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Raynal-Mony 16/01/15

Forum Universitaire                                                       Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 6

Année 2014-2015

                                                                                   le 16 janvier 2015

Pascal : Les deux infinis

 

Quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu'ils se soutiennent tous entre le néant et l'infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes. Toutes ces vérités ne peuvent se démontrer, et cependant ce sont les fondements et les principes de la géométrie. Mais comme la cause qui les rend incapables de démonstration n'est pas leur obscurité mais au contraire leur extrême évidence, ce manque de preuve n'est pas un défaut, mais plutôt une perfection. D'où l'on voit que la géométrie ne peut définir les objets ni prouver les principes ; mais par cette seule et avantageuse raison, que les uns et les autres sont dans une extrême clarté naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours. [...]

 

Je n'ai jamais connu personne qui ait pensé qu'un espace ne puisse être augmenté. Mais j'en ai vu quelques-uns, très habiles d’ailleurs, qui ont assuré qu'un espace pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité qu'il s'y rencontre. [...] C'est une maladie naturelle à l'homme de croire qu'il possède la vérité directement ; et de là vient qu'il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible ; au lieu qu'en effet il ne connaît naturellement que le mensonge, et qu'il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux. Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition est inconcevable, il faut suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire. [...]  Appliquons cette règle à notre sujet.

 

Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisible à l'infini. On ne peut non plus l'être sans ce principe qu'être homme sans âme. Et néanmoins il n'y en a point qui comprennent une division infinie [...] mais [...] on comprend parfaitement qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue. Qu'y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu'en divisant toujours un espace on arrive enfin à une division telle qu'en la divisant en deux chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu'ainsi ces deux néants d'étendue fissent ensemble une étendue ? [...] Enfin, s'ils trouvent étrange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un grand, qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites à mesure, et qu'ils regardent le firmament au travers d'un petit verre, pour se familiariser avec cette connaissance, en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre. [...] Il suffit de dire à des esprits clairs en cette matière que deux néants d'étendue ne peuvent pas faire une étendue. [...]

 

Euclide définit ainsi les grandeurs homogènes : « Les grandeurs, dit-il, sont dites être de même genre, lorsque l'une, étant plusieurs fois multipliée, peut arriver à surpasser l'autre. » Et puisque l'unité peut, étant multipliée plusieurs fois, surpasser quelque nombre que ce soit, elle est de même genre que les nombres précisément par son essence et par sa nature immuable. [...] Il n'en est pas de même d'un indivisible à l'égard d'une étendue ; il diffère de genre, par la même définition, puisqu'un indivisible multiplié autant de fois qu'on voudra, est si éloigné de pouvoir surpasser une étendue, qu'il ne peut jamais former qu'un seul et unique indivisible. [...] Un indivisible est ce qui n'a aucune partie, et l'étendue est ce qui a diverses parties séparées. Sur ces définitions, je dis que deux indivisibles étant unis ne font pas une étendue [...], parce qu'ils ne sont pas du même genre. [...] Mais si l'on veut prendre dans les nombres une comparaison, il faut que ce soit le rapport du zéro aux nombres ; car le zéro n'est pas du même genre que les nombres, parce qu'étant multiplié, il ne peut les surpasser ; de sorte que c'est un véritable indivisible de nombre, comme l'indivisible est un véritable zéro d'étendue. Et on en trouvera un [rapport] pareil entre le repos et le mouvement, et entre un instant et le temps ; [...] car toutes ces  grandeurs sont divisibles à l'infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu'elles tiennent toutes le milieu entre l'infini et le néant.

 

Voilà l'admirable rapport que la nature a mis entre ces choses, et les deux merveilleuses infinités, qu'elle a proposées aux hommes, non pas à concevoir mais à admirer ;  [...] ces deux infinis, quoique infiniment différents, sont néanmoins relatifs l'un à l'autre, de sorte que la connaissance de l'un mène nécessairement à la connaissance de l'autre. [...] Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la créance que l'espace n'est pas divisible à l'infini, ne peuvent rien prétendre aux démonstrations géométriques ; et, quoiqu'ils puissent être éclairés en d'autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci ; car on peut aisément être très habile homme et mauvais géomètre. Mais ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d'étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s'estimer à son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie.

