Maroy 19/11/14
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Séminaire 03 Année 2014-2015 le 19 novembre 2014
Texte 1 Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 87
— Est-ce vrai que vous soyez réellement devenu fou, Ferdinand ? me demande-t-elle un jeudi. — Je le suis ! avouai-je. — Alors, ils vont vous soigner ici ? — On ne soigne pas la peur, Lola. — Vous avez donc peur tant que ça ? — Et plus que ça encore, Lola, si peur, voyez-vous, que si je meurs de ma mort à moi, plus tard, je ne veux surtout pas qu’on me brûle ! Je voudrais qu’on me laisse en terre, pourrir au cimetière, tranquillement, là, prêt à revivre peut-être... Sait-on jamais ! Tandis que si on me brûlait en cendres, Lola, comprenez-vous, ça serait fini, bien fini... Un squelette, malgré tout, ça ressemble encore un peu à un homme… C’est toujours plus prêt à revivre que des cendres... Des cendres, c’est fini !... Qu’en dites-vous ? ... Alors, n’est-ce pas, la guerre… — Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat... — Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans... Je ne la déplore pas moi... Je ne me résigne pas moi... Je ne pleurniche pas dessus moi... Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. — Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand ! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger... — Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent ans ?… Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?... Non, n’est-ce pas ?... Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papiers devant nous, que votre crotte du matin... Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola ! Pour absolument rien du tout, ces crétins ! Je vous l’affirme ! La preuve est faite ! Il n’y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d’ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse à présent, sera complètement oubliée... A peine si une douzaine d’érudits se chamailleront encore par-ci, par-là, à son occasion et à propos des dates des principales hécatombes dont elle fut illustrée... C’est tout ce que les hommes ont réussi jusqu’ici à trouver de mémorable au sujet les uns des autres à quelques siècles, à quelques années et même à quelques heures de distance... Je ne crois pas à l’avenir, Lola... Lorsqu’elle découvrit à quel point j’étais devenu fanfaron de mon honteux état, elle cessa de me trouver pitoyable le moins du monde... Méprisable elle me jugea, définitivement. Elle résolut de me quitter sur-le-champ. C’en était trop. En la reconduisant jusqu’au portillon de notre hospice ce soir-là, elle ne m’embrassa pas.
Texte 2 La Bruyère Les caractères Thersite Les grands page 199
S'il est vrai qu'un grand donne plus à la fortune lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler dans les ris, le plaisir et l'abondance, qu'un particulier qui ne risque que des jours qui sont misérables, il faut avouer aussi qu'il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute réputation. Le soldat ne sent pas qu'il soit connu ; il meurt obscur et dans la foule : il vivait de même, à la vérité, mais il vivait ; et c'est l'une des sources du défaut de courage dans les conditions basses et serviles. Ceux au contraire que la naissance démêle d'avec le peuple et expose aux yeux des hommes, à leur censure et à leurs éloges, sont même capables de sortir par effort de leur tempérament, s'il ne les portait pas à la vertu ; et cette disposition de cœur et d'esprit, qui passe des aïeuls par les pères dans leurs descendants, est cette bravoure si familière aux personnes nobles, et peut-être la noblesse même. Texte 3 : Bernanos Nouvelle histoire de Mouchette Poche page 180
Observée de près, l’eau semblait claire. La vase du fond était d’un gris presque vert, douce aux yeux comme un velours. Mais mille fois plus douce la voix qui parlait au cœur de Mouchette. Est-ce voix qu’il faut dire? Mouchette écoutait cette voix à peu près comme un animal celle de son maître, qui l’encourage et l’apaise. Elle ressemblait à la voix de la vieille sacristine, mais aussi à celle d’Arsène, et parfois même elle prenait l’accent de Madame. Cette voix ne parlait naturellement aucun langage. Elle n’était qu’un chuchotement confus, un murmure, et qui allait s’affaiblissant. Puis elle se tut tout à fait. Mouchette se laissa glisser sur la côte jusqu’à ce qu’elle sentît le long de sa jambe et jusqu’à son flanc la douce morsure de l’eau froide. Le silence qui s’était fait soudain en elle était immense. C’était celui de la foule qui retient son haleine lorsque l’équilibriste atteint le dernier barreau de l’échelle vertigineuse. La volonté défaillante de Mouchette acheva de s’y perdre. Pour obéir, elle avança un peu plus, en rampant, une de ses main posées contre la rive. La simple pression de sa paume suffisait à maintenir son corps à la surface de l’eau, pourtant peu profonde. Un moment, par une sorte de jeu sinistre, elle renversa la tête en arrière, fixant le point le plus haut du ciel. L’eau insidieuse glissa le long de sa nuque, remplit ses oreilles d’un joyeux murmure de fête. Et, pivotant doucement sur les reins, elle crut sentir la vie se dérober sous elle tandis que montait à ses narines l’odeur même de la tombe.
