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Raynal-Mony 03/03/17

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 8

Année 2016-2017                                                                                                                                                  3 mars2017

Kant et Herder

Peu après la publication de l'Idée d'une histoire universelle (1784), K reçoit le premier volume des Idées pour une philoso­phie de l'histoire de l'humanité de son ancien étudiant Herder [H] (1744-1803). Lors de ses études de théo­logie et de philo­so­phie (1762-64) H admirait Leibniz (pour sa monade active à partir de son propre fonds), Rous­seau (pour la densité spirituelle de la sensibilité) et il fréquentait Hamann (qui lui fit connaître Shakespeare et Ossian). Féru de poésie, H rassemblait les chants des peuples de divers pays. [1] Ami de Goethe, supérieur de l’Église réformée de Weimar, il était devenu une célébrité litté­raire (3), mais en philosophie il restait un dilettante. Dans les Idées (4 vol., 1784-1791), il sollicite tout le savoir de l’époque pour retracer la marche de Dieu dans l’histoire de la nature et de l’humanité, tandis que K exclut tout recours à Dieu dans l’histoire (8-10). Leur divergence de vues remonte à plus de dix ans, et porte sur la méthode à adopter en philosophie de l’histoire. H con­sidère la théo­rie comme étrangère à l’écriture de l'histoire, K n’apprécie pas une philo­sophie qui verse dans la litté­ra­ture. Les méta­phores hardies, les images poé­tiques, les allu­sions mytholo­giques (35) rappel­lent trop la fougue de l’époque des « génies » (10-13). Certes, K reconnaît le courage (19) de l’homme d’Eglise qui ose penser par lui-même, mais il critique sa tournure d'esprit (2) et son éloquence poétique (30-35). H manque de méthode, ses concepts sont flous, ses réactions émotives et son style est chargé de fioritures qui encombrent la pensée (4-8). Or un auteur ne peut communi­quer sa pensée et la faire partager que si elle est fon­dée en raison, sinon il ne peut que séduire [1]. K se défie de la séduction exercée par l’éloquence, il avait dû relire Rousseau plu­sieurs fois, pour de n'être plus gêné par la beauté du style, et afin de pouvoir dégager la structure rationnelle de la pensée rousseauiste. Mais H ne réus­sit pas l'épreuve. K lui suggère de retenir le flot de son éloquence (Reclam [R] p.60, 34) et lui rappelle les règles de la philoso­phie critique dont le premier souci est d'émonder, et non de proliférer avec exubé­rance (21-28). H fut outré par ce ton professoral. Cepen­dant leur désaccord ne porte pas que sur l’écriture de l’histoire, il s’explique aussi par leur vision diffé­rente de la vocation des peuples et de la destination de l'homme.

La vocation des peuples

Froissé par le compte rendu de K, H lit avec dépit l’Idée d'une histoire univer­selle. Il en rejette la construction théorique, ainsi que l'idée d'un per­fec­tionnement constant des liens civiques et poli­tiques. Alors que K met l'accent sur les droits de l'homme, H insiste dans le tome II sur la vocation des peuples à être heureux.

Le bonheur (Herder)

Selon H, tout peuple en tant qu’individualité est voué au bonheur. En cela, il reste fidèle à l'eudémonisme des Lumières. Il situe le souverain bien, non pas dans l’accomplissement de toutes nos facultés, mais dans ce sentiment irrem­plaçable que Rousseau nommait le sentiment de l'existence. Tant de peuples vivent sans État et sont pourtant plus heureux que les nations dans leurs machines étatiques qui broient le bonheur des individus. Cette critique n'atteint pas K, car il n'attend pas du prince le bonheur mais la justice. H ne voit aucune nécessité juridique ni historique au politique ; l’Etat ne dépend que des circonstances, il naît de la guerre et s'agrandit par des conquêtes. H rejette le caractère artificiel des institutions et administrations qui étouffent la vie. Comparé aux orga­nismes naturels que sont les familles et les peuples, l’État n’est qu’un mécanisme froid. Cette critique méca­niste vise surtout l’État prussien, militaire et bureaucratique, où sol­dats et fonctionnaires sont comme des rouages, qui font leur tâche routinière sans se soucier du sens de cette machinerie. H condamne l'aliénation politique exer­cée par un Régime qui réduit les individus à des pièces inter­changeables et ne s’intéresse qu’à leur rapport fonctionnel avec l'appareil d’Etat.

H est scandalisé par la phrase de K qui qualifie l’homme d’animal ayant besoin d'un maître (Idée, VI). H retourne la phrase : Celui qui a besoin d'un maître est une bête ; dès qu'il devient homme, il n'en a plus besoin. H relie le mot maître au des­potisme, et soupçonne K de sympathiser avec l'autocratisme. K aurait mal jugé le rapport du maître à ses sujets. Les respon­sables de cet état de fait ne sont pas les sujets, mais les déten­teurs du pouvoir qui maintiennent la servitude à leur profit. Seulement, l’indignation de H ne tient pas compte de la réalité de l’État en tant que puissance historique ; il ne reconnaît aucune vertu à un régime fort et autoritaire, pas même celle de protéger ses sujets.

H rejette les grands États dans lesquels des milliers de sujets souffrent de la faim, pour que quelques privilégiés vivent dans l'abondance. Il s'emporte contre une noblesse qui exploite ses sujets sans se rendre utile à la société par l'exercice d'un métier, et il condamne l'oppression exercée par l'absolutisme princier. Mais son hostilité au pouvoir a pour source principale la religion, et non la politique. Même son exigence de bon­heur est d’origine religieuse : les hommes sont libres et égaux, parce qu’ils sont enfants de Dieu ; créés à l'image de Dieu, ils accèdent à l'humanité en façon­nant l'image divine qui est en eux.

Les droits de l'homme (Kant)

K ne nie pas que chacun ait droit à sa part de bonheur [2]. Mais le but de la vie n'est pas l'image idyllique que l'on s'en fait. Le bonheur dans la jouis­sance n'a que peu de valeur, comparé aux efforts mis en jeu pour l’atteindre [3]. Tout l’intérêt de l'histoire porte sur ce que les hommes font. Si la nature avait eu pour but le bonheur des hommes, elle ne les aurait pas dotés de raison, l'instinct y par­vient beaucoup mieux. Certains trouvent leur bonheur dans la jouis­sance, mais agir ensemble pour améliorer les droits civiques et politiques est pour K d’une tout autre dignité. Nous ne sommes pas nés pour l'oisiveté, mais pour ga­gner l'estime de soi par notre activité. H dont la morale pro­longe la biologie, semble oublier que la conscience histo­rique se fonde sur le droit et la poli­tique. Son assimilation des sociétés et des peuples à des organismes vivants ne lui fournit aucun critère pour distin­guer un phénomène historique d'une production naturelle. Toute l'histoire de l’humanité est pour H une histoire natu­relle de forces et d'instincts humains, selon le lieu et le temps. Pour K, tout ce qui a lieu n'ap­partient pas à l'histoire, mais seulement ce qui regarde les droits de l’homme. Les humains ne se libèrent de la brutalité naturelle qu'en instau­rant une constitu­tion civile juste, qui est entière­ment leur œuvre. L'histoire est donc pour K un pro­ces­sus de culture, où les rapports juridiques et politiques jouent un rôle essentiel.

L’enjeu de la polémique concerne à la fois le poli­tique et l'objet de la philosophie de l’histoire. En politique, K part du droit natu­rel qui fonde le droit dans la nature humaine et l’Etat dans la réalisation d'un contrat. Pour H, l'homme vit par nature en société, l’État n’est donc pas un contrat entre individus. H ré­cuse le droit natu­rel qui part des indi­vidus et il rejette la pensée mécaniste de l’Etat. Mais ses pro­pos sont trop chargés d’émotion pour donner lieu à une compréhen­sion ra­tion­nelle du pouvoir politique. Pour H, ce ne sont pas l’État ni les droits de l'homme qui constituent le sujet essentiel de l'histoire, mais les arts et les sciences, les métiers et le commerce, la diversité des peuples et la variété des cultures. En philosophie de l’histoire, deux conceptions s’opposent ici : l’une plus sen­sible au passé et à la singularité des époques et de chaque peuple, l’autre plus sou­cieuse de l’avenir et du destin de l’humanité. H s’enthousiasme, tel un rhapsode, pour certains peuples et cer­taines époques. Pour K, la philo­sophie de l’histoire est encore de la philo­sophie, et si elle doit être très avertie des ques­tions historiques, elle ne doit pas empiéter sur l’histoire empirique proprement dite.

La destination de l'homme

Le point de vue téléologique

Leurs vues divergent aussi sur la destination de l’homme. K observe que les indi­vi­dus ont une vie trop brève pour développer pleinement leurs dis­po­si­tions naturelles, seule l’espèce y parvient. Mais alors, les ef­forts des géné­ra­tions anté­rieures sem­blent n’être entrepris qu’au profit des géné­rations ulté­rieures [4]. Pour H, genre et espèce ne sont que des abstrac­tions et n'ont pas plus de sens que minéralité ou métallité (GF 121) ; seuls les individus existent. Ici réappa­raît la que­relle des uni­ver­saux. En accu­sant K de réalisme des idées, H révèle qu'il ignore la Critique de la raison pure. K a beau jeu de lui rappeler qu’en logique genre et espèce ne dési­gnent que les signes permettant de grou­per les individus, tandis qu’en his­toire l'espèce est la suite des géné­ra­tions ; et si dans le concept logique les individus sont des exem­plaires interchan­geables, le concept histo­rique dé­signe la totalité des générations s'étendant à l’infini (indéterminable) [5].

Le fond de la discorde concerne ici la téléologie. Pour H, aucun individu n'existe en vue de la postérité. Les peuples ont leur raison d’être en eux-mêmes, ils por­tent en eux le caractère divin de leur desti­nation. Leur accomplissement dépend, non des géné­rations antérieures, mais de l'harmonie intérieure que tout être vivant peut atteindre à la place qu'il occupe dans la Création. Toute perfection humaine, celle d’une nation, d’un siècle, est individuelle (Une autre philo., GF 73). Chaque peuple, chaque indi­vidu est une totalité concrète qui réalise sa propre perfection. Aucun autre ne peut atteindre son harmo­nie. Chacun s’accomplit selon sa mesure. H ne conçoit pas une finalité unique pour toutes les civilisations. Cha­cune s'épanouit en son temps et dans son lieu. L'humani­té remplit sa destina­tion dans chaque indivi­dualité harmo­nieuse, particulièrement chez les peuples qui parviennent à exprimer leur génie dans l’art, comme la Grèce homérique, les sagas nor­diques ou la modernité shakes­pearienne. Si l'idée d'humanité a un sens, elle se concrétise dans la diver­sité des peuples. H admet un cycle d’évolution de chaque individualité, mais sans véritable vue d’ensemble.

Une progression constante

Pour K, c'est l'ensemble des humains qui œuvre au pro­grès de l’espèce. H s’en remet à l’effet d’une unique force for­matrice qui progresse à travers tout le vivant et se poursuit dans l'au-delà. Il n’écarte pas, durant la création, une complexité croissante des formes du vi­vant. Mais lorsque les portes de la création se fermèrent, de nouvelles formes ne furent plus engen­drées (I.V.6). Et il exclut la pensée dégradante que l’homme et le singe puissent avoir un ancêtre commun. De son côté, K juge auda­cieuse mais non ab­surde l’idée du passage d’un être organisé à un autre, même spécifique­ment différent (generatio univova), mais il fait remarquer que l’expérience n’en fournit aucun exemple (C3, § 80 note). Parti­san de l’épigenèse, K admet une évo­lution à l’intérieur de chaque espèce, mais ce que l’on nomme la continuité des espèces n’est nulle­ment une preuve de leur parenté réelle (C3, § 80). Les ressem­blances ob­ser­vées entre les es­pèces peu­vent s’expliquer par le fait que leur si grande multiplicité les rap­proche tant, qu'elles en viennent à se ressembler. Sinon, il fau­drait imagi­ner : ou bien une parenté entre elles, une espèce étant issue d’une autre et toutes d’une espèce originelle unique, ou bien un unique sein maternel dont toutes se­raient issues. Mais de telles suppositions semblent si inquié­tantes à K que sa raison recule devant elles avec effroi [6]. Ce recul lui vient, confie-t-il à un ami, de l'horreur du vide éprouvée par la raison humaine, quand elle bute sur une idée où elle ne trouve plus rien d'intelligible. D’ailleurs, l’idée d’une échelle continue des systèmes orga­niques que H affirme en s’appuyant sur de simples analogies observées dans la nature, ne saurait convaincre K, car la raison ne peut rien tirer d’universel ni de néces­saire à partir de la seule expé­rience empirique forcément limitée [7].

