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Maroy 14/06/17

Forum Universitaire                                               Jacqueline Maroy                                   Année   2016-2017

Textes du séminaire 14                                                                                                          Le  14 juin  2017

 

Texte 1 – Diderot : La religieuse, page 121

Il me semble pourtant que, dans un État bien gouverné, ce devrait être le contraire : entrer difficilement en religion, et en sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas à tant d’autres, où le moindre défaut de formalité anéantit une procédure, même juste d’ailleurs ? Les couvents sont-ils donc si essentiels à la constitution d’un État ? Jésus-Christ a-t-il institué des moines et des religieuses ? L’Église ne peut-elle absolument s’en passer ? Quel besoin a l’époux de tant de vierges folles ? et l’espèce humaine de tant de victimes ? Ne sentira-t-on jamais la nécessité de rétrécir l’ouverture de ces gouffres, où les races futures vont se perdre ? Toutes les prières de routine qui se font là, valent-elles une obole que la commisération donne au pauvre ? Dieu qui a créé l’homme sociable, approuve-t-il qu’il se renferme ? Dieu qui l’a créé si inconstant, si fragile, peut-il autoriser la témérité de ses vœux ? Ces vœux, qui heurtent la pente générale de la nature, peuvent-ils jamais être bien observés que par quelques créatures mal organisées, en qui les germes des passions sont flétris, et qu’on rangerait à bon droit parmi les monstres, si nos lumières nous permettaient de connaître aussi facilement et aussi bien la structure intérieure de l’homme que sa forme extérieure ? Toutes ces cérémonies lugubres qu’on observe à la prise d’habit et à la profession, quand on consacre un homme ou une femme à la vie monastique et au malheur, suspendent-elles les fonctions animales ? Au contraire ne se réveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et l’oisiveté avec une violence inconnue aux gens du monde, qu’une foule de distractions emporte ? Où est-ce qu’on voit des têtes obsédées par des spectres impurs qui les suivent et qui les agitent ? Où est-ce qu’on voit cet ennui profond, cette pâleur, cette maigreur, tous ces symptômes de la nature qui languit et se consume ? Où les nuits sont-elles troublées par des gémissements, les jours trempés de larmes versées sans cause et précédées d’une mélancolie qu’on ne sait à quoi attribuer ? Où est-ce que la nature, révoltée d’une contrainte pour laquelle elle n’est point faite, brise les obstacles qu’on lui oppose, devient furieuse, jette l’économie animale dans un désordre auquel il n’y a plus de remède ? En quel endroit le chagrin et l’humeur ont-ils anéanti toutes les qualités sociales ? Où est-ce qu’il n’y a ni père, ni frère, ni sœur, ni parent, ni ami ? Où est-ce que l’homme, ne se considérant que comme un être d’un instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde, comme un voyageur les objets qu’il rencontre, sans attachement ? Où est le séjour de la haine, du dégoût et des vapeurs ? Où est le lieu de la servitude et du despotisme ? Où sont les haines qui ne s’éteignent point ? Où sont les passions couvées dans le silence ? Où est le séjour de la cruauté et de la curiosité ? On ne sait pas l’histoire de ces asiles, disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il ajoutait dans un autre endroit : « Faire vœu de pauvreté, c’est s’engager par serment à être paresseux et voleur ; faire vœu de chasteté, c’est promettre à Dieu l’infraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois ; faire vœu d’obéissance, c’est renoncer à la prérogative inaliénable de l’homme, la liberté. Si l’on observe ces vœux, on est criminel ; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie claustrale est d’un fanatique ou d’un hypocrite. »

 

 

 

 

Texte 2 Chateaubriand   La vie de Rancé (ed 10/18-pa148)

 

Ainsi tout s’occupait de Rancé, depuis le génie jusqu’à la grandeur, depuis Liebnitz jusqu’à madame de Maintenon.

Le style de Rancé n’est jamais jeune, il a laissé la jeunesse à madame de Montbazon. Dans les œuvres de Rancé, le souffle du printemps manque aux fleurs ; mais en revanche quelles soirées d’automne ! Qu’ils sont beaux ces bruits des derniers jours de l’année !

Rancé a beaucoup écrit ; ce qui domine chez lui est une haine passionnée de la vie, ce qu’il y a d’inexplicable, ce qui serait horrible si ce n’était admirable, c’est la barrière infranchissable qu’il a placée entre lui et ses lecteurs. Jamais un aveu, jamais il ne parle de ce qu’il a fait, de ses erreurs, de son repentir. Il arrive devant le public sans daigner lui apprendre ce qu’il est ; la créature ne vaut pas la peine qu’on s’explique devant elle : il renferme en lui-même son histoire, qui lui retombe sur le cœur.

 

 

Raynal-Mony 19/05/17

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 13

Année 2016-2017                                                                                                                                                  19 mai 2017

Kant : Le genre humain en progrès ?

4. - S'il était découvert que le genre humain, considéré dans son ensemble, a avancé et progressé aussi longtemps que l’on voudra, personne ne pourrait pourtant assurer que n’intervienne désormais, à ce point précis, en raison des dispositions physiques de notre espèce, l’époque de sa régression ; et inversement, si l’on recule vers le pire en une chute accélérée, on ne doit pas désespérer de trouver le point d’inflexion précisément là où, en raison des dispositions morales de notre espèce, le cours de celle-ci se retourne­rait vers le mieux. Car nous avons affaire à des êtres qui agissent librement, auxquels on peut certes dicter à l’avance ce qu’ils doivent faire, mais auxquels on ne peut prédire ce qu’ils feront […] Mais si le cours des choses humaines nous semble si insensé, cela tient peut-être aussi au mauvais choix du point de vue à partir duquel nous le considérons. Les planètes, vues de la Terre, tantôt vont en arrière, tantôt stagnent et tantôt vont en avant. Mais si le point de vue est pris du Soleil, ce que seule la raison peut faire, elles poursuivent, conformément à l’hypothèse de Copernic, leur parcours régulier. […] Seulement, nous ne sommes pas capables de nous placer à ce point de vue, quand il s’agit de la prédiction d’actions libres. Car ce serait le point de vue de la Providence, qui se situe au-delà de toute sagesse humaine […]. Si l’on pouvait attribuer à l’homme une volonté innée, et invariablement bonne, quoique limitée, on pourrait prédire avec certitude le progrès de son espèce vers le meilleur, car ce progrès porterait sur un événement qu’il peut lui-même produire. […]

5. - Il faut que dans l’espèce humaine survienne quelque expérience qui, comme événe­ment, indique une propriété et une capacité à être cause de son progrès, et […] à en être l’auteur. Il faut donc chercher un événement qui indiquerait, d’une manière indéterminée dans le temps, l’existence d’une telle cause et aussi l’action de sa causalité dans le genre humain, et qui permettrait de conclure au progrès comme conséquence inéluctable ; […] de sorte cependant que cet événement ne doive pas lui-même être considéré comme cause du progrès, mais seulement comme indication, comme signe historique, et qu’ainsi puisse être prouvée la tendance du genre humain considéré dans son ensemble. […]

6. - Cet événement ne consiste pas en d’importants faits ou forfaits, […] tels que, comme par magie, d’antiques et brillants édifices politiques disparaissent et d’autres surgissent à leur place […]. Non, rien de tout cela. Il s’agit simplement de la façon de penser des spectateurs qui se trahit publiquement à l’occasion de ce jeu de grands bouleversements et qui, malgré le danger d’une telle partialité qui pourrait leur devenir très préjudiciable, manifeste pourtant un intérêt universel et, en tout cas, désintéressé pour les participants d’un camp contre ceux de l’autre, prouvant ainsi (à cause de l’universalité) un caractère de l’espèce humaine dans son ensemble et en même temps (à cause du désintéresse­ment) un caractère moral de celle-ci, du moins dans ses dispositions, qui non seulement laisse espérer le progrès vers le mieux, mais est lui-même déjà un tel progrès, dans la mesure où elle en est pour aujourd’hui suffisamment capable.

La révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, peut bien réussir ou échouer ; elle peut bien être remplie de misères et d'atrocités au point qu’un homme réfléchi, s’il pouvait, en l’entreprenant pour la seconde fois, espérer l’accomplir avec succès, ne se déciderait pourtant jamais à tenter l’expérience à un tel prix ; cette révolution, dis-je, trouve néanmoins dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux-mêmes impliqués dans ce jeu) un élan de sympathie qui confine à l’enthousiasme et dont la manifestation même mettait en danger, sympathie qui ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale dans l’espèce humaine.

Cette cause morale qui intervient ici est double : d’abord, c’est le droit qu’a un peuple de ne pas être empêché par d’autres puissances de se donner la constitution politique qui lui semble être bonne ; ensuite, c’est le but (et le devoir) selon lequel seule est en soi juridi­quement et moralement bonne la constitution d’un peuple qui, par sa nature, est propre à écarter par des principes la guerre offensive ; ce ne peut être que la constitu­tion républi­caine, du moins selon l’Idée ; constitution capable de remplir les conditions qui écartent la guerre (source de tous les maux et de toute corruption des mœurs) et qui assurent ainsi négativement au genre humain le progrès vers le meilleur, en dépit de toute sa fragilité, en lui garantissant du moins qu’il ne sera pas entravé dans son progrès.

KANT Le Conflit des facultés, II. 4, 5, 6 (1798) ; trad. A. Renaut, Pléiade III, 892-896


Maroy 26/04/17

Forum Universitaire                                                         Jacqueline Maroy                            Année   2016-2017

Textes du Séminaire 11                                                                                                         Le 26 avril 2017

Texte 1 : Yourcenar  Alexis  Folio  page 29

Mon enfance fut silencieuse et solitaire ; elle m’a rendu timide, et par conséquent taciturne. Quand je pense que je vous connais depuis prés de trois ans et que j’ose vous parler pour la première fois ! Encore n’est ce que par lettre, et parce qu’il le faut bien. Il est terrible que le silence puisse être une faute ; c’est la plus grave de mes fautes, mais enfin, je l’ai commise. Avant de la commettre envers vous, je l’ai commise envers moi-même. Lorsque le silence s’est établi dans une maison, l’en faire sortir est difficile… Woroïno était plein d’un silence qui paraissait toujours plus grand, et tout silence n’est fait que de paroles qu’on n’a pas dites. C’est pour cela peut être que je devins un musicien. Il fallait quelqu’un pour exprimer ce silence, lui faire rendre tout ce qu’il contenait de tristesse, pour ainsi dire le faire chanter… Il fallait une musique d’une espèce particulière, lente, pleine de longues réticences et finissant par s’y glisser. Cette musique, c’a  été la mienne.

Texte 2 : Yourcenar  Alexis  Folio  page 81

Le silence ne compense pas seulement l’impuissance des paroles humaines, il compense aussi, pour les musiciens médiocres, la pauvreté des accords. Il m’a toujours semblé que la musique ne devrait être que du silence, et le mystère du silence, qui chercherait à s’exprimer. Voyez par exemple, une fontaine. L’eau muette emplit les conduits, s’y amasse, en déborde, et la perle qui tombe est sonore. Il m’a toujours semblé que la musique ne devrait être que le trop-plein d’un grand silence.

Texte 3 : Rainer Maria Rilke Lettres à un jeune poète le Seuil page 92

26 décembre 1908

Le silence , où de pareils bruits et mouvements trouvent leur espace, doit être immense, et si l’on pense qu’à tout cela la présence de la mer au loin vient s’ajouter dans sa sonorité particulière, peut-être le son le plus intérieur de cette harmonie préhistorique, on ne peut que vous souhaiter de laisser travailler en vous, avec confiance et patience, cette grandiose solitude qui ne pourra plus être retranchée de votre vie ; qui dans tout ce que vous vivrez et ferez à l’avenir continuera d’agir, influence anonyme, silencieuse et déterminante, un peu comme le sang de nos ancêtres circule sans cesse en nous et se mêle au nôtre pour composer cet être unique et non répétable que nous sommes à chaque tournant de notre vie.

Texte 4 : Yourcenar  Alexis Folio  page 103

… Ce don, si simple, de vous-même … il me semble que ce fut un don maternel. J’ai vu plus tard votre enfant se blottir contre vous, et j’ai pensé que tout homme, sans le savoir, cherche surtout dans la femme le souvenir du temps ou sa mère l’accueillait. du moins, cela est vrai, quand il s’agit de moi. Je me souviens, avec une infinie pitié, de vos efforts un peu inquiets pour me rassurer, me consoler, m’égayer peut-être ; et je crois presque avoir été moi-même votre premier enfant.

Texte 5 : Stendhal Armance Garnier Flammarion page 192

Après avoir signé son testament en présence de tout l’équipage, Octave tomba dans une grande faiblesse et demanda les prières des agonisants, que quelques matelots italiens récitèrent auprès de lui. Il écrivit à Armance, et mit dans sa lettre celle qu’il avait eu le courage de lui écrire dans un café de Paris, et la lettre à son amie Méry de Tersan qu’il avait surprise dans la caisse de l’oranger. Jamais Octave n’avait été sous le charme de l’amour le plus tendre comme dans ce moment suprême. Excepté le genre de sa mort, il s’accorda le bonheur de tout dire à son Armance. Octave continua à languir pendant plus d’une semaine, chaque jour il se donnait le nouveau plaisir d’écrire à son amie. Il confia ses lettres à plusieurs matelots, qui lui promirent de les remettre eux-mêmes à son notaire à Marseille.

Un mousse du haut de la vigie cria : Terre ! C’était le sol de la Grèce et les montagnes de la Morée que l’on apercevait à l’horizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapidité. Le nom de la Grèce réveilla le courage d’Octave : Je te salue, se dit-il, ô terre des héros ! Et à minuit, le 3 de mars, comme la lune se levait derrière le mont Kalos, un mélange d’opium et de digitale préparé par lui délivra doucement Octave de cette vie qui avait été pour lui si agitée. Au point du jour, on le trouva sans mouvement sur le pont, couché sur quelques cordages. Le sourire était sur ses lèvres, et sa rare beauté frappa jusqu’aux matelots chargés de l’ensevelir. Le genre de sa mort ne fut soupçonné en France que de la seule Armance. Peu après, le marquis de Malivert étant mort, Armance et madame de Malivert prirent le voile dans le même couvent.

