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Raynal-Mony 05/02/16

Forum Universitaire                                                               Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 8

Année 2015-2016

                                                                                                                                                 Le 5 février 2016

 

 

De la constitution d'Angleterre

Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l’autre simplement la puissance exécutrice de l’État. […]

Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté ; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Il n'y point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur. Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. […] La puissance de juger ne doit pas être donnée à un sénat permanent, mais exercée par des personnes tirées du corps du peuple. De cette façon, on craint la magistrature, non pas les magistrats.

Comme dans un État libre tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d'inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants ce qu'il ne peut pas faire par lui-même. L'on connaît mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes. [...] Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation ; mais il convient que, dans chaque lieu principal, les habitants se choisissent un représentant. Le grand avantage des représentants, c'est qu'ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n'y est point du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie. Il n'est pas nécessaire que les représentants, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent une particulière sur chaque affaire. [...] Il est vrai que, de cette manière, la parole des députés serait plus l'expression de la voix de la nation ; mais cela jetterait dans des longueurs infinies, rendrait chaque député le maître de tous les autres, ; et dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourrait être arrêtée par un caprice. […] Le corps représentant ne doit pas être choisi pour prendre quelque résolution active, chose qu'il ne ferait pas bien ; mais pour faire des lois, ou pour voir si l'on a bien exécuté celles qu'il a faites. [...]

Il y a toujours dans un État des gens distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs ; mais s'ils étaient confondus parmi le peuple, et s'ils n'y avaient qu'une voix comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage, et ils n'auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seraient contre eux. La part qu'ils ont à la législation doit être proportionnée aux autres avantages qu'ils ont dans l’État : ce qui arrivera s'ils forment un corps qui ait droit d'arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a droit d'arrêter les leurs. Ainsi, la puissance législative sera confiée, et au corps des nobles et au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part, et des vues et des intérêts séparés. [...] Le corps des nobles doit être héréditaire. [...] Mais comme une puissance héréditaire pourrait être induite à suivre ses intérêts particuliers et à oublier ceux du peuple, il faut qu'elle n'ait de part à la législation que par sa faculté d'empêcher, et non par sa faculté de statuer. […]

La puissance exécutrice doit être dans les mains d'un monarque, parce que cette partie du gouvernement, qui a presque toujours besoin d'une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs. […] S'il n'y avait point de monarque, et que la puissance exécutrice fût confiée à un certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n'y aurait plus de liberté, parce que les deux puissances seraient unies. […] Le corps législatif ne doit pas s'assembler lui-même. Il faut que ce soit la puissance exécutrice qui règle le temps de la tenue et de la durée de ces assemblées. Mais il ne faut pas que la puissance législative ait la faculté d'arrêter la puissance exécutrice. […] Dans un État libre, la puissance législative doit avoir la faculté d'examiner de quelle manière les lois qu'elle a faites ont été exécutées. [...] Mais, quel que soit cet examen, le corps législatif ne doit pas avoir le pouvoir de juger la personne, et par conséquent la conduite de celui qui exécute. Sa personne doit être sacrée, parce qu'étant nécessaire à l’État pour que le corps législatif n'y devienne pas tyrannique.

Montesquieu, L'Esprit des lois, XI,6 (1748) ; GF-Flammarion, 1979

Maroy 20/01/16

FORUM UNIVERSITAIRE                                                                 JACQUELINE MAROY            ANNEE 2015-2016

DOCUMENTS SEMINAIRE 6                                                                                                       le 20 JANVIER 2016

Exposé de Catherine Le Gallen : Ruskin prophète de Proust

Texte 1 : ELSTIR ( Jeunes Filles en Fleurs)

Naturellement, ce qu’il avait dans son atelier, ce n’était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore, et que si Dieu le père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les re-créait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion….

L’effort d’Elstir de ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces illusions d’optique dont notre vision première est faite , l’avait précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus frappante alors, car l’art était le premier à les dévoiler.

Texte 2: L’Aquarium ( Jeunes Filles en Fleurs)

... salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celles de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger)

Texte 3 : On the Opening of the Crystal Palace John RUSKIN

Si tout à coup, au milieu des plaisirs gastronomiques et insouciants d’un grand diner à Londres, les murs du grand salon étaient entr’ouverts, si à travers cette ouverture les êtres humains du voisinage souffrant de famine et de misère pénétraient au sein de cette assemblée festive, et si avec leur pâleur maladive, leur affreux dénuement et rompus par leur désespoir , il étaient placés, un à un, sur le tapis moelleux, à côté de la chaise de chaque invité, les miettes des friandises leur seraient seulement abandonnées, et daignerait-on seulement leur adresser un regard en passant, ou leur consacrer une pensée passagère ?

Texte 4 : Ne pas restaurer ( Sodome et Gomorrhe)

« Elle ne me plait pas, elle est restaurée » me dit-elle en me montrant l’église et se souvenant de ce qu’Elstir lui avait dit sur la précieuse, l’inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savait reconnaître tout de suite une restauration.

Texte  5: L’église de Combray (Du côté de chez Swann)

Edifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps- déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres , mais des époques successives d’où il sortait victorieux ; dérobant le rude et farouche XI ° siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il n’apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l’escalier du clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui….

Texte 6 : Sésame (Temps Retrouvé)

Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante.

Texte 7 : Proust parle peu de Ruskin dans la Recherche !

Dans les Jeunes Filles en Fleurs :

Eh bien, qu’est-ce que dirait l’église de Balbec si elle savait que c’est avec cet air malheureux qu’on s’apprête à aller la voir ? Est-ce cela le visiteur ravi dont parle Ruskin ?

Boire des sorbets avec les belles madames, tout en faisant semblant de lire les Stones of Venaïce, de Lord John Ruskin, sombre raseur et l’un des plus barbifiants bonshommes qui soient.

Bloch, apprenant un jour qu’on dit Venice et que Ruskin n’était pas lord, crût rétrospectivement que Robert l’avait trouvé ridicule.

Dans le Temps Retrouvé :

Sésame et les Lys de Ruskin, traduction que j’avais envoyée à Monsieur de Charlus 

Marcel Proust Pastiches et mélanges La Pléiade Page 104

La Bible d’Amiens n’était, dans l’intention de Ruskin, que le premier livre d’une série intitulée : Nos pères nous ont dit ; et, en effet, si les vieux prophètes du porche d’Amiens furent sacrés à Ruskin, c’est que l’âme des artistes du XIIIe siècle était encore en eux. Avant même de savoir si je l’y trouverais, c’est l’âme de Ruskin que j’y allais chercher et qu’il a imprimée aussi profondément aux pierres d’Amiens qu’y avaient imprimé la leur ceux qui les sculptèrent, car les paroles du génie peuvent aussi bien que le ciseau donner aux choses une forme immortelle. La littérature aussi est une « lampe du sacrifice » qui se consume pour éclairer les descendants. Je me conformais inconsciemment à l’esprit du titre : Nos pères nous ont dit, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le désir d’y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces hommes d’autrefois, parce qu’en eux étaient la foi et la beauté, s’était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur. Pour Ruskin, les statues de Jérémie, d’Ézéchiel et d’Amos n’étaient peut-être plus tout à fait dans le même sens que pour les sculpteurs d’autrefois les statues de Jérémie, d’Ézéchiel et d’Amos ; elles étaient du moins l’œuvre pleine d’enseignements de grands artistes et d’hommes de foi, et le sens éternel des prophéties désapprises. Pour nous, si d’être l’œuvre de ces artistes et le sens de ces paroles ne suffit plus à nous les rendre précieuses, qu’elles soient du moins pour nous les choses où Ruskin a trouvé cet esprit, frère du sien et père du nôtre. Avant que nous arrivions à la cathédrale, n’était-elle pas pour nous surtout celle qu’il avait aimée ? et ne sentions-nous pas qu’il y avait encore des Saintes Écritures, puisque nous cherchions pieusement la Vérité dans ses livres ? Et maintenant nous avons beau nous arrêter devant les statues d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel et de Daniel en nous disant : « Voici les quatre grands prophètes, après ce sont les prophètes mineurs, mais il n’y a que quatre grands prophètes », il y en a un de plus qui n’est pas ici et dont pourtant nous ne pouvons pas dire qu’il est absent, car nous le voyons partout. C’est Ruskin : si sa statue n’est pas à la porte de la cathédrale, elle est à l’entrée de notre cœur. Ce prophète-là a cessé de faire entendre sa voix. Mais c’est qu’il a fini de dire toutes ses paroles. C’est aux générations de les reprendre en chœur