Chez H, l'homme est le trait d’union entre deux mondes, naturel et surnaturel, ce qui expliquerait l’immortalité de l’âme. Or K a montré que l’immortalité de l’âme ne saurait être prouvée, mais seulement postulée pour des raisons d’ordre pratique. Les affirmations de H relèvent d’une métaphysique dogmatique issue de la théorie leibnizienne de l’échelle continue des créatures. Chez K, l'histoire ne traite pas de l'œuvre divine, mais des actions humaines. Elle commence par la per­cée de la raison et s’affirme dans la liberté du vouloir qui se fonde sur elle (Idée, III). La finalité de l’histoire est l'idée que les hommes s’efforcent de réaliser en prépa­rant les générations futures à mieux agir ensemble. Cette pure Idée de la raison n’a qu’une valeur pratique, comme principe régulateur de sa réalisation. C'est par l’idée de finalité que l'histoire atteint, chez K, son unité systématique. Mais celle-ci est trop loin de l’expérience pour que l’observation puisse la re­joindre. Le mathé­maticien parle­rait d'un mouve­ment asymp­to­tique. L’Idée kan­tienne dé­signe une per­fec­tion située à l'infini et vers laquelle l’espèce doit tendre, comme l'asymptote s’ap­proche indéfiniment de l'hyperbole sans jamais l'atteindre dans le fini [cf. 5]. Mais ce qui reste inattei­gnable en tant qu'Idée, trouve au niveau des phénomè­nes sa forme de réalisa­tion dans une progression constante qui peut être entravée, perturbée, mais jamais définitivement brisée [8].

Le plein épanouisse­ment de la raison n'est concevable que si elle est im­mor­telle. K postule donc l'immortalité de l'espèce douée de raison [cf. 4], alors qu'il admet que des époques naturelles ont existé avant la présence des humains sur terre (R.41 ; R.194). L’espèce humaine, en tant qu'espèce natu­relle, peut être mortelle, mais l’individu doit agir comme si la raison en lui était immortelle. L'immortalité ne consti­tue pas la structure de l'espèce, mais le principe régula­teur de son action. L'Idée vise une perfection vers laquelle l'espèce humaine tend indéfi­ni­ment. Cette idée de progres­sion constante est ce vers quoi chaque géné­ration doit tendre, pour que les efforts des générations antérieures et futures gardent un sens. Un tel devoir reste une énigme, mais pour K une chose est certaine : L'homme est destiné par sa raison à se rendre digne de l'humanité de manière agissante [9]. L’histoire humaine est donc bien l’histoire des actions humaines.

Deux points de vue complémentaires

Si, pour H, l’histoire constitue la grande œuvre de Dieu (Une autre philo., GF 148), K re­jette toute in­trusion de la théologie dans l’écriture de l'histoire. Libre à H de choisir sa route, K attend son retour au domicile de la raison (51-54) ; et comme il n'est pas homme à poursuivre des polé­miques inutiles, il ne s’intéressera plus à ce qui deviendra l’œuvre maîtresse de H. Dommage, car les deux derniers volumes contiennent les pensées les plus fécondes de H. Mais leurs esprits divergent trop pour per­mettre un dia­logue fructueux entre eux. Chez K, les effets du climat et du mode de vie, l’influence du milieu et de l’époque font partie de l'anthropologie ; ils expli­quent les événe­ments à partir des conditions natu­relles qui les ont déter­minés. Mais l’histoire humaine est, pour lui, l’histoire de ce que les hommes font de leur liberté pour amélio­rer la société civile et la vie politique, en s’efforçant de mettre en place des institu­tions garan­tis­sant les droits de l'homme. De son côté, H se plonge avec empathie dans des cultures jusque-là négligées, dont il fait revivre l’originalité de l'intérieur. Si l'Idée de K présente une rigueur logique incon­testable, il est indéniable que l’ouverture de H à des peuples menacés d’oubli a élargi l’horizon his­torique des contemporains cultivés. Alors que K forge les principes qui per­met­tent d’apprécier ce que les peuples et leurs institutions ont apporté sur le plan cosmopolitique (Idée, IX), H se réjouit de leur infinie variété et enrichit l'histoire de l'anthropologie sociale et culturelle. Au XIX° siècle, les pen­seurs de l’histoire et surtout les romantiques seront beaucoup plus séduits par les suggestions de H que par les ré­flexions de K. Pourtant, même si leurs formes d’esprit ont pu paraître incompatibles, rien n’empêche de penser que leurs points de vue sur l’histoire peuvent se compléter.



[1]  Kant, Opuscules sur l’histoire, trad. Piobetta, intr. P. Raynaud, GF 1990. -  A. Philonenko, Théorie kantienne de l'histoire ; Vrin, 1986. - P. Pénisson, Herder, la raison dans les peuples, Cerf, 1992. 

Maroy 01/02/17

Forum Universitaire                                              Jacqueline Maroy                                        Année  2016-2017

Textes du séminaire 7                                                                                                             Le 1 février 2017

Texte 1 : Balzac : Lettres à Madame Hanska lettre 137   juin 1838

Je veux terminer ma jeunesse par toute ma jeunesse, par une œuvre en dehors de toutes mes œuvres, par un livre à part qui reste entre toutes les mains, sur toutes les tables, ardent et innocent, avec une faute pour qu’il y ait un retour violent, mondain et religieux, plein de consolation, plein de larmes et de plaisirs ; et je veux que ce livre soit sans nom, comme L’imitation (de Jésus-Christ). Je voudrais pouvoir l’écrire ici, mais il faut revenir en France, à Paris, rentrer dans ma boutique de vendeur de phrases, et je ne pourrai que le crayonner.

Texte 2 : Balzac : Mémoires de deux jeunes mariées lettre 1

Depuis bientôt quinze jours, j’ai tant de folles paroles rentrées, tant de méditations enterrées au cœur, tant d’observations à communiquer et de récits à faire qui ne peuvent être faits qu’à toi, que sans le pis-aller des confidences écrites substituées à nos chères causeries, j’étoufferais. Combien la vie du cœur nous est nécessaire ! Je commence mon journal ce matin en imaginant que le tien est commencé, que dans peu de jours je vivrai au fond de ta belle vallée de Gemenos dont je ne sais que ce que tu m’en as dit, comme tu vas vivre dans Paris dont tu ne connais que ce que nous en rêvions.

Or donc, ma belle enfant, par une matinée qui demeurera marquée d’un signet rose dans le livre de ma vie, il est arrivé de Paris une demoiselle de compagnie et Philippe, le dernier valet de chambre de ma grand’mère, envoyés pour m’emmener. Quand, après m’avoir fait venir dans sa chambre, ma tante m’a eu dit cette nouvelle, la joie m’a coupé la parole, je la regardais d’un air hébété. « Mon enfant, m’a-t-elle dit de sa voix gutturale, tu me quittes sans regret, je le vois ; mais cet adieu n’est pas le dernier, nous nous reverrons : Dieu t’a marquée au front du signe des élus, tu as l’orgueil qui mène également au ciel et à l’enfer, mais tu as trop de noblesse pour descendre ! Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même : la passion ne sera pas chez toi ce qu’elle est chez les femmes ordinaires. » Elle m’a doucement attirée sur elle et baisée au front en m’y mettant ce feu qui la dévore, qui a noirci l’azur de ses yeux, attendri ses paupières, ridé ses tempes dorées et jauni son beau visage. Elle m’a donné la peau de poule. Avant de répondre, je lui ai baisé les mains. — « Chère tante, ai-je dit, si vos adorables bontés ne m’ont pas fait trouver votre Paraclet salubre au corps et doux au cœur, je dois verser tant de larmes pour y revenir, que vous ne sauriez souhaiter mon retour. Je ne veux retourner ici que trahie par mon Louis XIV, et si j’en attrape un, il n’y a que la mort pour me l’arracher ! Je ne craindrai point les Montespan. — Allez, folle, dit-elle en souriant, ne laissez point ces idées vaines ici, emportez-les ; et sachez que vous êtes plus Montespan que La Vallière. » Je l’ai embrassée. La pauvre femme n’a pu s’empêcher de me conduire à la voiture, où ses yeux se sont tour à tour fixés sur les armoiries paternelles et sur moi.

Texte 3 : Balzac : Mémoires de deux jeunes mariées Lettre 10 Lundi

Ma chère, mon Espagnol est d’une admirable mélancolie : il y a chez lui je ne sais quoi de calme, d’austère, de digne, de profond qui m’intéresse au dernier point. Cette solennité constante et le silence qui couvre cet homme ont quelque chose de provoquant pour l’âme. Il est muet et superbe comme un roi déchu. Nous nous occupons de lui, Griffith et moi, comme d’une énigme. Quelle bizarrerie ! un maître de langues obtient sur mon attention le triomphe qu’aucun homme n’a remporté, moi qui maintenant ai passé en revue tous les fils de famille, tous les attachés d’ambassade et les ambassadeurs, les généraux et les sous-lieutenants, les pairs de France, leurs fils et leurs neveux, la cour et la ville. La froideur de cet homme est irritante. Le plus profond orgueil remplit le désert qu’il essaie de mettre et qu’il met entre nous ; enfin, il s’enveloppe d’obscurité. C’est lui qui a de la coquetterie, et c’est moi qui ai de la hardiesse. Cette étrangeté m’amuse d’autant plus que tout cela est sans conséquence. Qu’est-ce qu’un homme, un Espagnol et un maître de langues ? Je ne me sens pas le moindre respect pour quelque homme que ce soit, fût-ce un roi. Je trouve que nous valons mieux que tous les hommes, même les plus justement illustres. Oh ! comme j’aurais dominé Napoléon ! comme je lui aurais fait sentir, s’il m’eût aimée, qu’il était à ma discrétion !

Texte 4 : Balzac Mémoires de deux jeunes mariées         Lettre XV                          Mars.

Ah ! mon ange, le mariage rend philosophe ?… Ta chère figure devait être jaune alors que tu m’écrivais ces terribles pensées sur la vie humaine et sur nos devoirs. Crois-tu donc que tu me convertiras au mariage par ce programme de travaux souterrains ? Hélas ! voilà donc où t’ont fait parvenir nos trop savantes rêveries ? Nous sommes sorties de Blois parées de toute notre innocence et armées des pointes aiguës de la réflexion : les dards de cette expérience purement morale des choses se sont tournés contre toi ! Si je ne te connaissais pas pour la plus pure et la plus angélique créature du monde, je te dirais que tes calculs sentent la dépravation. Comment, ma chère, dans l’intérêt de ta vie à la campagne, tu mets tes plaisirs en coupes réglées, tu traites l’amour comme tu traiteras tes bois ! Oh ! j’aime mieux périr dans la violence des tourbillons de mon cœur, que de vivre dans la sécheresse de ta sage arithmétique. Tu étais comme moi la jeune fille la plus instruite, parce que nous avions beaucoup réfléchi sur peu de choses ; mais, mon enfant, la philosophie sans l’amour, ou sous un faux amour, est la plus horrible des hypocrisies conjugales. Je ne sais pas si, de temps en temps, le plus grand imbécile de la terre n’apercevrait pas le hibou de la sagesse tapi dans ton tas de roses, découverte peu récréative qui peut faire enfuir la passion la mieux allumée. Tu te fais le destin, au lieu d’être son jouet. Nous tournons toutes les deux bien singulièrement : beaucoup de philosophie et peu d’amour, voilà ton régime ; beaucoup d’amour et peu de philosophie, voilà le mien. La Julie de Jean-Jacques, que je croyais un professeur, n’est qu’un étudiant auprès de toi. Vertu de femme ! as-tu toisé la vie ? Hélas ! je me moque de toi, peut-être as-tu raison. Tu as immolé ta jeunesse en un jour, et tu t’es faite avare avant le temps. Ton Louis sera sans doute heureux. S’il t’aime, et je n’en doute pas, il ne s’apercevra jamais que tu te conduis dans l’intérêt de ta famille comme les courtisanes se conduisent dans l’intérêt de leur fortune ; et certes elles rendent les hommes heureux, à en croire les folles dissipations dont elles sont l’objet. Un mari clairvoyant resterait sans doute passionné pour toi ; mais ne finirait-il point par se dispenser de reconnaissance pour une femme qui fait de la fausseté une sorte de corset moral aussi nécessaire à sa vie que l’autre l’est au corps ? Mais, chère, l’amour est à mes yeux le principe de toutes les vertus rapportées à une image de la divinité ! L’amour, comme tous les principes, ne se calcule pas, il est l’infini de notre âme. N’as-tu pas voulu te justifier à toi-même l’affreuse position d’une fille mariée à un homme qu’elle ne peut qu’estimer ? Le devoir, voilà ta règle et ta mesure ; mais agir par nécessité, n’est-ce pas la morale d’une société d’athées ? Agir par amour et par sentiment, n’est-ce pas la loi secrète des femmes ? Tu t’es faite homme, et ton Louis va se trouver la femme ! Ô chère, ta lettre m’a plongée en des méditations infinies. J’ai vu que le couvent ne remplace jamais une mère pour des filles. Je t’en supplie, mon noble ange aux yeux noirs, si pure et si fière, si grave et si élégante, pense à ces premiers cris que ta lettre m’arrache ! Je me suis consolée en songeant qu’au moment où je me lamentais, l’amour renversait sans doute les échafaudages de la raison. Je ferai peut-être pis sans raisonner, sans calculer : la passion est un élément qui doit avoir une logique aussi cruelle que la tienne.

Texte 5 : Balzac mémoires de deux jeunes mariées Lettre XVIII

Chaque vie humaine offre dans son tissu les combinaisons les plus irrégulières ; mais, vues d’une certaine hauteur, toutes paraissent semblables. Si je voulais voir Louis malheureux et faire fleurir une séparation de corps, je n’aurais qu’à me mettre à sa laisse. Je n’ai pas eu comme toi le bonheur de rencontrer un être supérieur, mais peut-être aurai-je le plaisir de le rendre supérieur, et je te donne rendez-vous dans cinq ans à Paris. Tu y seras prise toi-même, et tu me diras que je me suis trompée, que monsieur de l’Estorade était nativement remarquable. Quant à ces belles amours, à ces émotions que je n’éprouve que par toi ; quant à ces stations nocturnes sur le balcon, à la lueur des étoiles ; quant à ces adorations excessives, à ces divinisations de nous, j’ai su qu’il y fallait renoncer. Ton épanouissement dans la vie rayonne à ton gré ; le mien est circonscrit, il a l’enceinte de la Crampade, et tu me reproches les précautions que demande un fragile, un secret, un pauvre bonheur pour devenir durable, riche et mystérieux ! Je croyais avoir trouvé les grâces d’une maîtresse dans mon état de femme, et tu m’as presque fait rougir de moi-même. Entre nous deux, qui a tort, qui a raison ? Peut-être avons-nous également tort et raison toutes deux.

