droites en l'air, pareilles à des serpents rouges ; leurs poitrines étaient garnies d'un épieu, leur dos d'une cuirasse, leurs défenses allongées par des lames de fer courbes comme des sabres, - et pour les rendre plus féroces, on les avait enivrés avec un mélange de poivre, de vin pur et d'encens. Ils secouaient leurs colliers de grelots, criaient ; et les éléphantarques baissaient la tête sous le jet des phalariques qui commençaient à voler du haut des tours. Afin de mieux leur résister les Barbares se ruèrent, en foule compacte ; les éléphants se jetèrent au milieu, impétueusement. Les éperons de leur poitrail, comme des proues de navire, fendaient les cohortes ; elles refluaient à gros bouillons. Avec leurs trompes, ils étouffaient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-dessus leur tête ils les livraient aux soldats dans les tours ; avec leurs défenses, ils les éventraient, les lançaient en l'air, et de longues entrailles pendaient à leurs crocs d'ivoire comme des paquets de cordages à des mâts. Les Barbares tâchaient de leur crever les yeux, de leur couper les jarrets ; d'autres, se glissant sous leur ventre, y enfonçaient un glaive jusqu'à la garde et périssaient écrasés ; les plus intrépides se cramponnaient à leurs courroies ; sous les flammes, sous les balles, sous les flèches, ils continuaient à scier les cuirs, et la tour d'osier s'écroulait comme une tour de pierre. Quatorze de ceux qui se trouvaient à l'extrémité droite, irrités de leurs blessures, se retournèrent sur le second rang ; les Indiens saisirent leur maillet et leur ciseau et l'appliquant au joint de la tête, à tour de bras, ils frappèrent un grand coup. Les bêtes énormes s'affaissèrent, tombèrent les unes par-dessus les autres. Ce fut comme une montagne ; et sur ce tas de cadavres et d'armures, un éléphant monstrueux qu'on appelait Fureur de Baal pris par la jambe entre des chaînes, resta jusqu'au soir à hurler, avec une flèche dans l'œil. Cependant les autres, comme des conquérants qui se délectent dans leur extermination, renversaient, écrasaient, piétinaient, s'acharnaient aux cadavres, aux débris. Pour repousser les manipules serrés en couronnes autour d'eux, ils pivotaient sur leurs pieds de derrière, dans un mouvement de rotation continuelle, en avançant toujours. Les Carthaginois sentirent redoubler leur vigueur, et la bataille recommença.
Texte 6 Apollinaire Alcools Poésie Gallimard 1909 La dame en robe d'ottoman violine Elle était si belle J'aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes |
Raynal-Mony 08/01/16
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 6 Année 2015-2016 Le 8 janvier 2016
Un empiriste rigoureux La science qui contribue le plus à rendre l'esprit lumineux, précis et étendu, et qui, par conséquent doit le préparer à l'étude de toutes les autres, c'est la métaphysique. […] Il faut distinguer deux sortes de métaphysiques ; L'une, ambitieuse, veut percer tous les mystères ; la nature, l'essence des êtres, les causes les plus cachées, voilà ce qui la flatte et ce qu'elle se promet de découvrir ; l'autre, plus retenue, proportionne ses recherches à la faiblesse de l'esprit humain, et aussi peu inquiète de ce qui doit lui échapper qu'avide de ce qu'elle peut saisir, elle sait se contenir dans les bornes qui lui sont marquées. La première fait de toute la nature une espèce d'enchantement qui se dissipe comme elle ; la seconde, ne cherchant à voir les choses que comme elles sont en effet, est aussi simple que la vérité même. Avec celle-là les erreurs s’accumulent sans nombre, et l'esprit se contente de notions vagues et de mots qui n'ont aucun sens; avec celle-ci on acquiert peu de connaissances; mais on évite l’erreur: l'esprit devient juste et se forme toujours des idées nettes. Les philosophes se sont exercés sur la première, et n'ont regardé l'autre que comme une partie accessoire qui mérite à peine le nom de métaphysique. Locke est le seul que je crois devoir excepter : il s'est borné à l'étude de l'esprit humain, et a rempli cet objet avec succès. Descartes n'a connu ni l'origine ni la génération de nos idées. C'est à quoi il faut attribuer l'insuffisance de sa méthode ; car nous ne découvrirons point une manière sûre de conduire nos pensées, tant que nous ne saurons pas comment elles se sont formées. Malebranche, de tous les cartésiens celui qui a le mieux aperçu les causes de nos erreurs, cherche tantôt dans la matière des comparaisons pour expliquer les facultés de l'âme, tantôt il se perd dans un monde intelligible, où il s'imagine avoir trouvé la source de nos idées. […] Enfin, les leibniziens font de cette substance un être bien plus parfait : c'est, selon eux, un petit monde, c'est un miroir vivant de l'univers ; et, par la puissance qu'ils lui donnent de représenter tout de qui existe, ils se flattent d'en expliquer l'essence, la nature et les propriétés. [...] Notre premier objet est l'étude de l'esprit humain, non pour en découvrir la nature, mais pour en connaître les opérations ; observer avec quel art elles se combinent, et comment nous devons les conduire, afin d'acquérir toute l'intelligence dont nous sommes capables. Il faut remonter à l'origine de nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu'aux limites que la nature leur a prescrites, par là fixer l'étendue et les bornes de nos connaissances et renouveler tout l'entendement humain. Ce n'est que par la voie des observations que nous pouvons faire ces recherches avec succès, et nous ne devons aspirer qu'à découvrir une première expérience que personne ne puisse révoquer en doute et qui suffise à expliquer toutes les autres. Elle doit montrer sensiblement quelle est la source de nos connaissances, quels en sont les matériaux, par quel principe ils sont mis en œuvre, quels instruments on y emploie et quelle est la manière dont il faut s'en servir. J'ai, ce me semble, trouvé la solution de tous ces problèmes dans la liaison des idées, soit avec les signes, soit entre elles. Mon dessein est de rappeler à un seul principe tout ce qui concerne l'entendement humain, et ce principe ne sera ni une proposition vague, ni une maxime abstraite, ni une supposition gratuite ; mais une expérience constante, dont toutes les conséquences seront confirmées par de nouvelles expériences. Les idées se lient avec les signes et ce n'est que par ce moyen, qu'elles se lient entre elles. Ainsi, après avoir dit un mot sur les matériaux de nos connaissances, sur la distinction de l'âme et du corps, et sur les sensations, j'ai été obligé, pour développer mon principe, non seulement de suivre les opérations de l'âme dans tous leurs progrès, mais encore de rechercher comment nous n'avons contracté l'habitude des signes de toute espèce, et quel est l'usage que nous en devons faire. Dans le dessein de remplir ce double