Marcel Proust Rembrandt Essais et articles Page 662 La pléiade

Etant à Amsterdam, à une exposition de Rembrandt, je vis entrer avec une vieille gouvernante un vieillard aux longs cheveux bouclés, à la démarche cassée, malgré la belle figure, à l’œil terni, à l’air hébété, tant les vieillards et les malades sont des êtres extraordinaires qui ressemblent déjà à des morts, à des idiots, et dont nous apprenons à ce moment, violemment manifestée par une main tremblante et noueuse, telle admirable volonté qui étonne toute une famille ou change le sort d’un État, gracie de l‘échafaud un homme par la signature qu’aucune influence n’a été capable d’empêcher, dans sa chambre chaude, tandis qu’il y rêvait glacé de rêves tristes, et qui, trait illisible tracé par ses doigts octogénaires, témoignera, par l’éclat du fait, de l’intacte survie de sa pensée, de telle admirable et souriante pensée sous forme de livre, de poème où rit l’ironie d’une âme grimée, dans les mêmes jours où elle les traçait, des grimaces chagrines et perpétuelles d’une face paralysée, qui, quand nous la rencontrons, nous fait croire à la promenade d’un idiot. Beau au contraire, sous ses longs cheveux blancs bouclés, mais cassé et l’œil terne, le vieillard s’avançait. Il me semblait reconnaître sa figure. Tout d’un coup, quel qu’un prés de moi dit son nom qui, entré déjà dans l’immortalité, semblait sortir de la mort : Ruskin. Il était à ses derniers jours et pourtant était venu d’Angleterre voir ces Rembrandt qui déjà à vingt ans lui paraissaient une chose essentielle , et qui n’étaient pas pour lui une moindre réalité, arrivé à ces derniers jours. Il allait devant ces toiles, les regardant sans avoir l’air de les voir, tous ses gestes, par l’épuisement de la vieillesse, se référant à une de ces innombrables nécessités matérielles — besoin de soutenir sa canne, difficulté de tousser, de tourner la tête — qui emmaillotent le vieillard, l’enfant. le malade, comme une momie. Mais à travers le lointain brumeux des années épaissi sur sa face obscure, sur ses yeux au fond desquels, si loin maintenant, on ne pouvait plus apercevoir l’âme de Ruskin, la vie, on sentait que, le même toujours, bien qu’indiscernable, il venait du fond des années, sur ses jambes cassées, mais qui étaient toujours les jambes de Ruskin, apporter à Rembrandt un hommage incomparable.

Raynal-Mony 22/01/16

Forum Universitaire                                                               Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 7

Année 2015-2016

                                                                                                Le 22 janvier 2016

 

 

L'homme est une machine

Il ne suffit pas à un sage d'étudier la nature et la vérité, il doit oser la dire en faveur du petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser ; car pour les autres, qui sont volontairement esclaves des préjugés, il ne leur est pas plus possible d'atteindre la vérité qu'aux grenouilles de voler. […]

S'il y a un Dieu, il est l'auteur de la Nature, comme de la révélation. Il nous a donné l'une pour expliquer l'autre, et la raison pour les accorder. S'il y a une révélation, elle ne peut donc démentir la nature. [...] L'expérience et l'observation doivent seules nous guider ici. Elles se trouvent sans nombre dans les fastes des médecins qui ont été philosophes. […] L'homme est une machine si composée qu'il est impossible de s'en faire d'abord une idée claire, et en conséquence de la définir. […] Ce n'est qu'a posteriori, ou en cherchant à démêler l'âme comme au travers des organes du corps, qu'on peut, je ne dis pas découvrir avec évidence la nature de l'homme, mais atteindre le plus grand degré de probabilité possible sur ce sujet. […] Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts : vivante image du mouvement perpétuel. […] Les divers états de l'âme sont donc toujours corrélatifs à ceux du corps. Mais pour mieux démontrer toute cette dépendance et ses causes, servons-nous de l'anatomie comparée. [Car] des animaux à l'homme, la transition n'est pas violente.

L'organisation est le premier mérite de l'homme […] D'où nous vient l'habileté, la science et la vertu, si ce n'est d'une disposition qui nous rend propres à devenir habiles, savants et vertueux ? Et d'où nous vient cette disposition, si ce n'est de la nature ? Nous n'avons de qualités estimables que par elle ; nous lui devons tout ce que nous sommes. […] Mais puisque toutes les facultés de l'âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu'elles ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! Car enfin, quand l'homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée, que sais-je enfin ? Des causes inconnues produiraient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords, qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, et en un mot toute la différence qu'on suppose ici. L'organisation suffirait-elle donc à tout ? Oui, puisque la pensée se développe visiblement avec les organes ; pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ? L'âme n'est donc qu'un vain terme dont on n'a point d'idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. [Une fois] posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu'il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir et se conduire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dépend. […]

A présent qu'il est démontré contre les cartésiens, stahliens, malebranchistes et théologiens, peu dignes d'être ici placés, que la matière se meut par elle-même, [...] la curiosité de l'homme voudrait savoir comment un corps, par cela même qu'il est originairement doué d'un souffle de vie, se trouve en conséquence orné de la faculté de sentir, et enfin par celle-ci de la pensée. Tout ce que l'expérience nous apprend, c'est que tant que le mouvement subsiste dans une ou plusieurs fibres, il n'y a qu'à les piquer pour réveiller ce mouvement presque éteint. Il est constant que le mouvement et le sentiment s'excitent tour à tour. […] Mais de plus, d'excellents philosophes ont démontré que la pensée n'est qu'une faculté de sentir, et que l'âme raisonnable n'est que l'âme sensitive appliquée à contempler les idées et à raisonner ! […] Qu'on m'accorde seulement que la matière organisée est douée d'un principe moteur, et que tout dépend dans les animaux de la diversité de cette organisation, c'en est assez pour deviner l'énigme des substances et celle de l'homme. [...]

Être machine, sentir, penser, savoir distinguer le bien du mal comme le bleu du jaune, en un mot être né avec de l'intelligence et un instinct sûr de morale et n'être qu'un animal sont donc des choses qui ne sont pas plus contradictoires qu'être un singe ou un perroquet et savoir se donner du plaisir. […] Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée qu'elle semble en être une propriété, telle que l'électricité, la faculté motrice, l'impénétrabilité, l'étendue, etc. […] Brisez la chaîne de vos préjugés ; armez-vous du flambeau de l'expérience et vous ferez à la Nature l'honneur qu'elle mérite, au lieu de conclure à son désavantage de l'ignorance où elle vous a laissé.[...]

Ainsi on a vu que les dons naturels, la source de tout ce qui s'acquiert, trouvent dans la bouche et le cœur du matérialiste des hommages que tout autre leur refuse injustement. Enfin, le matérialiste convaincu, quoi que murmure sa propre vanité, qu'il n'est qu'une machine ou qu'un animal, ne maltraitera point ses semblables, [...] ne voulant pas en un mot, suivant la Loi naturelle donnée à tous les animaux, faire à autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'il lui fît. Concluons donc hardiment que l'homme est une machine, et qu'il n'y a dans tout l'univers qu'une seule substance diversement modifiée. […] Voilà mon système, ou plutôt la vérité si je ne me trompe fort. Elle est courte et simple.

Maroy/20-05-15

Forum Universitaire                                                      Jacqueline Maroy                                 Séminaire 13

Année 2014-2015                                                                                                                   le 20 mai 2015


TEXTE 1 :  Céline Mort à crédit Folio page 25

« Il s’agit, que je l’ai prévenu, de Gwendor le Magnifique, Prince de Christianie... Nous arrivons... Il expire... au moment même où je te cause... Son sang s’échappe par vingt blessures... L’armée de Gwendor vient de subir une abominable défaite... Le Roi Krogold lui-même au cours de la mêlée a repéré Gwendor... Il l’a pourfendu... Il n’est pas fainéant Krogold... Il fait sa justice lui-même... Gwendor a trahi... La mort arrive sur Gwendor et va terminer son boulot... Écoute un peu !

« Le tumulte du combat s’affaiblit avec les dernières lueurs du jour... Au loin disparaissent les derniers Gardes du Roi Krogold... Dans l’ombre montent les râles de l’immense agonie d’une armée... Victorieux et vaincus rendent leurs âmes comme ils peuvent... Le silence étouffe tour à tour cris et râles, de plus en plus faibles, de plus en plus rares...

« Écrasé sous un monceau de partisans, Gwendor le Magnifique perd encore du sang... À l’aube la mort est devant lui.

« “ As-tu compris Gwendor ? «

 — J’ai compris ô Mort ! J’ai compris dès le début de cette journée... J’ai senti dans mon cœur, dans mon bras aussi, dans les yeux de mes amis, dans le pas même de mon cheval, un charme triste et lent qui tenait du sommeil... Mon étoile s’éteignait entre tes mains glacées. . Tout se mit à fuir ! Ô Mort ! Grands remords ! Ma honte est immense !... Regarde ces pauvres corps !... Une éternité de silence ne peut l'adoucir !... «

 — Il n’est point de douceur en ce monde Gwendor ! rien que de légende ! Tous les royaumes finissent dans un rêve !... «

 — Ô Mort ! Rends-moi un peu de temps... un jour ou deux ! Je veux savoir qui m’a trahi... «

 — Tout trahit Gwendor... Les passions n’appartiennent à personne, l’amour, surtout, n’est que fleur de vie dans le jardin de la jeunesse. ” «

Et la mort tout doucement saisit le prince... Il ne se défend plus... Son poids s’est échappé... Et puis un beau rêve reprend son âme... Le rêve qu’il faisait souvent quand il était petit, dans son berceau de fourrure, dans la chambre des Héritiers, près de sa nourrice la morave, dans le château du Roi René... »

Gustin il avait les mains qui lui pendaient entre les genoux...

« C’est pas beau ? » que je l’interroge.

TEXTE 2 :  Marcel Proust Du côté de chez Swann Folio page 9

À Combray

… On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.

Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui  veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement, conformant son attitude, avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte; puis il s'éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s'adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.


TEXTE 3 :  Marcel Proust Du côté de chez Swann Folio page 55

– Mais, madame Octave, ce n'est pas encore l'heure de la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse ?

– Mais non, Françoise, disait ma tante, c'est-à-dire, si, vous savez bien que maintenant les moments où je n'ai pas de faiblesse sont bien rares ; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître ; mais ce n'est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. C'est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c'est.

– Mais ça sera la fille à M. Pupin, disait Françoise qui préférait s'en tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matin chez Camus.