« Animula vagula, blandula,

Hospes comesque corporis,

Quae nunc abibis in loca

Pallidula , rigida, nudula,

Nec, ut soles, dabis jocos … »

Hadrianus Imp.                

Raynal-Mony 31/03/17

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 10

Année 2016-2017                                                                                                                                                  31 mars 2017

Kant : Théorie et pratique en morale

J'admets bien volontiers qu'aucun homme ne peut avoir une conscience sûre d'avoir accompli son devoir d'une manière totalement désintéressée. […] Mais que l'homme doive accomplir son devoir d'une manière totalement désintéressée et qu'il lui faille séparer complètement même son aspiration au bonheur du concept de devoir pour posséder celui-ci en toute pureté, il en est très clairement conscient ; ou bien, s'il ne croit pas l'être, on peut exiger qu'il le soit, pour autant que c'est en son pouvoir : car c'est justement dans cette pureté que se trouve la vraie valeur de la moralité et l'homme doit par conséquent en être capable. Il se peut que l'homme n'ait jamais accompli son devoir, devoir qu'il reconnaît et révère, d'une manière totalement désintéressée (sans que d'autres mobiles ne s'y mêlent) ; il se peut même que nul n'y parvienne jamais malgré les plus grands efforts. Mais pour autant qu'il peut le percevoir en lui lors d'un examen minutieux de soi-même, non seulement il peut prendre conscience de l'absence des motifs qui y concourent, mais bien de sa propre abnégation à l'égard de maints d'entre eux qui s'opposent à l'idée du devoir, c'est-à-dire de la maxime à amener à cette pureté : cela, il le peut et l'observation de son devoir n'en demande pas plus.

Au contraire, se faire une maxime de favoriser l'influence de tels motifs au prétexte que la nature humaine ne souffre pas une telle pureté (ce que pourtant on ne peut même pas affirmer avec certitude), c'est la mort de toute moralité. […]

Non seulement le concept de devoir dans toute sa pureté est incomparablement plus simple, plus clair, plus naturel et plus compréhensible par quiconque en vue d'un usage pratique que tout motif tiré du bonheur ou confondu avec lui ou avec sa prise en considération (ce qui exige à chaque fois beaucoup d'art et réflexion), mais, même dans le jugement de la raison la plus commune des hommes, il est de loin plus puissant, plus impérieux et il promet davantage de succès que toutes les raisons déterminantes empruntées au précédent principe égoïste, à condition qu'on le rapporte à la raison et à la volonté des hommes en le séparant de ces raisons, voire en l'y opposant. Soit, par exemple, le cas suivant : quelqu'un détient un bien étranger qui lui a été confié (depositum), son propriétaire est mort et ses héritiers n'en savent rien et ne peuvent rien en savoir. Qu'on présente ce cas, même à un enfant de huit ou neuf ans ; qu'on ajoute que celui qui détient ce dépôt connaît (sans qu'il en soit responsable) un revers de fortune juste à ce moment […] Maintenant, qu'on demande si, dans ces conditions, on peut considérer comme permis de détourner ce dépôt à son profit personnel. Celui qui est interrogé, répondra sans doute aucun : non et, au lieu de donner des raisons, il dira simplement: on n'en a pas le droit, c'est-à-dire : cela contredit le devoir. Il n'y a rien de plus clair, mais ce n'est certainement pas parce que cette restitution favoriserait son bonheur personnel. […] La volonté qui adopte la maxime du bonheur hésite à se décider entre les motifs qu'elle doit suivre, car elle vise le succès et celui-ci est très incertain ; il faut avoir l'esprit clair pour se sortir de l'embarras des raisons pour et des raisons contre et si l'on ne veut pas se tromper en en faisant le compte global. En revanche, si on se demande ce qu'est ici le devoir, on n’est absolument pas embarrassé par la réponse à donner, on sait tout de suite ce qu'on a à faire. […]

Aucune idée n'élève davantage l'esprit humain et ne l'anime davantage jusqu'à l'enthousiasme que justement l'idée d'une pure intention morale qui respecte le devoir au-dessus de tout, qui se débat avec les innombrables maux de la vie, voire avec ses tentations les plus séductrices et qui en est pourtant victorieuse (comme on admet à bon droit que l'homme en est capable). Le fait que l'homme soit conscient qu'il peut le faire parce qu'il le doit, ouvre en lui un abîme de dispositions divines qui lui font éprouver comme un frisson sacré face à la grandeur et à la sublimité de sa véritable destination. Et si l'homme était plus souvent rendu attentif et habitué à dépouiller la vertu de toute la richesse du butin des avantages que l'on peut obtenir en observant le devoir et à se la représenter dans toute sa pureté, sa moralité devrait s'améliorer aussitôt. […] (Mais) jusqu'à maintenant, on a adopté comme principe d'éducation et de prédication le fait de préférer l'aspiration au bonheur à ce que la raison définit comme sa condition suprême : à savoir le mérite d'être heureux. Car des préceptes concernant la manière dont on pourrait sinon être heureux, du moins se protéger des inconvénients, ne sont pas des commandements. Ils ne lient personne d'une manière absolue et chacun peut choisir, après en avoir été averti, ce qui lui semble bon, s'il accepte de supporter ce qui lui arrive. […] Or la nature et l'inclination ne peuvent pas donner de lois à la liberté. Il en va tout autrement de l'idée du devoir dont la transgression, même si on ne prend pas en considération les inconvénients qui peuvent en résulter pour soi, agit immédiatement sur l'esprit et rend l'homme condamnable et punissable à ses propres yeux. C'est donc ici une preuve évidente que, en morale, tout ce qui est juste en théorie, doit également valoir en pratique.

KANT Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, I (1793) ; trad. Fr. Proust, GF-Flammarion, 1994, p. 56-62.

Kant : Théorie et pratique en morale

Théorie et pratique

Un lien indissociable

Des sources de conflits

Débat avec Garve

De simples malentendus

Se rendre digne du bonheur

Appel à la conscience morale

[1] « On appelle théorie un ensemble de règles, même pratiques, dès lors qu'on peut les considérer comme des principes pourvus d'une certaine universalité et qu'on fait abstraction d'une quantité de conditions qui ont pourtant nécessairement de l'influence sur leur application. La pratique est la mise en œuvre d’une fin dont on peut considérer qu’elle observe certains principes de conduite qu’elle se représente comme universels […] Dans le domaine pratique, la valeur de la pratique repose entiè­re­ment sur sa conformité à la théorie qui la sous-tend. » (Théorie et pratique (1793) ; tr. Proust, GF, 1994 p. 45, 48)

[2] « Si toute connaissance commence par l'expérience, il n’en résulte pas pour autant qu'elle dérive dans sa totalité de l'expérience. » (Critique de la raison pure (1781) ; trad. A. Renaut, GF, 2006, p. 93 [C1])

[3] « Personne ne peut se faire passer pour expérimenté dans une science tout en méprisant la théo­rie, sans se révéler ignorant dans sa discipline ; il croit pouvoir avancer plus loin que la théorie ne le lui permet, en tâtonnant dans les essais et les expé­riences sans rassembler certains principes (qui cons­tituent la théorie) et sans avoir conçu son activité comme un tout (système). » (TP (1793) ; GF, 1994, p. 46)

[4] « Le principe qui régit et détermine de part en part mon idéalisme est le suivant : Toute connais­sance des choses qui provient uniquement de l'entendement pur ou de la raison pure est simple appa­rence, il n'est de vérité que dans l'expérience. » (Prolégomènes (1783) ; trad. Guillermit, Vrin, p. 158) « J’appelle idéalisme transcendantal de tous les phénomènes la position doctrinale selon laquelle nous les consi­dérons, sans exception, comme de simples représentations, non comme des choses en soi, et confor­mément à laquelle espace et temps ne sont que des formes sensibles de notre intuition. » (C1 ; GF 376)

[5] « La raison doit s’adresser à la nature en tenant d'une main ses principes, en vertu desquels seule­ment des phénomènes concordants peuvent avoir valeur de lois, et de l'autre main l'expérimentation qu'elle a conçue d'après ces principes. » (C1, Préface à la seconde édition (1787) ; trad. A. Renaut, GF 2006, p. 76)

[6] « Il n'est rien dans le monde qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est une volonté bonne […] la volonté bonne apparaît comme la condition indispensable à ce qui nous rend dignes d'être heureux. […] Ce n'est pas ce que la volonté bonne effectue ou accom­plit qui la rend bonne, ni son aptitude à atteindre quelque but qu'elle s'est proposé, mais c'est unique­ment le vouloir ; autrement dit, c’est en soi que la volonté est bonne. » (FMM (1785) ; A. Renaut, GF, 1994, p. 59s)

[7] « Mais cette distinction entre le principe du bonheur et celui de la moralité n'est pas pour autant une opposition entre les deux, et la raison pure pratique ne dit pas que l'on doive renoncer à toute prétention au bonheur, mais seulement que l'on ne doit pas du tout le prendre en considération, dès lors qu'il s'agit de devoir. » (Critique de la raison pratique (1788) ; trad. J.-P. Fussler, GF, 2003, p. 202 [C2])

[8] « Le stoïcien soutenait que la vertu est tout le souverain Bien et que le bonheur n'est que la cons­cience de la possession de la vertu. L'épicurien affirmait que le bonheur est tout le souverain bien et que la vertu n'est que la forme de la maxime recomman­dant de chercher le bonheur. » (C2 ; GF, p. 233s)

|9] (a) « Il me faut d'abord être sûr de ne pas agir à l'encontre du devoir, alors seulement il m'est permis de me préoccuper d'être heureux. […] (b) Le bonheur renferme tout ce que la nature peut nous procurer (et rien de plus). Mais la vertu est ce que nul autre que l’homme lui-même peut se donner ou s’enlever. » (TP (1793) ; GF 1994 p. 55)

[10] (a) « Agis d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle de­vienne une loi universelle. [...] On peut appeler la conscience de cette loi fondamentale un fait de la raison parce […] qu'elle s'impose à nous par elle-même comme proposition synthétique a priori, qui n’est fondée sur aucune intuition, ni pure, ni empirique, […] cette loi n’est pas un fait empirique, mais le fait unique de la raison pure qui se fait con­naître par là comme originairement législatrice.

(b) Corol­laire : La raison pure seule est pratique par elle-même et donne (à l’homme) une loi universelle, que nous appelons loi morale. » (C2 (1788) ; GF, 2003, p. 126-128) 

Raynal-Mony 17/03/17

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 9

Année 2016-2017                                                                                                                                                  17 mars 2017

Conjectures sur le commencement

Remarque : La sortie de l'homme hors du paradis que la raison lui représente comme le premier séjour de son espèce, n'a été que le passage de l'état brut [Rohigkeit] d'une créature purement animale à l'humanité, des lisières où le tenait l'instinct à la direction qu'exerce la raison ; bref, de la tutelle de la nature à l'état de liberté. La question de savoir si l'homme a gagné ou perdu à ce changement ne se pose plus si l'on regarde la destination de son espèce qui consiste uniquement dans la progression vers la perfection, aussi infructueuses qu'aient pu être les premières tentatives pour parvenir à cette fin, alors même qu'elles constituent chez les membres de cette espèce une longue série. Toutefois cette marche qui, pour l'espèce, représente un progrès vers le mieux n'est pas précisément la même chose pour l'individu. Avant l'éveil de la raison, il n'y avait ni prescription ni interdiction, par conséquent encore aucune infraction ; mais lorsque la raison commença à exercer son action et, toute faible qu'elle était, à lutter avec l'animalité dans toute sa force, c'est alors que durent apparaître des maux et, ce qui est pire, au stade de la raison cultivée, des vices totalement étrangers à l'état d'ignorance et, par conséquent, d'innocence. Le premier pas hors de cet état fut donc du point de vue moral une chute ; du point de vue physique, les conséquences de cette chute furent l’apparition dans la vie d'une foule de maux jusque-là inconnus, donc une punition. L'histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l’œuvre de Dieu ; l'histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l’œuvre de l'homme. Pour l'individu, qui dans l'usage de la liberté ne songe qu'à lui-même, il y eut perte lors de ce changement ; pour la nature, qui avec l'homme poursuit son but en vue de l'espèce, ce fut un gain. L'individu est donc fondé à se tenir pour responsable de tous les maux [alle Übel] qu'il subit comme du mal [alles Böse] qu'il fait et, en même temps, en tant que membre du Tout (d'une espèce), à estimer et à admirer et la sagesse et la finalité de cette ordonnance.