objet, j'ai pris les choses d'aussi haut qu'il m'a été possible. D'un côté, je suis remonté à la perception, parce que c'est la première opération qu'on peut remarquer dans l'âme ; et j'ai fait voir comment et dans quel ordre elle produit toutes celles dont nous pouvons acquérir l'exercice. D'un autre côté, j'ai commencé au langage d'action. On verra comment il a produit tous les arts qui sont propres à exprimer nos pensées : l'art des gestes, la danse, la parole, la déclamation, l'art de noter, celui des pantomimes, la musique, la poésie, l'éloquence, l'écriture et les différents caractères des langues. Cette histoire du langage montrera les circonstances, où les signes sont imaginés ; elle en fera connaître le vrai sens, apprendra à en prévenir les abus, et ne laissera, je pense, aucun doute sur l'origine de nos idées. Enfin, après avoir développé les progrès des opérations de l'âme et ceux du langage, j'essaie d'indiquer par quels moyens on peut éviter l'erreur, et de montrer l'ordre qu'on doit suivre, soit pour faire des découvertes, soit pour instruire les autres de celles qu'on a faites. Tel est en général le plan de cet essai. […] Peut-être que le dessein d'expliquer la génération des opérations de l'âme en les faisant naître d'une simple perception, est si nouveau, que le lecteur a bien de la peine à comprendre de quelle manière je l'exécuterai. Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, 4 Introduction (1746) ; Vrin, 2014 |
Raynal6Mony 11/12/15
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 5 Année 2015-2016 le 11 décembre 2015
Remarques sur l'histoire Si on voulait faire usage de sa raison au lieu de sa mémoire, et examiner plus que transcrire, on ne multiplierait pas à l'infini les livres et les erreurs ; il faudrait n'écrire que des choses neuves et vraies. Ce qui manque d'ordinaire à ceux qui compilent l'histoire, c'est l'esprit philosophique : la plupart, au lieu de discuter des faits avec des hommes, font des contes à des enfants. […] Il me semble que si l'on voulait mettre à profit le temps présent, on ne passerait point sa vie à s'infatuer des fables anciennes. Je conseillerais à un jeune homme d'avoir une légère teinture de ces temps reculés ; mais je voudrais qu'on commençât une étude sérieuse de l'histoire au temps où elle devient véritablement intéressante pour nous : il me semble que c'est vers la fin du XV° siècle. L'imprimerie, qu'on inventa en ce temps-là, commence à la rendre moins incertaine. L'Europe change de face ; les Turcs, qui s'y répandent, chassent les belles-lettres de Constantinople ; elles fleurissent en Italie ; elles s'établissent en France ; elles vont polir l'Angleterre, l'Allemagne, et le septentrion. Une nouvelle religion sépare la moitié de l'Europe de l'obédience du pape. Un nouveau système de politique s'établit. On fait, avec le secours de la boussole, le tour de l'Afrique ; et on commerce avec la Chine plus aisément que de Paris à Madrid. L'Amérique est découverte ; on subjugue un nouveau monde, et le nôtre est presque tout changé ; l'Europe chrétienne devient une espèce de république immense, où la balance du pouvoir est établie mieux qu'elle ne le fut en Grèce. Une correspondance perpétuelle en lie toutes les parties, malgré les guerres, que l'ambition des rois suscite, et même malgré les guerres de religion, encore plus destructives. Les arts, qui font la gloire des États, sont portés à un point que la Grèce et Rome ne connurent jamais. Voilà l'histoire qu'il faut que tout le monde sache. C'est là qu'on ne trouve ni prédictions chimériques, ni oracles menteurs, ni faux miracles, ni fables insensées ; tout y est vrai, aux petits détails près, dont il n'y a que les petits esprits qui se soucient beaucoup. Tout nous regarde, tout est fait pour nous. L'argent sur lequel nous prenons nos repas, nos meubles, nos besoins, nos plaisirs nouveaux, tout nous fait souvenir chaque jour que l'Amérique et les Grandes-Indes, et par conséquent toutes les parties du monde entier, sont réunies depuis environ deux siècles et demi par l'industrie de nos pères. Nous ne pouvons faire un pas qui ne nous avertisse du changement qui s'est opéré depuis dans le monde. Ici ce sont cent villes qui obéissaient au pape, et qui sont devenues libres. Là on a fixé pour un temps les privilèges de toute l'Allemagne. Ici se forme la plus belle des républiques dans un terrain que la mer menace chaque jour d'engloutir. L'Angleterre a réuni la vraie liberté avec la royauté ; la Suède l'imite, et le Danemark n'imite point la Suède. Que je voyage en Allemagne, en France, en Espagne, partout je trouve les traces de cette longue querelle qui a subsisté entre les maisons d'Autriche et de Bourbon, unies par tant de traités, qui ont tous produit des guerres funestes. Il n'y a point de particulier en Europe sur la fortune duquel tous ces changements n'aient influé. Il sied bien, après cela, de s'occuper de Salmanazar et de Mardokempad, et de chercher les anecdotes du Persan Cayamarrat ! Un homme mûr, qui a des affaires sérieuses, ne répète point les contes de sa nourrice. Voltaire, Remarques sur l'histoire, 1742 ; in Œuvres historiques, Pléiade, p. 43-45 Après avoir lu trois ou quatre mille descriptions de batailles, et la teneur de quelques centaines de traités, j'ai trouvé que je n'étais guère plus instruit au fond. Je n'apprenais là que des événements. Je ne connais pas plus les Français et les Sarrasins par la bataille de Charles Martel, que je ne connais les Tartares et les Turcs par la victoire que Tamerlan remporta sur Bajazet. […] C'est beaucoup pour ma curiosité ; c'est pour mon instruction très peu de chose. […] Quiconque veut lire l'histoire en citoyen et en philosophe […] recherchera quel a été le vice radical et la vertu dominante d'une nation ; pourquoi elle a été puissante ou faible sur la mer ; comment et jusqu'à quel point elle s'est enrichie depuis un siècle ; les registres des exportations peuvent nous l'apprendre. Il voudra savoir comment les arts, les manufactures se sont établis ; il suivra leur passage et leur retour d'un pays dans un autre. Les changements dans les mœurs et dans les lois seront enfin son grand objet. On saurait ainsi l'histoire des hommes, au lieu de savoir une faible partie de l'histoire des rois et des cours. » […] En vain je lis les annales de France : nos historiens se taisent tous sur ces détails. Aucun n'a eu pour devise : Homo sum, humani nil a me alienum puto. Il faudrait donc, me semble-t-il, incorporer avec art ces connaissances utiles dans le tissu des événements. Je crois que c'est la seule manière d'écrire l'histoire moderne en vrai politique et en vrai philosophe. […] Mais, pour entreprendre un tel ouvrage, il faut des hommes qui connaissent autre chose que des livres. Voltaire, Nouvelles considérations sur l'histoire, 1744 ; in Œuvres historiques, Pléiade, p. 47-49 |