– La fille à M. Pupin ! Oh ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise ! Avec cela que je ne l'aurais pas reconnue ?

– Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de l'avoir déjà vue ce matin.

– Ah ! à moins de ça, disait ma tante.


TEXTE 4  Raymond Queneau Bâtons, chiffres et lettres Idées NRF

Maurras, Hermant, ça savait écrire le beau français filandreux qui faisait Céline tourner de l’œil.

Tiens. Et celui-là. Pas peuple : un médecin. Mais pour le faire à la populaire, il en remettait même un peu. Tout de même, il a une forte tendance à ressembler à un grand écrivain. Le Voyage au bout de la nuit, ça a tout de même été un bouquin sensationnel. Mais quand il a voulu le faire au politique, qu’est-ce qu’il a pu débloquer. Ses idées étaient moins bien moulées que la belle prose classique. Son délire provenait peut-être de l’emploi de l’argot : le lumpenprolétariat doit avoir à faire là-dedans. N’empêche que le Voyage est le premier livre important où l’usage du français parlé ne soit pas limité au dialogue,, mais aussi au narré.

Bâtons page 54

Entre-temps avait paru le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, le premier livre d'importance où pour la première fois le style oral marche à fond de train (et avec peu de goncourtise) de la première à la dernière page depuis « Ça a débuté comme ça. Moi j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. » Jusqu'à « Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus. » En passant par « De fil en aiguille, même sur Napoléon on a trouvé des rigolades à se raconter. Parapine il la connaissait bien lui l'histoire à Napoléon. Ça l'avait passionné autrefois qu'il m'apprit, en Pologne, quand il était encore au lycée. Il avait été bien élevé lui Parapine, pas comme moi. » Ici, enfin, on a le français parlé moderne, tel qu'il est, tel qu'il existe. Ce n'est pas seulement une question de vocabulaire, mais aussi de syntaxe.

Bâtons page 17


TEXTE 5  :  Victor Hugo Les Misérables Nelson page 276

Pigritia est un mot terrible.

Il engendre un monde, la pègre, lisez le vol, et un enfer, la pégrenne, lisez la faim.

Ainsi la paresse est mère.

Elle a un fils, le vol, et une fille, la faim.

Où sommes-nous en ce moment ? Dans l’argot.

Qu’est-ce que l’argot ? C’est tout à la fois la nation et l’idiome ; c’est le vol sous ses deux espèces, peuple et langue.

Lorsqu’il y a trente-quatre ans le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait au milieu d’un ouvrage écrit dans le même but que celui-ci un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur. — Quoi ! comment ! l’argot ? Mais l’argot est affreux ! mais c’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable ! etc., etc., etc.

Nous n’avons jamais compris ce genre d’objections.

Depuis, deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cœur humain, l’autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Süe, ayant fait parler des bandits dans leur langue naturelle comme l’avait fait en 1828 l’auteur du Dernier jour d’un condamné, les mêmes réclamations se sont élevées. On a répété : — Que nous veulent les écrivains avec ce révoltant patois ? l’argot est odieux ! l’argot fait frémir !

Qui le nie ? Sans doute.

Lorsqu’il s’agit de sonder une plaie, un gouffre ou une société, depuis quand est-ce un tort de descendre trop avant, d’aller au fond ? Nous avions toujours pensé que c’était quelquefois un acte de courage, et tout au moins une action simple et utile, digne de l’attention sympathique que mérite le devoir accepté et accompli. Ne pas tout explorer, ne pas tout étudier, s’arrêter en chemin, pourquoi ? S’arrêter est le fait de la sonde et non du sondeur.


TEXTE 6  :  Céline Mort à crédit Folio page 45

« Par le travers de l’Étoile mon beau navire il taille dans l’ombre... chargé de toile jusqu’au trémat... Il pique droit sur l’Hôtel-Dieu... La ville entière tient sur le Pont, tranquille... Tous les morts je les reconnais... Je sais même celui qui tient la barre... Le pilote je le tutoye... Il a compris le professeur... il joue en bas l’air qu’il nous faut... Black Joe... Pour les croisières... Pour bien prendre le Temps... le Vent... les menteries... Si j’ouvre la fenêtre, il fera froid d’un coup... Demain j’irai le tuer M. Bizonde qui nous fait vivre... le bandagiste, dans sa boutique... Je veux qu’il voyage... Il ne sort jamais... Mon navire souffre et il malmène au-dessus du Parc Monceau... Il est plus lent que l’autre nuit... Il va buter dans les Statues... Voici deux fantômes qui descendent à la Comédie-Française... Trois vagues énormes emportent les arcades Rivoli. La sirène hurle dans mes carreaux... Je pousse ma lourde... Le vent s’engouffre... Ma mère radine exorbitée... Elle me semonce... Que je me tiens mal comme toujours !... La Vitruve se précipite !... Assaut des recommandations... Je me révolte... Je les agonise... Mon beau navire est à la traîne. Ces femelles gâchent tout infini... il bourre en cap, c’est une honte !... Il incline sur bâbord quand même... Y a pas plus gracieux que lui sous voiles... Mon cœur le suit... 

Raynal-Mony 22/05/15

Forum Universitaire                                                               Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 12

Année 2014-2015

                                                                                              le 22 mai 2015

Leibniz : Nouveaux essais

L'Essai sur l'Entendement, donné par un illustre Anglais, étant un des plus beaux et des plus estimés ouvrages de ce temps, j'ai pris la résolution d'y faire des remarques, parce qu'ayant assez médité depuis longtemps sur le même sujet et sur la plupart des matières qui y sont touchées, j'ai cru que ce serait une bonne occasion d'en faire paraître quelque chose sous le titre de Nouveaux Essais. [...]

[1] - Quoique l'auteur de l'Essai dise mille belles choses où j'applaudis, nos systèmes diffèrent beaucoup. [...] Nos différends portent sur des sujets de quelque importance. Il s'agit de savoir si l'âme en elle-même est entièrement vide comme des tablettes, où l'on n'a encore rien écrit (tabula rasa) suivant Aristote et l'auteur de l'Essai, et si tout ce qui y est tracé vient uniquement des sens et de l'expérience, ou si l'âme contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines que les objets externes réveillent seulement dans les occasions, comme je le crois avec Platon [...] D'où il naît une autre question, savoir si toutes les vérités dépendent de l'expérience, c'est-à-dire de l'induction et des exemples, ou s'il y en a qui ont encore un autre fondement. Car si quelques événements se peuvent prévoir avant toute épreuve qu'on en ait faite, il est manifeste que nous y contribuons quelque chose de notre part. Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c'est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu'ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité, car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de même. [...]

D'où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu'on les trouve dans les mathématiques pures, en arithmétique et géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépende point des exemples, ni par conséquence du témoignage des sens ; quoique sans les sens on ne se serait jamais avisé d'y penser. [...] Leur preuve ne peut venir que des principes internes qu'on appelle innés. Il est vrai qu'il ne faut point s'imaginer qu'on puisse lire dans l'âme ces éternelles lois de la raison à livre ouvert, mais c'est assez qu'on les puisse découvrir en nous à force d'attention, à quoi les occasions sont fournies par les sens, et le succès des expériences sert de confirmation à la raison, à peu près comme les épreuves servent en arithmétique pour mieux éviter l'erreur du calcul quand le raisonnement est long. [...] Il est vrai que la raison conseille qu'on s'attende pour l'ordinaire de voir arriver à l'avenir ce qui est conforme à une longue expérience du passé, mais ce n'est pas pour cela une vérité nécessaire et infaillible, et le succès peut cesser quand on s'y attend le moins, lorsque les raisons qui l'ont maintenu changent. [...] La raison est seule capable d'établir des règles sûres et de suppléer à ce qui manque à celles qui ne l'étaient point, en y faisant des exceptions ; et de trouver enfin des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires, ce qui donne souvent le moyen de prévoir l'événement sans avoir besoin d'expérimenter les liaisons sensibles des images, où les bêtes sont réduites. De sorte que ce qui justifie les principes internes des vérités nécessaires distingue l'homme de la bête. [...] Les idées et les vérités nous sont innées, comme des inclinations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, et non pas comme des actions, quoique ces virtualités soient toujours accompagnées de quelques actions souvent insensibles qui y répondent. [...] 

[2] - Il soutient que l'esprit ne pense pas toujours et, puisque les corps peuvent être sans mouvement, que les âmes pourront bien être aussi sans pensée. Mais [...] je soutiens que naturellement une substance ne saurait être sans action, qu'il n'y a même jamais de corps sans mouvement et qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part, mais jointes à d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l'assemblage. Ainsi, l'accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. [...] Pour juger de ces petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire le bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, et qu'il ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. [...] D'ailleurs, on ne dort jamais si profondément qu'on n'ait quelque sentiment faible et confus, et on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit du monde, si on n'avait quelque perception de son commencement qui est petit [...] Ces petites perceptions sont plus efficaces qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces impressions que les corps environnants font sur nous, et qui enveloppent l'infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l'univers. On peut même dire qu'en conséquence de ces petites perceptions le présent est plein de l'avenir et chargé du passé, que tout est conspirant et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l'univers. [...] C'est aussi par les perceptions insensibles que j'explique cette admirable harmonie préétablie de l'âme et du corps, et même de toutes les monades ou substances simples, qui supplée à l'influence insoutenable des uns sur les autres [...] Ce sont ces petites perceptions qui nous déterminent en bien des rencontres, sans qu'on y pense, et qui trompent le vulgaire par l'apparence d'une indifférence d'équilibre. [...] En un mot, les perceptions insensibles sont d'un aussi grand usage dans la science de l'esprit que les corpuscules insensibles le sont dans la physique, et il est également déraisonnable de rejeter les uns et les autres sous prétexte qu'elles sont hors de la portée de nos sens. Rien ne se fait tout d'un coup, et c'est une de mes grandes maximes que la nature ne fait jamais de sauts : ce que j'appelais la loi de la continuité [...]

