Raynal-Mony 16/01/15
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 6 Année 2014-2015 le 16 janvier 2015 Pascal : Les deux infinis
Quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu'ils se soutiennent tous entre le néant et l'infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes. Toutes ces vérités ne peuvent se démontrer, et cependant ce sont les fondements et les principes de la géométrie. Mais comme la cause qui les rend incapables de démonstration n'est pas leur obscurité mais au contraire leur extrême évidence, ce manque de preuve n'est pas un défaut, mais plutôt une perfection. D'où l'on voit que la géométrie ne peut définir les objets ni prouver les principes ; mais par cette seule et avantageuse raison, que les uns et les autres sont dans une extrême clarté naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours. [...]
Je n'ai jamais connu personne qui ait pensé qu'un espace ne puisse être augmenté. Mais j'en ai vu quelques-uns, très habiles d’ailleurs, qui ont assuré qu'un espace pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité qu'il s'y rencontre. [...] C'est une maladie naturelle à l'homme de croire qu'il possède la vérité directement ; et de là vient qu'il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible ; au lieu qu'en effet il ne connaît naturellement que le mensonge, et qu'il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux. Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition est inconcevable, il faut suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire. [...] Appliquons cette règle à notre sujet.
Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisible à l'infini. On ne peut non plus l'être sans ce principe qu'être homme sans âme. Et néanmoins il n'y en a point qui comprennent une division infinie [...] mais [...] on comprend parfaitement qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue. Qu'y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu'en divisant toujours un espace on arrive enfin à une division telle qu'en la divisant en deux chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu'ainsi ces deux néants d'étendue fissent ensemble une étendue ? [...] Enfin, s'ils trouvent étrange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un grand, qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites à mesure, et qu'ils regardent le firmament au travers d'un petit verre, pour se familiariser avec cette connaissance, en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre. [...] Il suffit de dire à des esprits clairs en cette matière que deux néants d'étendue ne peuvent pas faire une étendue. [...]
Euclide définit ainsi les grandeurs homogènes : « Les grandeurs, dit-il, sont dites être de même genre, lorsque l'une, étant plusieurs fois multipliée, peut arriver à surpasser l'autre. » Et puisque l'unité peut, étant multipliée plusieurs fois, surpasser quelque nombre que ce soit, elle est de même genre que les nombres précisément par son essence et par sa nature immuable. [...] Il n'en est pas de même d'un indivisible à l'égard d'une étendue ; il diffère de genre, par la même définition, puisqu'un indivisible multiplié autant de fois qu'on voudra, est si éloigné de pouvoir surpasser une étendue, qu'il ne peut jamais former qu'un seul et unique indivisible. [...] Un indivisible est ce qui n'a aucune partie, et l'étendue est ce qui a diverses parties séparées. Sur ces définitions, je dis que deux indivisibles étant unis ne font pas une étendue [...], parce qu'ils ne sont pas du même genre. [...] Mais si l'on veut prendre dans les nombres une comparaison, il faut que ce soit le rapport du zéro aux nombres ; car le zéro n'est pas du même genre que les nombres, parce qu'étant multiplié, il ne peut les surpasser ; de sorte que c'est un véritable indivisible de nombre, comme l'indivisible est un véritable zéro d'étendue. Et on en trouvera un [rapport] pareil entre le repos et le mouvement, et entre un instant et le temps ; [...] car toutes ces grandeurs sont divisibles à l'infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu'elles tiennent toutes le milieu entre l'infini et le néant.
Voilà l'admirable rapport que la nature a mis entre ces choses, et les deux merveilleuses infinités, qu'elle a proposées aux hommes, non pas à concevoir mais à admirer ; [...] ces deux infinis, quoique infiniment différents, sont néanmoins relatifs l'un à l'autre, de sorte que la connaissance de l'un mène nécessairement à la connaissance de l'autre. [...] Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la créance que l'espace n'est pas divisible à l'infini, ne peuvent rien prétendre aux démonstrations géométriques ; et, quoiqu'ils puissent être éclairés en d'autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci ; car on peut aisément être très habile homme et mauvais géomètre. Mais ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d'étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s'estimer à son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie.
PASCAL, De l'esprit géométrique, section I (1657) ; GF-Flammarion, 1985 p. 76-84 |