Raynal-Mony 27/11/15
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 4 Année 2015-2016 le 27 novembre 2015
De l'histoire Il n'est rien de plus aisé, quand on a beaucoup d'esprit et d'expérience dans la profession d'auteur, que de faire une histoire satirique, composée des mêmes faits qui ont servi à faire un éloge. Deux lignes supprimées, ou pour, ou contre, dans l'exposition d'un fait sont capables de faire paraître un homme, ou fort innocent, ou fort coupable : et comme par la seule transposition de quelques mots, on peut faire d'un discours fort saint, un discours impie, de même par la seule transposition de quelques circonstances, on peut faire de l'action du monde la plus criminelle, l'action la plus vertueuse. L'omission d'une circonstance, la supposition d'une autre, que l'on coule adroitement en cinq ou six mots, un je ne sais quel tour que l'on donne aux choses changent entièrement la qualité des actions. Un historien comme Tacite, qui agirait de mauvaise foi, ferait une vie de Louis XIV peu glorieuse, sur les mêmes faits qui porteront au souverain degré de gloire le nom de ce grand monarque ; et l'on peut dire qu'à l'égard de la réputation, toute la destinée des princes est entre les mains des historiens. […] Après cela, n'est-ce point peine perdue que de lire l'histoire ? Car si d'un côté le bon sens veut que je me défie d'un historien huguenot, et que je le soupçonne, ou de n'avoir pas pénétré les pernicieux desseins de son parti, faute de discernement et à cause des préjugés qui l'aveuglent, ou de les avoir dissimulés afin de sauver l'honneur de sa religion ; de l'autre côté, le même bon sens veut que je me défie d'un historien de la communion romaine et que je le soupçonne, ou d'avoir malicieusement tu certaines circonstances qui serviraient à la justification des huguenots, ou de leur avoir imputé faussement des choses qui les rendent haïssables, ou d'avoir cru par des jugements préoccupés que tout ce qui se faisait dans son parti était légitime et qu'au contraire, ceux qu'il regardait comme hérétiques n'étaient animés que d'un esprit de rage, de fureur et d'impiété. S'il m'est permis à moi qui suis de la religion [réformée] de douter de la bonne foi d'un ministre qui écrit l'histoire, à plus forte raison me doit-il être permis de révoquer en doute la bonne foi d'un ecclésiastique, séculier ou régulier. Bien entendu qu'un catholique se donne une semblable liberté, de douter un peu moins de la bonne foi d'un ecclésiastique que de celle d'un ministre. […] Furent-ils [les protestants de France] les derniers à se servir des voies de fait et avant que d'en venir là, observèrent-ils plusieurs précautions capables de faire leur apologie ? Je n'en sais rien ; leurs historiens le disent, mais les historiens du parti contraire les démentent. Les catholiques furent-ils de bonne foi à observer les traités ? Employèrent-ils les voies de la douceur pour réduire le calvinisme ? Ils ont des historiens qui l'assurent ; mais on s'inscrit en faux contre eux et on les traite d'imposteurs. Dispute là-dessus qui voudra, pour moi je veux être pyrrhonien ; je n'affirme ni l'un, ni l'autre. Bayle, Critique générale de l'histoire du calvinisme, I, 3-4 (1686 ?) On accommode l'histoire à peu près comme les viandes dans une cuisine. Chaque nation les apprête à sa manière de sorte que la même chose est mise en autant de ragoûts différents qu'il y a de pays au monde ; et presque toujours, on trouve plus agréables ceux qui sont conformes à sa coutume. Voilà ou peu s’en faut, le sort de l'histoire ; chaque nation chaque religion, chaque secte prend les mêmes faits tout crus où ils se peuvent trouver, les accommode et les assaisonne selon son goût et puis ils semblent à chaque lecteur, vrais ou faux selon qu'ils conviennent ou qu'ils répugnent à ses préjugés. On peut encore pousser plus loin la comparaison, car comme il y a certains mets absolument inconnus en quelques pays et dont on ne voudrait aucunement, à quelque sauce qu'ils fussent, ainsi il y a des faits qui ne sont reçus que d'un certain peuple ou d'une certaine secte ; toutes les autres les traitent de calomnies et d'impostures. Bayle, Nouvelles de la République des Lettres, mars 1686, IV Tous ceux qui savent les lois de l'histoire tomberont d’accord qu'un historien, qui veut remplir fidèlement ses fonctions, doit se dépouiller de l'esprit de flatterie et de l'esprit de médisance et se mettre le plus possible dans l'état d'un stoïcien qui n'est agité d'aucune passion. Insensible à tout le reste, il ne doit être attentif qu'aux intérêts de la vérité, et il doit sacrifier à cela le ressentiment d'une injure, le souvenir d'un bienfait et l'amour même de la patrie. Il doit oublier qu'il est d'un certain pays, qu'il a été élevé dans une certaine communion, qu'il est redevable de sa fortune à tels et tels, que tels et tels sont ses parents ou ses amis. Un historien en tant que tel est comme Melchisédec, sans père, sans mère et sans généalogie. Si on lui demande, D'où êtes-vous ? Il faut qu'il réponde, Je ne suis ni Français, ni Allemand, ni Anglais, ni Espagnol, etc. : je suis habitant du monde, je ne suis ni au service de l'Empereur, ni au service du roi de France, mais seulement au service de la vérité ; c'est ma seule reine, je n'ai prêté qu'à elle le serment d'obéissance. Bayle, Dictionnaire historique et critique, (3° éd 1715), article Usson, remarque F |
Maroy 25/11/15
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2015-2016 Textes séminaire 3 le 25 novembre 2015 Texte 1 Libération article de Marie-Dominique Lelievre 4 janvier 2003 René Girard Aujourd'hui, il lit, il relit, il relira. En Californie, son mode de vie est déroutant et monacal. Sur le campus de Stanford, il a acheté une maison des années 50, toit goudronné et jardin en friche. Il se déplace à pied ou à bicyclette, mais franchit rarement les limites du campus. Le dimanche, il assiste à une messe en latin, avec des chants grégoriens, organisée par un prof de musique de l'université. Il a redécouvert la religion dans les années 50, allant jusqu'à se remarier avec Martha McCullough, bibliothécaire (forcément), à l'église. Ses trois enfants, ses neuf petits-enfants sont américains. Avant le lever du jour, il est à sa table de travail. Une habitude d'insomniaque. Sa bibliothèque abrite ses livres d'enfance. L'intégrale, ou presque, de la comtesse de Ségur. Tous les cinq ans, il relit son favori : le Général Dourakine. René Girard est un séditieux : agacé par les théories «assommantes» sur le sadisme de la comtesse, il a songé à écrire sur le style Ségur. «Les punitions enfantines, c'est un sujet très sérieux chez elle. Hostile à la méthode russe, elle voit venir le problème de l'enfant d'aujourd'hui, l'enfant gâté.» Texte 2 