J'ai aussi remarqué qu'en vertu des variations insensibles, deux choses individuelles ne sauraient être parfaitement semblables, et qu'elles doivent toujours différer plus que numériquement, ce qui détruit les tablettes vides de l'âme, une âme sans pensée, une substance sans action, le vide de l'espace, les atomes et même des parcelles non actuellement divisées dans la matière, l'uniformité entière dans une partie du temps, du lieu ou de la matière [...] et mille autres fictions des philosophes qui viennent de leurs notions incomplètes, et que la nature des choses ne souffre point, et que notre ignorance et le peu d'attention que nous avons à l'insensible fait passer, mais qu'on ne saurait rendre tolérables, à moins qu'on ne les borne à des abstractions de l'esprit qui proteste de ne point nier ce qu'il met à part [...] Plus on est attentif à ne rien négliger des considérations que nous pouvons régler, plus la pratique répond à la théorie. Mais il n'appartient qu'à la suprême raison, à qui rien n'échappe, de comprendre distinctement tout l'infini, toutes les raisons et toutes les suites. Tout ce que nous pouvons sur les infinités, c'est de les connaître confusément, et de savoir au moins qu'elles y sont ; autrement nous jugeons fort mal de la beauté et de la grandeur de l'univers. Cette connaissance des perceptions insensibles sert aussi à expliquer pourquoi et comment deux âmes humaines ou autrement d'une même espèce ne sortent jamais parfaitement semblables des mains du Créateur et ont toujours chacune son rapport originaire aux points de vue qu'elles auront dans l'univers. [...]

[3] - Nous différons encore par rapport à la matière, en ce que l'auteur juge que le vide est nécessaire pour le mouvement, car il croit que les petites parties de la matière sont raides. [...] Il faut plutôt concevoir l'espace comme plein de matière originairement fluide, susceptible de toutes les divisions et assujettie même actuellement à des divisions et subdivisions à l'infini, mais avec cette différence pourtant, qu'elle est divisible et divisée inégalement en différents endroits à cause des mouvements qui y sont plus ou moins conspirants. Ce qui fait qu'elle a partout un degré de raideur aussi bien que de fluidité et qu'il n'y a aucun corps qui soit dur ou fluide au suprême degré, c'est-à-dire qu'on y trouve aucun atome d'une dureté insurmontable ni aucune masse entièrement indifférente à la division. L'ordre de la nature et la loi de la continuité détruit également l'un et l'autre. [...] Je ne voudrais pas qu'on fût obligé de recourir au miracle dans le cours ordinaire de la nature et d'admettre des puissances et opérations inexplicables. Sinon, on donnera trop de licence aux mauvais philosophes, en admettant ces vertus centripètes ou ces attractions immédiates de loin sans qu'il soit possible de les rendre intelligibles. [...]

[4] - La question est de savoir si la matière peut penser [...] Il est sûr que la matière est aussi peu capable de produire machinalement du sentiment que de produire de la raison, comme notre auteur en demeure d'accord. [...] Je soutiens aussi que les substances (matérielles ou immatérielles) ne sauraient être conçues dans leur essence nue sans activité, que l'activité est de l'essence de la substance en général ; et qu'enfin la conception des créatures n'est pas la mesure du pouvoir de Dieu, mais que leur force de concevoir est la mesure du pouvoir de la nature ; tout ce qui est conforme à l'ordre naturel pouvant être conçu ou entendu par quelque créature. [...] Dans l'ordre de la nature, il n'est pas arbitraire à Dieu de donner indifféremment aux substances telles ou telles qualités, et il ne leur en donnera jamais que celles qui leur seront naturelles, c'est-à-dire qui pourront être dérivées de leur nature comme des modifications explicables. Ainsi on peut juger que la matière n'aura pas naturellement l'attraction, et n'ira pas d'elle-même en ligne courbe, parce qu'il n'est pas possible de concevoir comment cela s'y fait, c'est-à-dire de l'expliquer mécaniquement, au lieu que ce qui est naturel doit pouvoir devenir concevable distinctement si l'on était admis dans les secrets des choses. [...] Pour ce qui est de la pensée, il est sûr, et l'auteur le reconnaît plus d'une fois, qu'elle ne saurait être une modification intelligible de la matière, c'est-à-dire que l'être sentant ou pensant n'est pas une chose machinale comme une montre ou un moulin, en sorte qu'on pourrait concevoir des grandeurs, figures et mouvements dont la conjonction machinale pût produire quelque chose de pensant et même de sentant dans une masse où il n'y eut rien de tel, qui cesserait aussi de même par le dérèglement de cette machine. Ce n'est donc pas une chose naturelle à la matière de sentir et de penser, et cela ne peut arriver chez elle que de deux façons, dont l'une sera que Dieu y joigne une substance, à qui il soit naturel de penser, et l'autre que Dieu y mette la pensée par miracle.

Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, Préface (réd. 1703/05 ; publ. 1765) ; GF, 1990

Raynal-Mony 10/04/15

Forum Universitaire                                                          Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 11

Année 2014-2015

                                                                                               le 10 avril 2015

Locke : Sur l'entendement humain

Chacun ne peut espérer être un Boyle ou un Sydenham ; et à une époque qui a produit de tels maîtres que le grand Huygens et l'incomparable Newton il suffit de viser l'emploi d'ouvrier subalterne chargé de déblayer un peu le terrain et d'ôter certains déchets qui encombrent le chemin de la connaissance. Les progrès y  auraient été bien plus sensibles si les efforts des gens intelligents et inventifs n'avaient été fort gênés par l'utilisation érudite mais gratuite de termes barbares, affectés ou inintelligibles ; ils ont été introduits dans les  sciences, et c'est devenu un art au point qu'on a estimé la philosophie (qui n'est que la connaissance véritable des choses) indigne ou incapable d'être admise dans la conversation des gens polis et bien élevés. Des façons de parler vagues et sans signification, des abus de langage passent depuis si longtemps pour des mystères scientifiques ; des termes savants ou mal utilisés, dépourvus ou presque de sens, ont acquis par prescription un tel droit à être pris pour science profonde et pour spéculation élevée, qu'il ne sera pas aisé de persuader ceux qui parlent ou ceux qui les écoutent que tout cela n'est que dissimulation d'ignorance et entraves au vrai savoir. Entrer par effraction dans le sanctuaire de la vanité et de l'ignorance rendra service à l'entendement humain. Toutefois, peu de gens sont capables de comprendre qu'ils trompent on sont trompés par l'usage des mots, ou que le langage de la secte dont ils font partie contient quelque erreur qu'il faudrait examiner ou corriger ; aussi j'espère être pardonné si je me suis beaucoup étendu sur le sujet dans le Livre III, et si j'ai entrepris de la rendre assez évident pour éviter que l'ancienneté du mal et la domination de la mode ne servent d'excuse à ceux qui ne prêtent pas attention au sens de leurs mots et ne tolèrent pas le moindre examen de la signification de leurs expressions. (Épître au lecteur, p. 42s)

Mon but est de mener des recherches sur l’origine, la certitude et l’étendue de la connaissance humaine, et en même temps sur les fondements et les degrés de la croyance, de l’opinion et de l’assentiment. Je ne me mêlerai pas ici d’une étude de l’esprit du point de vue physique ; je ne m’efforcerai pas d’examiner ce que peut être son essence, ni par quels mouvements de notre esprit, par quelles modifications de notre corps, il se fait que nous ayons des sensations par les organes ou des idées dans l’entendement ; ou encore si la formation de tout ou partie de ces idées dépend effectivement de la matière. Ce sont des spéculations, singulières sans doute et intéressantes, mais que j'écarterai car elles sont hors du dessein que je poursuis. Il suffira pour mon projet actuel de considérer les facultés de discernement de l’homme, telles qu’on les utilise sur les objets qui relèvent de leur traitement. Et j’estimerai ne pas avoir été complètement inutile dans les réflexions que j’aurai à ce propos, si je réussis à exposer, selon cette méthode claire et historique (in this historical plain method), par quels moyens notre entendement vient à se former les idées qu’il a des choses ; et si je parviens à déterminer les limites de la certitude de notre connaissance. (Livre I. chapitre1. § 2)

Si cette recherche sur la nature de l'entendement permet de découvrir ses pouvoirs (leur portée, ce à quoi ils sont plus ou moins adaptés, les cas où ils font défaut), je crois que cette recherche peut être utile : elle permettra de maîtriser l'esprit agité de l'homme, d'être plus prudent quand il traite de choses qui excèdent sa saisie, de s'arrêter quand il est arrivé en bout de laisse et de se satisfaire d'une tranquille ignorance concernant les choses que l'examen révèle hors d'atteinte pour ses capacités. Alors, peut-être, serons-nous moins pressés, sous prétexte de connaissance universelle, de soulever des problèmes et de nous inquiéter (nous-mêmes et autrui) de débats sur des objets auxquels notre entendement n'est pas adapté, des objets dont nous ne pouvons élaborer dans notre esprit aucune perception claire ou distincte, ou dont nous n'avons aucune notion. Si nous pouvons découvrir jusqu'où l'entendement peut porter son regard, jusqu'où ses facultés lui procurent de la certitude, et dans quels cas il ne peut que juger et conjecturer alors nous pourrons apprendre à nous contenter de ce qui nous est accessible dans l'état où nous sommes. (I.1. § 4)

