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Maroy 11/02/15

Forum Universitaire                                        Jacqueline Maroy                                 Séminaire 08

Année 2014-2015                                                                                                 le 11 février 2015

 

Texte 1 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 12

L’archiprêtre de Baillœil, depuis qu’il a pris sa retraite, fréquente assidûment chez les RR. PP. Chartreux de Verchocq. Ce que j’ai vu à Verchocq, c’est le titre d’une de ses conférences à laquelle M. le doyen nous a fait presque un devoir d’assister. Nous avons entendu là des choses très intéressantes, passionnantes même, au ton près, car ce charmant vieil homme a gardé les innocentes petites manies de l’ancien professeur de lettres, et soigne sa diction comme ses mains. On dirait qu’il espère et redoute tout ensemble la présence improbable, parmi ses auditeurs en soutane, de M. Anatole France, et qu’il lui demande grâce pour le bon Dieu au nom de l’humanisme avec des regards fins, des sourires complices et des tortillements d’auriculaire. Enfin, il paraît que cette sorte de coquetterie ecclésiastique était à la mode en 1900 et nous avons tâché de faire un bon accueil à des mots « emporte-pièce » qui n’emportaient rien du tout. (Je suis probablement d’une nature trop grossière, trop fruste, mais j’avoue que le prêtre lettré m’a toujours fait horreur. Fréquenter les beaux esprits, c’est en somme dîner en ville – et on ne va pas dîner en ville au nez de gens qui meurent de faim.)

Texte 2 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 134

– Retiens ce que je vais te dire : tout le mal est venu peut-être de ce qu’il haïssait les médiocres. « Tu hais les médiocres », lui disais-je. Il ne s’en défendait guère, car c’était un homme juste, je le répète. On devrait prendre garde, vois-tu. Le médiocre est un piège du démon. La médiocrité est trop compliquée pour nous, c’est l’affaire de Dieu. En attendant, le médiocre devrait trouver un abri dans notre ombre, sous nos ailes. Un abri, au chaud – ils ont besoin de chaleur, pauvres diables ! « Si tu cherchais réellement Notre-Seigneur, tu le trouverais », lui disais-je encore. Il me répondait : « Je cherche le bon Dieu où j’ai le plus chance de le trouver, parmi ses pauvres. » Vlan ! Seulement, ses pauvres, c’étaient tous des types dans son genre, en somme, des révoltés, des seigneurs.

Texte 2bis : Balzac  La messe de l’athée La comédie humaine vol X page 151

A Paris, quand certaines gens vous voient prêts à mettre le pied à l'étrier, les uns vous tirent par le pan de votre habit, les autres lâchent la boucle de la sous-ventrière pour que vous vous cassiez la tête en tombant ; celui-ci vous déferre le cheval, celui-là vous vole le fouet : le moins traître est celui que vous voyez venir pour vous tirer un coup de pistolet à bout portant. Vous avez assez de talent, mon cher enfant, pour connaître bientôt la bataille horrible, incessante que la médiocrité livre à l'homme supérieur.