 

PASCAL, De l'esprit géométrique, section I (1657) ; GF-Flammarion, 1985 p. 76-84

Raynal-Mony 05/12/14

Forum Universitaire                                                          Gérard Raynal-Mony                                 Séminaire 4

Année 2014-2015

                                                                                       le 5 décembre 2014

Descartes à Henry More

 

1. - Votre première difficulté est sur la définition du corps que j'appelle une substance étendue, plutôt que sensible, tangible ou impénétrable. Mais en disant une substance sensible, vous ne la définissez que par le rapport qu'elle a à nos sens, ce qui n'en explique qu'une propriété, au lieu  de comprendre l'essence entière des corps qui, pouvant exister quand il n'y aurait nul homme, ne dépend pas de nos sens. [...] Donc on ne définit pas bien le corps comme une substance sensible. [...]

Mais Dieu, dites-vous, un ange et tout ce qui subsiste par soi-même est étendu, ainsi votre définition est plus large que ce qui est défini. Je n'ai pas coutume de discuter sur les mots [...] Par un être étendu, on peut distinguer par l'imagination plusieurs parties d'une grandeur déterminée et figurée, dont l'une n'est pas l'autre ; l'imagination peut en mettre l'une à la place de l'autre, sans que l'on puisse en imaginer deux à la fois dans le même lieu. On n'en saurait dire autant de Dieu ni de notre âme, ni l'un ni l'autre ne sont imaginables, ils sont seulement intelligibles ; et on ne saurait les séparer en parties qui auraient des grandeurs et des figures déterminées [...] Nulle substance incorporelle ne saurait être étendue au sens propre, on ne peut les concevoir que comme une certaine vertu ou force. Si quelques-uns confondent l'idée de substance avec la chose étendue, cela vient du préjugé où ils sont que tout ce qui existe ou est intelligible, est en même temps imaginable. En effet, rien ne tombe sous l'imagination qui ne soit en même temps étendu. [...] Il n'y a d'étendue que dans les choses qui tombent sous l'imagination, comme ayant des parties distinctes les unes des autres. [...]

2. - A l'égard de votre seconde difficulté, si nous examinons ce qu'est cet être étendu que j'ai décrit, nous trouverons que ce n'est autre chose que l'espace, que l'on croit d'ordinaire être quelquefois plein, quelquefois vide, quelquefois réel, d'autres fois imaginaire. [...] Comme je faisais attention que des propriétés réelles ne pouvaient se trouver que dans un corps réel, j'ai osé assurer qu'il n'y avait aucun espace absolument vide et que tout être étendu était véritablement corps. En quoi je n'ai pas fait difficulté d'être d'un sentiment contraire à celui de ces grands hommes dont vous parlez, Épicure, Démocrite et Lucrèce ; car j'ai bien vu que, loin de s'attacher à des raisons solides, ils ont suivi les préjugés communs de l'enfance ; car bien que nos sens ne nous représentent pas toujours les corps extérieurs tels qu'ils sont, mais dans le rapport qu'ils ont avec nous, et selon qu'ils peuvent nous être utiles ou nuisibles, nous avons pourtant tous jugé dans notre enfance qu'il n'y a dans le monde que ce que les sens nous représentent, qu’il n'y avait pas de corps qui ne fût sensible, et que tout lieu où nous ne sentons rien était vide. Puisque Épicure, Démocrite et Lucrèce ont partagé ce préjugé comme les autres, je ne dois rien à leur autorité. Mais je suis surpris qu'avec toute votre pénétration d'esprit et voyant d'ailleurs que vous ne sauriez nier qu'en tout espace il n'y ait quelque substance, puisqu'il a toutes les propriétés de l'étendue, vous préfériez dire que l'étendue divine remplit l'espace où il n'y a nul corps, que d'avouer qu'il ne peut y avoir aucun espace sans corps. [...] Voyant qu'il répugne à ma manière de concevoir qu'on ôte tout corps d'un vase, et qu'il y reste cependant une étendue que je ne conçois pas autrement que je concevais auparavant le corps qui y était contenu, je dis qu'il implique contradiction qu'une telle étendue y reste après que le corps en a été ôté ; par conséquent les côtés du vase doivent se rapprocher, ce qui s'accorde avec mes autres opinions. [...]

