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Maroy 08/10/14

Forum Universitaire                             Jacqueline Maroy                                 Séminaire 1

Année 2014-2015                                                                                           le 8 octobre 2014

 

Texte 1 : Bernanos Les enfants humiliés Gallimard page 210

J’ai trouvé en ce pays, sinon la maison de mes rêves, du moins celle qui ressemble le mieux à ma vie, une maison faite pour ma vie. Les portes n’y ont pas de serrures, les fenêtres pas de vitres, les chambres pas de plafond, et l’absence de plafond fait qu’on y découvre tout ce qui dans les autres est caché, le vénérable envers des poutres, poutrelles et chevrons, le pâle or gris taché de rose des douces tuiles usées, les grands pans d’ombre que le jour rogne à peine et qui semble noircir encore à la lumière de nos lampes, la crête inégale des murs où courent des rats fantômes que nous ne voyons jamais ailleurs, qui respectent inexplicablement notre maïs et notre manioc, les extravagantes chauves-souris et ces énormes hannetons noirs, blindés d’acier noir, mais si fragiles que la moindre gouttelette de fly-tox les jette au sol, raide morts, comme des balles. Pour une maison ouverte, on peut dire de cette maison qu’elle est ouverte ! Elle s’ouvre sur un pays lui-même ouvert, béant, où les rares clôtures ne sont que de fil barbelé, un couloir large de quatre cents lieues, long de mille. Vient à nous qui veut, par le chemin qu’il veut, — les vachers en haillons sur leurs hautes selles plus haillonneuses qu’eux-mêmes, avec des harnais de ficelle, l’unique éperon bouclé au pied nu, — les Bayanais couleur de vieux cuir, — les nègres errants couleur de poussière, ou le voisin qui a fait soixante kilomètres à cheval pour ramener une vache ferrée à notre marque et ne demande en retour qu’une assiette de feijâo. Ils arrivent à l’aube, au soir, qu’importe ! Le foyer de briques conserve la braise sur laquelle bout le haricot rouge, et l’eau du rio, dorée par l’argile, reste au frais dans les jarres. Entre ces passants et nous, il n’y a rien, rien qu’un mur de terre qui, du coucher au lever du soleil, aspire par tous les orifices, grands ou petits, l’air nocturne. Nous sommes dans les mains du passant, à sa merci. Le pas des chevaux sans fer ne sonne pas sur les cailloux, les pieds nus trompent jusqu’à la vigilance des chiens. Nous sommes dans les mains du passant comme dans les mains de Dieu. Puissions-nous toujours ensemble, moi et mes livres, être à la merci des passants!

 

Texte 2 : Bernanos  Les grands cimetières sous la lune  livre de poche page 63

 

J’habitais au temps de ma jeunesse, une vieille chère maison dans les arbres, un minuscule hameau du pays d’Artois, plein d’un murmure de feuillage et d’eau vive. La vieille maison ne m’appartient plus, qu’importe ! Pourvu que les propriétaires la traitent bien ! Pourvu qu’ils ne lui fassent pas de mal, qu’elle soit leur amie, non leur chose!... N’importe ! N’importe ! Chaque lundi, les gens venaient à l’aumône, comme on dit là-bas. Ils venaient parfois de loin, d’autres villages, mais je les connaissais presque tous par leur nom. C’était une clientèle très sûre. Ils s’obligeaient même entre eux : « Je suis venu aussi pour un tel, qui a ses «rhumatismes. » Lorsqu’ il s’en était présenté plus de cent, mon père disait : « Sapristi! les affaires reprennent! ... » Oui, oui, je sais bien, ces souvenirs n’ont aucun intérêt pour vous, pardonnez-moi. Je voulais seulement vous faire comprendre qu’on m’a élevé dans 1e respect des vieilles gens, possédants ou non-possédants, des vieilles dames surtout, préjugé dont les hideuses follettes septuagénaires d’aujourd’hui n’ont pu me guérir. Eh bien, en ce temps-là je devais parler aux vieux mendiants la casquette à la main, et ils trouvaient la chose aussi naturelle que moi, ils n’en étaient nullement émus. C’étaient des gens de l’ancienne France, c’étaient des gens qui savaient vivre, et s’ils sentaient un peu fort la pipe ou la prise, ils ne puaient pas la boutique, ils n’avaient pas ces têtes de boutiquiers, de sacristains, d’huissiers, des têtes qui ont l’air d’avoir poussé dans les caves. Ils ressemblaient plus à Vauban, à Turenne, à des Valois, à des Bourbons, qu’à M. Philippe Henriot par exemple — ou à n’importe quel autre bourgeois bien-pensant... Je ne vous apprends rien? Vous êtes du même avis que moi? Tant mieux. Les jeunes gens que je croise chaque jour dans la rue seraient capables de parler spontanément à un vieil ouvrier chapeau bas ?