Texte 6 : : Balzac Mémoires de deux jeunes mariées Lettre 51

En relisant ton avant dernière lettre j’ai trouvé quelques mots aigres sur notre situation politique. Tu nous as raillés d’avoir gardé la place de présidant de chambre à la cour des comptes, que nous tenions, ainsi que le titre de comte, de la faveur de Charles X ; mais est-ce avec quarante mille livres de rentes, dont trente appartiennent à un majorat, que je pouvais convenablement établir Athénaïs et ce pauvre petit mendiant de René ? Ne devions nous pas vivre de notre place , et accumuler sur place, et accumuler sagement les revenus de nos terres ? En vingt ans nous aurons amassé environ six cent mille francs, qui serviront à doter et ma fille et René, que je destine à la marine. Mon petit pauvre aura dix mille livres de rentes et peut être pourrons nous lui laisser en argent une somme qui rende sa part égale à celle de sa sœur. Quand il sera capitaine de vaisseau, mon mendiant se mariera richement, et tiendra dans le monde un rang égal à celui de son aîné.          

Ces sages calculs ont déterminé dans notre intérieur l’acceptation du nouvel ordre des choses. Naturellement, la nouvelle dynastie a nommé Louis pair de France et grand-officié de la Légion d’honneur. Du miment ou l’Estorade prêtait serment, il ne devait rien faire à moitié ; des lors il a rendu de grands services dans la Chambre. Le voici maintenant arrivé à une situation ou restera tranquillement jusqu’à la fin de ses jours. Il a de la dextérité dans les affaires ; il est plus parleur agréable qu’orateur, mais cela suffit à ce que nous demandons à la politique. Sa finesse, ses connaissances soit en gouvernement soit en administration sont appréciées, et tous les partis le considèrent comme un homme indispensable. Je puis te dire qu’on lui a dernièrement offert une ambassade, mais je la lui ai fait refuser. L’éducation d’Armand, qui maintenant a treize ans, me retiennent à Paris, et j’y veux demeurer jusqu’à ce que mon petit René ait fini la sienne , qui commence.

Texte 7  : George Sand Histoire de ma vie Page 181/182 !a pléiade

Cette année 1833 ouvrit pour moi la série des chagrins réels et profonds que je croyais avoir épuisée et qui ne faisait que de commencer. J’avais voulu être artiste, je l’étais enfin. Je m’imaginai être arrivée au but poursuivi depuis longtemps, à l’indépendance extérieure et à la possession de ma propre existence : je venais de river à mon pied une chaine que je n’avais pas prévue.

               

Raynal-Mony 06/01/17

Forum Universitaire                                                     Gérard Raynal Mony                                                          Séminaire 5

Année 2016-2017                                                                                                                                            Le 6 janvier 2017

Kant : Vers une constitution civile juste

Les thèses précédentes ont placé les humains devant le devoir éthique de fonder la société dans laquelle ils pourront déve­lop­per complètement les germes de la nature (25). De cette tâche se déduit la pensée politique de K que la 5e pro­position résume ainsi : Il s’agit d’édifier une société où, sous des lois extérieures, la liberté se trouvera liée au plus haut degré pos­sible à un pouvoir irrésistible (10s). Liberté, droit et pouvoir sont les trois compo­santes essentielles d'une constitution civile parfaite­ment juste (12), qui accorde les buts de la rai­son avec le mécanisme de la nature. En tant qu’idée de la rai­son, la société civile se fonde sur des principes a priori. Elle est néces­saire pour que l'espèce humaine ne se détruise pas elle-même, et elle doit administrer le droit de façon univer­selle (3) pour que tous puissent l’adopter. Mais la tâche est d’une telle diffi­culté que la nature n’oblige les humains qu’à s’en approcher (43). Son moyen est l’anta­gonisme des indivi­dus dans la société qui oblige chacun à se discipliner pour que tous puissent développer leurs dispositions naturelles.

Les principes

Liberté et loi pratique

K fonde la société sur le principe de liberté, à laquelle tout être humain a droit ; sans elle, il perdrait son humanité et n'aurait plus aucun droit. C’est du concept de liberté dans les rap­ports extérieurs des hommes entre eux que pro­vient le concept d'un droit extérieur (TP II (1793) ; GF 64). Tout droit part de l'autonomie du vouloir d’un être raisonnable. Mais l'homme n'est pas qu'un être de raison, c’est aussi une créa­ture sensible, sujette à des impulsions subjectives et soumise à des in­fluences contingentes. Dans sa dualité de créature naturelle douée de raison, il ne connaît l'idée de liberté que comme devoir : le devoir de ne déter­miner sa volonté que par des principes rationnels. Est libre, la volonté qui peut instaurer pour elle-même une loi rationnelle à laquelle chacun peut consentir. C'est par l'efficacité de la rai­son pratique sur l’arbitre [5], en dépit des pen­chants rebelles et des obstacles exté­rieurs, que nous pre­nons cons­cience de la liberté. L'idée de liberté nous est révélée par la loi. A l'inverse, la liberté est la con­dition de possibi­lité de la loi morale : liberté et loi pratique ren­voient l'une à l'autre [1]. Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont une seule et même chose (FMM III (1785) ; GF 132). K l’a ex­primé sous forme d'un impératif catégorique. Est libre celui qui agit par devoir, donc par pur respect de la loi.

L’autorité du droit

En politique cela requiert une constitution civile administrant le droit de façon uni­verselle (3). Une constitution est de fait toujours contingente, mais a priori néces­saire en tant que devoir. Un ordre juridique est exigé par la raison pour ga­ran­tir à chacun sa liberté par des lois. K reconnaît toute limitation de la liberté procédant d’un principe du droit. Le droit limite la liberté de chacun pour qu’elle soit compa­tible avec la liberté des autres (6s). Ce droit de limiter la liberté ne vient ni d’une fina­lité extérieure, ni de la nature contra­dictoire de l'homme. L'expérience ne peut en­seigner ce qu'est le droit (TP II ; GF 84). Pour déterminer ce qu’est le droit, K doit faire abstrac­tion des désirs subjectifs de chacun et des con­ditions empiriques des hommes entre eux. L’ordre juridique doit être réglé par la rai­son. Seule la raison pure dans son usage pra­tique est source du droit. Elle indique a priori le chemin qui conduit d’une liberté brutale à la liberté légale. Ce pas­sage de l’état naturel à un ordre juridique constitue le proces­sus historique de la culture qui fait le lien entre la raison spéculative et la raison pratique. K élève la raison sur le trône de la puis­sance législative suprême (PP (1795) ; PUL 62). Pour être uni­ver­selles et nécessaires, les lois doivent être fondées a priori en raison. Le droit ne tient sa valeur et son autorité que de la raison, et non pas d’un pouvoir coercitif.

Un pouvoir fort

Cependant, il faut un Etat fort parce que les hommes ne sont pas que des êtres de raison, même en société ils se comportent encore comme des créatures natu­relles. Le droit ne s'impose à eux que sous la con­trainte de lois extérieures : dans une constitution civile juste, la liberté doit être liée à un pouvoir irrésistible (11s). Les lois doivent être protégées par un pouvoir fort. De fait, le caractère sauvage de l'homme na­turel ne peu­t être discipliné ou du moins atténué que par la force. Seul un pouvoir fort peut contraindre même des esprits rebelles à respecter la loi. Car l’État ne requiert que l'obéis­sance extérieure à la loi, que ce soit par crainte de la force publique ou par intérêt bien compris. Tous les citoyens doivent res­pecter la léga­lité, quelle que soit leur moralité. Les lois sont coerci­tives afin que tous obéissent au mé­ca­nisme de la consti­tution civile juste, de même que tous les corps obéissent au méca­nisme des lois naturelles (14-23). Il ne s’agit pas pour autant d’exiger une obéissance servile, mais seulement de contraindre les volon­tés obstinées. Dans tous les cas, les lois doivent être accom­pa­gnées, au plus haut de­gré possible (11), de l'esprit de liberté (TP II ; GF 83). Pour que tout citoyen loyal puisse agir en accord avec sa conscience, chacun doit pouvoir se con­vaincre que la con­trainte exercée par l’État est conforme au droit.

L’Idée de République

La constitution civile est le rapport d'hommes libres pourtant soumis à des lois con­traignantes (TP II ; GF 64), afin que la volonté de chacun se rattache à un prin­cipe commun. Est juste, la constitution dans laquelle l’État fort garantit les lois capables de susciter l’adhésion qualifiée de toutes les per­sonnes concernées. Trois choses y parti­cipent : la li­berté, la loi et le pouvoir qui garantit la loi contre l'abus de liberté. Ces trois concepts procèdent de l’Idée de République qui sert de principe régula­teur pour fonder un Etat d’après les exigences de la raison [2]. Le Projet de paix perpé­tuelle préci­sera que la constitution civile doit être républi­caine (PP (1795) ; GF 84). L’Idée de République est, pour K, l’horizon vers lequel doit tendre tout ordre juridique et po­litique. Elle présuppose qu’une volonté unifiée du peuple est pos­sible (DD, § 46 (1797) ; GF 128). C’est la condition néces­saire pour que naisse la chose pu­blique (res publica), qui seule mérite le nom de véri­table constitu­tion civile (Anthrop. (1798) ; GF 322). Dans la réalité politique, K entend par République la sépara­tion du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, ainsi qu’un sys­tème représentatif. La République n'est pas une fin en soi, mais l'unique situa­tion dans laquelle toutes les disposi­tions originaires de l'espèce peuvent être dé­ve­loppées (Idée, prop. 8). La nature n’a pas d’autre moyen pour réaliser ses autres desseins, que de résoudre d’abord com­plè­tement ce pro­blème (13s). La solution du pro­blème politique condi­tionne le pro­grès de la culture. L'idée de la plus grande liberté possible sous des lois contrai­gnantes n'est pas le rêve d'un penseur oisif, mais un fil direc­teur de l’humanité pour progres­ser de façon continue dans son effort de culture. K assimile la consti­tution juridique par­faite à la chose en soi (DD Conclusion (1797) ; GF 205). La chose en soi n’est donc pour lui ni une subs­tance comme chez Spinoza, ni un principe déter­mi­nant de l'histoire comme chez Hegel, mais un principe régulateur de la poli­tique, comme pour Platon [3]. Cette Idée s’accorde avec ce que nous appelons les droits de l'homme qui sont, en tant qu’idéal républicain, intempo­rels et ont une valeur norma­tive. Cet idéal sert à éclairer la politique constitution­nelle, sans jamais pouvoir se réaliser parfaitement en elle. Il est l’horizon poli­tique de l’instauration d’une constitution civile juste.

La nature contraint l'homme à instituer un Etat de droit. Nature et droit vont donc ensemble, le droit étant l'issue de la détresse que les hommes s'infligent les uns aux autres (16s). Par ce méca­nisme, qui laisse les peuples s’épuiser les uns contre les autres, la nature vient au-devant de la raison pratique, comme si elle voulait irrésisti­ble­ment que le droit finisse par l'emporter (PP (1795) ; PUL, 71).

La difficulté du problème

Le penchant au mal

Au fond, la difficulté du problème vient du penchant au mal que K ob­serve même chez le meilleur des hommes [5]. Ce penchant consiste à s'écarter de la loi dont on reconnaît pourtant la nécessité. Il existe un mauvais principe en l'homme qui le porte à abuser de sa liberté à l'égard de ses semblables (30). Par exemple, il est tenté d'utiliser à son profit, par ruse ou par violence, le labeur des autres (An­thr. ; GF 321). Ce penchant au mal est qualifié de naturel, parce qu'il ne peut être extirpé de la nature humaine. Mais K ne suppose pas en l’homme une mali­gnité foncière, car une volonté qui voudrait le mal pour le mal ferait de l'homme un être diabo­lique. K observe au contraire que le penchant au mal ne détruit pas en nous le respect de la loi. L'homme souhaite, en tant que créature raisonnable, une loi qui limite la liberté de tous, même si son inclination animale et égoïste l’incite à s'en excepter dès qu'il le peut (31s). Il reconnaît la valeur objective de la loi et ne la respecte pas pour des causes subjectives. Il sait pourtant que la maxime de son action ne peut devenir une règle universelle, sans se détruire elle-même. Car il a admis dans sa maxime d’action la prépondérance des impulsions sensibles sur le motif de la loi (Rel. I § 4, 42). Le mal ne prend pas son origine dans les sens, mais dans un renversement des motifs que l’homme accueille en ses maximes. Le mal est radical parce qu’il corrompt le fondement des maximes et fait passer l’amour de soi avant la loi morale. Si les lois procèdent de la volonté raisonnable, les maximes procèdent de l’arbitre de chacun (MM, Intr. IV (1797) ; GF 178). Le mal peut être imputé à l’individu, puisque c'est de son propre arbitre [5] qu'il ne respecte pas la loi dont il ne conteste pas le caractère obligatoire.