Chrétien de Troyes , Le chevalier de la charrette- Lancelot- Classiques Hachette page 23 (vers 321 et sq.) Les charrettes avaient alors le même usage que les piloris de nos jours. Dans chaque bonne ville où on en trouve aujourd’hui plus de trois mille, on n’en comptait alors qu’une seule : tout comme nos piloris aujourd’hui elle servait aussi bien pour les traîtres que pour les assassins, les vaincus en combat judiciaire, les voleurs et les bandits de grand chemin. Tout criminel pris sur le fait était mis sur la charrette et promené par toutes les rues. Il s’était mis tout entier hors la loi, n’était plus admis à la cour, et ne recevait plus marques d’honneur ni de bienvenue. Voilà le triste emploi des charrettes en ce temps-là. et ce fut l’origine de ce dicton: « Quand charrette verras et rencontreras, fais ton signe de croix et de Dieu souviens-toi, qui du malheur te gardera. » Le chevalier, qui n’avait plus ni monture ni lance, s’approche de la charrette et aperçoit un nain installé sur les brancards, tenant une longue baguette à la main comme le font les charretiers. Il l’interpelle. : -- Nain, pour l’amour de Dieu, dis-moi donc si tu as vu passer par ici ma dame la reine. Ce nain ignoble, misérable engeance, ne voulut pas lui répondre. Au lieu de cela, il se contenta de lui dire: — Si tu veux monter dans ma charrette, tu pourras savoir d’ici demain ce que la reine est devenue. Sur ces mots, il continua son chemin sans l’attendre même un instant. Et le temps seulement de faire deux pas, le chevalier hésite un peu avant de monter ce fut bien là son malheur ! Comme il a eu tort d’hésiter et d’avoir honte! Il aurait dû au contraire bondir immédiatement dans la charrette. Comme il va le payer cher! Mais c’est que Raison, qui s’oppose à Amour, lui dit de bien se garder de monter. Elle le chapitre et le sermonne : qu’il n’aille surtout pas s’engager dans quelque mauvaise situation qui lui vaudrait un jour blâme et déshonneur! Ce n’est pas du fond du cœur mais de la bouche que Raison se hasarde à parler ainsi. Amour au contraire, en son cœur enclos, le presse de monter au plus vite dans la charrette. Amour le veut : le chevalier s’y élance d’un bond. Peu lui importe la honte puisque tel est le bon vouloir d’Amour. Texte 3 Fernandez La course à l’abîme Le livre de poche page 707 Bourreau, j ‘attends, de ta miséricorde, le coup de grâce qui va me délivrer. Mais nous savons tous les deux, n ‘est-ce pas? qu’il ne faut pas entendre ces mots de miséricorde et de coup de grâce dans le sens que leur donnent les pieux docteurs de l’Église. J ‘aime ta force et ta violence, comme tu aimes ma docilité et ma soumission. Je n ‘ai jamais voulu mourir que d’une mort indigne, et dans les conditions sordides qui se trouvent remplies aujourd’hui : une pénombre crapuleuse, des témoins réunis par hasard. Ils assistent passifs à mon exécution, le seul geste de cette femme étant de tendre un bassin pour éviter les taches de sang sur le sol et faire économiser une serpillière à l’intendant de la prison. Nulle tragédie sacrée, ici: un simple homicide, comme il en arrive dans les bas-fonds d’une ville au cours des heures nocturnes où ne restent à rôder dans les rues que ceux qui ont un compte à régler avec le destin. Fais-moi la grâce, bourreau, de me donner cette mort abjecte à laquelle aspire mon âme depuis qu ‘elle a découvert où se tient le vrai Dieu, Texte 4 Dominique Fernandez Prestige et infamie Bouquins Robert Laffont page536 Le saisir aux jambes et le plaquer au sol n’eût été qu’un jeu pour moi, champion de karaté. Je m’abandonnai à la renverse et reçus le premier coup sur le bas-ventre. Il tenait son arme comme un bâton et m’en frappa par le gros bout. Une sorte de fureur s’empara de lui. Son visage rayonna d’une terrible beauté. Il jeta le pieu, ramassa une planche et me la brisa sur la tête. Puis il se mit debout et me laboura le thorax de coups de pied. Instinctivement, j’avais étendu les bras en croix. Je le regardais, les yeux grands ouverts. Ce regard muet et adulateur porta au comble son exaspération. Oui, je pense qu’il s’acharna sur moi pour m’obliger à fermer les yeux et qu’il m’eût épargné s’il avait réussi à ne plus sentir peser sur lui l’oppressant fardeau de mon adoration silencieuse. Il pouvait bien frapper et encore frapper: même mort, j’aurais continué à révérer mon libérateur. Et lorsque, mort en effet. je lui apparus dans toute l’horreur d’un cadavre défiguré et sali, l’éclat de ma prunelle allumée resta fixe au milieu de cette souillure. De mes lèvres entrouvertes entendit-il le chant de louanges monter vers les cieux? Mon vœu le plus secret venait d’être accompli. J’avais remis ma vie entre les mains les plus indignes de la recevoir, rétabli entre Pierre et Paul l’équilibre d’une fin ignominieuse, servi de jouet sanglant à l’ardeur homicide d’un imberbe, expié autant mes fautes que celles de l’humanité. L’artiste aussi pouvait se dire sauvé. Dans aucun de mes livres, dans aucun de mes films je ne m’étais montré à la hauteur de mes ambitions. Mais maintenant je m’en allais tranquille, ayant organisé dans chaque détail ma cérémonie funèbre et signé ma seule œuvre assurée de survivre à l’oubli. Texte 5 Baudelaire Les fleurs du mal LXXXIII (héautontimoroumenos) Je suis la plaie et le couteau ! Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau ! Texte 6 Michel Leiris L’âge d’homme Folio page 53 Lorsque au début de l’automne 1930 -- cherchant une photographie de décollation de saint Jean-Baptiste pour le compte d’un magazine d’art auquel je collaborais —je tombai par hasard sur la reproduction d’une œuvre (d’ailleurs très connue) de Cranach qui se trouve à la Galerie de Peinture de Dresde, Lucrèce et Judith nues disposées en pendants, ce furent bien moins les qualités « fines et légères » du peintre qui me frappèrent que l’érotisme — pour moi tout à fait extraordinaire — dont sont nimbées les deux figures. La beauté du ou des modèles, les deux nus, traités en effet avec une délicatesse extrême, le caractère antique des deux scènes, et surtout leur côté profondément cruel (plus net encore du fait de leur rapprochement) tout concourt, â mes yeux, à rendre ce tableau très particulièrement suggestif, le type même de la peinture â se « pâmer » devant |
Raynal-Mony 13/11/15
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 3 Année 2015-2016 le 13 novembre 2015