De cette façon, on peut également accorder entre elles et avec la raison les affirmations si souvent mal comprises et en apparence contradictoires, du célèbre J.-J. Rousseau. Dans ses ouvrages Sur l'influence des sciences et Sur l'inégalité des hommes, il montre très justement la contradiction inévitable entre la civilisation et la nature du genre humain en tant qu'espèce physique, où chaque individu doit atteindre pleinement sa destination ; mais dans son Émile, dans son Contrat social et d'autres écrits, il cherche à résoudre un problème encore plus difficile : celui de savoir comment la civilisation doit pro­gresser pour développer les dispositions de l'humanité en tant qu'espèce morale, conformément à leur destination, de façon que l’une ne s'oppose plus à l’autre en tant qu'espèce naturelle. Conflit d'où naissent (étant donné que la culture selon les vrais principes d'une éducation de l'homme, et en même temps du citoyen, n'est peut-être pas encore vraiment commencée, ni a fortiori achevée) tous les maux véritables qui pèsent sur la vie humaine et tous les vices qui la déshonorent, cependant que les impulsions qui poussent à ces vices, et qu'on tient dès lors pour responsables, sont en elles-mêmes bonnes et, en tant que dispositions naturelles, adaptées à leurs propres fins ; mais le développement de la culture porte préjudice à ces dispositions, étant donné qu'elles étaient destinées au simple état de nature, de même qu'en retour ces dispositions portent préjudice à ce développe­ment jusqu'à ce que l'art, ayant atteint la perfection, redevienne nature ; ce qui est la fin dernière de la destination morale de l'espèce humaine. […] - - - - -

Remarque finale : L'homme qui pense éprouve un chagrin qui peut tourner à la perversion morale, et dont l'homme qui ne pense pas n'a aucune idée. Il est en effet mécontent de la Providence qui régit le cours de l'univers dans son ensemble, lorsqu'il fait l'inventaire des maux qui pèsent si lourdement sur l’espèce humaine, sans qu'il y ait, semble-t-il, l'espoir d'une amélioration. Or il est de la plus haute im­portance d'être satisfait de la Providence (même si elle nous a tracé dans notre monde terrestre une voie aussi pénible) pour, d'une part, garder courage au milieu des difficultés, et pour, d'autre part, ne pas perdre de vue, en la rejetant sur le destin, notre propre faute qui pourrait bien être la seule cause de tous ces maux, ni négliger le remède que constitue l'amélioration de soi-même. […]

Tel est le résultat d'une tentative philosophique d'écrire l'histoire la plus ancienne de l'humanité : satisfaction à l'égard de la Providence et à l'égard du cours des affaires humaines considéré dans son ensemble, lequel ne part pas du Bien pour aller vers le Mal, mais se développe peu à peu vers le mieux, selon un progrès auquel chacun dans sa partie et dans la mesure de ses forces est lui-même par nature appelé à contribuer.

KANT Conjectures sur le commencement de l'histoire humaine (1786) ; trad. L. Ferry et

H. Wismann, Pléiade II, 510-513, 517, 520 ; trad. Piobetta, GF 153-157, 160s, 164


Conjectures sur le commencement

De la nature vers la culture

Kant et Rousseau

Culture et nature

Un passage difficile

Le souci du penseur

A qui la « faute » ?

Entre théodicée et philosophie de l'histoire

KANT  ET  ROUSSEAU

[1] « Je suis par goût un chercheur. Je ressens pleinement la soif de savoir, le désir inquiet d'étendre mes connaissances, ou encore la joie devant tout progrès accompli. Il fut un temps où je croyais que tout cela pouvait constituer l'honneur de l'humanité, et je méprisais le peuple, qui ne sait rien. Rous­seau m'a désabusé. Cette supériorité illusoire disparaît ; j'apprends à respecter les hommes, et je me trouverais bien plus inutile que le commun des travailleurs, si je ne croyais pas que cette considération peut donner à toutes les autres une valeur, à savoir instaurer les droits de l'humanité. » (Remarques se rapportant aux Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764) ; AK, XX, 58)

[2] « Newton fut le premier à voir l'ordre et la régularité joints à la parfaite simplicité là où on ne trouvait avant lui que désordre et disparité ; depuis, les comètes suivent des trajectoires géomé­triques. Rousseau fut le premier à découvrir, sous la diversité des formes empruntées, la nature profondé­ment cachée de l’homme et la loi secrète qui, selon ses observations, justifie la Providence. Auparavant, on tenait pour valables les objections d’Alphonse et de Manès. Après Newton et Rousseau, Dieu est justifié, et désormais la thèse de Pope est vraie. » (Remarques, (1764) ; AK, XX, 58) – cf. Rousseau : « Ôtez l'ouvrage de l'homme et tout est bien. » (Emile IV, Profession de foi du vicaire savoyard (1762) ; Pléiade IV, 587)

 [3] Rousseau : « Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses tout dégénère entre les mains de l'homme. » - (Rousseau, Émile I, 1ère phrase) ---- (cf. Kant, Conjectures (1786) : extrait, lignes 16-18)

[4] « Rousseau procède de manière synthétique et part de l'homme naturel, je procède de façon analytique et pars de l'homme civilisé. » (Remarques, (1764) ; AK, XX, 14)

[5] « Je mettrai en évidence la méthode d’après laquelle il faut étudier l’homme, non pas seulement celui qui a été dénaturé par la forme variable que lui imprime son état contingent […], mais la nature de l’homme, qui demeure toujours, et la place qui lui revient dans la création, afin que l’on sache quelle perfection lui revient à l’état de simplicité sauvage et quelle autre lui convient à l’état de simpli­cité cultivée. » (Kant, Annonce pour le semestre d’hiver 1765-1766 ; Pléiade I, p. 521) – (cf. Rousseau, Les Confessions 8 ; Pl. I.389 : « Insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux ne viennent que de vous. »)

 [6] « Trois écrits de Rousseau sont consacrés aux dommages qu'ont provoqués 1) le passage de notre espèce de la nature vers la culture, par l'affaiblissement de nos forces qu’il a entraîné ; 2) la civi­lisation par l'inégalité et l'oppression mutuelle ; 3) la prétendue moralisation, par une éducation contre nature et une déformation de la manière de penser. Ces trois écrits, qui représentèrent l'état de nature comme un état d'innocence (auquel le gardien du Paradis avec son épée de feu, nous interdit le retour) devaient uniquement servir de fil conducteur à son Contrat social, son Émile et son Vicaire savoyard en vue de découvrir le moyen de sortir du labyrinthe de maux dans lequel notre espèce s'est enfermée par sa propre faute. Rousseau n’entendait pas que l'homme dût retourner à l'état de nature, mais que, du stade où il se trouve désormais, il portât sur lui un regard rétrospectif. Il admettait que l'homme est bon par nature (telle qu'elle se transmet par hérédité), mais d'une façon négative, à savoir qu'il n'est pas méchant de lui-même et à dessein, mais qu'il est exposé au danger d'être contaminé et corrompu par des guides maladroits ou de mauvais exemples. » (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798) ; Pléiade III, 1137s ; GF p. 316 ; cf. R juge de Jean-Jacques, 3e Dialogue ; Pléiade I, p. 934s)

[7] « Le tableau hypocondriaque (morose) que Rousseau propose de l’espèce humaine se risquant à sortir de l'état de nature, ne doit pas être pris pour une invitation à retourner à cet état dans les forêts, comme s’il s'agissait de sa pensée véritable ; en fait, il exprimait ainsi la difficulté que rencontre notre espèce pour s’engager dans la direction d’une approche continue de sa destination ; et l’on ne doit pas prendre sa réflexion à la légère ; l'expérience des temps anciens et modernes ne peut qu'embar­rasser tout esprit qui réfléchit sur ces questions et le rendre dubitatif sur le point de savoir si la condition de notre espèce sera jamais meilleure. » (Kant, Anthropologie (1798) ; Pléiade III, 1137s ; GF p. 316) 

Maroy 15/03/17

Forum Universitaire                                                               Jacqueline Maroy                            Année   2016-2017

Textes du séminaire 9                                                                                                                  Le 15 mars 2017

Texte 1 : Choderlos de Laclos :  Les liaisons dangereuses (1782)

Lettre XXII   La présidente de Tourvel à Madame de Volanges

Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l’a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que se soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu ! Enfin vous aimez tant à user d’indulgence, que c’est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement rigoureux. M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice de votre part, & voici sur quoi je le pense.

Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l’idée vous en était venue ; idée que je m’accuse d’avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, & surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d’être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui * ; & c’est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au village de… une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d’avoir pu payer les impositions, s’était empressé non seulement d’acquitter sur le champ la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d’argent assez considérable. Mon domestique a été témoin de cette vertueuse action ; & il m’a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux & avec lui, avaient dit qu’un domestique qu’ils ont désigné, & que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n’est même plus seulement une compassion passagère, & que l’occasion détermine : c’est le projet formé de faire du bien ; c’est la sollicitude de la bienfaisance ; c’est la plus belle vertu des plus belles âmes ; mais, soit hasard ou projet, c’est toujours une action honnête & louable, & dont le seul récit m’a attendrie jusqu’aux larmes. J’ajouterai de plus, & toujours par justice, que lorsque je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s’en défendre, & a eu l’air d’y mettre si peu de valeur, lorsqu’il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite.

A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour, s’il n’est que cela & se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? Quoi ! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu’une famille vertueuse reçut, de la main d’un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence ? & pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ? Non, j’aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles ; & je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l’ennemi de la vertu. M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons. Je m’arrête à cette idée qui me plaît. Si, d’une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l’autre, elle me rend de plus en plus précieuse l’amitié tendre qui m’unit à vous pour la vie.

J’ai l’honneur d’être, Madame, etc.

*Madame de Tourvel n’ose donc pas dire que c’était par son ordre

Mme de Rosemonde & moi nous allons, dans l’instant, voir aussi l’honnête & malheureuse famille, & joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur ; c’est, je crois, tout ce qu’il nous a laissé à faire.

De…, ce 20 août 17…

Texte 2 Choderlos de Laclos : les liaisons dangereuses (1782)

Lettre X De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont au château de…                

Me boudez-vous, vicomte ? ou bien êtes-vous mort ? ou, ce qui y ressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre présidente ? Cette femme, qui vous a rendu les illusions de la jeunesse, vous en rendra bientôt aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide & esclave ; autant vaudrait être amoureux. Vous renoncez à vos heureuses témérités. Vous voilà donc vous conduisant sans principes, & donnant tout au hasard, ou plutôt au caprice. Ne vous souvient-il plus que l’amour est, comme la médecine, seulement l’art d’aider à la nature ? Vous voyez que je vous bats avec vos armes : mais je n’en prendrai pas d’orgueil ; car c’est bien battre un homme à terre. Il faut qu’elle se donne, me dites-vous : eh ! sans doute, il le faut ; & aussi se donnera-t-elle comme les autres, avec cette différence que ce sera de mauvaise grâce. Mais, pour qu’elle finisse par se donner, le vrai moyen est de commencer par la prendre. Que cette ridicule distinction est bien un vrai déraisonnement de l’amour ! Je dis l’amour ; car vous êtes amoureux. Vous parler autrement, ce serait vous trahir ; ce serait vous cacher votre mal. Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues ; croyez-vous les avoir violées ? Mais quelque envie qu’on ait de se donner, quelque pressée que l’on en soit, encore faut-il un prétexte ; & y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne l’air de céder à la force. Pour moi, je l’avoue, une des choses qui me flattent le plus, est une attaque vive & bien faite, où tout se succède avec ordre, quoiqu’avec rapidité ; qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont au contraire nous aurions dû profiter ; qui sait garder l’air de la violence jusque dans les choses que nous accordons, & sait flatter avec adresse nos deux passions favorites, la gloire de la défense & le plaisir de la défaite. Je conviens que ce talent, plus rare qu’on ne croit, m’a toujours fait plaisir, même alors qu’il ne m’a pas séduite, & que quelquefois il m’est arrivé de me rendre, uniquement comme récompense. Telle dans nos anciens tournois, la beauté donnait le prix de la valeur & de l’adresse.

Mais vous, vous qui n’êtes plus vous, vous vous conduisez comme si vous aviez peur de réussir. Depuis quand voyagez-vous à petites journées & par des chemins de traverse ? Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux de poste & la grande route ! Mais laissons ce sujet, qui me donne d’autant plus d’humeur qu’il me prive du plaisir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus souvent que vous ne faites & mettez-moi au courant de vos progrès. Savez-vous que voilà huit jours que cette ridicule aventure vous occupe, & que vous négligez tout le monde. 

Raynal-Mony 03/03/17

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 8

Année 2016-2017                                                                                                                                                  3 mars2017

Kant et Herder

Peu après la publication de l'Idée d'une histoire universelle (1784), K reçoit le premier volume des Idées pour une philoso­phie de l'histoire de l'humanité de son ancien étudiant Herder [H] (1744-1803). Lors de ses études de théo­logie et de philo­so­phie (1762-64) H admirait Leibniz (pour sa monade active à partir de son propre fonds), Rous­seau (pour la densité spirituelle de la sensibilité) et il fréquentait Hamann (qui lui fit connaître Shakespeare et Ossian). Féru de poésie, H rassemblait les chants des peuples de divers pays. [1] Ami de Goethe, supérieur de l’Église réformée de Weimar, il était devenu une célébrité litté­raire (3), mais en philosophie il restait un dilettante. Dans les Idées (4 vol., 1784-1791), il sollicite tout le savoir de l’époque pour retracer la marche de Dieu dans l’histoire de la nature et de l’humanité, tandis que K exclut tout recours à Dieu dans l’histoire (8-10). Leur divergence de vues remonte à plus de dix ans, et porte sur la méthode à adopter en philosophie de l’histoire. H con­sidère la théo­rie comme étrangère à l’écriture de l'histoire, K n’apprécie pas une philo­sophie qui verse dans la litté­ra­ture. Les méta­phores hardies, les images poé­tiques, les allu­sions mytholo­giques (35) rappel­lent trop la fougue de l’époque des « génies » (10-13). Certes, K reconnaît le courage (19) de l’homme d’Eglise qui ose penser par lui-même, mais il critique sa tournure d'esprit (2) et son éloquence poétique (30-35). H manque de méthode, ses concepts sont flous, ses réactions émotives et son style est chargé de fioritures qui encombrent la pensée (4-8). Or un auteur ne peut communi­quer sa pensée et la faire partager que si elle est fon­dée en raison, sinon il ne peut que séduire [1]. K se défie de la séduction exercée par l’éloquence, il avait dû relire Rousseau plu­sieurs fois, pour de n'être plus gêné par la beauté du style, et afin de pouvoir dégager la structure rationnelle de la pensée rousseauiste. Mais H ne réus­sit pas l'épreuve. K lui suggère de retenir le flot de son éloquence (Reclam [R] p.60, 34) et lui rappelle les règles de la philoso­phie critique dont le premier souci est d'émonder, et non de proliférer avec exubé­rance (21-28). H fut outré par ce ton professoral. Cepen­dant leur désaccord ne porte pas que sur l’écriture de l’histoire, il s’explique aussi par leur vision diffé­rente de la vocation des peuples et de la destination de l'homme.