La nécessité d'un maître

De là vient la nécessité du maître, ce qui fait dire à K : l'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, a besoin d'un maître (29s). Il a besoin d'un maître pour briser cette volonté particulière qui cherche à s'imposer aux autres. Il ne s'agit pas de briser la volonté elle-même, mais unique­ment l'obstination égoïste de l'individu qui s’oppose à une volonté universelle­ment va­lable (33s). Il s'agit encore moins de soumettre le citoyen à une autre volonté par­ticu­lière ; ce serait le despotisme que K condamne absolument. La dignité de la per­sonne re­quiert une constitution dans laquelle chacun puisse être libre (34). Le but recher­ché par des lois contraignantes est un Etat dans lequel ce ne sont pas les hommes, mais les lois qui règnent. Comment amener les hommes à transfor­mer leur liberté sauvage en liberté légale ? Cela ne peut se faire sans contrainte ; les humains ont un penchant si fort pour une liberté sans en­trave qu'ils ne se rangent à la raison qu’après s’être heurtés à une volonté unifiée plus forte qu’eux. Ils commen­cent par refuser obéissance à toute loi qui n'est pas accom­pagnée de la force. Il faut des lois contrai­gnantes, car la contrainte est néces­saire (Education (1803) ; Vrin 118), mais des lois aux­quelles les personnes loyales puissent obéir d’elles-mêmes. Ici le maître n’est pas celui de la dialectique hégé­lienne du maître et du serviteur, mais plutôt le pédagogue qui châtie bien parce qu’il aime bien. Les cours sur l’éducation ramènent le problème à la difficulté sui­vante : Comment cultiver la liberté dans la contrainte ? (ibid.)

La question se concentre d'abord sur la figure du souverain, car le maintien de la constitution nécessite un artisan et un gardien. Mais où trouver un maître qui respecte spontanément le droit (34-41) ? Comme chef d’État, il faudrait un pur être de raison. Mais comme homme, il aura lui aussi besoin d'un maître : L'homme est fait d'un bois si courbe qu'on ne peut rien y tailler de tout à fait droit (42). Or le souve­rain a pour tâche d'administrer les droits de l'homme, le bien le plus sacré au monde [4]. Le roi doit-il, comme le pensait Platon, être lui-même philosophe ? K n'a pas repris la conception du philosophe roi. Par contre, il de­mande aux chefs d’État de consulter les maximes des philosophes. Car ce ne sont pas les philo­sophes, mais la philoso­phie qui doit régner. Et cela ne se produit que si ses maximes sont partagées par les peuples. Ce ne sont ni des demi-dieux, ni des législateurs isolés qui donnent forme au monde juridique et politique, mais un long et difficile processus auquel participe l’ensemble de la société.

Le mal radical

La constitution civile doit pouvoir amener même un peuple de démons à un com­por­te­ment légal. Sa solution parfaite est impossible (42), à cause du mal radical (Religion, I (1793) ; Vrin 83). Là se situe la limite des institu­tions poli­tiques. Elles sont toujours menacées par les penchants égoïstes des individus, en sorte que l'espèce risque constamment de retomber dans la bruta­lité primi­tive (Conjec­tures (1786) ; GF 156 note). Le mal est pour K une grandeur négative, et non une simple absence de bien (Leibniz). Ce jugement marque la rup­ture entre K et l'optimisme des Lumières. Herder le premier s'est insurgé contre ce méchant principe qui fait de l'homme un animal ayant besoin d'un maître. Goethe n'a jamais pu se familia­ri­ser avec cette idée. Même Schiller, le plus kantien d'entre eux, s'est dit révolté. Tous ont pris l’apparent pessimisme anthropologique de K pour une con­ces­sion à la religion. Or K n’a jamais pensé le mal comme une atteinte à l'autorité d'un légi­slateur divin. Il tient la doctrine du péché originel pour la plus inadé­quate façon de se représenter la propagation du mal moral (ibid.). Malgré la méta­phore végé­tale du bois courbe, K a rejeté tout déter­mi­nisme biologique dans le domaine du droit et de la moralité. Le mal moral n’est pas un héri­tage biolo­gique de nos premiers parents, il a pour origine la per­son­na­lité de chacun. Par son aptitude à exister comme un être moral, l'individu est lui-même res­pon­sable du mal. Le mal peut donc lui être imputé [5]. Mais le mal n’est, pour K, qu’un pen­chant greffé sur la nature humaine ; il est contingent, et non essentiel, ce qui laisse toujours espérer une conversion possible. Aussi mauvais qu’ait été un homme, son devoir est toujours de se rendre meilleur (Rel. I § 4, 41). Non seule­ment, chez K, l’espérance demeure, mais il la situe dans l’histoire, et non pas dans l’au-delà.

Si l’homme n’est pas, comme le pensait Rousseau, bon par nature, il a du moins une disposition au bien (Rel. I, 43). Notre tâche est donc de restaurer en nous notre dis­po­sition primitive au bien (Rel. I, 46). K n'a jamais affiché un pessimisme anthro­pologique. Il voit une raison d'espé­rer dans le respect du droit auquel les hommes ne renoncent pas. K se de­mande, entre autres, pourquoi un souverain n'a encore jamais osé déclarer ouver­tement qu'il ne reconnaissait aucun droit du peuple à son égard ? La raison en est, dit-il, qu'une telle déclaration publique dresserait tous les sujets contre lui (CF (1798), II,6 ; GF, 213). Or l'indignation contre l'injustice trahit en nous une disposition morale (An­thropologie ; GF 324), elle prouve que l'espèce humaine n'est pas foncièrement vouée au mal et qu'en elle le principe moral ne meurt ja­mais. C’est pourquoi la dignité humaine requiert un mode de gouverne­ment tel que chacun puisse être libre (34). Une constitution civile juste donne toute sa force aux lois, et non à quelques privilégiés.

Morale et politique

Mais une telle constitution est difficile à instaurer et à maintenir, car ce n’est pas qu’un problème politique. Ses racines plongent plus pro­fon­dément dans la nature humaine. Sa réalisation exige à la fois des concepts juridiques exacts, une expé­rience longue et diverse du monde politique et surtout une volonté bonne de la part des citoyens (44-49). Le triomphe sur le mal radical ne peut être obtenu sans une révolution de l’intention (Rel. I, 47), rétablissant dans sa pureté une volonté bonne, la seule chose que K tienne sans restriction pour bonne (MM I (1785) ; GF 59), car il l’assimile à la raison pratique (FMM III ; GF 134). La difficulté du pro­blème tient à l'entre­croisement inévitable du politique et de la morale. Cette liaison néces­saire à la culture se réalise par l’inscription lente et fragile du droit dans l’histoire.

Raynal-Mony 04/11/16

Forum Universitaire                                                 Gérard Raynal-Mony                        Séminaire 1

Année 2016-2017

                                                                                                                                                 Le 4 novembre 2016

Kant

1724-1804      né et mort à Königsberg (aujourd'hui Kaliningrad) – grandit dans un milieu piétiste

1740-1786      Frédéric II, roi de Prusse

1740-1746      études de philosophie, théologie, mathématique et physique à Königsberg

1755                Histoire générale de la nature et théorie du ciel (thèse latine)

1755-1770      Privatdozent à l’université de Königsberg

1763                Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives

1763                Unique raison possible pour une démonstration de l'existence de Dieu

1764                Observations sur le sentiment du beau et du sublime

1770                De la forme et des principes du monde sensible et intelligible (Dissertation de 1770)

1770-1796      Professeur de logique et de métaphysique à l'université de Königsberg

1775                « Des différentes races humaines »

1781                Critique de la raison pure ; 1787, seconde édition remaniée

1783                Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science

1784                « Idée d'une histoire universelle d'intention cosmopolitique »

1784                « Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ? »

1785                Compte rendu de l'ouvrage de Herder Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité

1785                « Sur la définition du concept de race humaine »

1785                Fondation de la métaphysique des mœurs

1786-1797      Frédéric-Guillaume II, roi de Prusse

1786                Premiers principes métaphysiques de la science de la nature

1786                « Conjectures sur le commencement de l'histoire humaine »

1786                « Que signifie s'orienter dans la pensée ? »

1788                Critique de la raison pratique

1788                « Sur l'usage des principes téléologiques en philosophie »

1790                Critique de la faculté de juger

1791                « Sur l'insuccès de toutes les tentatives des philosophes en matière de théodicée »

1793                La religion dans les limites de la simple raison (Imprematur à la faculté de philo. de Königsberg)

1793                « Sur le lieu commun : c’est peut-être bon en théorie, mais cela ne vaut rien en pratique »

1794                Kant doit s'engager auprès de Frédéric-Guillaume II de ne plus traiter de questions religieuses

1795                Projet de paix perpétuelle. Enquête philosophique

1796                dernier cours à l’université 

1797-1840      Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse

1797                Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu

1798                Conflit des facultés

1798                Anthropologie au point de vue pragmatique

1803                Réflexions sur l'éducation (publié par Rink)

***

Kant : Qu'est-ce que les lumières ?

En 1784, le siècle des Lumières touchait à sa fin lorsque K répond à la question : Qu'est-ce que les Lumières ? Il a alors 60 ans et connaît sa période créative la plus féconde : Critique de la raison pure (1781), Critique de la raison pratique (1788) et Critique de la facul­té de juger (1790). L'article s'adresse au public cultivé d'une revue berlinoise. K a pris part au mouvement culturel euro­péen qui soumet les Églises et les États à une critique rationnelle et que les autori­tés établies dénoncent pour ses tendances subver­sives. Comme les lu­mières con­cer­nent autant l'individu que les institutions, K s’adresse d'abord aux particuliers, puis se tourne vers les dirigeants. Après une brève définition, il indique la tâche à accomplir, nomme les premiers obstacles à surmonter et précise les conditions dans les­quelles un public pourra mieux en triompher qu'un individu isolé (2-7).

La sortie de l'état de minorité

Une tâche nécessaire

Le mot Aufklärung est plus actif que son équivalent français. Il désigne moins le résultat d’une époque de l’histoire des idées qu'une tâche nécessaire pour l’avenir de l’humanité. Il s’agit de se servir de son propre entendement et d’atteindre l’autonomie de la raison [1]. L'individu doit sortir de l’état de minori­té dans lequel il se complaît. Du point de vue intellectuel, la minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'un autre. Pour la raison, cet état de dépendance signifie l'hétéronomie [2]. Pour s’en dégager, l’enfant a besoin d’être éduqué. Et si, à l’âge adulte, il ne se résout toujours pas à pen­ser par lui-même, il est responsable de son immaturité. Au lieu d'assumer le risque de la liberté de penser, il choisit la tranquillité d’esprit. Au lieu de se fatiguer à exercer son entende­ment, il s'en re­met à ceux dont c'est le métier (11-14).

L’éducation à la raison n'est pas un simple apprentissage professionnel ; il s’agit moins de transmettre une technique de penser ou un savoir, que d’élever l'esprit à l'indépendance. En prépa­rant l'élève à penser par lui-même, l'éducateur tra­vaille à son propre effacement. Il a rempli son rôle lorsque l'élève rejette de lui-même ce qui contredit la raison. Passer de l'immatu­rité à la maturité d'esprit n'est pas une simple question de degrés, c’est un bond qualitatif : c'est oser se servir de son propre entende­ment : Sapere aude ! K transforme la devise d'Horace (Épîtres I, 2, v 40) en formule classique de l'Aufklärung. En tant qu’êtres pensant, les hommes ne deviennent eux-mêmes qu’en pensant par eux-mêmes. Ils alors sont en droit de dire Je pense ; et ce je pense marque l’expression d’une raison adulte qui ne suit plus des préceptes mécaniques ou des formules toutes faites, mais uniquement des règles auxquelles elle a donné son assentiment. Les Lumières re­quièrent une réforme des esprits. Deux siècles plus tôt, Luther souhaitait que chacun ait le courage de s'en remettre à sa propre conscience. Si la Réforme fut une audace de la foi, les Lumières constituent une audace de la raison.

Les obstacles à surmonter

Pour que la raison acquière l'autonomie de la pensée, elle doit résister à sa propension à se laisser égarer par des impulsions sensibles, des émotions, des intérêts, ou par des incitations contingentes. La résolu­tion et le courage (5) étant indispen­sables au progrès des lumières, la paresse et la lâcheté (8-11) sont les premiers obstacles à surmonter. Le moraliste se garde bien de rejeter la faute sur une certaine classe sociale. Il serait trop facile de se décharger sur d'autres de sa propre part de responsabilité. La Boétie faisait dépendre la tyran­nie de la servi­tude volontaire, Montesquieu fondait le despotisme sur la crainte des sujets et leur manque d'estime de soi. Pour K, le dogmatisme et l'absolu­tisme profitent de la passivité d'esprit et du manque de courage civique de la plupart des gens. Comparée à la passivité générale, l'attitude des dirigeants religieux ou politiques n'est, aux yeux de K, qu'un obstacle secondaire. C’est le défaut moral du grand nombre qui facilite la faute poli­tique de quelques-uns. Il est si commode de laisser les décisions à d’autres (18-20). Les hommes étant paresseux par nature, les esprits conscients de leur responsabilité ont à mener un dur combat contre la nature humaine qui n'aime pas être secouée dans ses habitudes de pensée, ni être ébranlée dans ses préjugés. K condamne la paresse d’esprit et la lâcheté qui transforment les humains en de doux agneaux domes­tiques. C'est une aubaine pour les puissants qui ne manquent pas de profiter de la docilité de leurs sujets pour perpétuer leur état de dépendance [3].