La science nouvelle [347] Cette science procède par une analyse rigoureuse des pensées humaines relatives aux nécessités ou utilités de la vie sociale, qui sont les deux sources pérennes du droit naturel des gentes. C’est pourquoi cette science est une histoire des idées humaines, d’après laquelle semble devoir procéder la métaphysique de l’esprit humain. Cette reine des sciences commença au moment où les premiers hommes commencèrent à penser humainement, et non pas au moment où les philosophes commencèrent à réfléchir sur les idées humaines. [348] Afin d’en déterminer les temps et les lieux pour une histoire de cette sorte, […] cette science use d’un art critique, […] la critique philologique. Et le critère dont elle se sert est celui qu’enseigne la providence divine et qui est commun à toutes les nations, à savoir le sens commun du genre humain, déterminé par la nécessaire convenance de ces mêmes choses humaines, qui fait toute la beauté du monde civil. En conséquence le genre de preuve qui règne dans cette science est le suivant : étant donné les ordres établis par la providence divine, les choses des nations ont dû, doivent et devront aller de la façon exposée dans cette science […] [349] Par conséquent, notre science en vient dans le même temps à décrire une histoire idéale éternelle que parcourent dans le temps les histoires de toutes les nations dans leur naissance, leur progrès, leur maturité, leur décadence et leur fin. Bien plus, nous nous avançons jusqu’à affirmer que, le monde des nations ayant certainement été fait par les hommes, et la manière dont il s’est formé devant par conséquent se retrouver dans les modifications de notre propre esprit [mente] humain, celui qui médite cette science se raconte à lui-même cette histoire idéale éternelle, dans la mesure où il la fait pour lui-même en prouvant qu’elle « a dû, doit, devra » [être ce qu’elle est] ; car, lorsqu’il arrive que celui qui fait les choses les raconte lui-même, l’histoire ne peut être davantage certaine. Ainsi, cette science procède tout comme la géométrie, qui, lorsqu’à partir de ses éléments construit ou contemple le monde des grandeurs, fait ce monde pour elle-même ; mais notre science le fait avec une réalité qui dépasse celle de la géométrie dans la même mesure où les ordres [les institutions] qui concernent les affaires humaines ont une réalité qui dépasse celle des points, lignes, surfaces et figures. [350] Les hommes furent longtemps incapables de vérité et de raison, donc de ce qui est la source de la justice intérieure qui satisfait l’intellect. Cette justice fut pratiquée par les Hébreux, qui, éclairés par le vrai Dieu, se voyaient interdire par sa loi divine jusqu’aux pensées injustes, chose dont aucun législateur mortel ne s’est jamais embarrassé ; elle fut ensuite raisonnée par les philosophes, qui n’apparurent que deux mille ans après que leurs nations eurent été fondées. Pendant tout ce temps, les hommes se gouvernèrent par le certain qui vient de l’autorité, c’est-à-dire par le même critère qu’emploie notre critique métaphysique, à savoir le sens commun du genre humain sur lequel repose la conscience de toutes les nations. De la sorte, vue sous cet autre aspect principal, notre science devient une philosophie de l’autorité, qui est la source de la « justice extérieure » dont parle la théologie morale. C’est de cette autorité qu’auraient dû tenir compte les trois princes de la doctrine du droit naturel des gentes [Hugo Grotius, John Selden et Samuel Pufendorf] […] Mais les jurisconsultes établirent leurs principes de justice sur le certain de l'autorité du genre humain, et non sur l'autorité des gens instruits. [360] En conclusion de tout ce qui a été avancé de façon générale, relativement à l’établissement des principes de cette science, nous dirons que, puisque ses principes sont la providence divine, la modération des passions avec le mariage, l’immortalité des âmes humaines avec les sépultures, et puisque le critère qu’elle emploie est que ce qui est senti juste par tous les hommes ou la majorité d’entre eux doit être la règle de la vie sociale, ces principes et ce critère, sur lesquels il y a accord entre la sagesse vulgaire de tous les législateurs et la sagesse absconse des philosophes les plus réputés, doivent constituer les limites de la raison humaine. Et quiconque voudrait en sortir doit prendre garde à ne pas sortir de l’humanité tout entière.
Giambattista VICO, La Science nouvelle (1744) ; trad. A. Pons, Paris, Fayard, 2001 |
Maroy 04/11/15
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2015-2016 Séminaire 2 le 4 novembre 2015 Texte 1 Marcel Proust :.À la recherche du temps perdu, La prisonnière. Pléiade volume III page 692 Il mourut dans les circonstances suivantes : Une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint, qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné le premier pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. » Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit : « C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées – ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance. On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole Texte 2 Marcel Proust : Du côté de chez Swann Page 43 C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n'en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d'indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l'embrasement d'un feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l'amorce de l'allée obscure par où arriverait M. Swann, l'auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m'acheminais vers la première marche de l'escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l'entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu'il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l'obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu'on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n'avait consisté qu'en deux étages reliés par un mince escalier et comme s'il n'y avait jamais été que sept heures du soir. Texte 3 Élisabeth de Fontenay : La prière d’Esther Seuil page 15 Ici même, en ce moment où je me mets à écrire sur ce qui m’habite depuis l’âge de raison , je ne puis dire si c’est l’expérience d’enfant que fut pour moi la lecture de l’Esther de Racine qui m’anime, ou la découverte d’un épisode saillant dans la vie de l’actrice Rachel, ou la relecture du Proust de la Recherche, ou encore l’assassinat, laissé dans le silence par une mère plus que marrane, de sa famille par les nazis. Plutôt que de répondre, il me faut creuser jusqu‘à ces quatre souches qui mêlent intimement leurs intrigues. Texte 4 Yann Moix Une simple lettre d’amour Grasset page 100 Ce serait toi, c’était toi, l’élue. Je ne voulais pas me marier parce que le mariage c’est pour toute la vie, et que toute la vie, pour t’aimer, me semblait un peu court. L’éternité serait un compromis. Un des passages les plus puissants de la littérature française, mondiale, est le face-à-face, dans Iphigénie, d’Agamemnon et d’Achille. Achille, manipulé par Agamemnon, qui lui fait miroiter un mariage avec sa fille qu’il a toujours su condamnée à mort par les dieux, lance à son impossible beau-père : « Vous deviez à mon sort unir tous ses moments. » J’ai