La vocation des peuples

Froissé par le compte rendu de K, H lit avec dépit l’Idée d'une histoire univer­selle. Il en rejette la construction théorique, ainsi que l'idée d'un per­fec­tionnement constant des liens civiques et poli­tiques. Alors que K met l'accent sur les droits de l'homme, H insiste dans le tome II sur la vocation des peuples à être heureux.

Le bonheur (Herder)

Selon H, tout peuple en tant qu’individualité est voué au bonheur. En cela, il reste fidèle à l'eudémonisme des Lumières. Il situe le souverain bien, non pas dans l’accomplissement de toutes nos facultés, mais dans ce sentiment irrem­plaçable que Rousseau nommait le sentiment de l'existence. Tant de peuples vivent sans État et sont pourtant plus heureux que les nations dans leurs machines étatiques qui broient le bonheur des individus. Cette critique n'atteint pas K, car il n'attend pas du prince le bonheur mais la justice. H ne voit aucune nécessité juridique ni historique au politique ; l’Etat ne dépend que des circonstances, il naît de la guerre et s'agrandit par des conquêtes. H rejette le caractère artificiel des institutions et administrations qui étouffent la vie. Comparé aux orga­nismes naturels que sont les familles et les peuples, l’État n’est qu’un mécanisme froid. Cette critique méca­niste vise surtout l’État prussien, militaire et bureaucratique, où sol­dats et fonctionnaires sont comme des rouages, qui font leur tâche routinière sans se soucier du sens de cette machinerie. H condamne l'aliénation politique exer­cée par un Régime qui réduit les individus à des pièces inter­changeables et ne s’intéresse qu’à leur rapport fonctionnel avec l'appareil d’Etat.

H est scandalisé par la phrase de K qui qualifie l’homme d’animal ayant besoin d'un maître (Idée, VI). H retourne la phrase : Celui qui a besoin d'un maître est une bête ; dès qu'il devient homme, il n'en a plus besoin. H relie le mot maître au des­potisme, et soupçonne K de sympathiser avec l'autocratisme. K aurait mal jugé le rapport du maître à ses sujets. Les respon­sables de cet état de fait ne sont pas les sujets, mais les déten­teurs du pouvoir qui maintiennent la servitude à leur profit. Seulement, l’indignation de H ne tient pas compte de la réalité de l’État en tant que puissance historique ; il ne reconnaît aucune vertu à un régime fort et autoritaire, pas même celle de protéger ses sujets.

H rejette les grands États dans lesquels des milliers de sujets souffrent de la faim, pour que quelques privilégiés vivent dans l'abondance. Il s'emporte contre une noblesse qui exploite ses sujets sans se rendre utile à la société par l'exercice d'un métier, et il condamne l'oppression exercée par l'absolutisme princier. Mais son hostilité au pouvoir a pour source principale la religion, et non la politique. Même son exigence de bon­heur est d’origine religieuse : les hommes sont libres et égaux, parce qu’ils sont enfants de Dieu ; créés à l'image de Dieu, ils accèdent à l'humanité en façon­nant l'image divine qui est en eux.

Les droits de l'homme (Kant)

K ne nie pas que chacun ait droit à sa part de bonheur [2]. Mais le but de la vie n'est pas l'image idyllique que l'on s'en fait. Le bonheur dans la jouis­sance n'a que peu de valeur, comparé aux efforts mis en jeu pour l’atteindre [3]. Tout l’intérêt de l'histoire porte sur ce que les hommes font. Si la nature avait eu pour but le bonheur des hommes, elle ne les aurait pas dotés de raison, l'instinct y par­vient beaucoup mieux. Certains trouvent leur bonheur dans la jouis­sance, mais agir ensemble pour améliorer les droits civiques et politiques est pour K d’une tout autre dignité. Nous ne sommes pas nés pour l'oisiveté, mais pour ga­gner l'estime de soi par notre activité. H dont la morale pro­longe la biologie, semble oublier que la conscience histo­rique se fonde sur le droit et la poli­tique. Son assimilation des sociétés et des peuples à des organismes vivants ne lui fournit aucun critère pour distin­guer un phénomène historique d'une production naturelle. Toute l'histoire de l’humanité est pour H une histoire natu­relle de forces et d'instincts humains, selon le lieu et le temps. Pour K, tout ce qui a lieu n'ap­partient pas à l'histoire, mais seulement ce qui regarde les droits de l’homme. Les humains ne se libèrent de la brutalité naturelle qu'en instau­rant une constitu­tion civile juste, qui est entière­ment leur œuvre. L'histoire est donc pour K un pro­ces­sus de culture, où les rapports juridiques et politiques jouent un rôle essentiel.

L’enjeu de la polémique concerne à la fois le poli­tique et l'objet de la philosophie de l’histoire. En politique, K part du droit natu­rel qui fonde le droit dans la nature humaine et l’Etat dans la réalisation d'un contrat. Pour H, l'homme vit par nature en société, l’État n’est donc pas un contrat entre individus. H ré­cuse le droit natu­rel qui part des indi­vidus et il rejette la pensée mécaniste de l’Etat. Mais ses pro­pos sont trop chargés d’émotion pour donner lieu à une compréhen­sion ra­tion­nelle du pouvoir politique. Pour H, ce ne sont pas l’État ni les droits de l'homme qui constituent le sujet essentiel de l'histoire, mais les arts et les sciences, les métiers et le commerce, la diversité des peuples et la variété des cultures. En philosophie de l’histoire, deux conceptions s’opposent ici : l’une plus sen­sible au passé et à la singularité des époques et de chaque peuple, l’autre plus sou­cieuse de l’avenir et du destin de l’humanité. H s’enthousiasme, tel un rhapsode, pour certains peuples et cer­taines époques. Pour K, la philo­sophie de l’histoire est encore de la philo­sophie, et si elle doit être très avertie des ques­tions historiques, elle ne doit pas empiéter sur l’histoire empirique proprement dite.

La destination de l'homme

Le point de vue téléologique

Leurs vues divergent aussi sur la destination de l’homme. K observe que les indi­vi­dus ont une vie trop brève pour développer pleinement leurs dis­po­si­tions naturelles, seule l’espèce y parvient. Mais alors, les ef­forts des géné­ra­tions anté­rieures sem­blent n’être entrepris qu’au profit des géné­rations ulté­rieures [4]. Pour H, genre et espèce ne sont que des abstrac­tions et n'ont pas plus de sens que minéralité ou métallité (GF 121) ; seuls les individus existent. Ici réappa­raît la que­relle des uni­ver­saux. En accu­sant K de réalisme des idées, H révèle qu'il ignore la Critique de la raison pure. K a beau jeu de lui rappeler qu’en logique genre et espèce ne dési­gnent que les signes permettant de grou­per les individus, tandis qu’en his­toire l'espèce est la suite des géné­ra­tions ; et si dans le concept logique les individus sont des exem­plaires interchan­geables, le concept histo­rique dé­signe la totalité des générations s'étendant à l’infini (indéterminable) [5].

Le fond de la discorde concerne ici la téléologie. Pour H, aucun individu n'existe en vue de la postérité. Les peuples ont leur raison d’être en eux-mêmes, ils por­tent en eux le caractère divin de leur desti­nation. Leur accomplissement dépend, non des géné­rations antérieures, mais de l'harmonie intérieure que tout être vivant peut atteindre à la place qu'il occupe dans la Création. Toute perfection humaine, celle d’une nation, d’un siècle, est individuelle (Une autre philo., GF 73). Chaque peuple, chaque indi­vidu est une totalité concrète qui réalise sa propre perfection. Aucun autre ne peut atteindre son harmo­nie. Chacun s’accomplit selon sa mesure. H ne conçoit pas une finalité unique pour toutes les civilisations. Cha­cune s'épanouit en son temps et dans son lieu. L'humani­té remplit sa destina­tion dans chaque indivi­dualité harmo­nieuse, particulièrement chez les peuples qui parviennent à exprimer leur génie dans l’art, comme la Grèce homérique, les sagas nor­diques ou la modernité shakes­pearienne. Si l'idée d'humanité a un sens, elle se concrétise dans la diver­sité des peuples. H admet un cycle d’évolution de chaque individualité, mais sans véritable vue d’ensemble.

Une progression constante

Pour K, c'est l'ensemble des humains qui œuvre au pro­grès de l’espèce. H s’en remet à l’effet d’une unique force for­matrice qui progresse à travers tout le vivant et se poursuit dans l'au-delà. Il n’écarte pas, durant la création, une complexité croissante des formes du vi­vant. Mais lorsque les portes de la création se fermèrent, de nouvelles formes ne furent plus engen­drées (I.V.6). Et il exclut la pensée dégradante que l’homme et le singe puissent avoir un ancêtre commun. De son côté, K juge auda­cieuse mais non ab­surde l’idée du passage d’un être organisé à un autre, même spécifique­ment différent (generatio univova), mais il fait remarquer que l’expérience n’en fournit aucun exemple (C3, § 80 note). Parti­san de l’épigenèse, K admet une évo­lution à l’intérieur de chaque espèce, mais ce que l’on nomme la continuité des espèces n’est nulle­ment une preuve de leur parenté réelle (C3, § 80). Les ressem­blances ob­ser­vées entre les es­pèces peu­vent s’expliquer par le fait que leur si grande multiplicité les rap­proche tant, qu'elles en viennent à se ressembler. Sinon, il fau­drait imagi­ner : ou bien une parenté entre elles, une espèce étant issue d’une autre et toutes d’une espèce originelle unique, ou bien un unique sein maternel dont toutes se­raient issues. Mais de telles suppositions semblent si inquié­tantes à K que sa raison recule devant elles avec effroi [6]. Ce recul lui vient, confie-t-il à un ami, de l'horreur du vide éprouvée par la raison humaine, quand elle bute sur une idée où elle ne trouve plus rien d'intelligible. D’ailleurs, l’idée d’une échelle continue des systèmes orga­niques que H affirme en s’appuyant sur de simples analogies observées dans la nature, ne saurait convaincre K, car la raison ne peut rien tirer d’universel ni de néces­saire à partir de la seule expé­rience empirique forcément limitée [7].

Chez H, l'homme est le trait d’union entre deux mondes, naturel et surnaturel, ce qui expliquerait l’immortalité de l’âme. Or K a montré que l’immortalité de l’âme ne saurait être prouvée, mais seulement postulée pour des raisons d’ordre pratique. Les affirmations de H relèvent d’une métaphysique dogmatique issue de la théorie leibnizienne de l’échelle continue des créatures. Chez K, l'histoire ne traite pas de l'œuvre divine, mais des actions humaines. Elle commence par la per­cée de la raison et s’affirme dans la liberté du vouloir qui se fonde sur elle (Idée, III). La finalité de l’histoire est l'idée que les hommes s’efforcent de réaliser en prépa­rant les générations futures à mieux agir ensemble. Cette pure Idée de la raison n’a qu’une valeur pratique, comme principe régulateur de sa réalisation. C'est par l’idée de finalité que l'histoire atteint, chez K, son unité systématique. Mais celle-ci est trop loin de l’expérience pour que l’observation puisse la re­joindre. Le mathé­maticien parle­rait d'un mouve­ment asymp­to­tique. L’Idée kan­tienne dé­signe une per­fec­tion située à l'infini et vers laquelle l’espèce doit tendre, comme l'asymptote s’ap­proche indéfiniment de l'hyperbole sans jamais l'atteindre dans le fini [cf. 5]. Mais ce qui reste inattei­gnable en tant qu'Idée, trouve au niveau des phénomè­nes sa forme de réalisa­tion dans une progression constante qui peut être entravée, perturbée, mais jamais définitivement brisée [8].

Le plein épanouisse­ment de la raison n'est concevable que si elle est im­mor­telle. K postule donc l'immortalité de l'espèce douée de raison [cf. 4], alors qu'il admet que des époques naturelles ont existé avant la présence des humains sur terre (R.41 ; R.194). L’espèce humaine, en tant qu'espèce natu­relle, peut être mortelle, mais l’individu doit agir comme si la raison en lui était immortelle. L'immortalité ne consti­tue pas la structure de l'espèce, mais le principe régula­teur de son action. L'Idée vise une perfection vers laquelle l'espèce humaine tend indéfi­ni­ment. Cette idée de progres­sion constante est ce vers quoi chaque géné­ration doit tendre, pour que les efforts des générations antérieures et futures gardent un sens. Un tel devoir reste une énigme, mais pour K une chose est certaine : L'homme est destiné par sa raison à se rendre digne de l'humanité de manière agissante [9]. L’histoire humaine est donc bien l’histoire des actions humaines.

Deux points de vue complémentaires

Si, pour H, l’histoire constitue la grande œuvre de Dieu (Une autre philo., GF 148), K re­jette toute in­trusion de la théologie dans l’écriture de l'histoire. Libre à H de choisir sa route, K attend son retour au domicile de la raison (51-54) ; et comme il n'est pas homme à poursuivre des polé­miques inutiles, il ne s’intéressera plus à ce qui deviendra l’œuvre maîtresse de H. Dommage, car les deux derniers volumes contiennent les pensées les plus fécondes de H. Mais leurs esprits divergent trop pour per­mettre un dia­logue fructueux entre eux. Chez K, les effets du climat et du mode de vie, l’influence du milieu et de l’époque font partie de l'anthropologie ; ils expli­quent les événe­ments à partir des conditions natu­relles qui les ont déter­minés. Mais l’histoire humaine est, pour lui, l’histoire de ce que les hommes font de leur liberté pour amélio­rer la société civile et la vie politique, en s’efforçant de mettre en place des institu­tions garan­tis­sant les droits de l'homme. De son côté, H se plonge avec empathie dans des cultures jusque-là négligées, dont il fait revivre l’originalité de l'intérieur. Si l'Idée de K présente une rigueur logique incon­testable, il est indéniable que l’ouverture de H à des peuples menacés d’oubli a élargi l’horizon his­torique des contemporains cultivés. Alors que K forge les principes qui per­met­tent d’apprécier ce que les peuples et leurs institutions ont apporté sur le plan cosmopolitique (Idée, IX), H se réjouit de leur infinie variété et enrichit l'histoire de l'anthropologie sociale et culturelle. Au XIX° siècle, les pen­seurs de l’histoire et surtout les romantiques seront beaucoup plus séduits par les suggestions de H que par les ré­flexions de K. Pourtant, même si leurs formes d’esprit ont pu paraître incompatibles, rien n’empêche de penser que leurs points de vue sur l’histoire peuvent se compléter.