Il est temps de sortir du confort intellectuel. A cet égard K relève, non sans ironie, la situation des femmes de son temps qui étaient civilement mineures, et dont les maris étaient les curateurs dans toutes les affaires civiles. K considère que leur minorité civile n'est ni naturelle ni définitive, et qu’à son époque la plu­part des humains seraient capables de penser par eux-mêmes - et parmi eux le sexe faible tout entier (15). Plus tard, il sera très acerbe contre les chefs d’État qui s'arrogent le titre de pères de leur pays, comme s'ils savaient mieux que leurs sujets ce qui est bon pour eux. K traitera de despotes les gouvernants pater­na­listes qui condamnent leurs sujets à une tutelle perpétuelle [4]. Mais la grande masse irréfléchie (36) hésite à lâcher la chaîne de l'instinct, pour se guider à l'aide de la seule raison. Pourtant le danger n'est pas si grand. Quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher (21s). De même que l'enfant ne marche d’un pas assuré qu'après avoir trébuché plusieurs fois, de même c'est en butant sur leurs propres erreurs que les hommes apprennent à penser juste. Tous les philosophes des lumières sont convaincus que le propre de l’homme est de penser par soi-même. La spécificité de K est d’en faire une question de carac­tère plutôt qu’une affaire d'intelligence. Car cela demande un effort de volonté.

Un effort de volonté

Certes il s'exprime en représen­tant des lumières qui place la valeur et la vocation de l'homme dans la pensée autonome. Lui aussi fait de la raison la suprême faculté de l’homme. Il classe les lumières parmi les droits sacrés de l’humanité (GF, 48) auxquels aucun monarque, aucun peuple n’est autorisé à porter atteinte. Seulement, les lumières sont pour lui moins l'affaire de la rai­son théo­rique que de la raison pratique. Ose penser par toi-même ! est d'abord un devoir moral. Il faut avoir la force de caractère pour se déterminer de soi-même, indépendam­ment de la contrainte exercée par des penchants rebelles à la raison ; et il faut du courage pour triompher des obs­tacles que les autorités ne manquent pas de dresser contre ceux qui osent exprimer librement leur pensée. L'appel kantien aux lu­mières s'adresse à la vo­lonté autant qu’à l'enten­dement ; l'exi­gence est ration­nelle, mais le centre de gravité s'est déplacé vers l'éthique. Une vraie réforme de la manière de penser (34s) requiert la volonté de se guider uniquement à l’aide de la raison. Mais comment briser le cercle qui s’est formé entre ceux qui s’en remettent à des tuteurs et ceux qui en retour aggravent la tutelle de leurs sujets ? K compte sur la publicité, c’est-à-dire sur l’usage public de la raison (39) ; il désigne ainsi l'opinion publique qui se constitue à son époque et s’améliore avec l’avancement des sciences et des arts. De fait, l’Aufklärung s’est créé un espace public ouvert à la libre discussion écrite entre citoyens réfléchis et non violents, comme la revue berlinoise dans laquelle paraît l’article. K en exclut l’usage privé qu’un responsable fait de sa raison dans l’exercice de ses fonctions au sein de la société ou de sa charge dans l’Etat ; là, chacun est tenu de rester en accord avec les obligations et les principes qu'il a acceptés. Un officier doit d’abord se soumettre à la discipline militaire, un prêtre se conformer à la doctrine de son Eglise, un citoyen payer ses impôts, avant de s’autoriser à s’exprimer pu­bli­quement en son nom propre, c’est-à-dire au XVIII° siècle par écrit [5].

Conditions préalables

La liberté d'expression écrite

K fonde les lumières sur l'idée de liberté, sans laquelle aucun être doué de raison ne peut être pensé. La condition préalable aux lumières est la liberté d’esprit que l’individu acquiert en s'émancipant de toute autorité déraisonnable, et en se déci­dant à ne plus se déterminer que par la raison pratique. Mais l'homme n'est pas seulement un être de raison, c’est aussi une créature naturelle affectée par des pen­chants personnels et soumise à des influences exté­rieures. L’être humain ne connaît donc les lumières que comme un devoir, le devoir de ne pas laisser déter­mi­ner sa volonté par des désirs rebelles à la raison, ou par des exigences abusives de la part de son entourage. Mais comment se dégager d’un état de tutelle ? Un public cultivé y parviendra plus facilement qu’un individu isolé (24-27).

Bien se servir de son entendement requiert de nombreux essais et des exercices réguliers. Pour celui dont l'immaturité est devenue comme une seconde nature, il est difficile de se résoudre à penser par soi-même. Il avance avec les pensées des autres comme un infirme avec des béquilles, et il s'arrête de penser dès qu'il n'a plus l'aide d’un autre. Si, en plus, il est dans l'isolement, il risque de prendre les causes subjectives de ses choix pour des raisons objectives. Nos chan­ces de penser juste sont d’autant plus grandes que nous pouvons communi­quer nos pen­sées à d'autres qui, en retour, nous exposent les leurs [6].

K fait de la communicabilité des pensées la pierre de touche (C1, B 848) permettant de découvrir si nos jugements personnels sont valides. C’est pourquoi il apprécie tant la commu­nauté spirituelle de la république des lettres dont les mem­bres commu­niquent par leurs publications, par-delà les frontières sociales, religieuses et étatiques. Les lumières se répandent le mieux, là où l'usage public de la raison peut s'exercer dans tous les domaines (39). Utiles au public qui lit, elles touchent aussi les responsables religieux et politiques. Mais ceux-ci n'ont rien à craindre d’un échange pacifique des pensées. Au contraire, la publicité des débats crée un pont entre les lumières et le politique. Elle préserve à la fois la dynamique des lumières et le maintien de l'ordre, tout en sachant que l’ordre pré­sent est toujours imparfait et ne sert que de plate-forme au progrès des lumières, auquel travaillent les citoyens réfléchis. K pense aussi au public des lecteurs qui s’agrandit de jour en jour. Il est convaincu qu'un public s'éclaire lui-même, pourvu qu'on lui en laisse la liberté (28) [7]. La perfectibilité de l'homme rend le progrès presque inévitable, même s’il est souvent entravé. K maintient l'idée de progrès qui inclut le devoir d’y participer. Il suppose en l'homme une tendance si forte à se perfec­tion­ner qu’il juge impos­sible que l’espèce humaine soit jamais obligée de complè­te­ment revenir en arrière (Anthropologie, II, E (1798) ; trad. A. Renaut, GF, p. 313).

Réforme de la manière de penser

Par son exigence de liberté, K pénètre sur le terrain juridique et politique. Il ne soutient pas une liberté sans loi ; sa notion des lumières ne conduit ni à l'anar­chie, ni à la révolution. Une révolution peut entraîner le rejet d’un despote et de son oppres­sion (33s), mais elle ne fera pas avancer les lumières. De nouveaux préju­gés enchaîneront la foule irréfléchie, aussi bien que les anciens (35s), et ils annule­ront tôt ou tard les progrès obtenus. Devant le danger perpétuel d’une retombée dans la brutalité primitive, il serait trop risqué de s’en remettre aux effets hasar­deux d’une révolution. Les révolutions peuvent raccourcir le chemin du progrès, mais elles s’avèrent aussi dangereuses que des catastrophes naturelles. Leur issue est si impré­visible que leur préparation systématique ne peut que nuire à la liberté. C’est au nom de la liberté que K écarte la pensée d’une révolu­tion planifiée. Seules les lumières peuvent empêcher que les anciens préjugés ne soient remplacés par d’autres qui ne vaudraient guère mieux. Le seul progrès qui fasse avancer les esprits est celui des lumières, car il fonde tous les autres. K pense qu’une réalité déraisonnable ne saurait être améliorée qu'au moyen d’une raison critique s’exprimant publiquement et par écrit.

Le plus sérieux ennemi des lumières est le préjugé. Non seulement il entretient les foules dans la passivité, mais il les rend fanatiques. Le zèle aveugle des masses et l'intérêt des dirigeants exigent une obéissance absolue qui exclut tout jugement personnel. La foule endoctrinée ne tolère pas ceux qui ne pensent pas comme elle. Ses préjugés sont d'autant plus nocifs, qu'ils finissent par enchaîner ceux-là mêmes qui les lui ont imposés. Que faire ? Ni une révolution violente, ni une simple évolution qui pourra toujours être remise en cause, mais une vraie réforme de la manière de penser (34s). Les lumières ne peuvent se fonder que sur une révolution des esprits produisant un changement des mentalités. Si dans son immaturité l'individu se conformait, sans réfléchir, aux auto­rités, la maturité d’esprit doit le conduire, au contraire, à soumettre les règles qu’on lui impose aux prin­cipes de l'entende­ment, confirmés par des esprits avisés et libres.

A vrai dire, il n'existe qu'une liberté dont l'idée régit toute la morale kantienne. Mais K est également conscient de la nécessité de ne pas inquiéter les dirigeants, à un moment où les penseurs de langue allemande ont affaire à des autorités politiques et religieuses qui entendent rétablir dans leurs droits la Bible et la Révélation. Aussi n’exige-t-il que la plus inoffensive de toutes les manifestations de la liberté, celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines (37-39). La liberté d'ex­pression écrite, que K appelle la liberté de la plume, est la plus petite condition de possibilité de la liberté de penser. Elle est vitale, car la raison a besoin de s’ouvrir au monde et de penser avec d’autres. Chacun doit pouvoir s'exprimer, en tant que savant, devant l'ensemble du public des lecteurs. Et comme au XVIII° siècle, les écrits ne s'adressent pas au peuple analphabète, mais à ceux qui participent pacifiquement à la propagation des lumières, les princes d’Églises et les chefs d’États se trompent lorsqu’ils veulent censurer les pensées. En interdisant la publication des écrits, ils se privent eux-mêmes de connaître ce que pensent leurs sujets ; et en décourageant les citoyens réfléchis et conscients de leurs devoirs, ils entravent la progression des lumières [8].

La progression des lumières

Un seul seigneur, selon K, n’est pas tombé dans ce défaut : Frédéric II. Le roi de Prusse (1740 - 1786) gouvernait suivant la maxime : Raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez, mais obéissez (GP, p. 45). Il craignait d’autant moins la critique de la religion et la liberté de penser, que son armée lui ga­rantis­sait la sécu­rité du royaume et l’obéissance des sujets. K, malgré son peu de sympathie pour le despo­tisme éclairé, lui sait gré d’avoir soutenu le rayonnement des lumières en Europe. Mais cela ne suffit pas. Les lumières constituent un proces­sus lent et laborieux qui dépasse la brièveté d’une vie humaine. Son issue incertaine n’est envisageable que par la continuité de l’effort. Tout citoyen conscient doit veiller à ce que la commu­ni­ca­tion publique des pensées ne soit pas interrom­pue. K ne se fait aucune illusion sur son siècle, il ne le considère pas comme un sommet de l'humanité, mais comme le com­mence­ment d'une ère nouvelle dans l'histoire de la liberté. A la question de savoir s’il vit à une époque éclairée, il répond clairement non, mais à un âge de pro­pagation des lumières (41). L'expres­sion siècle des lumières s'est introduite dans la langue, mais le change­ment de sens opéré par K a disparu. Être éclairé, ce serait avoir atteint le but visé. Or les lumières, considérées objectivement, constituent un idéal de la raison qui ne sera jamais atteint complètement. Par contre, tout être pensant peut et doit travailler à leur progression. Les lumières ne sont donc ni une idée creuse, ni un but illusoire, mais un devoir à accomplir, une tâche à laquelle chaque génération doit prendre part pour le bien de l'humanité.

***

Kant : Qu'est-ce que les lumières ?

Les lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans la direction d'un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières [Aufklärung].

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre de gens, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent pourtant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être mineur. Si j'ai un livre qui me tient lieu d'enten­dement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n'ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe faible tout entier) finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c'est ce à quoi ne manquent pas de s'employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu stupide leur bétail domestique et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu'il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n'est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher ; mais l'exemple d'un tel accident rend malgré tout timide et fait généralement reculer devant toute autre tentative.

Il est donc difficile pour l'individu de s'arracher à lui seul à la minorité, devenue pour lui presque un état naturel. […] Aussi peu d'hommes ont-ils réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de leur minorité et à avancer quand même d'un pas assuré.

En revanche, la possibilité qu'un public s'éclaire lui-même est plus réelle ; cela est même à peu près inévitable, pourvu qu'on lui en laisse la liberté. Car il se trouvera toujours, même parmi les tuteurs attitrés de la masse, quelques hommes qui pensent par eux-mêmes et qui, après avoir personnelle­ment secoué le joug de leur minorité, répandront autour d'eux un état d'esprit où la valeur de chaque homme et sa vocation à penser par soi-même seront estimées raisonnablement. Une restriction cependant : […] un public ne peut accéder que lentement aux lumières. Une révolution entraînera peut-être le rejet du despotisme personnel et de l'oppression cupide et autoritaire, mais jamais une vraie réforme de la manière de penser ; bien au contraire, de nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande masse irréfléchie.