Quand on a trouvé une proposition générale dont on ne peut douter dès qu'on l'a comprise, il est facile et simple de passer à la conclusion qu'elle est innée. Cette proposition acceptée libère le paresseux des peines de la recherche et arrête l'enquête de l'indécis sur tout de que l'on a auparavant dénommé inné. [...] Au contraire, s'ils avaient examiné les voies qu'empruntent les gens dans la connaissance  de beaucoup de vérités universelles, ils auraient découvert qu'elles sont dans l'esprit de l'homme le résultat de l'être des choses mêmes, bien considérées, et qu'elles ont été découvertes par l'utilisation des facultés que la Nature a prévues pour les recevoir et en juger. (I.4. § 24)

Montrer comment procède en cela l'entendement, voilà le dessein de l'exposé suivant. [...] Dans la suite, je souhaite élever un édifice uni, cohérent, pour autant que mon expérience et mon observation propres m'en rendent capable ; aussi j'espère le construire sur une base telle que je n'aie pas besoin de l'étayer de piliers et d'arcs-boutants reposant sur des fondements empruntés. (I.4. § 25)

Locke, Essai sur l'entendement humain (1690) ; trad. J.-M. Vienne, Vrin, Paris, 2006

Raynal-Mony 27/03/15

Forum Universitaire                                                     Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 10

Année 2014-2015

                                                                                   le 27 mars 2015

Newton : De la mécanique céleste


Préface (mai 1687) - Tandis que les Anciens ont fait le plus grand cas de la mécanique dans l'investigation des choses de la nature [...] et que d'autres plus récents ont entrepris, après le rejet des formes substantielles et des qualités occultes, de ramener les phénomènes de la nature à des lois mathématiques, on se propose dans ce traité de perfectionner, par la mathesis, la mécanique, en tant que celle-ci se rapporte à la philosophie. Les Anciens, il est vrai, constituèrent une double mécanique : la rationnelle qui procède rigoureusement par voie démonstrative, et la pratique. A la pratique se rapportent tous arts manuels desquels la mécanique a principalement tiré son nom.

Mais, comme les artisans ont coutume d'opérer peu exactement, on en est venu à distinguer toute la mécanique de la géométrie, de sorte qu'on rapporte tout ce qui est exact à la géométrie et tout ce qui  l'est moins à la mécanique. Cependant, les erreurs ne viennent pas de l'art, mais de ceux qui les pratiquent. Un mécanicien est d'autant plus imparfait qu'il opère avec une moindre exactitude et il est le plus parfait de tous s'il est capable d'opérer avec la plus grande exactitude. Car les descriptions et des lignes droites et des cercles sur lesquels la géométrie est fondée concernent la mécanique. Ces lignes, la géométrie n'enseigne pas à les décrire, elle les postule. Elle postule en effet que le néophyte apprenne à les décrire exactement avant d'atteindre le seuil de la géométrie ; cette science enseigne ensuite la manière de résoudre les problèmes au moyen de ces descriptions. Certes, décrire des droites et des cercles constitue bien des problèmes, mais ils ne sont pas géométriques. C'est de la mécanique, qu'on tire leur solution ; en géométrie, on enseigne le parti à tirer des problèmes résolus.

Et la géométrie se vante de le prouver avec peu de principes tirés d'ailleurs. Elle est donc fondée sur la pratique mécanique et elle n'est rien de plus que cette autre partie de la mécanique universelle où elle se propose et démontre l'art de mesurer avec rigueur. Mais, comme les arts manuels s'appliquent principalement à mouvoir les corps, on en est venu à rapporter communément la géométrie à la grandeur, la mécanique au mouvement. Et c'est en ce sens que la mécanique rationnelle sera la science et des mouvements qui résultent des forces quelconques et des forces qui sont requises pour des mouvements quelconques. Cette science sera [ici] établie et démontrée rigoureusement. [...]

Livre I. Méthode des premières et dernières raisons - La sous-tendance évanouissante d'un angle de contact, dans toutes les courbes ayant une courbure finie au point de contact, est à la fin [du temps d'évanouissement] en raison double de la sous-tendance de l'arc, qui délimite cet angle. [...] Ce que l'on a démontré pour les lignes courbes et les surfaces qu'elles embrassent s'applique facilement aux surfaces courbes et à ce qu'elles contiennent. De fait, j'ai mis ce lemme en premier lieu, afin d'échapper à l'ennui de déployer de longues démonstrations jusqu'à l'absurde, selon la coutume des anciens géomètres. En effet, la méthode des indivisibles permet de restreindre les démonstrations. Mais, parce que l'hypothèse des indivisibles est plus rigide et que cette méthode en est jugée moins géométrique, j'ai préféré conduire les démonstrations qui suivent au moyen des dernières sommes et raisons de quantités évanouissantes ; c'est-à-dire jusqu'aux limites de ces sommes et raisons. [...] Par la suite donc, quand je parlerai de quantités aussi petites que possible, évanouissantes ou dernières, parce que j'ai soin de rendre mon propos facile à concevoir, qu'on se garde bien de comprendre par là des quantités déterminées par leur grandeur, mais qu'on pense toujours qu'elles doivent diminuer sans limites. (trad. nouvelle M.-C. Biarnais, in Cahiers d'Histoire et de Philosophie des Sciences, n°2, 1982)

Livre III. Scholie générale - J'ai expliqué jusqu'ici les phénomènes célestes et ceux de la mer par la force de la gravitation. Cette force vient de quelque cause qui pénètre jusqu'au centre du Soleil et des planètes, sans rien perdre de son activité ; elle n'agit point selon la grandeur des superficies (comme les causes mécaniques) mais selon la quantité de matière ; et son action s'étend de toutes parts à des distances immenses, en décroissant toujours dans la raison doublée des distances. La gravité vers le Soleil est composée des gravités vers chacune de ses particules, et elle décroît exactement, en s'éloignant du Soleil, en raison doublée des distances, et cela jusqu'à l'orbe de Saturne, comme le repos des aphélies des planètes le prouve, et elle s'étend jusqu'aux dernières aphélies, si ces aphélies sont en repos. Je n'ai pas pu encore parvenir à déduire des phénomènes la raison de ces propriétés de la gravité, et je n'imagine point d'hypothèses (hypotheses non fingo). Car tout ce qui ne se déduit pas des phénomènes est une hypothèse ; et les hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit mécaniques, soit celle des qualités occultes, ne doivent pas être reçues dans la philosophie expérimentale. Dans cette philosophie, on tire les propositions des phénomènes, et on les rend ensuite générales par induction. C'est ainsi que l'impénétrabilité, la mobilité, la force des corps, les lois du mouvement, et celle de la gravité ont été connues. Il suffit que la gravité existe, qu'elle agisse selon les lois que nous avons exposées, et qu'elle puisse expliquer tous les mouvements des corps célestes et ceux de la mer. - (rééd., Dunod, Paris, 2005, p. 412-413)

Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, (³1726) ; trad. Mme du Châtelet, 1756.

Raynal-Mony 13/02/15

Forum Universitaire                                                    Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 7

Année 2014-2015

                                                                                   le 13 février 2015

Malebranche : La raison et la foi


Il faut tâcher de faire taire ses sens, son imagination, et ses passions, et ne pas s'imaginer qu'on puisse être raisonnable sans consulter la raison. [...] Car si la raison ne nous conduit pas, si l'amour de l'ordre de nous anime pas, quelque fidèle que nous soyons dans nos devoirs, nous ne serons jamais solidement vertueux.

Mais, dit-on, la raison est corrompue : elle est sujette à l'erreur. Il faut qu'elle soit soumise à la foi. La philosophie n'est que la servante. Il faut se défier de ses lumières. Perpétuelles équivoques. L'homme n'est point, à lui-même, sa raison et sa lumière. La religion, c'est la vraie philosophie. Ce n'est pas, je l'avoue, la philosophie des païens, ni celle des discoureurs, qui disent ce qu'ils ne conçoivent pas, qui parlent aux autres avant que la vérité leur ait parlé à eux-mêmes. La raison dont je parle est infaillible, immuable, incorruptible. Elle doit toujours être la maîtresse : Dieu même la suit. En un mot, il ne faut jamais fermer les yeux à la lumière, mais il faut s'accoutumer à la discerner des ténèbres, ou des fausses lueurs, des sentiments confus, des idées sensibles, qui paraissent lumières vives et éclatantes à ceux qui ne sont pas accoutumés à discerner le vrai du vraisemblable, l'évidence de l'instinct, la raison de l'imagination son ennemie. L'évidence, l'intelligence est préférable à la foi. Car la foi passera, mais l'intelligence subsistera éternellement. La foi est véritablement un grand bien, mais c'est qu'elle conduit à l'intelligence de certaines vérités nécessaires, essentielles, sans lesquelles on ne peut acquérir ni la solide vertu, ni la félicité éternelle. Néanmoins la foi sans intelligence, je ne parle pas ici des mystères, dont on ne peut avoir d'idée claire ; la foi, dis-je, sans aucune lumière, si cela est possible, ne peut rendre solidement vertueux. C'est la lumière qui perfectionne l'esprit et qui règle le cœur : et si la foi n'éclairait l'homme et ne le conduisait à quelque intelligence de la vérité, et à la connaissance de ses devoirs, assurément elle n'aurait pas les effets qu'on lui attribue. Mais la foi est un terme aussi équivoque que celui de raison, de philosophie et de science humaine.