pleuré la première fois que je lus ce vers. « Tous ses moments » : vivre avec l’être qu’on aime, c’est être le dépositaire, mais aussi le témoin, de « tous ses moments ». La présence offerte, l’autre comme offrande, n’est pas tant spatiale, organique, que temporelle: l’autre fait don de sa durée, du temps qui lui reste à vivre - jamais, avant ce vers, je ne l’avais si bien saisi, si profondément senti. Pleuré. Texte 5 Aharon Appelfeld :Histoire d’une vie Points page 112 Durant mes errances dans les champs et les forêts, j’ai appris à préférer la forêt — au champ ouvert, l’écurie à la maison, le porteur d’une tare aux hommes sains, les hommes chassés de leur village aux soi-disant honnêtes propriétaires. Parfois la réalité me désavouait, mais la plupart du temps mes soupçons se révélaient fondés. Au fil des jours j’appris que les objets et les animaux étaient de vrais amis. Dans la forêt j’étais entouré d’arbres, de buissons, d’oiseaux et de petits animaux. Je n’avais pas peur d’eux. J’étais sûr qu’ils ne me feraient aucun mal. Avec le temps je me familiarisai avec les vaches et les chevaux. et ils me procurèrent la chaleur que j ‘ai conservée en moi jusqu’à ce jour. Parfois il me semble que ce ne sont pas des hommes qui m’ont sauvé mais des animaux qui s’étaient trouvés sur mon chemin. Les heures passées auprès de chiots, de chats ou de moutons furent les plus belles heures de la guerre. Je me serrais contre eux jusqu’à en oublier qui j’étais, m’endormais près d’eux, et mon sommeil était alors paisible et profond comme dans le lit de mes parents. J’ai déjà signalé que les gens de ma génération, en particulier ceux qui étaient enfants pendant la guerre, ont développé un rapport méfiant aux humains. Moi aussi. pendant la guerre, j’ai préféré la compagnie des objets et des animaux. Les humains sont imprévisibles. Un homme qui au premier regard a l’air posé et calme peut se révéler être un sauvage, voire un meurtrier. Texte 6 Aharon Appelfeld : Histoire d’une vie Points page 60 Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur. Je dis à l’intérieur , bien que je n’aie pas encore trouvé de mots pour ces violentes taches de mémoire. Au fil des années j’ai tenté plus d’une fois de toucher les châlits du camp et de goûter à la soupe claire qu’on y distribuait. Tout ce qui ressortait de cet effort était un magma de mots, ou plus précisément des mots inexacts, un rythme faussé, des images faibles ou exagérées. Une épreuve profonde, ai-je appris, peut être faussée facilement. Cette fois non plus je ne toucherai pas ce feu. Je ne parlerai pas du camp, mais de la fuite, qui eut lieu à l’automne l942,alors que j’avais dix ans. De mon entrée dans la forêt je ne me souviens pas, mais je me rappelle l’instant où je me suis retrouvé là-bas, devant un arbre couvert de pommes rouges. J’étais si stupéfait que je fis quelques pas en arrière. Mon corps se souvient mieux que moi de ces pas en arrière. Chaque fois que je fais un faux mouvement du dos ou que je recule, je vois l’arbre et les pommes rouges. |
Raynal-Mony 06/11/15
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 2 Année 2015-2016 le 6 novembre 2015
De l'immatérialisme 3. - Que ni nos pensées, ni nos passions, ni les idées formées par l'imagination n'existent hors de l'esprit, c'est ce que tout le monde accordera. Et il semble non moins évident que les diverses sensations ou idées imprimées sur les sens, quelque mélangées ou combinées qu'elles puissent être (c'est-à-dire quels que soient les objets qu'elles composent), ne peuvent exister autrement que dans un esprit qui les perçoit. Je pense qu'une connaissance intuitive de cela peut être obtenue par quiconque prête attention à ce qu'on entend par le mot exister lorsqu'il s'applique aux choses sensibles. Je dis que la table sur laquelle j'écris existe : je la vois, je la touche; et si j'étais hors de mon bureau je dirais qu'elle existe, entendant par là que, si j’étais dans mon bureau, je pourrais la percevoir ou que quelque autre esprit (spirit) la perçoit actuellement. Il y avait une odeur : elle était sentie ; il y avait un son : il était entendu ; une couleur ou une figure : elle était perçue par la vue ou le toucher. C'est ce que je puis comprendre par de telles expressions et d'autres semblables. Car, quant à ce que l'on dit de l'existence absolue de choses non pensantes, sans aucun rapport avec le fait qu'elles soient perçues, cela semble parfaitement inintelligible. Leur être c'est d'être perçu (esse est percipi), et il n'est pas possible qu'elles aient quelque existence en dehors des esprits ou des choses pensantes qui les perçoivent. 4. - Certes, c'est une opinion curieusement dominante parmi les hommes, selon laquelle les maisons, les montagnes, les rivières, bref tous les objets sensibles, possèdent une existence naturelle ou réelle, distincte du fait qu'ils sont perçus par l'entendement. Mais, quels que soient l'assurance et l'accord avec lesquels ce principe est reçu dans le monde, pourtant, quiconque aura le courage de s'interroger sur la question pourra, si je ne me trompe, y déceler une contradiction manifeste. Que sont les objets mentionnés ci-dessus sinon des choses que nous percevons par les sens ? Et que percevons-nous hormis nos propres idées ou sensations ? N'y a-t-il pas une contradiction à admettre que l'une d'entre elles, ou quelqu'une de leurs combinaisons, puisse exister sans être perçue ? 5. - Si l'on examine à fond cette opinion, on trouvera peut-être qu'elle dépend, au fond, de la doctrine des idées abstraites. Car peut-il y avoir un effort d'abstraction plus subtil que celui qui consiste à distinguer l'existence des objets sensibles d'avec la perception qu'on en a ? George Berkeley, Principes de la connaissance,2 (1710) ; trad. D. Berlioz, GF, Paris, 1991 Si les principes que j'entreprends ici de propager sont reçus pour vrais, il s'ensuit que l'athéisme et le scepticisme seront radicalement ruinés, que bien des points confus seront éclaircis, de grosses difficultés résolues, plusieurs parties inutiles retranchées des sciences, la spéculation rapportée à la pratique et les hommes reconduits des paradoxes au sens commun. Peut-être que certains trouveront malaisé d'avoir fait un si long détour par tant de notions raffinées et hors du commun, pour devoir en venir finalement à penser comme les autres hommes ; pourtant, à mon sens, ce retour à ce que dicte la simple nature, après avoir erré à travers les labyrinthes inhospitaliers de la philosophie, n'a rien de déplaisant. C'est comme de rentrer chez soi après un long voyage ; on se remémore avec plaisir toutes les difficultés et tous les embarras par lesquels on est passé, on met son cœur au repos, et l'on éprouve à l'avenir plus de contentement. - (Préface, 168) Philonous - Pour moi, il est évident […] que