 

Texte 3 : Bernanos  Les grands cimetières sous la lune livre de poche page104

 

Qu’importe ma vie! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus. Oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de courage, je le tiens de l’être aujourd’hui pour moi mystérieux qui

trottait sous la pluie de septembre, à travers les pâturages ruisselants d’eau, le cœur plein de la rentrée prochaine, des préaux funèbres où l’accueillerait bientôt le noir hiver, des classes puantes, des réfectoires à la grasse haleine, des interminables grand-messes à fanfares où une petite âme harassée ne saurait rien partager avec Dieu que l’ennui —— de l’enfant que je fus et qui est à présent pour moi comme un aïeul.

 

Texte 4 : Bernanos : Les grands cimetières sous la lune  Livre de poche Préface page 6

 

Je ne suis pas un écrivain. La seule vue d’une feuille de papier blanc me harasse l’âme. L’espèce de recueillement physique qu’impose un tel travail m’est si odieux que je l’évite autant que je puis. J’écris dans les cafés au risque de passer pour un ivrogne et peut-être le serais-je en effet si les puissantes Républiques ne frappaient de droits, impitoyablement, les alcools consolateurs. A leur défaut, j’avale à longueur d’année ces cafés-crème douceâtres, avec une mouche dedans. J’écris sur les tables de cafés parce que je ne saurais me passer longtemps du visage et de la voix humaine dont je crois avoir essayé de parler noblement. Libre aux malins, dans leur langage, de prétendre que je l’observe . Je n’observe rien du tout. L’observation ne mène pas à grand-chose. M. Bourget a observé les gens du monde toute sa vie, et il n’en est pas moins resté fidèle à la première image que s’en était formé le petit répétiteur affamé de chic anglais. Ses ducs sentencieux ressemblent à des notaires, et, quand il les veut naturels, il les fait bêtes comme des lévrier
J’écris dans les salles de cafés ainsi que j’écrivais jadis dans les wagons de chemins de fer, pour ne pas être dupe de créatures imaginaires, pour retrouver d’un regard jeté sur l’inconnu qui passe, la juste mesure de la joie ou de la douleur. Non, je ne suis pas écrivain, Si je l’étais, je n’eusse pas attendu la quarantaine pour publier mon premier livre, car enfin vous penserez peut-être avec moi qu’à vingt ans j’aurais pu comme un autre, écrire les romans de M. Pierre Frondaie. Je ne repousse d’ailleurs pas ce nom d’écrivain par une sorte de snobisme à rebours. J’honore un métier auquel ma femme et mes gosses doivent, après Dieu, de ne pas mourir de faim. J’endure même humblement le ridicule de n’avoir encore que barbouillé d’encre cette face de l’injustice dont l’incessant outrage est le sel de ma vie. Toute vocation est un appel — vocatus — et tout appel veut être transmis. Ceux que j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour eux, c’est pour eux que je suis né.

 

Texte 5 : Bernanos : Les grands cimetières sous la lune Livre de poche Préface page 7

 

Compagnons. vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes du royaume de Dieu. Troupe fourbue, troupe harassée, blanche de la poussière de nos routes, chers visages durs dont je n’ai pas su essuyer la sueur, regards qui ont vu le bien et le mal, rempli leur tâche, assumé la vie et la mort, ô regards qui ne se sont jamais rendus ! Ainsi vous retrouverai-je, vieux frères. Tels que mon enfance vous a rêvés. Car j’étais parti à votre rencontre, j’accourais vers vous. Au premier détour, j’aurais vu rougir les feux de vos éternels bivouacs. Mon enfance n’appartenait qu’à vous. Peut-être, un certain jour, un jour que je sais, ai-je été digne de prendre la tête de votre troupe inflexible. Dieu veuille que je ne revoie jamais le. chemins où j’ai perdu vos traces, à l’heure où l’adolescence étend ses ombres. où le suc de la mort, le long des veines, vient se mêler au sang du cœur ! Chemins du pays d’Artois, à l’extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissants sous la pluie de novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes… J’arrivais, je poussais la grille, j’approchais du feu mes bottes rougies par l’averse. L’aube venait bien avant que fussent rentrés dans le silence de l’âme, dans ses profonds repaires, les personnages fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre, Chantal, et vous, vous seul de mes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le visage, mais à qui je n’ai pas osé donner de nom, — cher curé d’un Ambricourt imaginaire. Étiez-vous alors mes maîtres ? Aujourd’hui même, l’êtes-vous? Oh! je sais bien ce qu’a de vain ce retour vers le passé. Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre entrera le premier dans la Maison du Père. Après tout, j’aurais le droit de parler en son nom.