Je demeure donc d'accord que ceux qui n'ont point assez de lumière pour se conduire peuvent acquérir la vertu, aussi bien que ceux qui savent le mieux rentrer en eux-mêmes pour consulter la raison, et contempler la beauté de l'ordre ; parce que la grâce de sentiment, ou la délectation prévenante peut suppléer à la lumière, et les tenir fortement attachés à leur devoir. Mais je soutiens premièrement que, toutes choses égales, celui qui rentre le plus en lui-même, et qui écoute la vérité intérieure dans un plus grand silence de ses sens, de son imagination et de ses passions, est le plus solidement vertueux. En second lieu je soutiens que l'amour de l'ordre, qui a pour principe plus de raison que de foi, je veux dire plus de lumière que de sentiment, est plus solide, plus méritoire, plus estimable qu'un autre amour que je lui suppose égal. Car dans le fond le vrai bien, le bien de l'esprit devrait s'aimer par raison, et nullement par l'instinct du plaisir. Mais l'état où le péché nous a réduits rend la grâce de la délectation nécessaire pour contrebalancer l'effort continuel de notre concupiscence. Enfin, je soutiens que celui qui ne rentrerait jamais en lui-même, je dis jamais, sa foi prétendue lui serait entièrement inutile. Car le Verbe ne s'est rendu sensible et visible que pour rendre la vérité intelligible. La Raison ne s'est incarnée que pour conduire par les sens les hommes à la raison ; celui qui ferait et même souffrirait ce qu'a fait et souffert Jésus-Christ, ne serait ni raisonnable ni chrétien, s'il ne le faisait dans l'esprit de Jésus-Christ, esprit d'ordre et de raison. Mais cela n'est nullement à craindre : car c'est une chose absolument impossible, que l'homme soit tellement séparé de la raison, qu'il ne rentre jamais en lui-même pour la consulter. Car, quoique bien des gens ne sachent peut-être point ce que c'est que de rentrer en eux-mêmes, il n'est pas possible qu'ils n'y rentrent, ou qu'ils n'écoutent quelquefois la voix de la vérité, malgré le bruit continuel de leurs sens et de leurs passions. Il n'est pas possible qu'ils n'aient quelque idée, et quelque amour de l'ordre, ce que certainement ils ne peuvent avoir que de celui qui habite en eux, et qui les rend en cela justes et raisonnables. Car nul homme n'est à lui-même ni le principe de son amour, ni l'esprit qui l'inspire, qui l'anime et qui le conduit.

La connaissance de l'ordre, qui  est notre loi indispensable, est mêlée d'idées claires et de sentiments intérieurs. [...] L'ordre comme principe et règle naturelle et nécessaire de tous les mouvements de l'âme, touche, pénètre, convainc l'esprit sans l'ébranler. Ainsi on peut voir l'ordre par idée claire, mais on le connaît aussi par sentiment : parce que Dieu aimant l'ordre, et nous imprimant sans cesse un amour un mouvement pareil au sien ; il est nécessaire que nous soyons instruits par la voie courte et sûre du sentiment, quand nous suivons ou abandonnons l'ordre immuable. Mais il faut prendre garde que le péché rend souvent peu sûre la voie de discerner l'ordre par sentiment ou par instinct : parce que les inspirations secrètes des passions sont de même nature que ce sentiment intérieur. [...] Rien n'est donc plus sûr que la lumière : on ne peut trop s'arrêter aux idées claires ; et quoiqu'on puisse se laisser animer par le sentiment, il ne faut jamais s'y laisser conduire.

Malebranche, Traité de morale, 1ère partie, III et V (1684, 1697, 1707)

Maroy 11/02/15

Forum Universitaire                                        Jacqueline Maroy                                 Séminaire 08

Année 2014-2015                                                                                                 le 11 février 2015

 

Texte 1 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 12

L’archiprêtre de Baillœil, depuis qu’il a pris sa retraite, fréquente assidûment chez les RR. PP. Chartreux de Verchocq. Ce que j’ai vu à Verchocq, c’est le titre d’une de ses conférences à laquelle M. le doyen nous a fait presque un devoir d’assister. Nous avons entendu là des choses très intéressantes, passionnantes même, au ton près, car ce charmant vieil homme a gardé les innocentes petites manies de l’ancien professeur de lettres, et soigne sa diction comme ses mains. On dirait qu’il espère et redoute tout ensemble la présence improbable, parmi ses auditeurs en soutane, de M. Anatole France, et qu’il lui demande grâce pour le bon Dieu au nom de l’humanisme avec des regards fins, des sourires complices et des tortillements d’auriculaire. Enfin, il paraît que cette sorte de coquetterie ecclésiastique était à la mode en 1900 et nous avons tâché de faire un bon accueil à des mots « emporte-pièce » qui n’emportaient rien du tout. (Je suis probablement d’une nature trop grossière, trop fruste, mais j’avoue que le prêtre lettré m’a toujours fait horreur. Fréquenter les beaux esprits, c’est en somme dîner en ville – et on ne va pas dîner en ville au nez de gens qui meurent de faim.)

Texte 2 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 134

– Retiens ce que je vais te dire : tout le mal est venu peut-être de ce qu’il haïssait les médiocres. « Tu hais les médiocres », lui disais-je. Il ne s’en défendait guère, car c’était un homme juste, je le répète. On devrait prendre garde, vois-tu. Le médiocre est un piège du démon. La médiocrité est trop compliquée pour nous, c’est l’affaire de Dieu. En attendant, le médiocre devrait trouver un abri dans notre ombre, sous nos ailes. Un abri, au chaud – ils ont besoin de chaleur, pauvres diables ! « Si tu cherchais réellement Notre-Seigneur, tu le trouverais », lui disais-je encore. Il me répondait : « Je cherche le bon Dieu où j’ai le plus chance de le trouver, parmi ses pauvres. » Vlan ! Seulement, ses pauvres, c’étaient tous des types dans son genre, en somme, des révoltés, des seigneurs.

Texte 2bis : Balzac  La messe de l’athée La comédie humaine vol X page 151

A Paris, quand certaines gens vous voient prêts à mettre le pied à l'étrier, les uns vous tirent par le pan de votre habit, les autres lâchent la boucle de la sous-ventrière pour que vous vous cassiez la tête en tombant ; celui-ci vous déferre le cheval, celui-là vous vole le fouet : le moins traître est celui que vous voyez venir pour vous tirer un coup de pistolet à bout portant. Vous avez assez de talent, mon cher enfant, pour connaître bientôt la bataille horrible, incessante que la médiocrité livre à l'homme supérieur.

Texte 03 : Balzac  La messe de l’athée La comédie humaine vol X page 156

-- Bourgeat, reprit après une pause Desplein visiblement ému, mon second père est mort dans mes bras, me laissant tout ce qu'il possédait par un testament qu'il avait fait chez un écrivain public, et daté de l'année où nous étions venus nous loger dans la cour de Rohan. Cet homme avait la foi du charbonnier. Il aimait la sainte Vierge comme il eût aimé sa femme. Catholique ardent, il ne m'avait jamais dit un mot sur mon irréligion. Quand il fut en danger, il me pria de ne rien ménager pour qu'il eût les secours de l'Eglise. Je fis dire tous les jours la messe pour lui. Souvent, pendant la nuit, il me témoignait des craintes sur son avenir, il craignait de ne pas avoir vécu assez saintement. Le pauvre homme ! il travaillait du matin au soir. A qui donc appartiendrait le paradis, s'il y a un paradis ? Il a été administré comme un saint qu'il était, et sa mort fut digne de sa vie. Son convoi ne fut suivi que par moi. Quand j'eus mis en terre mon unique bienfaiteur, je cherchai comment m'acquitter envers lui ; je m'aperçus qu'il n'avait ni famille, ni amis, ni femme, ni enfants. Mais il croyait ! il avait une conviction religieuse, avais-je le droit de la discuter ? Il m'avait timidement parlé des messes dites pour le repos des morts, il ne voulait pas m'imposer ce devoir, en pensant que ce serait faire payer ses services. Aussitôt que j'ai pu établir une fondation, j'ai donné à Saint-Sulpice la somme nécessaire pour y faire dire quatre messes par an. Comme la seule chose que je puisse offrir à Bourgeat est la satisfaction de ses pieux désirs, le jour où se dit cette messe, au commencement de chaque saison, j'y vais en son nom, et récite pour lui les prières voulues. Je dis avec la bonne foi du douteur : « Mon Dieu, s'il est une sphère où tu mettes après leur mort ceux qui ont été parfaits, pense au bon Bourgeat ; et s'il y a quelque chose à souffrir pour lui, donne-moi ses souffrances, afin de le faire entrer plus vite dans ce que l'on appelle le paradis. » Voilà, mon cher, tout ce qu'un homme qui a mes opinions peut se permettre. Dieu doit être un bon diable, il ne saurait m'en vouloir. Je vous le jure, je donnerais ma fortune pour que la croyance de Bourgeat pût m'entrer dans la cervelle.

