Maroy 14/01/15
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Séminaire 06 Année 202015 le 14 janvier 2015
Texte 1 : Georges Bernanos La France contre les robots Plon page 89
Texte 2 : François Mauriac Mémoires intérieurs Flammarion page 93 Les invectives les plus sanglantes de Bernanos demeurent liées à une nappe souterraine de charité qui a baigné et embrasé toute sa vie. Aussi faut-il nous garder de les isoler, de les séparer de ce secret contexte; lui-même d’ailleurs ne l’a jamais fait. Sur ce point, il ne s’est embarrassé d’aucune contradiction. En ce qui me concerne, je ne sais plus de laquelle des années 30 date une page assez atroce sur mon œuvre, comparée à une cave aux murs suintants d’angoisse. Durant toute cette période, pourtant, je recevais de beaux exemplaires de ses livres, avec des dédicaces dont certaines survolent la simple camaraderie littéraire, comme celle-ci, sur la page de garde des Grands cimetières sous la lune: « Ce livre ne peut passer que par la brèche que vous avez ouverte si courageusement et si noblement. Puissiez-vous ne pas le trouver trop indigne de vous ! De toute mon admiration et de tout mon cœur ». Tous les coups qu’il a pu me porter, il m’en a consolé à son retour du Brésil par ce témoignage que je veux fixer ici et où s’exprime, j’en ai la certitude, sa dernière pensée sur moi, s’il est vrai, comme un témoin me l’a écrit, que durant ses derniers jours il a, dans le même esprit, prononcé mon nom : « Il me semble que beaucoup de choses s’éclaireraient entre nous si nous nous connaissions mieux. Mais il me semble aussi qu’en dépit de tout ce qui nous rapproche, nos jeunesses se sont, il y a bien longtemps, orientées vers la vie de manières trop différentes pour que nous nous comprenions jamais entièrement, même quand nous sommes d’accord sur le fond. Je sais pourtant par expérience combien de fois votre grand nom est prononcé avec le mien par beaucoup d’amis d’outre-mer qui savent peut-être mieux que nous ce que nous sommes l’un à l’autre. C’est dans leur cœur que nous nous trouvons donc unis, en attendant de l’être un jour « dans la douce pitié de Dieu comme dans un éternel matin». Je nie que la vanité entre pour si peu que ce soit dans la citation que je fais de ce texte. Mais si la liberté de la critique ne doit en aucun cas être mise en cause, les écrivains, quand leur journée touche au déclin, ont le devoir de rendre manifeste cette fraternité qui les unit « dans la douce pitié de Dieu », quoi qu’ils aient pu dire et écrire les uns des autres.
Texte 3 : Georges Bernanos Les enfants humiliés Gallimard page 159 M. Hitler est un désespéré. Si M. Hitler était un réaliste, il aurait depuis longtemps oublié les humiliations d’une enfance pauvre, d’une jeunesse manquée, d’une guerre manquée. Le maître de l’Allemagne est en réalité son esclave: il est, jusque dans l’amertume d’un triomphe jamais égal à ses haines, enchaîné à l’Allemagne de 1918, à la défaite et au déshonneur de son pays. M. Hitler n’est pas un réaliste, parce qu’il vit plus dans le passé que dans le présent, il se venge. Même aujourd’hui, même à cette heure, l’homme fatal fait face aux vivants pour atteindre les morts, il ne se propose même pas la revanche, il use une force immense à la tâche impossible de réparer l’irréparable, comme s’il dépendait de lui que l’Allemagne n’ait jamais été — jamais, jamais, jamais été — cette patiente dérisoire à laquelle le moindre politicien de l’Europe centrale prodiguait les soufflets.