Texte 4 Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 367
« Ah ! qu’il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T’en fais pas va ma chère femme ! Il faut bien te consoler !... Ça s’arrangera... Tout s’arrange dans la vie... Et puis d’ai1leurs, qu’il lui disait encore, j’ai justement retrouvé hier dans des vieux papiers d‘un ami à moi une certaine lettre que Plutarque envoyait lui aussi à sa femme dans des circonstance tout à fait pareilles aux nôtres... Et que je l’ai trouvée si joliment bien tapée sa lettre ma chère femme, que je te l’envoie sa lettre !... C’est une belle lettre ! D’ailleurs je ne veux pas t’en priver plus longtemps, tu m’en diras des nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin !… Ma chère épouse ! Je te l’envoie la belle lettre ! Elle est un peu là comme lettre celle de Plutarque !... On peut le dire ! Elle a pas fini de t’intéresser !… Ah non ! Prenez-en connaissance ma chère femme ! Lisez-la bien ! Montrez-la aux amis. Et relisez-la encore ! Je suis bien tranquille à présent ! Je suis certain qu’elle va vous remettre d’aplomb !... Vostre bon mari. Michel. » Voilà que je me dis moi, ce qu’on peut appeler du beau travail. Sa femme devait être fière d’avoir un bon mari qui s‘en fasse pas comme son Michel. Enfin, c’était leur affaire à ces gens. On se trompe peut-être toujours quand il s’agit de juger le cœur des autres. Peut-être qu’ils avaient vraiment du chagrin? Du chagrin de l’époque ?
Texte 5 Céline : Voyage au bout de la nuit Folio page 430
Maintenant qu’il nous avait rejoints dans notre angoisse il ne savait plus trop comment faire le curé, pour avancer à la suite de nous quatre dans le noir. Un petit groupe. Il voulait savoir combien qu’on était déjà dans l’aventure? Où que c’était que nous allions? Pour pouvoir, lui aussi, tenir la main des nouveaux amis vers cette fin qu’il nous faudrait bien atteindre tous ensemble ou jamais. On était maintenant du même voyage. Il apprendrait à marcher dans la nuit le curé, comme nous, comme les autres. Il butait encore. Il me demandait comment il devait s’y prendre pour ne pas tomber. Il n’avait qu’à pas venir s’il avait peur! On arriverait au bout ensemble et alors on saurait ce qu’on était venu chercher dans l’aventure. La vie c’est ça, un bout de lumière qui finit dans la nuit. Et puis peut-être qu’on ne saurait jamais, qu’on trouverait rien. C’est ça la mort.
Texte 6 Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 622
Et je restais, devant Léon, pour compatir et jamais j’avais été aussi gêné. J’y arrivais pas... Il ne me trouvait pas... Il en bavait... Il devait chercher un autre Ferdinand, bien plus grand que moi, bien sûr, pour mourir, pour l’aider à mourir plutôt, plus doucement. Il faisait des efforts pour se rendre compte si des fois le monde aurait pas fait des progrès. Il faisait l’inventaire, le grand malheureux, dans sa conscience... S’ils avaient pas changé un peu les hommes, en mieux, pendant qu’il avait vécu lui, s’il avait pas été des fois injuste sans le vouloir envers eux... Mais il n’y avait que moi, bien moi, moi tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres. De ça, j’en avais pas, ou vraiment si peu que c’était pas la peine de le montrer. J’étais pas grand comme la mort, moi. J’étais bien plus petit j’avais pas la grande idée humaine moi. J’aurais même je crois senti plus facilement du chagrin pour un chien en train de crever que pour lui Robinson, parce qu’un chien c’est pas malin, tandis que lui il était un peu malin malgré tout Léon. Moi aussi j’étais malin, on était des malins... Tout le reste était parti au cours de la route et ces grimaces mêmes qui peuvent encore servir auprès des mourants, je les avais perdues, j’avais tout perdu décidément au cours de la route, je ne retrouvais rien de ce qu’on a besoin pour crever, rien que des malices. Mon sentiment c’était comme une maison où on ne va qu’aux vacances. C’est à peine habitable. Et puis aussi c’est exigeant un agonique. Agoniser ne suffit pas. Il faut jouir en même temps qu’on crève, avec les derniers hoquets faut jouir encore, tout en bas de la vie, avec l’urée plein les artères.
Texte 7 Fernandez Ramon poche page 349
Ah ! cher ami! inoubliable! Au-dessus de toutes mes prévisions, une des grandes choses de ma vie: le Dr Destouches. Dès son entrée, l’on est sûr d’être face d’un demi-dieu. D’abord un visage superbe, comme sculpté par le ciseau de Michel-Ange dans le marbre. Une tristesse! Un regard! Un regard qui fait le tour de la douleur humaine... Des mains très soignées, de médecin bien tenu, mais des cheveux tordus comme un nœud de vipères, rugueux, une gorgone, une tête de damné pour le Jugement Dernier de la Sixtine… Quelque chose de sublime et d’effrayant, cette tristesse. |