Or, pour répandre ces lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. […]

Si l'on me demande maintenant : vivons-nous actuellement dans une époque éclairée ? On doit répondre : non, mais nous vivons dans une époque de propagation des lumières. Il s'en faut encore de beaucoup que les hommes dans leur ensemble, au point où en sont les choses, soient déjà capables, ou puissent seulement être rendus capables, de se servir dans les questions religieuses de leur propre entendement de façon sûre et correcte, sans la direction d'un autre. Toutefois, nous avons des indices précis qu'ils trouvent maintenant la voie ouverte pour acquérir cette capacité librement, par le travail sur eux-mêmes, et que les obstacles s'opposant au mouvement général des lumières et à la sortie des hommes hors de l'état de minorité où ils se maintiennent par leur faute disparaissent peu à peu. De ce point de vue, cette époque est l'époque des lumières, ou le siècle de Frédéric.

Kant, Qu'est-ce que les lumières ? (1784) ; trad. H. Wismann, in Pléiade II, p. 209-217

Kant : Qu'est-ce que les Lumières ?

La sortie de l'état de minorité

Une tâche nécessaire

Les obstacles à surmonter

Un effort de volonté

Conditions préalables

La liberté d'expression écrite

Réforme de la manière de penser

La progression des lumières

[1] « Ne déniez pas à la raison ce qui en fait le souverain bien sur la terre, à savoir le privilège d’être l’ultime pierre de touche de la vérité. Penser par soi-même signifie chercher la suprême pierre de touche de la vérité en soi-même (c’est-à-dire dans sa propre raison) ; et la maxime de penser par soi-même en toute circonstance est l'Aufklärung [les lumières]. » (Que signifie s'orienter dans la pensée ? (1786) ; trad. J. Proust, GF 1991, p. 71 note)

[2] « La nature, dans le sens le plus général, est l'existence des choses sous des lois. La nature sensible d'êtres raisonnables en général est l'existence de ces êtres sous des lois empiriquement conditionnées, et elle est donc, pour la raison, hétéronomie. La nature supra­sensible de ces mêmes êtres est au contraire leur existence d’après des lois indépendantes de toute condition empirique, et relevant, par conséquent, de l'autonomie de la raison pure. Et comme les lois d’après lesquelles l'existence des choses dépend de la connaissance sont pratiques, la nature suprasensible, pour autant que nous puissions nous en faire un concept, n'est pas autre chose qu'une nature sous l'autonomie de la raison pure pratique. Or la loi de cette autonomie est la loi morale ; cette loi est donc la loi fondamentale d'une nature suprasensible et d'un monde pur de l'entendement, dont la copie doit exister dans le monde sensible, mais en même temps sans porter préjudice aux lois de ce dernier. » (Critique de la raison pratique (1788) ; trad. H. Wismann ; Pléiade II, p.659s ; J.-P. Fussler, GF 2003, p. 143)

[3] « Se placer soi-même en situation de minorité, aussi dégradant que cela puisse être, est pourtant très commode ; et il ne manquera naturellement pas de chefs qui sauront utiliser cette docilité de la grande masse […] et faire apparaître comme un très grand danger, voire comme un danger mortel, le fait de se servir de son propre entendement sans se placer sous la conduite d'un autre. (Anthropologie I, § 48 (1798) ; trad. A. Renaut, GF 1993, p. 160)

[4] « Un gouvernement paternaliste (impe­rium paternale), où les sujets sont contraints de se comporter de façon passive, comme des enfants mineurs incapables de distinguer ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, pour attendre simplement du jugement du chef d’État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu'également il le veuille ; un tel gouvernement est le plus grand despotisme qu'on puisse concevoir. » (Sur le lieu commun : c'est peut-être juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, (1793) ; trad. Fr. Proust, GF 1994, p. 65)

[5] « L'usage public de notre raison doit toujours être libre, car lui seul peut répandre les lu­mières parmi les hommes. Mais son usage privé peut souvent être très étroitement limité sans pour autant entraver notablement le progrès des lumières. Par usage public de sa propre raison, j'entends l'usage qu'en fait quelqu'un, en tant que savant, devant l'ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu'il lui est permis de faire de sa raison dans l'exercice d'une charge civile qui lui a été confiée ou dans ses fonctions. » (Qu'est-ce que les lumières ? (1784) ; trad. Fr. Proust, GF 1994, p. 45)

[6] « Quelles seraient l’ampleur et la justesse de notre pensée, si nous ne pensions pas en quelque sorte avec d’autres à qui nous communiquerions nos pensées et qui nous communi­que­raient les leurs ! » (Que signifie s'orienter dans la pensée ? (1786) ; trad. J. Proust, GF 1991, p. 69)

[7] « Les hommes travaillent d'eux-mêmes à sortir peu à peu de leur grossièreté, pourvu que l'on n'aille pas à dessein s'ingénier à les y maintenir » (Qu'est-ce que les lumières ? (1784) ; GF 1994, p. 96)

[8] « Le pouvoir extérieur qui dérobe aux hommes la liberté de communiquer en public leurs pensées, leur retire aussi la liberté de penser : le seul joyau qui nous reste malgré toutes les charges de la vie civile, et grâce auquel on puisse trouver un remède à tous les maux de cet état. » (Que signifie s'orienter dans la pensée ? (1786) ; trad. J. Proust, GF 1991, p. 69)

Maroy 11/05/16

Forum Universitaire                                                   Jacqueline Maroy                            Année 2015-2016

Textes du séminaire 12                                                                                                   Le 11 mai 2016

Texte 1 Prosper Mérimée La Venus d’Ille Flammarion page 39

En cinq minutes je fus prêt, c’est-à-dire à moitié rasé, mal boutonné, et brûlé par le chocolat que j’avalai bouillant. Je descendis dans le jardin, et me trouvai devant une admirable statue.

C’était bien une Vénus, et d’une merveilleuse beauté. Elle avait le haut du corps nu, comme les Anciens représentaient d’ordinaire les grandes divinités ; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la paume en dedans, le pouce et les deux premiers doigts étendus, les deux autres légèrement ployés. L’autre main, rapprochée de la hanche, soutenait la draperie qui couvrait la partie inférieure du corps. L’attitude de cette statue rappelait celle du Joueur de mourre qu’on désigne, je ne sais trop pourquoi, sous le nom de Germanicus. Peut-être avait-on voulu représenter la déesse jouant au jeu de mourre.

Quoi qu’il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus ; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours ; rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. Je m’attendais à quelque ouvrage du Bas-Empire ; je voyais un chef-d’œuvre du meilleur temps de la statuaire. Ce qui me frappait surtout, c’était l’exquise vérité des formes, en sorte qu’on aurait pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d’aussi parfaits modèles.

La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été dorée autrefois. La tête, petite comme celle de presque toutes les statues grecques, était légèrement inclinée en avant. Quant à la figure, jamais je ne parviendrai à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d’aucune statue antique dont il me souvienne. Ce n’était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j’observais avec surprise l’intention marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté pût s’allier à l’absence de toute sensibilité.

— Si le modèle a jamais existé, dis-je à M. de Peyrehorade, et je doute que le Ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants ! Elle a dû se complaire à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son expression quelque chose de féroce, et pourtant je n’ai jamais vu rien de si beau.

« — C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ! »


s’écria M. de Peyrehorade, satisfait de mon enthousiasme.

               

Cette expression d’ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d’argent et très-brillants avec la patine d’un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la statue. Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m’avait dit mon guide, qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai, et je ne pus me défendre d’un mouvement de colère contre moi-même en me sentant un peu mal à mon aise devant cette figure de bronze.

— Maintenant que vous avez tout admiré en détail, mon cher collègue en antiquaillerie, dit mon hôte, ouvrons, s’il vous plaît, une conférence scientifique. Que dites-vous de cette inscription, à laquelle vous n’avez point pris garde encore ?

Il me montrait le socle de la statue, et j’y lus ces mots :

CAVE AMANTEM.

Texte 2 Prosper Mérimée La Vénus d’Ille Flammarion page58

P. S. Mon ami M. de P. vient de m’écrire de Perpignan que la statue n’existe plus. Après la mort de son mari, le premier soin de madame de Peyrehorade fut de la faire fondre en cloche, et sous cette nouvelle forme elle sert à l’église d’Ille. Mais, ajoute M. de P., il semble qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possèdent ce bronze. Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois.

Fin de la Vénus d’Ille.

Texte 3 Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 19

Et de nouveau Laurence se demande : « qu’ont-ils que je n’ai pas? » Oh ! il ne faut pas s’inquiéter; il y a des jours comme ça où on se lève du mauvais pied, où on ne prend plaisir à rien ! elle devrait avoir l’habitude. Et tout de même chaque fois elle s’interroge : qu’est-ce qui ne va pas? Soudain indifférente, distante, comme si elle n’était pas des leurs. Sa dépression d’il y a cinq ans, on la lui a expliquée; beaucoup de jeunes femmes traversent ce genre de crise; Dominique lui a conseillé de sortir de chez elle, de travailler et Jean-Charles a été d’accord quand il a vu combien je gagnais. Maintenant je n’ai pas de raison de craquer. Toujours du travail devant moi, des gens autour de moi, je suis contente de ma vie. Non, aucun danger. C’est juste une question d’humeur. Les autres aussi, je suis sûre que ça leur arrive souvent et ils n’en font pas une histoire.

Texte 4 Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 52

Elles étaient assises l’une en face de l’autre, dans le noir. J’ai allumé, Brigitte s’est levée : « Bonjour, m’dame. » J’ai tout de suite remarqué la grosse épingle de nourrice plantée dans l’ourlet de sa jupe : une enfant sans mère, je le savais par Catherine ; longue, maigre, des cheveux châtains coupés trop court et peu soignés, un pull-over d’un bleu défraîchi; mieux arrangée, elle pourrait être jolie. La pièce était en désordre ; des chaises renversées, des coussins par terre.

         — Je suis contente de vous connaître.

         J’ai embrassé Catherine :

         — A quoi jouez-vous?

         — Nous causions.

         — Et ce désordre?

        — Oh! tout à l’heure, avec Louise, on a fait les folles.

         — Nous allons ranger, a dit Brigitte.

         — Ce n’est pas pressé.

J’ai relevé un fauteuil et je me suis assise. Qu’elles aient couru, sauté, renversé des meubles, je m’en moquais bien; mais de quoi parlaient-elles, quand j’étais entrée?

         — De quoi parliez-vous?

         — Comme ça, on parlait, a dit Catherine. Debout devant moi, Brigitte m’examinait, sans effronterie, mais avec une franche curiosité. J’étais un peu gênée. Entre adultes, on ne se regarde pas vraiment. Ces yeux-là me voyaient .

Texte 5a Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 41

Elle s’installe à sa table. Elle doit examiner les récentes enquêtes en profondeur que Lucien a dirigées ; elle ouvre le dossier. C’est fastidieux, c’est même déprimant. Le lisse, le brillant, le luisant, rêve de glissement, de perfection glacée; valeurs de l’érotisme et valeurs de l’enfance (innocence) ; vitesse, domination, chaleur, sécurité. Est-ce que tous les goûts peuvent s’expliquer par des fantasmes aussi rudimentaires? Ou les consommateurs interrogés sont-ils spécialement attardés? Peu probable. Ils font un travail ingrat ces psychologues : d’innombrables questionnaires, des raffinements, des ruses, et on retombe toujours sur les mêmes réponses. Les gens veulent de la nouveauté, mais sans risque ; de l’amusant, mais qui soit sérieux; des prestiges, qui ne se paient pas cher... Pour elle, c’est toujours le même problème; aguicher, étonner tout en rassurant ; le produit magique qui bouleversera notre vie sans en rien déranger.

Texte 5b Simone de Beauvoir Les belles images page 68

Lancer une nouvelle marque d’un produit aussi répandu que la sauce tomate, ce n’est pas commode. Laurence avait suggéré à Mona de jouer sur le contraste soleil-fraîcheur. La page réalisée était plaisante : la couleur, vive, un grand soleil au ciel, un village perché, des oliviers; au premier plan, la boite avec la marque et une tomate. Mais il manquait quelque chose : le goût du fruit, sa pulpe. Elles ont discuté longtemps. Et elles ont conclu qu’il fallait entailler la peau et mettre un peu de chair à nu.

Texte 6 Simone de Beauvoir Les belles images Folio page 168

--- «  J’aime mieux revoir le Parthénon. »

Le lendemain matin, je l’ai laissé entrer seul dans le musée de l’Acropole.

L’air était doux; je regardais le ciel, le temple et j’éprouvais un amer sentiment de défaite. Des groupes, des couples, écoutaient les guides avec un intérêt poli ou en se retenant de bailler. D’adroites réclames les avaient persuadés qu’ils rateraient ici des extases indicibles; et personne au retour n’oserait avouer être resté de glace; ils exhorteraient leurs amis à aller voir Athènes et la chaîne de mensonges se perpétuerait, les belles images. demeurant intactes en dépit de toutes les désillusions. Tout de même je revois ce jeune couple et les deux femmes moins jeunes qui montaient doucement vers le temple et qui se parlaient, et se souriaient, et s‘arrêtaient et regardaient avec un air de calme bonheur. Pourquoi pas moi? Pour quoi suis-je incapable d’aimer des choses que je sais dignes d’amour?