les choses sensibles ne peuvent exister ailleurs que dans un esprit ou une intelligence (a mind or a spirit). D'où je conclus, non pas qu'elles n'ont aucune existence réelle, mais que, vu qu'elles ne dépendent pas de ma pensée, et qu'elles ont une existence distincte du fait d'être perçues par moi, il faut qu'il y ait un autre esprit dans lequel elles existent. Dès lors, autant il est certain que le monde sensible existe, autant il est certain qu'il y a un esprit infini et omniprésent qui le contient et le supporte. - (Deuxième dialogue, 212) Philonous – Il est clair que les choses ont une existence extérieure à mon esprit, puisque l'expérience me fait reconnaître qu'elles en sont indépendantes. Il y a donc quelque autre esprit dans lequel elles existent entre les moments où je les perçois, c'est ainsi qu'elles étaient avant ma naissance et qu'elles seront encore après mon anéantissement supposé. Et comme ce que je dis est également vrai de tous les autres esprits créés et finis, il s'ensuit nécessairement qu'il y a un esprit (mind) omniprésent et éternel, qui connaît et comprend toutes choses, et qui les donne à voir [...] conformément aux règles qu'il a prescrites, et que nous appelons les lois de la nature. - (Troisième dialogue, 230-231) George Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous,3 (1713) ; trad. G. Brykman, GF, 1998 |
Raynal-Mony 09/10/15
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 1 Année 2015-2016 le 9 0ctobre 2015
De la tolérance Je laisse aux théologiens à commenter ce passage1 […] Je prétends faire un commentaire d'un nouveau genre, et l'appuyer sur des principes plus généraux que tout ce que l'étude des langues, de la critique et des lieux communs me pourrait fournir. Je me contente de réfuter le sens littéral que lui donnent les persécuteurs. Je m'appuie sur ce principe de la lumière naturelle, que tout sens littéral qui contient l'obligation de faire des crimes, est faux. Saint Augustin donne cette règle et ce criterium, pour discerner le sens figuré, du sens à la lettre. […] Ce n'est pas ici le lieu d'examiner s'il applique bien sa règle : il suffit de dire qu'il raisonne sur ce principe pour entendre bien l’Écriture ; si en la prenant littéralement, on engage l'homme à commettre des actions que la lumière naturelle, les préceptes du Décalogue et la morale de l’Évangile nous défendent, il faut tenir pour assuré qu'on lui donne un faux sens, et qu'au lieu de la révélation, on propose ses visions propres, ses passions et ses préjugés. A Dieu ne plaise que je veuille étendre, autant que les sociniens, la juridiction de la lumière naturelle et des principes métaphysiques, lorsqu'ils prétendent que tout sens donné à l’Écriture qui n'est pas conforme à cette lumière et à ces principes est à rejeter, et qui en vertu de cette maxime refusent de croire la Trinité et l'Incarnation ; non, ce n'est pas ce que je prétends sans limites. Je sais bien qu'il y a des axiomes contre lesquels les paroles les plus expresses de l’Écriture ne gagneraient rien, comme que le tout est plus grand que sa partie […] Tous les théologiens, de quelque parti qu'ils soient, après avoir relevé tant qu'il leur a plu la révélation, le mérite de la foi, et la profondeur des mystères ; viennent faire hommage de tout cela aux pieds du trône de la raison, et ils reconnaissent, quoiqu'ils ne le disent pas en autant de mots, que le tribunal suprême et qui juge en dernier ressort et sans appel de tout ce qui nous est proposé, est la raison parlant par les axiomes de la lumière naturelle, ou de la métaphysique. Qu'on ne dise donc plus que la théologie est une reine dont la philosophie n'est que la servante ; car les théologiens eux-mêmes témoignent par leur conduite, qu'ils regardent la philosophie comme la reine et la théologie comme la servante ; et de là viennent les efforts et les contorsions qu'ils livrent à leur esprit, pour éviter qu'on ne les accuse d'être contraires à la bonne philosophie. […] Ils ne feraient pas tant d'efforts pour être d'accord avec ses lois, s'ils ne reconnaissaient que tout dogme qui n'est point homologué, vérifié et enregistré au parlement suprême de la raison et de la lumière naturelle, ne peut qu'être d'une autorité chancelante et fragile comme le verre. La véritable raison de cela, c'est qu'y ayant une lumière vive et distincte qui éclaire tous les hommes, dès qu'ils ouvrent les yeux de leur attention, et qui les convainc invinciblement de sa vérité, il en faut conclure que c'est Dieu lui-même, la Vérité essentielle et substantielle, qui nous éclaire alors très immédiatement, et qui nous fait contempler dans son essence les idées des vérités éternelles, contenues dans les principes de métaphysique. […] Nous ne pouvons être assurés qu'une chose est véritable, qu'en tant qu'elle se trouve d'accord avec cette lumière primitive et universelle que Dieu répand dans l'âme de tous les hommes, et qui entraîne infailliblement leur persuasion, dès qu'ils y sont bien attentifs. Mais si ce principe peut avoir certaines limitations à l'égard des vérités spéculatives je ne pense pas qu'il en doive avoir aucune à l'égard des principes pratiques et généraux qui se rapportent aux mœurs. Je veux dire que, sans exception, il faut soumettre toutes les lois morales à cette idée naturelle d'équité, qui, aussi bien que la lumière métaphysique, illumine tout homme venant au monde. Mais comme les passions et les préjugés n'obscurcissent que trop souvent les idées de l'équité naturelle, je voudrais qu'un homme qui a dessein de les bien connaître les considérât en général, et en faisant abstraction de son intérêt particulier, et des coutumes de sa patrie. […] Je voudrais qu'un homme, qui veut connaître distinctement la lumière naturelle par rapport à la morale, s'élevât au-dessus de son intérêt personnel et de la coutume de son pays, et se demandât en général : Une telle chose est-elle juste, et s'il s'agissait de l'introduire dans un pays où elle ne serait pas en usage, et où il serait libre de ne la prendre pas, verrait-on en l'examinant froidement qu'elle est assez juste pour mériter d'être adoptée ? Cette abstraction dissiperait plusieurs nuages qui se mettent quelquefois entre notre esprit et cette lumière primitive et universelle, qui émane de Dieu pour être la pierre de touche de tous les préceptes […] Cette loi positive une fois vérifiée sur la lumière naturelle, acquerrait la qualité de règle et de criterium, de même qu'en géométrie une proposition démontrée par des principes incontestables, devient un principe à l'égard d'autres propositions. […] Il importe que la lumière naturelle ne trouve rien d'absurde dans ce qu'on lui propose comme révélé ; car ce qui pourrait paraître comme révélé, ne le paraîtra plus dès qu'il se trouvera contraire à la règle matrice, primitive et universelle de juger et de discerner le vrai et le faux, le bon et le mauvais. Pierre Bayle, Commentaire philosophique I, 1 (1686) ; Honoré Champion, Paris, 2014 |