Texte 4 : Georges Bernanos La France contre les robots Plon page 109 Ces sortes de considérations sur la guerre révoltent les imbéciles, je le sais. Les imbéciles veulent absolument considérer cette guerre comme une catastrophe imprévisible, pour la raison, sans doute qu’ils ne l’ont pas prévue. Si, voilà quelque cinquante-cinq ans, n’était pas né en Allemagne un marmot du nom d’Adolphe, et en Italie un autre marmot du nom de Benito, les imbéciles soutiennent imperturbablement que les hommes seraient toujours prêts à interrompre leurs innocents négoces pour tomber dans les bras les uns des autres en pleurant de joie. Les imbéciles savent pourtant très bien que, depuis 1918, l’humanité garde dans le ventre le fœtus de la paix avortée et qu’aucun chirurgien n’a encore réussi à la délivrer de cette infection.
Texte 5 : Georges Bernanos Les enfants humiliés Gallimard page 199 J’ai rêvé de saints et de héros, négligeant les formes intermédiaires de notre espèce, et je m’aperçois que ces formes intermédiaires existent à peine, que seuls comptent les saints et les héros. Les formes intermédiaires sont une bouillie, un magma — qui en a pris au hasard une poignée connaît tout le reste, et cette gelée ne mériterait pas même de nom, si les saints et les héros ne lui en donnaient un, ne lui donnaient leur nom d’homme. Bref, c’est par les saints et les héros que je suis, les héros et les saints m’ont jadis rassasié de rêves et préservé des illusions. Je n’ai jamais pris, par exemple, les bigots pour des chrétiens, les militaires pour des soldats, les grandes personnes pour autre chose que des enfants monstrueux, couverts de poils. A qui servent-ils? me demandais-je. Au fond je me le demande encore. Le fait est qu’ils ne m’ont servi à rien. Car voilà justement de quoi faire tiquer les réalistes conseilleurs, voilà ce qui donne à ma pauvre vie un sens — par ailleurs si plate et si bête... On me pressait de devenir un garçon pratique sous peine de crever de faim. Or, ce sont mes rêves qui me nourrissent. Les bigots, les militaires et les grandes personnes en général ne m’ont absolument servi à rien, j’ai dû trouver d’autres patrons, Donissan, Menou-Segrais, Chantal, Chevance, — c’est dans la main de mes héros que je mange mon pain.
Texte 6 Georges Bernanos Dialogues des Carmélites Seuil p 35 Si la croyance en Dieu est universelle, ne faut-il pas qu'il en soit autant de la prière ? Hé bien, ma fille, Dieu a voulu qu'il en soit ainsi, non pas en faisant d'elle, aux dépens de notre liberté, un besoin aussi impérieux que la faim ou la soif, mais en permettant que nous puissions prier les uns à la place des autres . Ainsi chaque prière, fusse-t-elle celle d'un petit pâtre qui garde ses bêtes, c'est la prière du genre humain. (Court silence.) Ce que le petit pâtre fait de temps en temps, et par un mouvement de son cœur, nous devons le faire jour et nuit. Non point que nous espérions prier mieux que lui, au contraire. Cette simplicité de l’âme, ce tendre abandon à la Majesté divine qui est chez lui une inspiration du moment, une grâce et comme l’illumination du génie, nous consacrons notre vie à l’acquérir, ou à le retrouver si nous l’avons connu, car c’est un don de l’enfance qui le plus souvent ne survit pas à l’enfance… Une fois sorti de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au long de la nuit on retrouve une autre aurore. Suis-je redevenue enfant ? Texte 7. : Georges Bernanos, Les enfants humiliés Gallimard page 184
Je pense à la tête que ferait quelque ami, venu d’un trait des clairières de Fontainebleau, n’ayant rien vu, rien observé sur sa route, s’il s’éveillait demain matin devant cet horizon sans repères, ce moutonnement à l’infini de verdures paisibles qui ne laissent rien deviner du squelette, et où le moindre éperon rocheux joue le village avec son clocher. — « Ben quoi, dirait-il, c’est du taillis. » — Ce n’est pas du taillis, c’est la forêt sans eau, la forêt martyre, la forêt tantale, mourant de soif dix mois de l’année, au grondement lointain des fleuves et des cataractes… Les braves types qui d’une table de la chère brasserie Lipp regardent, à travers la glace, se noircir le macadam de la place Saint-Germain-des-Prés en regrettant amèrement d’avoir oublié chez eux leur imperméable, ne peuvent s’imaginer ce que c’est qu’entendre ici tomber la pluie, l’entendre sans la voir, respirer son âcre fumée... Je l’écoutais sonner sur le toit — car nous n’avons pas de plafond, rien ne nous cache la haute charpente où la première brise de l’aube, chaque matin, lorsque les tuiles sont encore fraiches, prises entre les poutres et les chevrons, se déchire imperceptiblement comme la soie. Elle n’évoquait nullement l’image familière d’un nuage qui crève, mais plutôt celle d’un fleuve au cours majestueux, ou encore une grande arche liquide entre le ciel et la terre, c’était la réconciliation, la paix, le pardon, l’universelle rémission, un sommeil plus profond et plus doux, une autre nuit dans la nuit.