Maroy 30/03/16

Forum Universitaire                                                             Jacqueline Maroy                             Année 2015-2016

Textes du séminaire 10                                                                                                              Le 30 mars 2016

Texte 1 Donna Tartt Le chardonneret Pocket page 1080

           Il a ri. «Que dire? Les grands tableaux… les gens se précipitent pour les voir, ils attirent les foules, ils sont reproduits ad noseam sur des mugs, des tapis de souris et que sais-je encore. Tu peux passer une vie à aller au musée de manière tout à fait sincère, déambuler partout en profitant de chaque seconde, je me compte parmi ceux-là, après quoi tu vas déjeuner. Mais (il est revenu vers la table pour s’y rasseoir) si un tableau se fraie vraiment un chemin jusqu’à ton cœur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas «  oh, j’adore cette œuvre parce qu’elle est universelle », « j’adore cette œuvre parce qu’elle parle à toute l’humanité »”. Ce n’est pas la raison qui fait aimer une œuvre d’art. C’est plutôt un chuchotement secret provenant d’une ruelle. « Psst, toi. Hé gamin. Oui toi ». Un bout du doigt qui glisse sur la photo fanée — le toucher du conservateur, un toucher sans toucher, un espace de la taille d’une hostie entre la surface et son index. « Un choc cardiaque individuel. Ton rêve, celui de Welty, celui de Vermeer. Tu vois un tableau, j’en vois un autre, le livre d’art le place encore à un autre niveau, la dame qui achète la carte à la boutique du musée voit encore tout à fait autre chose, et je ne te parle pas des gens séparés de nous par le temps, quatre cents ans avant nous, quatre cents ans après notre disparition, cela ne frappera jamais quelqu’un de la même manière, pour la grande majorité des gens, cela ne les frappera jamais en profondeur du tout, mais un vraiment grand tableau est assez fluide pour se frayer un chemin dans l’esprit et le cœur sous toutes sortes d’angles différents, selon des modes uniques et particuliers. A toi, à toi. J’ai été peint pour toi. Et... oh, je ne sais pas, arrête-moi si je radote (il s’est passé une main sur le front) mais Welty lui-même parlait d’objets fatidiques. Chaque marchand d’art et chaque antiquaire les reconnait. Ce sont ces objets qui apparaissent et réapparaissent. Pour quelqu’un qui ne serait pas marchand d’art, il ne s’agira peut-être pas d’un objet. Cela peut être une ville, une couleur, une heure de la journée. Le clou sur lequel ta destinée est susceptible de s’accrocher et de se déchirer.

           — Je croirais entendre mon père.

           — Eh bien.., formulons-le autrement. Qui a dit que la coïncidence était juste la façon qu’a Dieu de rester anonyme?

Texte 2 Donna Tartt Le chardonneret Pocket page 1093

Entre oiseau et peintre, tableau et spectateur - je n’entends que trop ce que l’on me dit, un psst depuis la ruelle comme le résume Hobie, lancé quatre cents ans plus tôt, et c’est vraiment très personnel et particulier.

Page 1097

Et qui sait, peut-être que c’est ce qui nous attend à la fin du voyage, une majesté inimaginable jusqu’au moment où l’on se retrouve à passer les portes, peut-être que c’est ce que nous finissons par fixer avec stupéfaction quand dieu ôte finalement ses mains de nos yeux et nous dit : Regarde !

Texte 3 Michel Foucault Les mots et les choses Gallimard Préface

           Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée — de la nôtre: de celle qui a notre âge et notre géographie—, ébranlant toute les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l’Autre. Ce texte cite « une certaine encyclopédie chinoise » où il est écrit que «les animaux se divisent en : a) appartenant à L’Empereur, b) .embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin aux poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches »  Dans l’émerveillement de cette taxinomie, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre: L’impossibilité nue de penser cela.

Texte 4 Balzac Le chef d’œuvre inconnu Pléiade page 418

— La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! Bien ! Essaye de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets ! les effets ! mais ils sont les accidents de la vie et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre ! La véritable lutte est là ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas ! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcer l’arcane de la nature.

Texte 5 Balzac Le chef d’œuvre inconnu Pléiade page 435

En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d'un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s'arrêtèrent tout d'abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d'admiration.

- Oh ! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c'est une toile que j'ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d'eux.

A ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l'apercevoir.

- Eh ! bien, le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d'amour. - Ah ! ah ! s'écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l'air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l'air qui nous environne. Où est l'art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d'une jeune fille. N'ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N'est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l'atmosphère comme les poissons dans l'eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l'accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?... Mais elle a respiré, je crois !... ce sein, voyez ? Ah ! qui ne voudrait l'adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.

- Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.

- Non. Et vous ?

- Rien.

Raynal-Mony 13/05/16

Forum Universitaire                                                               Gérard Raynal-Mony                                                                                                                                                                                        Séminaire13

Année 2015-2016

                                                                                                              Le 13 mai 2016

 

 

 

L'état naturel de l'homme

Préface - La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l'homme, et j'ose dire que la seule inscription du temple de Delphes contenait un précepte plus important et plus difficile que tous les gros livres des moralistes. […] Comment l'homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l'a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu'il tient de son propre fond d'avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ? […] Ce n'est pas une légère entreprise de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. […] Tant que nous ne connaîtrons point l'homme naturel, c'est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu'il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution. […] Mais il faut encore pour qu'elle soit naturelle qu'elle parle immédiatement par la voix de la nature.

Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu'à voir les hommes tels qu'ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l'âme humaine, j'y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l'un intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C'est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu'il soit nécessaire d'y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel. [...]

Discours - Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu'à l'état de nature, mais aucun d'eux n'y est arrivé. […] Commençons par écarter tous les faits. […] Mon sujet intéressant l'homme en général, je tâcherai de prendre un langage qui convienne à toutes les nations. […] Ô homme, de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute ; voici ton histoire telle que j'ai pu la lire, non dans les livres de tes semblables qui sont menteurs, mais dans la nature qui ne ment jamais. […]

Quelque important qu'il soit, pour bien juger de l'état naturel de l'homme, de le considérer dès son origine, et de l'examiner dans le premier embryon de l'espèce ; je ne suivrai point son organisation à travers ses développements successifs. Je ne m'arrêterai pas à rechercher dans le système animal ce qu'il put être au commencement, pour devenir enfin ce qu'il est. Je n'examinerai pas, si, comme le pense Aristote, ses ongles allongés ne furent point d'abord des griffes crochues, s'il n'était point velu comme un ours, et si marchant à quatre pieds, ses regards dirigés vers la terre et bornés à un horizon de quelques pas, ne marquaient point à la fois le caractère et les limites de ses idées. Je ne pourrais former sur ce sujet que des conjectures vagues et presque imaginaires : L'anatomie comparée a fait encore trop peu de progrès, les observations des naturalistes sont encore trop incertaines pour qu'on puisse établir sur de pareils fondements la base d'un raisonnement solide. Ainsi sans avoir recours aux connaissances surnaturelles que nous avons sur ce point, et sans avoir égard aux changements qui ont dû survenir dans la conformation de l'homme, à mesure qu'il se nourrissait de nouveaux aliments, je le supposerai conformé de tous temps, comme je le vois aujourd'hui, marchant à deux pieds, se servant de ses mains comme nous faisons des nôtres, portant ses regards sur toute la nature, et mesurant des yeux la vaste étendue du ciel.

En dépouillant cet être ainsi constitué de tous les dons surnaturels qu'il a pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles, qu'il n'a pu acquérir que par de longs progrès ; en le considérant, en un mot, tel qu'il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous. Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits. La Terre abandonnée à sa fertilité naturelle, et couverte de forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des retraites aux animaux de toute espèce. Les hommes dispersés parmi eux, observent, imitent leur industrie, et s'élèvent ainsi jusqu'à l'instinct des bêtes, avec cet avantage que chaque espèce n'a que le sien propre, et que l'homme n'en ayant peut-être aucun qui lui appartienne, se les approprie tous, se nourrit également de la plupart des aliments divers que les autres animaux se partagent, et trouve par conséquent sa subsistance plus aisément que ne peut faire aucun d'eux.

Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, 1754

Rayna-Mony 01-04-16

Forum Universitaire                                                                           Gérard Raynal-Mony                                                                                                                                                                                          Séminaire11

Année 2015-2016

                                                                                                              Le 1er avril 2016

 

 

De la religion naturelle

a) Nous n'avons aucune notion adéquate de la divinité, nous nous traînons seulement de soupçons en soupçons, de vraisemblances en probabilités. Nous arrivons à un très petit nombre de certitudes. Il y a quelque chose, donc il y a quelque chose d'éternel, car rien ne s'est produit de rien. Voilà une vérité certaine sur laquelle votre esprit se repose. Tout ouvrage qui nous montre des moyens et une fin annonce un ouvrier ; donc cet univers composé de ressorts, de moyens dont chacun a sa fin, découvre un ouvrier très puissant, très intelligent. Voilà une probabilité qui approche de la plus grande certitude ; mais cet artisan suprême est-il infini ? Est-il partout- ? Est-il en un lieu ? Comment répondre à cette question avec notre intelligence bornée et nos faibles connaissances ?

Ma seule raison me prouve un être qui a arrangé la matière de ce monde ; mais ma raison est impuissante à me prouver qu'il ait fait cette matière, qu'il l'ait tirée du néant. Tous les sages de l'Antiquité sans exception ont cru la matière éternelle et subsistant par elle-même. Tout ce que je puis faire sans le secours d'une lumière supérieure, c'est donc de croire que le dieu de ce monde est aussi éternel et subsistant par lui-même.

Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764/1767) ; art. « Dieu, dieux », éd. Moland, t. XVIII, p. 358

b) Théisme. - Le théisme est le bon sens qui n'est pas encore instruit de la révélation et les autres religions sont le bon sens perverti par la superstition.

Théiste. - Le théiste est un homme fermement persuadé de l'existence d'un Être suprême aussi bon que puissant, qui a formé tous les êtres étendus, végétants, sentants et réfléchissants ; qui perpétue leur espèce, qui punit sans cruauté les crimes, et récompense avec bonté les actions vertueuses. […] Réuni dans ce principe avec le reste de l'univers, il n'embrasse aucune des sectes, qui toutes se contredisent. Sa religion est la plus ancienne et la plus étendue, car l’adoration simple d'un Dieu a précédé tous les systèmes du monde. Il parle une langue que tous les peuples entendent, pendant qu'ils ne s'entendent pas entre eux. Il a des frères depuis Pékin jusqu'à la Cayenne, et il compte tous les sages pour ses frères. Il croit que la religion ne consiste ni dans les opinions d'une métaphysique inintelligible, ni dans de vains appareils, mais dans l'adoration et dans la justice. Faire le bien, voilà son culte ; être soumis à Dieu, voilà sa doctrine.

Voltaire, Dictionnaire philosophique ; art. « Théiste » (suppl. 1765)

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c) Bien que la stupidité d'hommes barbares et sans instruction soit si forte qu'ils puissent ne pas voir un auteur souverain dans les ouvrages les plus manifestes de la nature dont ils sont si familiers, il ne semble guère possible qu'un homme d'entendement sain puisse rejeter cette idée, une fois qu'on la lui a suggérée. Un projet, une intention, un dessein est évident en toute chose. Et quand notre compréhension s'élargit au point de contempler l'origine première de ce système visible, nous devons adopter, avec la conviction la plus forte, l'idée d'une cause ou d'un auteur intelligent. En outre, l'uniformité des règles qui valent pour l'ensemble de la structure de l'univers nous conduit naturellement, sinon nécessairement, à concevoir cette intelligence comme simple et indivise quand les préjugés de l'éducation ne s'opposent pas à une théorie si raisonnable. Même les contrariétés de la nature, quand elles se découvrent partout, deviennent des preuves d'un plan cohérent et confirment un projet ou une intention unique, quoique inexplicable et incompréhensible.

Hume, Histoire naturelle de la religion (1757) ; trad. M. Malherbe, Vrin, 1971

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d) Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle ; il est bien étrange qu'il en faille une autre ! Par où connaîtrai-je cette nécessité ? De quoi puis-je être coupable en servant Dieu selon les lumières qu'il donne à mon esprit et selon les sentiments qu'il inspire à mon cœur ? Quelle pureté de morale, quel dogme utile à l'homme et honorable à son auteur puis-je tirer d'une doctrine positive que je ne puisse tirer sans elle du bon usage de mes facultés ? Montrez-moi ce qu'on peut ajouter, pour la gloire de Dieu, pour le bien de la société, pour mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous ferez naître d'un nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence du mien ? Les plus grandes idées de la divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n'a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu'est-ce que les hommes nous diront de plus ? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu en lui donnant des passions humaines.

Rousseau, Émile, Profession de foi du vicaire savoyard (1762) ; Pléiade, t. IV, p. 607.5

Raynal-Mony/18/03/16

Forum Universitaire                                                               Gérard Raynal-Mony                              Séminaire10

Année 2015-2016

                                                                                                                                                    Le 18 mars 2016

 

 

De la nature humaine

L'homme est d'une nature très différente et si supérieure à celle des bêtes, qu'il faudrait être aussi peu éclairé qu'elles le sont pour pouvoir les confondre. Il est vrai que l'homme ressemble aux animaux par ce qu'il a de matériel, et qu'en voulant le comprendre dans l'énumération de tous les êtres naturels, on est forcé de le mettre dans la classe des animaux ; mais la nature n'a ni classes ni genres, elle ne comprend que des individus ; ces genres et ces classes sont l'ouvrage de notre esprit, ce ne sont que des idées de convention, et lorsque nous mettons l'homme dans l'une de ces classes, nous ne changeons pas la réalité de son être, nous ne dérogeons point à sa noblesse, [...] nous n'ôtons rien à la supériorité de la nature humaine sur celle des brutes, nous ne faisons que placer l'homme avec ce qui lui ressemble le plus, en donnant même à la partie matérielle de son être le premier rang.