Texte 03 : Balzac  La messe de l’athée La comédie humaine vol X page 156

-- Bourgeat, reprit après une pause Desplein visiblement ému, mon second père est mort dans mes bras, me laissant tout ce qu'il possédait par un testament qu'il avait fait chez un écrivain public, et daté de l'année où nous étions venus nous loger dans la cour de Rohan. Cet homme avait la foi du charbonnier. Il aimait la sainte Vierge comme il eût aimé sa femme. Catholique ardent, il ne m'avait jamais dit un mot sur mon irréligion. Quand il fut en danger, il me pria de ne rien ménager pour qu'il eût les secours de l'Eglise. Je fis dire tous les jours la messe pour lui. Souvent, pendant la nuit, il me témoignait des craintes sur son avenir, il craignait de ne pas avoir vécu assez saintement. Le pauvre homme ! il travaillait du matin au soir. A qui donc appartiendrait le paradis, s'il y a un paradis ? Il a été administré comme un saint qu'il était, et sa mort fut digne de sa vie. Son convoi ne fut suivi que par moi. Quand j'eus mis en terre mon unique bienfaiteur, je cherchai comment m'acquitter envers lui ; je m'aperçus qu'il n'avait ni famille, ni amis, ni femme, ni enfants. Mais il croyait ! il avait une conviction religieuse, avais-je le droit de la discuter ? Il m'avait timidement parlé des messes dites pour le repos des morts, il ne voulait pas m'imposer ce devoir, en pensant que ce serait faire payer ses services. Aussitôt que j'ai pu établir une fondation, j'ai donné à Saint-Sulpice la somme nécessaire pour y faire dire quatre messes par an. Comme la seule chose que je puisse offrir à Bourgeat est la satisfaction de ses pieux désirs, le jour où se dit cette messe, au commencement de chaque saison, j'y vais en son nom, et récite pour lui les prières voulues. Je dis avec la bonne foi du douteur : « Mon Dieu, s'il est une sphère où tu mettes après leur mort ceux qui ont été parfaits, pense au bon Bourgeat ; et s'il y a quelque chose à souffrir pour lui, donne-moi ses souffrances, afin de le faire entrer plus vite dans ce que l'on appelle le paradis. » Voilà, mon cher, tout ce qu'un homme qui a mes opinions peut se permettre. Dieu doit être un bon diable, il ne saurait m'en vouloir. Je vous le jure, je donnerais ma fortune pour que la croyance de Bourgeat pût m'entrer dans la cervelle.

Texte 4 :  Georges Bernanos  Monsieur Ouine Poche page 77

Au fond, pense Philippe, leur nature m’embête. Je n’ai jamais aimé que les routes. La route, elle, sait ce qu’elle veut. Non pas demain : aujourd’hui. Aujourd’hui même. »

– Aujourd’hui… répète-t-il en hâtant le pas, comme enivré. Aujourd’hui même ! La belle route ! La chère route ! Vertigineuse amie, promesse immense ! L’homme qui l’a faite de ses mains pouce à pouce, fouillée jusqu’au cœur, jusqu’à son cœur de pierre, puis enfin polie, caressée, ne la reconnaît plus, croit en elle. La grande chance, la chance suprême, la chance unique de sa vie est là, sous ses yeux, sous ses pas, brèche fabuleuse, déroulement sans fin, miracle de solitude et d’évasion, arche sublime lancée vers l’azur. Il l’a faite, il s’est donné à lui-même ce jouet magnifique et sitôt qu’il a foulé la piste couleur d’ambre, il oublie que son propre calcul en a tracé d’avance l’itinéraire inflexible. Au premier pas sur le sol magique arraché par son art à l’accablante, à la hideuse fertilité de la terre, nu et stérile, bombé comme une armure, le plus abandonné reprend patience et courage, rêve qu’il est peut-être une autre issue que la mort à son âme misérable… Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance.

Texte 5 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 9

Ma paroisse est dévorée par l’ennui, voilà le mot. Comme tant d’autres paroisses ! L’ennui les dévore sous nos yeux et nous n’y pouvons rien. Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera, nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre très longtemps avec ça.

L’idée m’est venue hier sur la route. Il tombait une de ces pluies fines qu’on avale à pleins poumons, qui vous descendent jusqu’au ventre. De la côte de Saint-Vaast, le village m’est apparu brusquement, si tassé, si misérable sous le ciel hideux de novembre. L’eau fumait sur lui de toutes parts, et il avait l’air de s’être couché là, dans l’herbe ruisselante, comme une pauvre bête épuisée. Que c’est petit, un village ! Et ce village était ma paroisse. C’était ma paroisse, mais je ne pouvais rien pour elle, je la regardais tristement s’enfoncer dans la nuit, disparaître… Quelques moments encore, et je ne la verrais plus. Jamais je n’avais senti si cruellement sa solitude et la mienne. Je pensais à ces bestiaux que j’entendais tousser dans le brouillard et que le petit vacher, revenant de l’école, son cartable sous le bras, mènerait tout à l’heure à travers les pâtures trempées, vers l’étable chaude, odorante… Et lui, le village, il semblait attendre aussi – sans grand espoir – après tant d’autres nuits passées dans la boue, un maître à suivre vers quelque improbable, quelque inimaginable asile.