Texte 8 .. :Georges Bernanos, L’imposture Poche page 10 La piété du jeune rédacteur de la Vie moderne n’est pas hypocrisie pure : peut-être pourrait-on la dire sincère, car elle a sa source au plus secret de lui-même, dans la crainte obscure du mal, le goût sournois de l’atteindre par un biais, avec le moindre risque. Le peu qu’il a de doctrine politique ou sociale est commandé par ce même besoin pathétique de se livrer à l’ennemi, de livrer son âme. Ce que les niais qui l’entourent appellent indépendance, hardiesse, n’est que le signe visible, bien que méconnu, de sa morose nostalgie de l’abandon total, d’une définitive liquidation de lui-même. Tout ennemi de la cause qu’il prétend servir a déjà son cœur ; toute objection venue de l’adversaire trouve en lui une pensée complice. L’injustice commise envers les siens suscite aussitôt non la révolte, pas même une lâche complaisance, mais dans le double recès de son âme femelle, la haine de l’opprimé, l’ignoble amour du vainqueur.
Texte 9 : Georges Bernanos Journal d’un curé de campagne Plon page 266 Ces soldats-là n’appartenaient qu’à la chrétienté, la chrétienté n’appartient plus à personne. Il n’y a plus, il n’y aura plus jamais de chrétienté. – Pourquoi ? – Parce qu’il n’y a plus de soldats. Plus de soldats, plus de chrétienté. Oh ! vous me direz que l’Église lui survit, que c’est le principal. Bien sûr. Seulement il n’y aura plus de royaume temporel du Christ, c’est fini. L’espoir en est mort avec nous. – Avec vous ? m’écriai-je. Ce ne sont pas les soldats qui manquent ! – Des soldats ? Appelez ça des militaires. Le dernier vrai soldat est mort le 30 mai 1431, et c’est vous qui l’avez tué, vous autres ! Pis que tué : condamné, retranché, puis brûlé. – Nous en avons fait aussi une Sainte… – Dites plutôt que Dieu l’a voulu. Et s’il l’a élevé si haut, ce soldat, c’est justement parce qu’il était le dernier. Le dernier d’une telle race ne pouvait être qu’un Saint. Dieu a voulu encore qu’il fût une Sainte. Il a respecté l’antique pacte de chevalerie. La vieille épée jamais rendue repose sur des genoux que le plus fier des nôtres ne peut qu’embrasser en pleurant. J’aime ça, vous savez, ce rappel discret du cri des tournois : « Honneur aux Dames ! » Il y a là de quoi faire loucher de rancune vos docteurs qui se méfient tant des personnes du sexe, hein ? » La plaisanterie m’aurait fait rire, car elle ressemble beaucoup à celles que j’ai entendues tant de fois au séminaire, mais je voyais que son regard était triste, d’une tristesse que je connais. Et cette tristesse-là m’atteint comme au vif de l’âme, j’éprouve devant elle une sorte de timidité stupide, insurmontable. « Que reprochez-vous donc aux gens d’église ? ai-je fini par dire bêtement. – Moi ? oh ! pas grand-chose. De nous avoir laïcisés. La première vraie laïcisation a été celle du soldat. |