[1]  Kant, Opuscules sur l’histoire, trad. Piobetta, intr. P. Raynaud, GF 1990. -  A. Philonenko, Théorie kantienne de l'histoire ; Vrin, 1986. - P. Pénisson, Herder, la raison dans les peuples, Cerf, 1992. 

Maroy 01/02/17

Forum Universitaire                                              Jacqueline Maroy                                        Année  2016-2017

Textes du séminaire 7                                                                                                             Le 1 février 2017

Texte 1 : Balzac : Lettres à Madame Hanska lettre 137   juin 1838

Je veux terminer ma jeunesse par toute ma jeunesse, par une œuvre en dehors de toutes mes œuvres, par un livre à part qui reste entre toutes les mains, sur toutes les tables, ardent et innocent, avec une faute pour qu’il y ait un retour violent, mondain et religieux, plein de consolation, plein de larmes et de plaisirs ; et je veux que ce livre soit sans nom, comme L’imitation (de Jésus-Christ). Je voudrais pouvoir l’écrire ici, mais il faut revenir en France, à Paris, rentrer dans ma boutique de vendeur de phrases, et je ne pourrai que le crayonner.

Texte 2 : Balzac : Mémoires de deux jeunes mariées lettre 1

Depuis bientôt quinze jours, j’ai tant de folles paroles rentrées, tant de méditations enterrées au cœur, tant d’observations à communiquer et de récits à faire qui ne peuvent être faits qu’à toi, que sans le pis-aller des confidences écrites substituées à nos chères causeries, j’étoufferais. Combien la vie du cœur nous est nécessaire ! Je commence mon journal ce matin en imaginant que le tien est commencé, que dans peu de jours je vivrai au fond de ta belle vallée de Gemenos dont je ne sais que ce que tu m’en as dit, comme tu vas vivre dans Paris dont tu ne connais que ce que nous en rêvions.

Or donc, ma belle enfant, par une matinée qui demeurera marquée d’un signet rose dans le livre de ma vie, il est arrivé de Paris une demoiselle de compagnie et Philippe, le dernier valet de chambre de ma grand’mère, envoyés pour m’emmener. Quand, après m’avoir fait venir dans sa chambre, ma tante m’a eu dit cette nouvelle, la joie m’a coupé la parole, je la regardais d’un air hébété. « Mon enfant, m’a-t-elle dit de sa voix gutturale, tu me quittes sans regret, je le vois ; mais cet adieu n’est pas le dernier, nous nous reverrons : Dieu t’a marquée au front du signe des élus, tu as l’orgueil qui mène également au ciel et à l’enfer, mais tu as trop de noblesse pour descendre ! Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même : la passion ne sera pas chez toi ce qu’elle est chez les femmes ordinaires. » Elle m’a doucement attirée sur elle et baisée au front en m’y mettant ce feu qui la dévore, qui a noirci l’azur de ses yeux, attendri ses paupières, ridé ses tempes dorées et jauni son beau visage. Elle m’a donné la peau de poule. Avant de répondre, je lui ai baisé les mains. — « Chère tante, ai-je dit, si vos adorables bontés ne m’ont pas fait trouver votre Paraclet salubre au corps et doux au cœur, je dois verser tant de larmes pour y revenir, que vous ne sauriez souhaiter mon retour. Je ne veux retourner ici que trahie par mon Louis XIV, et si j’en attrape un, il n’y a que la mort pour me l’arracher ! Je ne craindrai point les Montespan. — Allez, folle, dit-elle en souriant, ne laissez point ces idées vaines ici, emportez-les ; et sachez que vous êtes plus Montespan que La Vallière. » Je l’ai embrassée. La pauvre femme n’a pu s’empêcher de me conduire à la voiture, où ses yeux se sont tour à tour fixés sur les armoiries paternelles et sur moi.

Texte 3 : Balzac : Mémoires de deux jeunes mariées Lettre 10 Lundi

Ma chère, mon Espagnol est d’une admirable mélancolie : il y a chez lui je ne sais quoi de calme, d’austère, de digne, de profond qui m’intéresse au dernier point. Cette solennité constante et le silence qui couvre cet homme ont quelque chose de provoquant pour l’âme. Il est muet et superbe comme un roi déchu. Nous nous occupons de lui, Griffith et moi, comme d’une énigme. Quelle bizarrerie ! un maître de langues obtient sur mon attention le triomphe qu’aucun homme n’a remporté, moi qui maintenant ai passé en revue tous les fils de famille, tous les attachés d’ambassade et les ambassadeurs, les généraux et les sous-lieutenants, les pairs de France, leurs fils et leurs neveux, la cour et la ville. La froideur de cet homme est irritante. Le plus profond orgueil remplit le désert qu’il essaie de mettre et qu’il met entre nous ; enfin, il s’enveloppe d’obscurité. C’est lui qui a de la coquetterie, et c’est moi qui ai de la hardiesse. Cette étrangeté m’amuse d’autant plus que tout cela est sans conséquence. Qu’est-ce qu’un homme, un Espagnol et un maître de langues ? Je ne me sens pas le moindre respect pour quelque homme que ce soit, fût-ce un roi. Je trouve que nous valons mieux que tous les hommes, même les plus justement illustres. Oh ! comme j’aurais dominé Napoléon ! comme je lui aurais fait sentir, s’il m’eût aimée, qu’il était à ma discrétion !

Texte 4 : Balzac Mémoires de deux jeunes mariées         Lettre XV                          Mars.

Ah ! mon ange, le mariage rend philosophe ?… Ta chère figure devait être jaune alors que tu m’écrivais ces terribles pensées sur la vie humaine et sur nos devoirs. Crois-tu donc que tu me convertiras au mariage par ce programme de travaux souterrains ? Hélas ! voilà donc où t’ont fait parvenir nos trop savantes rêveries ? Nous sommes sorties de Blois parées de toute notre innocence et armées des pointes aiguës de la réflexion : les dards de cette expérience purement morale des choses se sont tournés contre toi ! Si je ne te connaissais pas pour la plus pure et la plus angélique créature du monde, je te dirais que tes calculs sentent la dépravation. Comment, ma chère, dans l’intérêt de ta vie à la campagne, tu mets tes plaisirs en coupes réglées, tu traites l’amour comme tu traiteras tes bois ! Oh ! j’aime mieux périr dans la violence des tourbillons de mon cœur, que de vivre dans la sécheresse de ta sage arithmétique. Tu étais comme moi la jeune fille la plus instruite, parce que nous avions beaucoup réfléchi sur peu de choses ; mais, mon enfant, la philosophie sans l’amour, ou sous un faux amour, est la plus horrible des hypocrisies conjugales. Je ne sais pas si, de temps en temps, le plus grand imbécile de la terre n’apercevrait pas le hibou de la sagesse tapi dans ton tas de roses, découverte peu récréative qui peut faire enfuir la passion la mieux allumée. Tu te fais le destin, au lieu d’être son jouet. Nous tournons toutes les deux bien singulièrement : beaucoup de philosophie et peu d’amour, voilà ton régime ; beaucoup d’amour et peu de philosophie, voilà le mien. La Julie de Jean-Jacques, que je croyais un professeur, n’est qu’un étudiant auprès de toi. Vertu de femme ! as-tu toisé la vie ? Hélas ! je me moque de toi, peut-être as-tu raison. Tu as immolé ta jeunesse en un jour, et tu t’es faite avare avant le temps. Ton Louis sera sans doute heureux. S’il t’aime, et je n’en doute pas, il ne s’apercevra jamais que tu te conduis dans l’intérêt de ta famille comme les courtisanes se conduisent dans l’intérêt de leur fortune ; et certes elles rendent les hommes heureux, à en croire les folles dissipations dont elles sont l’objet. Un mari clairvoyant resterait sans doute passionné pour toi ; mais ne finirait-il point par se dispenser de reconnaissance pour une femme qui fait de la fausseté une sorte de corset moral aussi nécessaire à sa vie que l’autre l’est au corps ? Mais, chère, l’amour est à mes yeux le principe de toutes les vertus rapportées à une image de la divinité ! L’amour, comme tous les principes, ne se calcule pas, il est l’infini de notre âme. N’as-tu pas voulu te justifier à toi-même l’affreuse position d’une fille mariée à un homme qu’elle ne peut qu’estimer ? Le devoir, voilà ta règle et ta mesure ; mais agir par nécessité, n’est-ce pas la morale d’une société d’athées ? Agir par amour et par sentiment, n’est-ce pas la loi secrète des femmes ? Tu t’es faite homme, et ton Louis va se trouver la femme ! Ô chère, ta lettre m’a plongée en des méditations infinies. J’ai vu que le couvent ne remplace jamais une mère pour des filles. Je t’en supplie, mon noble ange aux yeux noirs, si pure et si fière, si grave et si élégante, pense à ces premiers cris que ta lettre m’arrache ! Je me suis consolée en songeant qu’au moment où je me lamentais, l’amour renversait sans doute les échafaudages de la raison. Je ferai peut-être pis sans raisonner, sans calculer : la passion est un élément qui doit avoir une logique aussi cruelle que la tienne.

Texte 5 : Balzac mémoires de deux jeunes mariées Lettre XVIII

Chaque vie humaine offre dans son tissu les combinaisons les plus irrégulières ; mais, vues d’une certaine hauteur, toutes paraissent semblables. Si je voulais voir Louis malheureux et faire fleurir une séparation de corps, je n’aurais qu’à me mettre à sa laisse. Je n’ai pas eu comme toi le bonheur de rencontrer un être supérieur, mais peut-être aurai-je le plaisir de le rendre supérieur, et je te donne rendez-vous dans cinq ans à Paris. Tu y seras prise toi-même, et tu me diras que je me suis trompée, que monsieur de l’Estorade était nativement remarquable. Quant à ces belles amours, à ces émotions que je n’éprouve que par toi ; quant à ces stations nocturnes sur le balcon, à la lueur des étoiles ; quant à ces adorations excessives, à ces divinisations de nous, j’ai su qu’il y fallait renoncer. Ton épanouissement dans la vie rayonne à ton gré ; le mien est circonscrit, il a l’enceinte de la Crampade, et tu me reproches les précautions que demande un fragile, un secret, un pauvre bonheur pour devenir durable, riche et mystérieux ! Je croyais avoir trouvé les grâces d’une maîtresse dans mon état de femme, et tu m’as presque fait rougir de moi-même. Entre nous deux, qui a tort, qui a raison ? Peut-être avons-nous également tort et raison toutes deux.

Texte 6 : : Balzac Mémoires de deux jeunes mariées Lettre 51

En relisant ton avant dernière lettre j’ai trouvé quelques mots aigres sur notre situation politique. Tu nous as raillés d’avoir gardé la place de présidant de chambre à la cour des comptes, que nous tenions, ainsi que le titre de comte, de la faveur de Charles X ; mais est-ce avec quarante mille livres de rentes, dont trente appartiennent à un majorat, que je pouvais convenablement établir Athénaïs et ce pauvre petit mendiant de René ? Ne devions nous pas vivre de notre place , et accumuler sur place, et accumuler sagement les revenus de nos terres ? En vingt ans nous aurons amassé environ six cent mille francs, qui serviront à doter et ma fille et René, que je destine à la marine. Mon petit pauvre aura dix mille livres de rentes et peut être pourrons nous lui laisser en argent une somme qui rende sa part égale à celle de sa sœur. Quand il sera capitaine de vaisseau, mon mendiant se mariera richement, et tiendra dans le monde un rang égal à celui de son aîné.          

Ces sages calculs ont déterminé dans notre intérieur l’acceptation du nouvel ordre des choses. Naturellement, la nouvelle dynastie a nommé Louis pair de France et grand-officié de la Légion d’honneur. Du miment ou l’Estorade prêtait serment, il ne devait rien faire à moitié ; des lors il a rendu de grands services dans la Chambre. Le voici maintenant arrivé à une situation ou restera tranquillement jusqu’à la fin de ses jours. Il a de la dextérité dans les affaires ; il est plus parleur agréable qu’orateur, mais cela suffit à ce que nous demandons à la politique. Sa finesse, ses connaissances soit en gouvernement soit en administration sont appréciées, et tous les partis le considèrent comme un homme indispensable. Je puis te dire qu’on lui a dernièrement offert une ambassade, mais je la lui ai fait refuser. L’éducation d’Armand, qui maintenant a treize ans, me retiennent à Paris, et j’y veux demeurer jusqu’à ce que mon petit René ait fini la sienne , qui commence.

Texte 7  : George Sand Histoire de ma vie Page 181/182 !a pléiade

Cette année 1833 ouvrit pour moi la série des chagrins réels et profonds que je croyais avoir épuisée et qui ne faisait que de commencer. J’avais voulu être artiste, je l’étais enfin. Je m’imaginai être arrivée au but poursuivi depuis longtemps, à l’indépendance extérieure et à la possession de ma propre existence : je venais de river à mon pied une chaine que je n’avais pas prévue.