Texte 6 : Georges Bernanos :  Nouvelle histoire de Mouchette  Poche  page 140

L’heure qui précède la grand’messe est, comme jadis, une heure de recueillement. Il faut des siècles pour changer le rythme de la vie dans un village français. « Les gens se préparent », dit-on, pour expliquer la solitude de la grande rue, son silence. Se préparer à quoi ? Car personne ne va plus à la grand-messe. N’importe. À neuf heures, le père n’en passe pas moins sa chemise au plastron raide, en jurant le nom de Dieu, la tête enfouie sous la toile qui se déploie avec des craquements bizarres. Et la mère, qui épluche les légumes pour la soupe, a posé soigneusement sur le lit sa jupe de laine noire à grands plis et ses bas.

Texte 7 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 85

J’ai beau être le fils de pauvres gens – ou pour cette raison, qui sait ?… – je ne comprends réellement que la supériorité de la race, du sang. Si je l’avouais, on se moquerait de moi. Il me semble, par exemple, que j’aurais volontiers servi un vrai maître – un prince, un roi. On peut mettre ses deux mains jointes entre les mains d’un autre homme et lui jurer la fidélité du vassal, mais l’idée ne viendrait à personne de procéder à cette cérémonie aux pieds d’un millionnaire, parce que millionnaire, ce serait idiot.

Texte 8 : Thomas Mann  Le docteur Faustus  Albin Michel  page 238

Assis seul dans cette salle, près des fenêtres aux persiennes closes, je lisais à la lueur de ma lampe l’essai de Kierkegaard sur le don Juan de Mozart et devant moi la pièce se déployait dans toute sa longueur.

Et voici, tout à coup, je me sens saisi d’un froid cinglant comme en hiver lorsqu’on est dans une chambre chauffée et que soudain une fenêtre s’ouvre sur le gel du dehors. Mais ce froid ne souffle pas de derrière moi, du côté des fenêtres, il m’assaille par-devant. Je lève les yeux, regarde dans la salle et m’aperçois que Sch. a dû revenir car je ne suis plus seul. Quelqu’un est assis dans la pénombre, sur le sofa de crin placé près de la porte, comme la table du petit déjeuner et les chaises, à peu près au milieu de la pièce ; il est assis au coin du sofa, les jambes croisées, mais ce n’est pas Sch. C’est un autre, plus petit, très loin d’avoir sa prestance et en somme pas un vrai monsieur. Cependant le froid continue de me pénétrer.

Chi è costa ? m’écrié-je, la gorge vaguement nouée, dressé et appuyé des mains aux accoudoirs de mon fauteuil, en sorte que le livre me tombe des genoux et roule à terre. Me répond la voix calme et lente de l’Autre, une voix comme étudiée, agréablement nasillarde.

 — Ne parle qu’allemand ! Parle donc le bon vieil allemand sans palliatifs ni guirlandes. Je comprends cet idiome. C’est précisément ma langue préférée. Il y a mesme des moments où je ne comprends que l’allemand. Au surplus, va quérir ton manteau et aussi ton chapeau et un plaid. Tu vas geler et grelotter, même si tu ne prends pas du mal.

          — Qui donc me tutoie? demandé-je avec emportement.

          — Moi, dit-il, moi, ne t’en déplaise. Ah ! tu t’étonnes, parce que tu ne tutoies personne, pas même ton bouffon, le gentleman, sauf le camarade de jeux de ton enfance, le féal qui t’appelle par ton nom de baptême, d’ailleurs sans réciprocité. Laisse donc. Entre nous, nous avons déjà contracté des liens autorisant le tutoiement.