Texte 4 :  Georges Bernanos  Monsieur Ouine Poche page 77

Au fond, pense Philippe, leur nature m’embête. Je n’ai jamais aimé que les routes. La route, elle, sait ce qu’elle veut. Non pas demain : aujourd’hui. Aujourd’hui même. »

– Aujourd’hui… répète-t-il en hâtant le pas, comme enivré. Aujourd’hui même ! La belle route ! La chère route ! Vertigineuse amie, promesse immense ! L’homme qui l’a faite de ses mains pouce à pouce, fouillée jusqu’au cœur, jusqu’à son cœur de pierre, puis enfin polie, caressée, ne la reconnaît plus, croit en elle. La grande chance, la chance suprême, la chance unique de sa vie est là, sous ses yeux, sous ses pas, brèche fabuleuse, déroulement sans fin, miracle de solitude et d’évasion, arche sublime lancée vers l’azur. Il l’a faite, il s’est donné à lui-même ce jouet magnifique et sitôt qu’il a foulé la piste couleur d’ambre, il oublie que son propre calcul en a tracé d’avance l’itinéraire inflexible. Au premier pas sur le sol magique arraché par son art à l’accablante, à la hideuse fertilité de la terre, nu et stérile, bombé comme une armure, le plus abandonné reprend patience et courage, rêve qu’il est peut-être une autre issue que la mort à son âme misérable… Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance.

Texte 5 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 9

Ma paroisse est dévorée par l’ennui, voilà le mot. Comme tant d’autres paroisses ! L’ennui les dévore sous nos yeux et nous n’y pouvons rien. Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera, nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre très longtemps avec ça.

L’idée m’est venue hier sur la route. Il tombait une de ces pluies fines qu’on avale à pleins poumons, qui vous descendent jusqu’au ventre. De la côte de Saint-Vaast, le village m’est apparu brusquement, si tassé, si misérable sous le ciel hideux de novembre. L’eau fumait sur lui de toutes parts, et il avait l’air de s’être couché là, dans l’herbe ruisselante, comme une pauvre bête épuisée. Que c’est petit, un village ! Et ce village était ma paroisse. C’était ma paroisse, mais je ne pouvais rien pour elle, je la regardais tristement s’enfoncer dans la nuit, disparaître… Quelques moments encore, et je ne la verrais plus. Jamais je n’avais senti si cruellement sa solitude et la mienne. Je pensais à ces bestiaux que j’entendais tousser dans le brouillard et que le petit vacher, revenant de l’école, son cartable sous le bras, mènerait tout à l’heure à travers les pâtures trempées, vers l’étable chaude, odorante… Et lui, le village, il semblait attendre aussi – sans grand espoir – après tant d’autres nuits passées dans la boue, un maître à suivre vers quelque improbable, quelque inimaginable asile.

Texte 6 : Georges Bernanos :  Nouvelle histoire de Mouchette  Poche  page 140

L’heure qui précède la grand’messe est, comme jadis, une heure de recueillement. Il faut des siècles pour changer le rythme de la vie dans un village français. « Les gens se préparent », dit-on, pour expliquer la solitude de la grande rue, son silence. Se préparer à quoi ? Car personne ne va plus à la grand-messe. N’importe. À neuf heures, le père n’en passe pas moins sa chemise au plastron raide, en jurant le nom de Dieu, la tête enfouie sous la toile qui se déploie avec des craquements bizarres. Et la mère, qui épluche les légumes pour la soupe, a posé soigneusement sur le lit sa jupe de laine noire à grands plis et ses bas.

Texte 7 : Georges Bernanos :  Journal d’un curé de campagne Plon  page 85

J’ai beau être le fils de pauvres gens – ou pour cette raison, qui sait ?… – je ne comprends réellement que la supériorité de la race, du sang. Si je l’avouais, on se moquerait de moi. Il me semble, par exemple, que j’aurais volontiers servi un vrai maître – un prince, un roi. On peut mettre ses deux mains jointes entre les mains d’un autre homme et lui jurer la fidélité du vassal, mais l’idée ne viendrait à personne de procéder à cette cérémonie aux pieds d’un millionnaire, parce que millionnaire, ce serait idiot.

Texte 8 : Thomas Mann  Le docteur Faustus  Albin Michel  page 238

Assis seul dans cette salle, près des fenêtres aux persiennes closes, je lisais à la lueur de ma lampe l’essai de Kierkegaard sur le don Juan de Mozart et devant moi la pièce se déployait dans toute sa longueur.

Et voici, tout à coup, je me sens saisi d’un froid cinglant comme en hiver lorsqu’on est dans une chambre chauffée et que soudain une fenêtre s’ouvre sur le gel du dehors. Mais ce froid ne souffle pas de derrière moi, du côté des fenêtres, il m’assaille par-devant. Je lève les yeux, regarde dans la salle et m’aperçois que Sch. a dû revenir car je ne suis plus seul. Quelqu’un est assis dans la pénombre, sur le sofa de crin placé près de la porte, comme la table du petit déjeuner et les chaises, à peu près au milieu de la pièce ; il est assis au coin du sofa, les jambes croisées, mais ce n’est pas Sch. C’est un autre, plus petit, très loin d’avoir sa prestance et en somme pas un vrai monsieur. Cependant le froid continue de me pénétrer.

Chi è costa ? m’écrié-je, la gorge vaguement nouée, dressé et appuyé des mains aux accoudoirs de mon fauteuil, en sorte que le livre me tombe des genoux et roule à terre. Me répond la voix calme et lente de l’Autre, une voix comme étudiée, agréablement nasillarde.

 — Ne parle qu’allemand ! Parle donc le bon vieil allemand sans palliatifs ni guirlandes. Je comprends cet idiome. C’est précisément ma langue préférée. Il y a mesme des moments où je ne comprends que l’allemand. Au surplus, va quérir ton manteau et aussi ton chapeau et un plaid. Tu vas geler et grelotter, même si tu ne prends pas du mal.

          — Qui donc me tutoie? demandé-je avec emportement.

          — Moi, dit-il, moi, ne t’en déplaise. Ah ! tu t’étonnes, parce que tu ne tutoies personne, pas même ton bouffon, le gentleman, sauf le camarade de jeux de ton enfance, le féal qui t’appelle par ton nom de baptême, d’ailleurs sans réciprocité. Laisse donc. Entre nous, nous avons déjà contracté des liens autorisant le tutoiement.

Maroy 14/01/15

Forum Universitaire                                                            Jacqueline Maroy                                                Séminaire 06                              

Année 202015                                                                     

                                                                                       le 14 janvier 2015

 

Texte 1 :    Georges Bernanos  La France contre les robots  Plon  page 89

               
Lorsque j'écris que les destructeurs de la machine à tisser ont probablement obéi à un instinct divinatoire, je veux dire qu'ils auraient sans doute agi de la même manière s'ils avaient pu se faire alors, par miracle, une idée nette de l'avenir. L'objection qui vient aux lèvres du premier venu, dès qu'on met en cause la Machinerie, c'est que son avènement marque un stade de l'évolution naturelle de l'Humanité ! Mon Dieu, oui, je l'avoue, cette explication est très simple, très rassurante. Mais la Machinerie est-elle une étape ou le symptôme d'une crise, d'une rupture d'équilibre, d'une défaillance des hautes facultés désintéressées de l'homme, au bénéfice de ses appétits ? Voilà une question que personne n'aime encore à se poser. Je ne parle pas de l'invention des Machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines, d'une manière ou d'une autre, ajoute à la puissance matérielle de l'homme, c'est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait nécessaires qu'il devînt chaque jour meilleur. Or, si effronté qu'il soit, aucun apologiste de la Machinerie n'oserait prétendre que la Machinerie moralise. La seule Machine qui n'intéresse pas la Machine, c'est la Machine à dégoûter l'homme des Machines, c'est-à-dire d'une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d'efficience et finalement de profit.

 

Texte 2 :    François Mauriac Mémoires intérieurs Flammarion page 93

Les invectives les plus sanglantes de Bernanos demeurent liées à une nappe souterraine de charité qui a baigné et embrasé toute sa vie. Aussi faut-il nous garder de les isoler, de les séparer de ce secret contexte; lui-même d’ailleurs ne l’a jamais fait. Sur ce point, il ne s’est embarrassé d’aucune contradiction. En ce qui me concerne, je ne sais plus de laquelle des années 30 date une page assez atroce sur mon œuvre, comparée à une cave aux murs suintants d’angoisse. Durant toute cette période, pourtant, je recevais de beaux exemplaires de ses livres, avec des dédicaces dont certaines survolent la simple camaraderie littéraire, comme celle-ci, sur la page de garde des Grands cimetières sous la lune: « Ce livre ne peut passer que par la brèche que vous avez ouverte si courageusement et si noblement. Puissiez-vous ne pas le trouver trop indigne de vous ! De toute mon admiration et de tout mon cœur ». Tous les coups qu’il a pu me porter, il m’en a consolé à son retour du Brésil par ce témoignage que je veux fixer ici et où s’exprime, j’en ai la certitude, sa dernière pensée sur moi, s’il est vrai, comme un témoin me l’a écrit, que durant ses derniers jours il a, dans le même esprit, prononcé mon nom : « Il me semble que beaucoup de choses s’éclaireraient entre nous si nous nous connaissions mieux. Mais il me semble aussi qu’en dépit de tout ce qui nous rapproche, nos jeunesses se sont, il y a bien longtemps, orientées vers la vie de manières trop différentes pour que nous nous comprenions jamais entièrement, même quand nous sommes d’accord sur le fond. Je sais pourtant par expérience combien de fois votre grand nom est prononcé avec le mien par beaucoup d’amis d’outre-mer qui savent peut-être mieux que nous ce que nous sommes l’un à l’autre. C’est dans leur cœur que nous nous trouvons donc unis, en attendant de l’être un jour « dans la douce pitié de Dieu comme dans un éternel matin».