               

Raynal-Mony 06/01/17

Forum Universitaire                                                     Gérard Raynal Mony                                                          Séminaire 5

Année 2016-2017                                                                                                                                            Le 6 janvier 2017

Kant : Vers une constitution civile juste

Les thèses précédentes ont placé les humains devant le devoir éthique de fonder la société dans laquelle ils pourront déve­lop­per complètement les germes de la nature (25). De cette tâche se déduit la pensée politique de K que la 5e pro­position résume ainsi : Il s’agit d’édifier une société où, sous des lois extérieures, la liberté se trouvera liée au plus haut degré pos­sible à un pouvoir irrésistible (10s). Liberté, droit et pouvoir sont les trois compo­santes essentielles d'une constitution civile parfaite­ment juste (12), qui accorde les buts de la rai­son avec le mécanisme de la nature. En tant qu’idée de la rai­son, la société civile se fonde sur des principes a priori. Elle est néces­saire pour que l'espèce humaine ne se détruise pas elle-même, et elle doit administrer le droit de façon univer­selle (3) pour que tous puissent l’adopter. Mais la tâche est d’une telle diffi­culté que la nature n’oblige les humains qu’à s’en approcher (43). Son moyen est l’anta­gonisme des indivi­dus dans la société qui oblige chacun à se discipliner pour que tous puissent développer leurs dispositions naturelles.

Les principes

Liberté et loi pratique

K fonde la société sur le principe de liberté, à laquelle tout être humain a droit ; sans elle, il perdrait son humanité et n'aurait plus aucun droit. C’est du concept de liberté dans les rap­ports extérieurs des hommes entre eux que pro­vient le concept d'un droit extérieur (TP II (1793) ; GF 64). Tout droit part de l'autonomie du vouloir d’un être raisonnable. Mais l'homme n'est pas qu'un être de raison, c’est aussi une créa­ture sensible, sujette à des impulsions subjectives et soumise à des in­fluences contingentes. Dans sa dualité de créature naturelle douée de raison, il ne connaît l'idée de liberté que comme devoir : le devoir de ne déter­miner sa volonté que par des principes rationnels. Est libre, la volonté qui peut instaurer pour elle-même une loi rationnelle à laquelle chacun peut consentir. C'est par l'efficacité de la rai­son pratique sur l’arbitre [5], en dépit des pen­chants rebelles et des obstacles exté­rieurs, que nous pre­nons cons­cience de la liberté. L'idée de liberté nous est révélée par la loi. A l'inverse, la liberté est la con­dition de possibi­lité de la loi morale : liberté et loi pratique ren­voient l'une à l'autre [1]. Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont une seule et même chose (FMM III (1785) ; GF 132). K l’a ex­primé sous forme d'un impératif catégorique. Est libre celui qui agit par devoir, donc par pur respect de la loi.

L’autorité du droit

En politique cela requiert une constitution civile administrant le droit de façon uni­verselle (3). Une constitution est de fait toujours contingente, mais a priori néces­saire en tant que devoir. Un ordre juridique est exigé par la raison pour ga­ran­tir à chacun sa liberté par des lois. K reconnaît toute limitation de la liberté procédant d’un principe du droit. Le droit limite la liberté de chacun pour qu’elle soit compa­tible avec la liberté des autres (6s). Ce droit de limiter la liberté ne vient ni d’une fina­lité extérieure, ni de la nature contra­dictoire de l'homme. L'expérience ne peut en­seigner ce qu'est le droit (TP II ; GF 84). Pour déterminer ce qu’est le droit, K doit faire abstrac­tion des désirs subjectifs de chacun et des con­ditions empiriques des hommes entre eux. L’ordre juridique doit être réglé par la rai­son. Seule la raison pure dans son usage pra­tique est source du droit. Elle indique a priori le chemin qui conduit d’une liberté brutale à la liberté légale. Ce pas­sage de l’état naturel à un ordre juridique constitue le proces­sus historique de la culture qui fait le lien entre la raison spéculative et la raison pratique. K élève la raison sur le trône de la puis­sance législative suprême (PP (1795) ; PUL 62). Pour être uni­ver­selles et nécessaires, les lois doivent être fondées a priori en raison. Le droit ne tient sa valeur et son autorité que de la raison, et non pas d’un pouvoir coercitif.

Un pouvoir fort

Cependant, il faut un Etat fort parce que les hommes ne sont pas que des êtres de raison, même en société ils se comportent encore comme des créatures natu­relles. Le droit ne s'impose à eux que sous la con­trainte de lois extérieures : dans une constitution civile juste, la liberté doit être liée à un pouvoir irrésistible (11s). Les lois doivent être protégées par un pouvoir fort. De fait, le caractère sauvage de l'homme na­turel ne peu­t être discipliné ou du moins atténué que par la force. Seul un pouvoir fort peut contraindre même des esprits rebelles à respecter la loi. Car l’État ne requiert que l'obéis­sance extérieure à la loi, que ce soit par crainte de la force publique ou par intérêt bien compris. Tous les citoyens doivent res­pecter la léga­lité, quelle que soit leur moralité. Les lois sont coerci­tives afin que tous obéissent au mé­ca­nisme de la consti­tution civile juste, de même que tous les corps obéissent au méca­nisme des lois naturelles (14-23). Il ne s’agit pas pour autant d’exiger une obéissance servile, mais seulement de contraindre les volon­tés obstinées. Dans tous les cas, les lois doivent être accom­pa­gnées, au plus haut de­gré possible (11), de l'esprit de liberté (TP II ; GF 83). Pour que tout citoyen loyal puisse agir en accord avec sa conscience, chacun doit pouvoir se con­vaincre que la con­trainte exercée par l’État est conforme au droit.

L’Idée de République

La constitution civile est le rapport d'hommes libres pourtant soumis à des lois con­traignantes (TP II ; GF 64), afin que la volonté de chacun se rattache à un prin­cipe commun. Est juste, la constitution dans laquelle l’État fort garantit les lois capables de susciter l’adhésion qualifiée de toutes les per­sonnes concernées. Trois choses y parti­cipent : la li­berté, la loi et le pouvoir qui garantit la loi contre l'abus de liberté. Ces trois concepts procèdent de l’Idée de République qui sert de principe régula­teur pour fonder un Etat d’après les exigences de la raison [2]. Le Projet de paix perpé­tuelle préci­sera que la constitution civile doit être républi­caine (PP (1795) ; GF 84). L’Idée de République est, pour K, l’horizon vers lequel doit tendre tout ordre juridique et po­litique. Elle présuppose qu’une volonté unifiée du peuple est pos­sible (DD, § 46 (1797) ; GF 128). C’est la condition néces­saire pour que naisse la chose pu­blique (res publica), qui seule mérite le nom de véri­table constitu­tion civile (Anthrop. (1798) ; GF 322). Dans la réalité politique, K entend par République la sépara­tion du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, ainsi qu’un sys­tème représentatif. La République n'est pas une fin en soi, mais l'unique situa­tion dans laquelle toutes les disposi­tions originaires de l'espèce peuvent être dé­ve­loppées (Idée, prop. 8). La nature n’a pas d’autre moyen pour réaliser ses autres desseins, que de résoudre d’abord com­plè­tement ce pro­blème (13s). La solution du pro­blème politique condi­tionne le pro­grès de la culture. L'idée de la plus grande liberté possible sous des lois contrai­gnantes n'est pas le rêve d'un penseur oisif, mais un fil direc­teur de l’humanité pour progres­ser de façon continue dans son effort de culture. K assimile la consti­tution juridique par­faite à la chose en soi (DD Conclusion (1797) ; GF 205). La chose en soi n’est donc pour lui ni une subs­tance comme chez Spinoza, ni un principe déter­mi­nant de l'histoire comme chez Hegel, mais un principe régulateur de la poli­tique, comme pour Platon [3]. Cette Idée s’accorde avec ce que nous appelons les droits de l'homme qui sont, en tant qu’idéal républicain, intempo­rels et ont une valeur norma­tive. Cet idéal sert à éclairer la politique constitution­nelle, sans jamais pouvoir se réaliser parfaitement en elle. Il est l’horizon poli­tique de l’instauration d’une constitution civile juste.

La nature contraint l'homme à instituer un Etat de droit. Nature et droit vont donc ensemble, le droit étant l'issue de la détresse que les hommes s'infligent les uns aux autres (16s). Par ce méca­nisme, qui laisse les peuples s’épuiser les uns contre les autres, la nature vient au-devant de la raison pratique, comme si elle voulait irrésisti­ble­ment que le droit finisse par l'emporter (PP (1795) ; PUL, 71).

La difficulté du problème

Le penchant au mal

Au fond, la difficulté du problème vient du penchant au mal que K ob­serve même chez le meilleur des hommes [5]. Ce penchant consiste à s'écarter de la loi dont on reconnaît pourtant la nécessité. Il existe un mauvais principe en l'homme qui le porte à abuser de sa liberté à l'égard de ses semblables (30). Par exemple, il est tenté d'utiliser à son profit, par ruse ou par violence, le labeur des autres (An­thr. ; GF 321). Ce penchant au mal est qualifié de naturel, parce qu'il ne peut être extirpé de la nature humaine. Mais K ne suppose pas en l’homme une mali­gnité foncière, car une volonté qui voudrait le mal pour le mal ferait de l'homme un être diabo­lique. K observe au contraire que le penchant au mal ne détruit pas en nous le respect de la loi. L'homme souhaite, en tant que créature raisonnable, une loi qui limite la liberté de tous, même si son inclination animale et égoïste l’incite à s'en excepter dès qu'il le peut (31s). Il reconnaît la valeur objective de la loi et ne la respecte pas pour des causes subjectives. Il sait pourtant que la maxime de son action ne peut devenir une règle universelle, sans se détruire elle-même. Car il a admis dans sa maxime d’action la prépondérance des impulsions sensibles sur le motif de la loi (Rel. I § 4, 42). Le mal ne prend pas son origine dans les sens, mais dans un renversement des motifs que l’homme accueille en ses maximes. Le mal est radical parce qu’il corrompt le fondement des maximes et fait passer l’amour de soi avant la loi morale. Si les lois procèdent de la volonté raisonnable, les maximes procèdent de l’arbitre de chacun (MM, Intr. IV (1797) ; GF 178). Le mal peut être imputé à l’individu, puisque c'est de son propre arbitre [5] qu'il ne respecte pas la loi dont il ne conteste pas le caractère obligatoire.

La nécessité d'un maître

De là vient la nécessité du maître, ce qui fait dire à K : l'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, a besoin d'un maître (29s). Il a besoin d'un maître pour briser cette volonté particulière qui cherche à s'imposer aux autres. Il ne s'agit pas de briser la volonté elle-même, mais unique­ment l'obstination égoïste de l'individu qui s’oppose à une volonté universelle­ment va­lable (33s). Il s'agit encore moins de soumettre le citoyen à une autre volonté par­ticu­lière ; ce serait le despotisme que K condamne absolument. La dignité de la per­sonne re­quiert une constitution dans laquelle chacun puisse être libre (34). Le but recher­ché par des lois contraignantes est un Etat dans lequel ce ne sont pas les hommes, mais les lois qui règnent. Comment amener les hommes à transfor­mer leur liberté sauvage en liberté légale ? Cela ne peut se faire sans contrainte ; les humains ont un penchant si fort pour une liberté sans en­trave qu'ils ne se rangent à la raison qu’après s’être heurtés à une volonté unifiée plus forte qu’eux. Ils commen­cent par refuser obéissance à toute loi qui n'est pas accom­pagnée de la force. Il faut des lois contrai­gnantes, car la contrainte est néces­saire (Education (1803) ; Vrin 118), mais des lois aux­quelles les personnes loyales puissent obéir d’elles-mêmes. Ici le maître n’est pas celui de la dialectique hégé­lienne du maître et du serviteur, mais plutôt le pédagogue qui châtie bien parce qu’il aime bien. Les cours sur l’éducation ramènent le problème à la difficulté sui­vante : Comment cultiver la liberté dans la contrainte ? (ibid.)

La question se concentre d'abord sur la figure du souverain, car le maintien de la constitution nécessite un artisan et un gardien. Mais où trouver un maître qui respecte spontanément le droit (34-41) ? Comme chef d’État, il faudrait un pur être de raison. Mais comme homme, il aura lui aussi besoin d'un maître : L'homme est fait d'un bois si courbe qu'on ne peut rien y tailler de tout à fait droit (42). Or le souve­rain a pour tâche d'administrer les droits de l'homme, le bien le plus sacré au monde [4]. Le roi doit-il, comme le pensait Platon, être lui-même philosophe ? K n'a pas repris la conception du philosophe roi. Par contre, il de­mande aux chefs d’État de consulter les maximes des philosophes. Car ce ne sont pas les philo­sophes, mais la philoso­phie qui doit régner. Et cela ne se produit que si ses maximes sont partagées par les peuples. Ce ne sont ni des demi-dieux, ni des législateurs isolés qui donnent forme au monde juridique et politique, mais un long et difficile processus auquel participe l’ensemble de la société.

Le mal radical

La constitution civile doit pouvoir amener même un peuple de démons à un com­por­te­ment légal. Sa solution parfaite est impossible (42), à cause du mal radical (Religion, I (1793) ; Vrin 83). Là se situe la limite des institu­tions poli­tiques. Elles sont toujours menacées par les penchants égoïstes des individus, en sorte que l'espèce risque constamment de retomber dans la bruta­lité primi­tive (Conjec­tures (1786) ; GF 156 note). Le mal est pour K une grandeur négative, et non une simple absence de bien (Leibniz). Ce jugement marque la rup­ture entre K et l'optimisme des Lumières. Herder le premier s'est insurgé contre ce méchant principe qui fait de l'homme un animal ayant besoin d'un maître. Goethe n'a jamais pu se familia­ri­ser avec cette idée. Même Schiller, le plus kantien d'entre eux, s'est dit révolté. Tous ont pris l’apparent pessimisme anthropologique de K pour une con­ces­sion à la religion. Or K n’a jamais pensé le mal comme une atteinte à l'autorité d'un légi­slateur divin. Il tient la doctrine du péché originel pour la plus inadé­quate façon de se représenter la propagation du mal moral (ibid.). Malgré la méta­phore végé­tale du bois courbe, K a rejeté tout déter­mi­nisme biologique dans le domaine du droit et de la moralité. Le mal moral n’est pas un héri­tage biolo­gique de nos premiers parents, il a pour origine la per­son­na­lité de chacun. Par son aptitude à exister comme un être moral, l'individu est lui-même res­pon­sable du mal. Le mal peut donc lui être imputé [5]. Mais le mal n’est, pour K, qu’un pen­chant greffé sur la nature humaine ; il est contingent, et non essentiel, ce qui laisse toujours espérer une conversion possible. Aussi mauvais qu’ait été un homme, son devoir est toujours de se rendre meilleur (Rel. I § 4, 41). Non seule­ment, chez K, l’espérance demeure, mais il la situe dans l’histoire, et non pas dans l’au-delà.