En comparant l'homme avec l'animal, on trouvera dans l'un et dans l'autre un corps, une matière organisée, des sens, de la chair et du sang, du mouvement et une infinité de choses semblables ; mais toutes ces ressemblances sont extérieures et ne suffisent pas pour nous faire prononcer que la nature de l'homme est semblable à celle de l'animal ; […] nous ne pouvons juger que par les effets, nous ne pouvons que comparer les résultats des opérations naturelles de l'un et de l'autre. […] On conviendra que le plus stupide des hommes suffit pour conduire le plus spirituel des animaux, il le commande et le fait servir à ses usages, et c'est moins par force et par adresse que par supériorité de nature, et parce qu'il a un projet raisonné, un ordre d'actions et une suite de moyens par lesquels il contraint l'animal à lui obéir ; […] par conséquent on doit penser qu'ils sont tous de même nature, et en même temps on doit conclure que celle de l'homme est non seulement fort au-dessus de celle de l'animal, mais qu'elle est aussi tout à fait différente. L'homme rend par un signe extérieur ce qui se passe au-dedans de lui, il communique sa pensée par la parole, ce signe est commun à toute l'espèce humaine ; l'homme sauvage parle comme l'homme policé, et tous deux parlent naturellement, et parlent pour se faire entendre : aucun des animaux n'a ce signe de la pensée. (p. 186s)

Il y a une distance infinie entre les facultés de l'homme et celles du plus parfait animal, preuve que l'homme est d'une différente nature, que seul il fait une classe à part, de laquelle il faut descendre en parcourant un espace infini avant que d'arriver à celle des animaux ; car si l'homme était de l'ordre des animaux, il y aurait dans la nature un certain nombre d'êtres moins parfaits que l'homme et plus parfaits que l'animal, par lesquels on descendrait insensiblement et par nuances de l'homme au singe ; mais cela n'est pas, on passe tout d'un coup de l'être pensant à l'être matériel, de la puissance intellectuelle à la force mécanique, de l'ordre et du dessein au mouvement aveugle, de la réflexion à l'appétit. Il est évident que l'homme est d'une nature entièrement différente de celle de l'animal. (189s)

Tout concourt à prouver que le genre humain n'est pas composé d'espèces essentiellement différentes, qu'au contraire il n'y a eu originairement qu'une seule espèce d'hommes, qui s'étant multipliée et répandue sur toute la surface de la terre, a subi différents changements par l'influence du climat, la différence de la nourriture, celle de la manière de vivre, les maladies épidémiques, et aussi par le mélange varié à l'infini des individus plus ou moins ressemblants ; que d'abord ces altérations n'étaient pas si marquées, et ne produisaient que des variétés individuelles ; qu'elles sont devenues plus générales, plus sensibles et plus constantes par l'action continuée de ces mêmes causes ; qu'elles se sont perpétuées et qu'elles se perpétuent de génération en génération ; et qu'enfin, comme elles n'ont été produites originairement que par le concours de causes extérieures et accidentelles, qu'elles n'ont été confirmées et rendues constantes que par le temps et l'action continuée de ces mêmes causes, il est très probable qu'elles disparaîtraient aussi peu à peu, et avec le temps. (p. 406s)

L'empire de l'homme sur les animaux est un empire légitime qu'aucune révolution ne peut détruire, c'est l'empire de l'esprit sur la matière, c'est non seulement un droit de nature, un pouvoir fondé sur des droits inaltérables, mais c'est encore un don de Dieu, par lequel l'homme peut reconnaître à tout instant l'excellence de son être. […] C'est de la société que l'homme tient sa puissance, c'est par elle qu'il a perfectionné sa raison, exercé son esprit et réuni ses forces ; auparavant l'homme était peut-être l'animal le plus sauvage et le moins redoutable de tous ; [...] et même longtemps après, l'histoire nous dit que les premiers héros n'ont été que des destructeurs de bêtes. Mais lorsque avec le temps l'espèce humaine s'est étendue, multipliée, répandue, et qu'à la faveur des arts et de la société l'homme a pu marcher en force pour conquérir l'univers, il a fait reculer peu à peu les bêtes féroces, [...] il a détruit ou réduit à un petit nombre d'individus les espèces voraces et nuisibles, et subjuguant les uns par adresse, domptant les autres par la force, [...] et les attaquant tous par des moyens raisonnés, il est parvenu à se mettre en sûreté, et à établir un empire qui n'est borné que par les lieux inaccessibles, les solitudes reculées, les sables brûlants, les montagnes glacées, les cavernes obscures, qui servent de retraites au petit nombre d'espèces d'animaux indomptables. (p. 499-502)

Buffon, Histoire naturelle de l'homme, 1749 ; Les animaux domestiques, 1753 ; Pléiade, 2007

Maroy 17/02/16

Forum Universitaire                                               Jacqueline Maroy                         Année 2015-2016

Textes du séminaire 8                                                                                             Le 17 février 2016

Texte 1 Victor Hugo Les misérables Livre II Chapitre VIII

L’onde et l’ombre

Un homme à la mer !

Qu’importe ! le navire ne s'arrête pas. Le vent souffle, ce sombre navire-là a une route qu'il est forcé de continuer. Il passe.
L'homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l'entend pas ; le navire, frissonnant sous l'ouragan, est tout à sa manœuvre, les matelots et les passagers ne voient même plus l'homme submergé ; sa misérable tête n'est qu'un point dans l'énormité des vagues.
Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s'en va ! Il la regarde, il la regarde frénétiquement. Elle s'éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l'heure, il était de l'équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un vivant. Maintenant, que s'est-il donc passé ? Il a glissé, il est tombé, c'est fini. ,
Il est dans l'eau monstrueuse. Il n'a plus sous les pieds que de la fuite et de l'écroulement. Les flots déchirés et déchiquetés par le vent l'environnent hideusement, les roulis de l'abîme l'emportent, tous les haillons de l'eau s'agitent autour de sa tête, une populace de vagues crache sur lui, de confuses ouvertures le dévorent à demi ; chaque fois qu'il enfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit ; d'affreuses végétations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent à elles ; il sent qu'il devient abîme, il fait partie de l'écume, les flots se le jettent de l'un à l'autre, il boit l'amertume, l'océan lâche s'acharne à le noyer, l'énormité joue avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit de la haine.
Il lutte pourtant, il essaie de se défendre, il essaie de se soutenir, il fait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée, il combat l'inépuisable.
Où donc est le navire? Là-bas. À peine visible dans les pâles ténèbres de l'horizon.
Les rafales soufflent ; toutes les écumes l'accablent. Il lève les yeux et ne voit que les lividités des nuages. Il assiste, agonisant, à l'immense démence de la mer. Il est supplicié par cette folie. Il entend des bruits étrangers à l'homme qui semblent venir d'au-delà de la terre et d'on ne sait quel dehors effrayant.
Il y a des oiseaux dans les nuées, de même qu'il y a des anges au-dessus des détresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui ? Cela vole, chante et plane, et lui, il râle.
Il se sent enseveli à la fois par ces deux infinis, l'océan et le ciel; l'un est une tombe, l'autre est un linceul.
La nuit descend, voilà des heures qu'il nage, ses forces sont à bout ; ce navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s'est effacé ; il est seul dans le formidable gouffre crépusculaire, il enfonce, il se roidit, il se tord, il sent au-dessous de lui les vagues monstres de l'invisible ; il appelle.
Il n'y a plus d'hommes. Où est Dieu ?
Il appelle. Quelqu'un ! quelqu'un ! Il appelle toujours. Rien à l'horizon. Rien au ciel.

Il implore l'étendue, la vague, l'algue, l'écueil ; cela est sourd. Il supplie la tempête ; la tempête imperturbable n'obéit qu'à l'infini.
Autour de lui, l'obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui l'horreur et la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d'appui. Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l'ombre illimitée. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment, et prennent du néant. Vents, nuées, tourbillons, souilles, étoiles inutiles ! Que faire ? Le désespéré s'abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule à jamais dans les profondeurs lugubres de l'engloutissement.
O marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d'hommes et d'âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! Ô mort morale!
La mer, c'est l'inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c'est l'immense misère.
L'âme, à vau-l'eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. Qui la ressuscitera ?

Texte 2 Albert Camus La chute Gallimard page 86

Le ciel vit ? Vous avez raison, cher ami. Il s’épaissit, puis se creuse, ouvre des escaliers d’air, ferme des portes de nuées. Ce sont les colombes. N’avez-vous pas remarqué que le ciel de Hollande est rempli de millions de colombes, invisibles tant elles se tiennent haut, et qui battent des ailes, montent et descendent d’un même mouvement, remplissant l’espace céleste avec des flots épais de plumes grisâtres que le vent emporte ou ramène. Les colombes attendent là-haut, elles attendent toute l’année. Elles tournent au-dessus de la terre, regardent, voudraient descendre. Mais il n’y a rien, que la mer et les canaux, des toits couverts d’enseignes, et nulle tête où se poser.

Texte 3 Albert Camus La chute Gallimard page 169

Alors, racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. Prononcez vous-même les mots qui, depuis des années, n’ont cessé de retentir dans mes nuits, et que je dirai enfin par votre bouche : « O jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux ! » Une seconde fois, hein, quelle imprudence ! Supposez, cher maître, qu’on nous prenne au mot ? Il faudrait s’exécuter. Brr... ! l’eau est si froide ! Mais rassurons-nous ! Il est trop tard maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement. !

Texte 4 Albert Camus La peste Gallimard page 141

C'est Tarrou qui avait demandé à Rieux l'entrevue dont il parle dans ses carnets. Le soir où Rieux l'attendait, le docteur regardait justement sa mère, sagement assise dans un coin de la salle à manger, sur une chaise. C'est là qu'elle passait ses journées quand les soins du ménage ne l'occupaient plus. Les mains réunies sur les genoux, elle attendait.

Rieux n'était même pas sûr que ce fût lui qu'elle attendît. Mais, cependant, quelque chose changeait dans le visage de sa mère lorsqu'il apparaissait. Tout ce qu'une vie laborieuse y avait mis de mutisme semblait s'animer alors. Puis, elle retombait dans le silence. Ce soir-là, elle regardait par la fenêtre, dans la rue maintenant déserte. L'éclairage de nuit avait été diminué des deux tiers. Et, de loin en loin, une lampe très faible mettait quelques reflets dans les ombres de la ville.

- Est-ce qu'on va garder l'éclairage réduit pendant toute la peste ? dit Mme Rieux.

- Probablement.

- Pourvu que ça ne dure pas jusqu'à l'hiver. Ce serait triste, alors.

- Oui, dit Rieux.

Il vit le regard de sa mère se poser sur son front. Il savait que l'inquiétude et le surmenage des dernières journées avaient creusé son visage.

- Ça n'a pas marché, aujourd'hui ? dit Mme Rieux.

- Oh ! comme d'habitude.

Comme d'habitude ! C'est-à-dire que le nouveau sérum envoyé par Paris avait l'air d'être moins efficace que le premier et les statistiques montaient. On n'avait toujours pas la possibilité d'inoculer les sérums préventifs ailleurs que dans les familles déjà atteintes. Il eût fallu des quantités industrielles pour en généraliser l'emploi. La plupart des bubons se refusaient à percer, comme si la saison de leur durcissement était venue, et ils torturaient les malades. Depuis la veille, il y avait dans la ville deux cas d'une nouvelle forme de l'épidémie. La peste devenait alors pulmonaire. Le jour même, au cours d'une réunion, les médecins harassés, devant un préfet désorienté, avaient demandé et obtenu de nouvelles mesures pour éviter la contagion qui se faisait de bouche à bouche, dans la peste pulmonaire. Comme d'habitude, on ne savait toujours rien.

Il regarda sa mère. Le beau regard marron fit remonter en lui des années de tendresse.

- Est-ce que tu as peur, mère ?

- À mon âge, on ne craint plus grand-chose.

- Les journées sont bien longues et je ne suis plus jamais là.

- Cela m'est égal de t'attendre si je sais que tu dois venir. Et quand tu n'es pas là, je pense à ce que tu fais.

Texte 5 Albert Camus Le premier homme Gallimard page 319


«  Tu ne me comprends pas, et pourtant tu es la seule qui puisse me pardonner. Bien des gens s’offrent à le faire. Beaucoup aussi crient sur tous les tons que je suis coupable, et je ne le suis pas quand il me le disent. D’autres ont le droit de me le dire et je sais qu’ils ont raison, et que je devrais obtenir leur pardon. Mais on demande pardon à ceux dont on sait qu’ils peuvent pardonner. Simplement cela, pardonner, et non pas vous demander de mériter le pardon, d’attendre. Mais simplement leur parler, leur dire tout et recevoir leur pardon. Ceux et celles à qui je pourrais le demander, je sais que quelque part dans leurs cœurs, malgré leur bonne volonté, ils ne peuvent ni savent pardonner. Un seul être pouvait me pardonner, mais je n’ai jamais été coupable envers lui et je lui ai donné entier mon cœur, et cependant, j’aurais pu aller vers lui, je l’ai souvent fait en silence, mais il est mort et je suis seul. Toi seule peux le faire, mais tu ne me comprends pas et ne peux me lire. Aussi je te parle, je t’écris, à toi, à toi seule, et quand ce sera fini, je demanderai pardon sans autre explication et tu me souriras »