Je nie que la vanité entre pour si peu que ce soit dans la citation que je fais de ce texte. Mais si la liberté de la critique ne doit en aucun cas être mise en cause, les écrivains, quand leur journée touche au déclin, ont le devoir de rendre manifeste cette fraternité qui les unit « dans la douce pitié de Dieu », quoi qu’ils aient pu dire et écrire les uns des autres.

 

Texte 3 :  Georges Bernanos   Les enfants humiliés  Gallimard page 159

M.   Hitler est un désespéré. Si M. Hitler était un réaliste, il aurait depuis longtemps oublié les humiliations d’une enfance pauvre, d’une jeunesse manquée, d’une guerre manquée. Le maître de l’Allemagne est en réalité son esclave: il est, jusque dans l’amertume d’un triomphe jamais égal à ses haines, enchaîné à l’Allemagne de 1918, à la défaite et au déshonneur de son pays. M. Hitler n’est pas un réaliste, parce qu’il vit plus dans le passé que dans le présent, il se venge. Même aujourd’hui, même à cette heure, l’homme fatal fait face aux vivants pour atteindre les morts, il ne se propose même pas la revanche, il use une force immense à la tâche impossible de réparer l’irréparable, comme s’il dépendait de lui que l’Allemagne n’ait jamais été — jamais, jamais, jamais été — cette patiente dérisoire à laquelle le moindre politicien de l’Europe centrale prodiguait les soufflets.

 

Texte 4 :     Georges Bernanos  La France contre les robots  Plon  page 109

Ces sortes de considérations sur la guerre révoltent les imbéciles, je le sais. Les imbéciles veulent absolument considérer cette guerre comme une catastrophe imprévisible, pour la raison, sans doute qu’ils ne l’ont pas prévue. Si, voilà quelque cinquante-cinq ans, n’était pas né en Allemagne un marmot du nom d’Adolphe, et en Italie un autre marmot du nom de Benito, les imbéciles soutiennent imperturbablement que les hommes seraient toujours prêts à interrompre leurs innocents négoces pour tomber dans les bras les uns des autres en pleurant de joie. Les imbéciles savent pourtant très bien que, depuis 1918, l’humanité garde dans le ventre le fœtus de la paix avortée et qu’aucun chirurgien n’a encore réussi à la délivrer de cette infection.

 

Texte 5 :     Georges Bernanos   Les enfants humiliés  Gallimard page 199

J’ai rêvé de saints et de héros, négligeant les formes intermédiaires de notre espèce, et je m’aperçois que ces formes intermédiaires existent à peine, que seuls comptent les saints et les héros. Les formes intermédiaires sont une bouillie, un magma — qui en a pris au hasard une poignée connaît tout le reste, et cette gelée ne mériterait pas même de nom, si les saints et les héros ne lui en donnaient un, ne lui donnaient leur nom d’homme. Bref, c’est par les saints et les héros que je suis, les héros et les saints m’ont jadis rassasié de rêves et préservé des illusions. Je n’ai jamais pris, par exemple, les bigots pour des chrétiens, les militaires pour des soldats, les grandes personnes pour autre chose que des enfants monstrueux, couverts de poils. A qui servent-ils? me demandais-je. Au fond je me le demande encore. Le fait est qu’ils ne m’ont servi à rien. Car voilà justement de quoi faire tiquer les réalistes conseilleurs, voilà ce qui donne à ma pauvre vie un sens — par ailleurs si plate et si bête... On me pressait de devenir un garçon pratique sous peine de crever de faim. Or, ce sont mes rêves qui me nourrissent. Les bigots, les militaires et les grandes personnes en général ne m’ont absolument servi à rien, j’ai dû trouver d’autres patrons, Donissan, Menou-Segrais, Chantal, Chevance, — c’est dans la main de mes héros que je mange mon pain.

 

Texte 6   Georges Bernanos  Dialogues des Carmélites Seuil p 35

Si la croyance en Dieu est universelle, ne faut-il pas qu'il en soit autant de la prière ? Hé bien, ma fille, Dieu a voulu qu'il en soit ainsi, non pas en faisant d'elle, aux dépens de notre liberté, un besoin aussi impérieux que la faim ou la soif, mais en permettant que nous puissions prier les uns à la place des autres . Ainsi chaque prière, fusse-t-elle celle d'un petit pâtre qui garde ses bêtes, c'est la prière du genre humain.

(Court silence.)

Ce que le petit pâtre fait de temps en temps, et par un mouvement de son cœur, nous devons le faire jour et nuit. Non point que nous espérions prier mieux que lui, au contraire. Cette simplicité de l’âme, ce tendre abandon à la Majesté divine qui est chez lui une inspiration du moment, une grâce et comme l’illumination du génie, nous consacrons notre vie à l’acquérir, ou à le retrouver si nous l’avons connu, car c’est un don de l’enfance qui le plus souvent ne survit pas à l’enfance… Une fois sorti de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au long de la nuit on retrouve une autre aurore. Suis-je redevenue enfant ?

Texte 7. : Georges Bernanos, Les enfants humiliés Gallimard page 184

 

Je pense à la tête que ferait quelque ami, venu d’un trait des clairières de Fontainebleau, n’ayant rien vu, rien observé sur sa route, s’il s’éveillait demain matin devant cet horizon sans repères, ce moutonnement à l’infini de verdures paisibles qui ne laissent rien deviner du squelette, et où le moindre éperon rocheux joue le village avec son clocher. — «  Ben quoi,  dirait-il, c’est du taillis. »  — Ce n’est pas du taillis, c’est la forêt sans eau, la forêt martyre, la forêt tantale, mourant de soif dix mois de l’année, au grondement lointain des fleuves et des cataractes… Les braves types qui d’une table de la chère brasserie Lipp regardent, à travers la glace, se noircir le macadam de la place Saint-Germain-des-Prés en regrettant amèrement d’avoir oublié chez eux leur imperméable, ne peuvent s’imaginer ce que c’est qu’entendre ici tomber la pluie, l’entendre sans la voir, respirer son âcre fumée... Je l’écoutais sonner sur le toit — car nous n’avons pas de plafond, rien ne nous cache la haute charpente où la première brise de l’aube, chaque matin, lorsque les tuiles sont encore fraiches, prises entre les poutres et les chevrons, se déchire imperceptiblement comme la soie. Elle n’évoquait nullement l’image familière d’un nuage qui crève, mais plutôt celle d’un fleuve au cours majestueux, ou encore une grande arche liquide entre le ciel et la terre, c’était la réconciliation, la paix, le pardon, l’universelle rémission, un sommeil plus profond et plus doux, une autre nuit dans la nuit.

 

Texte 8 .. :Georges  Bernanos, L’imposture  Poche page 10

La piété du jeune rédacteur de la Vie moderne n’est pas hypocrisie pure : peut-être pourrait-on la dire sincère, car elle a sa source au plus secret de lui-même, dans la crainte obscure du mal, le goût sournois de l’atteindre par un biais, avec le moindre risque. Le peu qu’il a de doctrine politique ou sociale est commandé par ce même besoin pathétique de se livrer à l’ennemi, de livrer son âme. Ce que les niais qui l’entourent appellent indépendance, hardiesse, n’est que le signe visible, bien que méconnu, de sa morose nostalgie de l’abandon total, d’une définitive liquidation de lui-même. Tout ennemi de la cause qu’il prétend servir a déjà son cœur ; toute objection venue de l’adversaire trouve en lui une pensée complice. L’injustice commise envers les siens suscite aussitôt non la révolte, pas même une lâche complaisance, mais dans le double recès de son âme femelle, la haine de l’opprimé, l’ignoble amour du vainqueur.

 

Texte 9  : Georges Bernanos  Journal d’un curé de campagne Plon page 266

Ces soldats-là n’appartenaient qu’à la chrétienté, la chrétienté n’appartient plus à personne. Il n’y a plus, il n’y aura plus jamais de chrétienté. – Pourquoi ? – Parce qu’il n’y a plus de soldats. Plus de soldats, plus de chrétienté. Oh ! vous me direz que l’Église lui survit, que c’est le principal. Bien sûr. Seulement il n’y aura plus de royaume temporel du Christ, c’est fini. L’espoir en est mort avec nous. – Avec vous ? m’écriai-je. Ce ne sont pas les soldats qui manquent ! – Des soldats ? Appelez ça des militaires. Le dernier vrai soldat est mort le 30 mai 1431, et c’est vous qui l’avez tué, vous autres ! Pis que tué : condamné, retranché, puis brûlé. – Nous en avons fait aussi une Sainte… – Dites plutôt que Dieu l’a voulu. Et s’il l’a élevé si haut, ce soldat, c’est justement parce qu’il était le dernier. Le dernier d’une telle race ne pouvait être qu’un Saint. Dieu a voulu encore qu’il fût une Sainte. Il a respecté l’antique pacte de chevalerie. La vieille épée jamais rendue repose sur des genoux que le plus fier des nôtres ne peut qu’embrasser en pleurant. J’aime ça, vous savez, ce rappel discret du cri des tournois : « Honneur aux Dames ! » Il y a là de quoi faire loucher de rancune vos docteurs qui se méfient tant des personnes du sexe, hein ? » La plaisanterie m’aurait fait rire, car elle ressemble beaucoup à celles que j’ai entendues tant de fois au séminaire, mais je voyais que son regard était triste, d’une tristesse que je connais. Et cette tristesse-là m’atteint comme au vif de l’âme, j’éprouve devant elle une sorte de timidité stupide, insurmontable. « Que reprochez-vous donc aux gens d’église ? ai-je fini par dire bêtement. – Moi ? oh ! pas grand-chose. De nous avoir laïcisés. La première vraie laïcisation a été celle du soldat.