Si l’homme n’est pas, comme le pensait Rousseau, bon par nature, il a du moins une disposition au bien (Rel. I, 43). Notre tâche est donc de restaurer en nous notre dis­po­sition primitive au bien (Rel. I, 46). K n'a jamais affiché un pessimisme anthro­pologique. Il voit une raison d'espé­rer dans le respect du droit auquel les hommes ne renoncent pas. K se de­mande, entre autres, pourquoi un souverain n'a encore jamais osé déclarer ouver­tement qu'il ne reconnaissait aucun droit du peuple à son égard ? La raison en est, dit-il, qu'une telle déclaration publique dresserait tous les sujets contre lui (CF (1798), II,6 ; GF, 213). Or l'indignation contre l'injustice trahit en nous une disposition morale (An­thropologie ; GF 324), elle prouve que l'espèce humaine n'est pas foncièrement vouée au mal et qu'en elle le principe moral ne meurt ja­mais. C’est pourquoi la dignité humaine requiert un mode de gouverne­ment tel que chacun puisse être libre (34). Une constitution civile juste donne toute sa force aux lois, et non à quelques privilégiés.

Morale et politique

Mais une telle constitution est difficile à instaurer et à maintenir, car ce n’est pas qu’un problème politique. Ses racines plongent plus pro­fon­dément dans la nature humaine. Sa réalisation exige à la fois des concepts juridiques exacts, une expé­rience longue et diverse du monde politique et surtout une volonté bonne de la part des citoyens (44-49). Le triomphe sur le mal radical ne peut être obtenu sans une révolution de l’intention (Rel. I, 47), rétablissant dans sa pureté une volonté bonne, la seule chose que K tienne sans restriction pour bonne (MM I (1785) ; GF 59), car il l’assimile à la raison pratique (FMM III ; GF 134). La difficulté du pro­blème tient à l'entre­croisement inévitable du politique et de la morale. Cette liaison néces­saire à la culture se réalise par l’inscription lente et fragile du droit dans l’histoire.

Raynal-Mony 04/11/16

Forum Universitaire                                                 Gérard Raynal-Mony                        Séminaire 1

Année 2016-2017

                                                                                                                                                 Le 4 novembre 2016

Kant

1724-1804      né et mort à Königsberg (aujourd'hui Kaliningrad) – grandit dans un milieu piétiste

1740-1786      Frédéric II, roi de Prusse

1740-1746      études de philosophie, théologie, mathématique et physique à Königsberg

1755                Histoire générale de la nature et théorie du ciel (thèse latine)

1755-1770      Privatdozent à l’université de Königsberg

1763                Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives

1763                Unique raison possible pour une démonstration de l'existence de Dieu

1764                Observations sur le sentiment du beau et du sublime

1770                De la forme et des principes du monde sensible et intelligible (Dissertation de 1770)

1770-1796      Professeur de logique et de métaphysique à l'université de Königsberg

1775                « Des différentes races humaines »

1781                Critique de la raison pure ; 1787, seconde édition remaniée

1783                Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science

1784                « Idée d'une histoire universelle d'intention cosmopolitique »

1784                « Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ? »

1785                Compte rendu de l'ouvrage de Herder Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité

1785                « Sur la définition du concept de race humaine »

1785                Fondation de la métaphysique des mœurs

1786-1797      Frédéric-Guillaume II, roi de Prusse

1786                Premiers principes métaphysiques de la science de la nature

1786                « Conjectures sur le commencement de l'histoire humaine »

1786                « Que signifie s'orienter dans la pensée ? »

1788                Critique de la raison pratique

1788                « Sur l'usage des principes téléologiques en philosophie »

1790                Critique de la faculté de juger

1791                « Sur l'insuccès de toutes les tentatives des philosophes en matière de théodicée »

1793                La religion dans les limites de la simple raison (Imprematur à la faculté de philo. de Königsberg)

1793                « Sur le lieu commun : c’est peut-être bon en théorie, mais cela ne vaut rien en pratique »

1794                Kant doit s'engager auprès de Frédéric-Guillaume II de ne plus traiter de questions religieuses

1795                Projet de paix perpétuelle. Enquête philosophique

1796                dernier cours à l’université 

1797-1840      Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse

1797                Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu

1798                Conflit des facultés

1798                Anthropologie au point de vue pragmatique

1803                Réflexions sur l'éducation (publié par Rink)

***

Kant : Qu'est-ce que les lumières ?

En 1784, le siècle des Lumières touchait à sa fin lorsque K répond à la question : Qu'est-ce que les Lumières ? Il a alors 60 ans et connaît sa période créative la plus féconde : Critique de la raison pure (1781), Critique de la raison pratique (1788) et Critique de la facul­té de juger (1790). L'article s'adresse au public cultivé d'une revue berlinoise. K a pris part au mouvement culturel euro­péen qui soumet les Églises et les États à une critique rationnelle et que les autori­tés établies dénoncent pour ses tendances subver­sives. Comme les lu­mières con­cer­nent autant l'individu que les institutions, K s’adresse d'abord aux particuliers, puis se tourne vers les dirigeants. Après une brève définition, il indique la tâche à accomplir, nomme les premiers obstacles à surmonter et précise les conditions dans les­quelles un public pourra mieux en triompher qu'un individu isolé (2-7).

La sortie de l'état de minorité

Une tâche nécessaire

Le mot Aufklärung est plus actif que son équivalent français. Il désigne moins le résultat d’une époque de l’histoire des idées qu'une tâche nécessaire pour l’avenir de l’humanité. Il s’agit de se servir de son propre entendement et d’atteindre l’autonomie de la raison [1]. L'individu doit sortir de l’état de minori­té dans lequel il se complaît. Du point de vue intellectuel, la minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'un autre. Pour la raison, cet état de dépendance signifie l'hétéronomie [2]. Pour s’en dégager, l’enfant a besoin d’être éduqué. Et si, à l’âge adulte, il ne se résout toujours pas à pen­ser par lui-même, il est responsable de son immaturité. Au lieu d'assumer le risque de la liberté de penser, il choisit la tranquillité d’esprit. Au lieu de se fatiguer à exercer son entende­ment, il s'en re­met à ceux dont c'est le métier (11-14).

L’éducation à la raison n'est pas un simple apprentissage professionnel ; il s’agit moins de transmettre une technique de penser ou un savoir, que d’élever l'esprit à l'indépendance. En prépa­rant l'élève à penser par lui-même, l'éducateur tra­vaille à son propre effacement. Il a rempli son rôle lorsque l'élève rejette de lui-même ce qui contredit la raison. Passer de l'immatu­rité à la maturité d'esprit n'est pas une simple question de degrés, c’est un bond qualitatif : c'est oser se servir de son propre entende­ment : Sapere aude ! K transforme la devise d'Horace (Épîtres I, 2, v 40) en formule classique de l'Aufklärung. En tant qu’êtres pensant, les hommes ne deviennent eux-mêmes qu’en pensant par eux-mêmes. Ils alors sont en droit de dire Je pense ; et ce je pense marque l’expression d’une raison adulte qui ne suit plus des préceptes mécaniques ou des formules toutes faites, mais uniquement des règles auxquelles elle a donné son assentiment. Les Lumières re­quièrent une réforme des esprits. Deux siècles plus tôt, Luther souhaitait que chacun ait le courage de s'en remettre à sa propre conscience. Si la Réforme fut une audace de la foi, les Lumières constituent une audace de la raison.

Les obstacles à surmonter

Pour que la raison acquière l'autonomie de la pensée, elle doit résister à sa propension à se laisser égarer par des impulsions sensibles, des émotions, des intérêts, ou par des incitations contingentes. La résolu­tion et le courage (5) étant indispen­sables au progrès des lumières, la paresse et la lâcheté (8-11) sont les premiers obstacles à surmonter. Le moraliste se garde bien de rejeter la faute sur une certaine classe sociale. Il serait trop facile de se décharger sur d'autres de sa propre part de responsabilité. La Boétie faisait dépendre la tyran­nie de la servi­tude volontaire, Montesquieu fondait le despotisme sur la crainte des sujets et leur manque d'estime de soi. Pour K, le dogmatisme et l'absolu­tisme profitent de la passivité d'esprit et du manque de courage civique de la plupart des gens. Comparée à la passivité générale, l'attitude des dirigeants religieux ou politiques n'est, aux yeux de K, qu'un obstacle secondaire. C’est le défaut moral du grand nombre qui facilite la faute poli­tique de quelques-uns. Il est si commode de laisser les décisions à d’autres (18-20). Les hommes étant paresseux par nature, les esprits conscients de leur responsabilité ont à mener un dur combat contre la nature humaine qui n'aime pas être secouée dans ses habitudes de pensée, ni être ébranlée dans ses préjugés. K condamne la paresse d’esprit et la lâcheté qui transforment les humains en de doux agneaux domes­tiques. C'est une aubaine pour les puissants qui ne manquent pas de profiter de la docilité de leurs sujets pour perpétuer leur état de dépendance [3].

Il est temps de sortir du confort intellectuel. A cet égard K relève, non sans ironie, la situation des femmes de son temps qui étaient civilement mineures, et dont les maris étaient les curateurs dans toutes les affaires civiles. K considère que leur minorité civile n'est ni naturelle ni définitive, et qu’à son époque la plu­part des humains seraient capables de penser par eux-mêmes - et parmi eux le sexe faible tout entier (15). Plus tard, il sera très acerbe contre les chefs d’État qui s'arrogent le titre de pères de leur pays, comme s'ils savaient mieux que leurs sujets ce qui est bon pour eux. K traitera de despotes les gouvernants pater­na­listes qui condamnent leurs sujets à une tutelle perpétuelle [4]. Mais la grande masse irréfléchie (36) hésite à lâcher la chaîne de l'instinct, pour se guider à l'aide de la seule raison. Pourtant le danger n'est pas si grand. Quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher (21s). De même que l'enfant ne marche d’un pas assuré qu'après avoir trébuché plusieurs fois, de même c'est en butant sur leurs propres erreurs que les hommes apprennent à penser juste. Tous les philosophes des lumières sont convaincus que le propre de l’homme est de penser par soi-même. La spécificité de K est d’en faire une question de carac­tère plutôt qu’une affaire d'intelligence. Car cela demande un effort de volonté.

Un effort de volonté

Certes il s'exprime en représen­tant des lumières qui place la valeur et la vocation de l'homme dans la pensée autonome. Lui aussi fait de la raison la suprême faculté de l’homme. Il classe les lumières parmi les droits sacrés de l’humanité (GF, 48) auxquels aucun monarque, aucun peuple n’est autorisé à porter atteinte. Seulement, les lumières sont pour lui moins l'affaire de la rai­son théo­rique que de la raison pratique. Ose penser par toi-même ! est d'abord un devoir moral. Il faut avoir la force de caractère pour se déterminer de soi-même, indépendam­ment de la contrainte exercée par des penchants rebelles à la raison ; et il faut du courage pour triompher des obs­tacles que les autorités ne manquent pas de dresser contre ceux qui osent exprimer librement leur pensée. L'appel kantien aux lu­mières s'adresse à la vo­lonté autant qu’à l'enten­dement ; l'exi­gence est ration­nelle, mais le centre de gravité s'est déplacé vers l'éthique. Une vraie réforme de la manière de penser (34s) requiert la volonté de se guider uniquement à l’aide de la raison. Mais comment briser le cercle qui s’est formé entre ceux qui s’en remettent à des tuteurs et ceux qui en retour aggravent la tutelle de leurs sujets ? K compte sur la publicité, c’est-à-dire sur l’usage public de la raison (39) ; il désigne ainsi l'opinion publique qui se constitue à son époque et s’améliore avec l’avancement des sciences et des arts. De fait, l’Aufklärung s’est créé un espace public ouvert à la libre discussion écrite entre citoyens réfléchis et non violents, comme la revue berlinoise dans laquelle paraît l’article. K en exclut l’usage privé qu’un responsable fait de sa raison dans l’exercice de ses fonctions au sein de la société ou de sa charge dans l’Etat ; là, chacun est tenu de rester en accord avec les obligations et les principes qu'il a acceptés. Un officier doit d’abord se soumettre à la discipline militaire, un prêtre se conformer à la doctrine de son Eglise, un citoyen payer ses impôts, avant de s’autoriser à s’exprimer pu­bli­quement en son nom propre, c’est-à-dire au XVIII° siècle par écrit [5].

Conditions préalables

La liberté d'expression écrite

K fonde les lumières sur l'idée de liberté, sans laquelle aucun être doué de raison ne peut être pensé. La condition préalable aux lumières est la liberté d’esprit que l’individu acquiert en s'émancipant de toute autorité déraisonnable, et en se déci­dant à ne plus se déterminer que par la raison pratique. Mais l'homme n'est pas seulement un être de raison, c’est aussi une créature naturelle affectée par des pen­chants personnels et soumise à des influences exté­rieures. L’être humain ne connaît donc les lumières que comme un devoir, le devoir de ne pas laisser déter­mi­ner sa volonté par des désirs rebelles à la raison, ou par des exigences abusives de la part de son entourage. Mais comment se dégager d’un état de tutelle ? Un public cultivé y parviendra plus facilement qu’un individu isolé (24-27).