Maroy 07/10/15
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2015-2016 Séminaire 1 le 7 Octobre 2015
Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique. Tout différent le tableau : Immédiat, entier. Puis on va à gauche, à droite, comme on veut, où l’on a envie, selon ses trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu’on le désire l’œil le tient à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais rien n’est encore connu. C’est ici qu’il faut commencer à LIRE. Joie peu connue, quoique pour tous. Tous peuvent lire un tableau, ont quelque chose à y trouver (et à des mois de distance, des choses nouvelles), tous, les respectueux, les insolents, les extra et les introvertis, les analystes scientifiques, ceux des mouvements de l’individu, et des au-delà de l’individu, ceux pour qui tout trait est comme un saumon à tirer de l’eau, ceux pour qui tout chien rencontré est chien à mettre sur la table d’opération pour y voir ses émotions dans son estomac ouvert, ceux qui préfèrent jouer avec le chien de rencontre, pour se reconnaître aussi, sans doute en le connaissant, ceux qui dans un autrui ne font jamais ripaille que d’eux-mêmes, ceux qui voient surtout la grande marée qui porte également le tableau au peintre et le peintre lui-même, et le lecteur et la foule de leur entourage et de leurs prédécesseurs et la foule des événements unis, enfin et surtout ceux qu’on appelle propres à rien, les incoordonnés, ceux qui dans tout paysage ont leurs ailes de moulin à faire tourner (On les voit tourner en pleine lumière dans des paysages étrangers.) Puissé-je pousser quelques-uns, lecteurs qui s’ignorent, à lire à leur tour Et que Monsieur Zao Wou-Ki m’excuse. On m’apporta ses lithographies Je ne connaissais ni lui-même, ni ses peintures. J’écrivis le lendemain les pages qui suivent, à quelques lignes prés. Il méritait un plus « sérieux » lecteur.
Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de madame de Clèves. Lorsqu’il vit celui qui était à M. de Clèves, il ne put résister à l’envie de le dérober à un mari qu’il croyait tendrement aimé ; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre. Madame la dauphine était assise sur le lit, et parlait bas à madame de Clèves, qui était debout devant elle. Madame de Clèves aperçut, par un des rideaux qui n’était qu’à demi fermé, M. de Nemours, le dos contre la table qui était au pied du lit ; et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle n’eut pas de peine à deviner que c’était son portrait, et elle en fut si troublée que madame la dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu’elle regardait. M. de Nemours se tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de madame de Clèves qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il venait de faire. Madame de Clèves n’était pas peu embarrassée : la raison voulait qu’elle demandât son portrait ; mais en le demandant publiquement, c’était apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle ; et, en le lui demandant en particulier, c’était quasi l’engager à lui parler de sa passion ; enfin, elle jugea qu’il valait mieux le lui laisser, et elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’elle la lui faisait. M. de Nemours, qui remarquait son embarras, et qui en devinait quasi la cause, s’approcha d’elle et lui dit tout bas : Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, madame, de me laisser croire que vous l’ignorez, je n’ose vous en demander davantage ; et il se retira après ces paroles, et n’attendit point sa réponse. TEXTE 3 Claude Lévy Strauss La pensée sauvage Pocket(1962) page 38 Quelle vertu s’attache donc à la réduction, que celle-ci soit d’échelle, ou qu’elle affecte les propriétés ? Elle résulte, semble-t-il, d’une sorte de renversement du procès de la connaissance: pour connaître l’objet réel dans sa totalité, nous avons toujours tendance à opérer depuis ses parties. La résistance qu’il nous oppose est surmontée en la divisant. La réduction d’échelle renverse cette situation : plus petite, la totalité de l’objet apparaît moins redoutable; du fait d’être quantitativement diminuée, elle nous semble qualitativement simplifiée. Plus exactement, cette transposition quantitative accroît et diversifie notre pouvoir sur un homologue de la chose ; à travers lui, celle-ci peut être saisie, soupesée dans la main, appréhendée d’un seul coup d’œil. La poupée de l’enfant n’est plus un adversaire, un rival ou même un interlocuteur : en elle et par elle, la personne se change en sujet. A l’inverse de ce qui se passe quand nous cherchons à connaître une chose ou un être en taille réelle, dans le modèle réduit la connaissance du tout précède celle des parties. Et même si c’est là une illusion, la raison du procédé est de créer ou d’entretenir cette illusion, qui gratifie l’intelligence et la sensibilité d’un plaisir qui, sur cette seule base, peut déjà être appelé esthétique. Texte 4 Comtesse de Ségur Les malheurs de Sophie (1859) ed. de l’Agora (Genève) À MA PETITE-FILLE ÉLISABETH FRESNEAU Chère enfant, tu me dis souvent : Oh ! grand’mère, que je vous aime ! vous êtes si bonne ! Grand’mère n’a pas toujours été bonne, et il y a bien des enfants qui ont été méchants comme elle et qui se sont corrigés comme elle. Voici des histoires vraies d’une petite fille que grand’mère a beaucoup connue dans son enfance ; elle était colère, elle est devenue douce ; elle était gourmande, elle est devenue sobre ; elle était menteuse, elle est devenue sincère ; elle était voleuse, elle est devenue honnête ; enfin, elle était méchante, elle est devenue bonne. Grand’mère a taché de faire de même. Faites comme elle, mes chers petits enfants ; cela vous sera facile, à vous qui n’avez pas tous les défauts de Sophie. Texte 5 Comtesse de Ségur Le Général Dourakine (1863) ed. de l’Agora p186 Malgré sa résistance, Mme Papofski fut enlevée par ces hommes robustes qu’elle n’avait pas aperçus, et entraînée dans un salon petit, mais d’apparence assez élégante. Quand elle fut au milieu de ce salon, elle se sentit descendre par une trappe à peine assez large pour laisser passer le bas de son corps ; ses épaules arrêtèrent la descente de la trappe ; terrifiée, ne sachant ce qui allait lui arriver, elle voulut implorer la pitié des deux hommes qui l’avaient amenée, mais ils étaient disparus ; elle était seule. À peine commençait-elle à s’inquiéter de sa position, qu’elle en comprit toute l’horreur, elle se sentit fouettée comme elle aurait voulu voir fouetter ses paysans. Le supplice fut court, mais terrible. La trappe remonta ; la porte du petit salon s’ouvrit. |
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