Bien se servir de son entendement requiert de nombreux essais et des exercices réguliers. Pour celui dont l'immaturité est devenue comme une seconde nature, il est difficile de se résoudre à penser par soi-même. Il avance avec les pensées des autres comme un infirme avec des béquilles, et il s'arrête de penser dès qu'il n'a plus l'aide d’un autre. Si, en plus, il est dans l'isolement, il risque de prendre les causes subjectives de ses choix pour des raisons objectives. Nos chan­ces de penser juste sont d’autant plus grandes que nous pouvons communi­quer nos pen­sées à d'autres qui, en retour, nous exposent les leurs [6].

K fait de la communicabilité des pensées la pierre de touche (C1, B 848) permettant de découvrir si nos jugements personnels sont valides. C’est pourquoi il apprécie tant la commu­nauté spirituelle de la république des lettres dont les mem­bres commu­niquent par leurs publications, par-delà les frontières sociales, religieuses et étatiques. Les lumières se répandent le mieux, là où l'usage public de la raison peut s'exercer dans tous les domaines (39). Utiles au public qui lit, elles touchent aussi les responsables religieux et politiques. Mais ceux-ci n'ont rien à craindre d’un échange pacifique des pensées. Au contraire, la publicité des débats crée un pont entre les lumières et le politique. Elle préserve à la fois la dynamique des lumières et le maintien de l'ordre, tout en sachant que l’ordre pré­sent est toujours imparfait et ne sert que de plate-forme au progrès des lumières, auquel travaillent les citoyens réfléchis. K pense aussi au public des lecteurs qui s’agrandit de jour en jour. Il est convaincu qu'un public s'éclaire lui-même, pourvu qu'on lui en laisse la liberté (28) [7]. La perfectibilité de l'homme rend le progrès presque inévitable, même s’il est souvent entravé. K maintient l'idée de progrès qui inclut le devoir d’y participer. Il suppose en l'homme une tendance si forte à se perfec­tion­ner qu’il juge impos­sible que l’espèce humaine soit jamais obligée de complè­te­ment revenir en arrière (Anthropologie, II, E (1798) ; trad. A. Renaut, GF, p. 313).

Réforme de la manière de penser

Par son exigence de liberté, K pénètre sur le terrain juridique et politique. Il ne soutient pas une liberté sans loi ; sa notion des lumières ne conduit ni à l'anar­chie, ni à la révolution. Une révolution peut entraîner le rejet d’un despote et de son oppres­sion (33s), mais elle ne fera pas avancer les lumières. De nouveaux préju­gés enchaîneront la foule irréfléchie, aussi bien que les anciens (35s), et ils annule­ront tôt ou tard les progrès obtenus. Devant le danger perpétuel d’une retombée dans la brutalité primitive, il serait trop risqué de s’en remettre aux effets hasar­deux d’une révolution. Les révolutions peuvent raccourcir le chemin du progrès, mais elles s’avèrent aussi dangereuses que des catastrophes naturelles. Leur issue est si impré­visible que leur préparation systématique ne peut que nuire à la liberté. C’est au nom de la liberté que K écarte la pensée d’une révolu­tion planifiée. Seules les lumières peuvent empêcher que les anciens préjugés ne soient remplacés par d’autres qui ne vaudraient guère mieux. Le seul progrès qui fasse avancer les esprits est celui des lumières, car il fonde tous les autres. K pense qu’une réalité déraisonnable ne saurait être améliorée qu'au moyen d’une raison critique s’exprimant publiquement et par écrit.

Le plus sérieux ennemi des lumières est le préjugé. Non seulement il entretient les foules dans la passivité, mais il les rend fanatiques. Le zèle aveugle des masses et l'intérêt des dirigeants exigent une obéissance absolue qui exclut tout jugement personnel. La foule endoctrinée ne tolère pas ceux qui ne pensent pas comme elle. Ses préjugés sont d'autant plus nocifs, qu'ils finissent par enchaîner ceux-là mêmes qui les lui ont imposés. Que faire ? Ni une révolution violente, ni une simple évolution qui pourra toujours être remise en cause, mais une vraie réforme de la manière de penser (34s). Les lumières ne peuvent se fonder que sur une révolution des esprits produisant un changement des mentalités. Si dans son immaturité l'individu se conformait, sans réfléchir, aux auto­rités, la maturité d’esprit doit le conduire, au contraire, à soumettre les règles qu’on lui impose aux prin­cipes de l'entende­ment, confirmés par des esprits avisés et libres.

A vrai dire, il n'existe qu'une liberté dont l'idée régit toute la morale kantienne. Mais K est également conscient de la nécessité de ne pas inquiéter les dirigeants, à un moment où les penseurs de langue allemande ont affaire à des autorités politiques et religieuses qui entendent rétablir dans leurs droits la Bible et la Révélation. Aussi n’exige-t-il que la plus inoffensive de toutes les manifestations de la liberté, celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines (37-39). La liberté d'ex­pression écrite, que K appelle la liberté de la plume, est la plus petite condition de possibilité de la liberté de penser. Elle est vitale, car la raison a besoin de s’ouvrir au monde et de penser avec d’autres. Chacun doit pouvoir s'exprimer, en tant que savant, devant l'ensemble du public des lecteurs. Et comme au XVIII° siècle, les écrits ne s'adressent pas au peuple analphabète, mais à ceux qui participent pacifiquement à la propagation des lumières, les princes d’Églises et les chefs d’États se trompent lorsqu’ils veulent censurer les pensées. En interdisant la publication des écrits, ils se privent eux-mêmes de connaître ce que pensent leurs sujets ; et en décourageant les citoyens réfléchis et conscients de leurs devoirs, ils entravent la progression des lumières [8].

La progression des lumières

Un seul seigneur, selon K, n’est pas tombé dans ce défaut : Frédéric II. Le roi de Prusse (1740 - 1786) gouvernait suivant la maxime : Raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez, mais obéissez (GP, p. 45). Il craignait d’autant moins la critique de la religion et la liberté de penser, que son armée lui ga­rantis­sait la sécu­rité du royaume et l’obéissance des sujets. K, malgré son peu de sympathie pour le despo­tisme éclairé, lui sait gré d’avoir soutenu le rayonnement des lumières en Europe. Mais cela ne suffit pas. Les lumières constituent un proces­sus lent et laborieux qui dépasse la brièveté d’une vie humaine. Son issue incertaine n’est envisageable que par la continuité de l’effort. Tout citoyen conscient doit veiller à ce que la commu­ni­ca­tion publique des pensées ne soit pas interrom­pue. K ne se fait aucune illusion sur son siècle, il ne le considère pas comme un sommet de l'humanité, mais comme le com­mence­ment d'une ère nouvelle dans l'histoire de la liberté. A la question de savoir s’il vit à une époque éclairée, il répond clairement non, mais à un âge de pro­pagation des lumières (41). L'expres­sion siècle des lumières s'est introduite dans la langue, mais le change­ment de sens opéré par K a disparu. Être éclairé, ce serait avoir atteint le but visé. Or les lumières, considérées objectivement, constituent un idéal de la raison qui ne sera jamais atteint complètement. Par contre, tout être pensant peut et doit travailler à leur progression. Les lumières ne sont donc ni une idée creuse, ni un but illusoire, mais un devoir à accomplir, une tâche à laquelle chaque génération doit prendre part pour le bien de l'humanité.

***

Kant : Qu'est-ce que les lumières ?

Les lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans la direction d'un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières [Aufklärung].

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre de gens, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent pourtant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être mineur. Si j'ai un livre qui me tient lieu d'enten­dement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n'ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe faible tout entier) finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c'est ce à quoi ne manquent pas de s'employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu stupide leur bétail domestique et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu'il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n'est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher ; mais l'exemple d'un tel accident rend malgré tout timide et fait généralement reculer devant toute autre tentative.

Il est donc difficile pour l'individu de s'arracher à lui seul à la minorité, devenue pour lui presque un état naturel. […] Aussi peu d'hommes ont-ils réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de leur minorité et à avancer quand même d'un pas assuré.

En revanche, la possibilité qu'un public s'éclaire lui-même est plus réelle ; cela est même à peu près inévitable, pourvu qu'on lui en laisse la liberté. Car il se trouvera toujours, même parmi les tuteurs attitrés de la masse, quelques hommes qui pensent par eux-mêmes et qui, après avoir personnelle­ment secoué le joug de leur minorité, répandront autour d'eux un état d'esprit où la valeur de chaque homme et sa vocation à penser par soi-même seront estimées raisonnablement. Une restriction cependant : […] un public ne peut accéder que lentement aux lumières. Une révolution entraînera peut-être le rejet du despotisme personnel et de l'oppression cupide et autoritaire, mais jamais une vraie réforme de la manière de penser ; bien au contraire, de nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande masse irréfléchie.

Or, pour répandre ces lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. […]

Si l'on me demande maintenant : vivons-nous actuellement dans une époque éclairée ? On doit répondre : non, mais nous vivons dans une époque de propagation des lumières. Il s'en faut encore de beaucoup que les hommes dans leur ensemble, au point où en sont les choses, soient déjà capables, ou puissent seulement être rendus capables, de se servir dans les questions religieuses de leur propre entendement de façon sûre et correcte, sans la direction d'un autre. Toutefois, nous avons des indices précis qu'ils trouvent maintenant la voie ouverte pour acquérir cette capacité librement, par le travail sur eux-mêmes, et que les obstacles s'opposant au mouvement général des lumières et à la sortie des hommes hors de l'état de minorité où ils se maintiennent par leur faute disparaissent peu à peu. De ce point de vue, cette époque est l'époque des lumières, ou le siècle de Frédéric.

Kant, Qu'est-ce que les lumières ? (1784) ; trad. H. Wismann, in Pléiade II, p. 209-217

Kant : Qu'est-ce que les Lumières ?

La sortie de l'état de minorité

Une tâche nécessaire

Les obstacles à surmonter

Un effort de volonté

Conditions préalables

La liberté d'expression écrite

Réforme de la manière de penser

La progression des lumières

[1] « Ne déniez pas à la raison ce qui en fait le souverain bien sur la terre, à savoir le privilège d’être l’ultime pierre de touche de la vérité. Penser par soi-même signifie chercher la suprême pierre de touche de la vérité en soi-même (c’est-à-dire dans sa propre raison) ; et la maxime de penser par soi-même en toute circonstance est l'Aufklärung [les lumières]. » (Que signifie s'orienter dans la pensée ? (1786) ; trad. J. Proust, GF 1991, p. 71 note)

[2] « La nature, dans le sens le plus général, est l'existence des choses sous des lois. La nature sensible d'êtres raisonnables en général est l'existence de ces êtres sous des lois empiriquement conditionnées, et elle est donc, pour la raison, hétéronomie. La nature supra­sensible de ces mêmes êtres est au contraire leur existence d’après des lois indépendantes de toute condition empirique, et relevant, par conséquent, de l'autonomie de la raison pure. Et comme les lois d’après lesquelles l'existence des choses dépend de la connaissance sont pratiques, la nature suprasensible, pour autant que nous puissions nous en faire un concept, n'est pas autre chose qu'une nature sous l'autonomie de la raison pure pratique. Or la loi de cette autonomie est la loi morale ; cette loi est donc la loi fondamentale d'une nature suprasensible et d'un monde pur de l'entendement, dont la copie doit exister dans le monde sensible, mais en même temps sans porter préjudice aux lois de ce dernier. » (Critique de la raison pratique (1788) ; trad. H. Wismann ; Pléiade II, p.659s ; J.-P. Fussler, GF 2003, p. 143)

[3] « Se placer soi-même en situation de minorité, aussi dégradant que cela puisse être, est pourtant très commode ; et il ne manquera naturellement pas de chefs qui sauront utiliser cette docilité de la grande masse […] et faire apparaître comme un très grand danger, voire comme un danger mortel, le fait de se servir de son propre entendement sans se placer sous la conduite d'un autre. (Anthropologie I, § 48 (1798) ; trad. A. Renaut, GF 1993, p. 160)

[4] « Un gouvernement paternaliste (impe­rium paternale), où les sujets sont contraints de se comporter de façon passive, comme des enfants mineurs incapables de distinguer ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, pour attendre simplement du jugement du chef d’État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu'également il le veuille ; un tel gouvernement est le plus grand despotisme qu'on puisse concevoir. » (Sur le lieu commun : c'est peut-être juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, (1793) ; trad. Fr. Proust, GF 1994, p. 65)

[5] « L'usage public de notre raison doit toujours être libre, car lui seul peut répandre les lu­mières parmi les hommes. Mais son usage privé peut souvent être très étroitement limité sans pour autant entraver notablement le progrès des lumières. Par usage public de sa propre raison, j'entends l'usage qu'en fait quelqu'un, en tant que savant, devant l'ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu'il lui est permis de faire de sa raison dans l'exercice d'une charge civile qui lui a été confiée ou dans ses fonctions. » (Qu'est-ce que les lumières ? (1784) ; trad. Fr. Proust, GF 1994, p. 45)

[6] « Quelles seraient l’ampleur et la justesse de notre pensée, si nous ne pensions pas en quelque sorte avec d’autres à qui nous communiquerions nos pensées et qui nous communi­que­raient les leurs ! » (Que signifie s'orienter dans la pensée ? (1786) ; trad. J. Proust, GF 1991, p. 69)

[7] « Les hommes travaillent d'eux-mêmes à sortir peu à peu de leur grossièreté, pourvu que l'on n'aille pas à dessein s'ingénier à les y maintenir » (Qu'est-ce que les lumières ? (1784) ; GF 1994, p. 96)

[8] « Le pouvoir extérieur qui dérobe aux hommes la liberté de communiquer en public leurs pensées, leur retire aussi la liberté de penser : le seul joyau qui nous reste malgré toutes les charges de la vie civile, et grâce auquel on puisse trouver un remède à tous les maux de cet état. » (Que signifie s'orienter dans la pensée ? (1786) ; trad. J. Proust, GF 1991, p. 69)

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