3. - C'est dans le même sens que je juge contradictoire de dire qu'il y ait des atomes que l'on conçoive étendus, et en même temps indivisibles, parce que, bien que Dieu ait pu les former tels qu'aucune créature ne peut les diviser, nous ne pouvons comprendre qu'il ait pu se priver de la faculté de les diviser lui-même. [...] Or nous concevons que la division d'un atome est une chose possible, puisque nous le concevons étendu ; ainsi, si nous jugeons que Dieu ne peut les diviser, nous jugerons qu'il ne peut pas faire ce que nous concevons pourtant être possible. [...] A l'égard de la divisibilité de la matière, bien que je ne puisse compter toutes les parties en quoi elle est divisible, et que par conséquent je dise que leur nombre est indéfini, cependant je ne saurais assurer que Dieu ne puisse jamais terminer cette division, car je sais que Dieu peut faire plus que je ne saurais comprendre.

4. - Ne regardez pas comme une modestie affectée, mais comme une sage précaution, lorsque je dis qu'il y a certaines choses plutôt indéfinies qu'infinies ; car il n'y a que Dieu seul que je conçoive positivement infini. Pour le reste, comme l'étendue du monde, le nombre des parties divisibles de la matière et autres semblables, j'avoue ingénument que je ne sais pas si elles sont absolument infinies ou non ; ce que je sais, c'est que je n'y connais aucune fin, et à cet égard, je les appelle indéfinies. Et bien que notre esprit ne soit ni la règle des choses ni celle de la vérité, du moins doit-il l'être de ce que nous affirmons ou nions. [...] Mais pour lever tous vos scrupules, lorsque je dis que l'étendue de la matière est in[dé]finie, je crois que cela suffit pour empêcher qu'on ne s'imagine un lieu au-delà d'elle, où les petites parties de mes tourbillons puissent s'échapper ; car, où que l'on conçoive ce lieu-là, il y a selon moi quelque matière, parce qu'en disant qu'elle est étendue d'une manière indéfinie, je dis qu'elle s'étend au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir.

Descartes, lettre à Henry More (extraits), le 5 février 1649

Maroy 19/11/14

Forum Universitaire                                                           Jacqueline Maroy                     Séminaire 03

Année 2014-2015                                                             le 19 novembre 2014

 

Texte 1  Céline  Voyage au bout de la nuit Folio page 87  

      

 —  Est-ce vrai que vous soyez réellement devenu fou, Ferdinand ? me demande-t-elle un jeudi.

 —  Je le suis ! avouai-je.

 —  Alors, ils vont vous soigner ici ?

 —  On ne soigne pas la peur, Lola.

 —  Vous avez donc peur tant que ça ?

 —  Et plus que ça encore, Lola, si peur, voyez-vous, que si je meurs de ma mort à moi, plus tard, je ne veux surtout pas qu’on me brûle ! Je voudrais qu’on me laisse en terre, pourrir au cimetière, tranquillement, là, prêt à revivre peut-être... Sait-on jamais ! Tandis que si on me brûlait en cendres, Lola, comprenez-vous, ça serait fini, bien fini... Un squelette, malgré tout, ça ressemble encore un peu à un homme… C’est toujours plus prêt à revivre que des cendres... Des cendres, c’est fini !... Qu’en dites-vous ? ... Alors, n’est-ce pas, la guerre…

 —  Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand !  Vous êtes répugnant comme un rat...

 —  Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans... Je ne la déplore pas moi... Je ne me résigne pas moi... Je ne pleurniche pas dessus moi... Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir.

 —  Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand ! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger...

 — Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent ans ?… Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?... Non, n’est-ce pas ?... Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papiers devant nous, que votre crotte du matin... Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola ! Pour absolument rien du tout, ces crétins ! Je vous l’affirme ! La preuve est faite ! Il n’y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d’ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse à présent, sera complètement oubliée... A peine si une douzaine d’érudits se chamailleront encore par-ci, par-là, à son occasion et à propos des dates des principales hécatombes dont elle fut illustrée... C’est tout ce que les hommes ont réussi jusqu’ici à trouver de mémorable au sujet les uns des autres à quelques siècles, à quelques années et même à quelques heures de distance... Je ne crois pas à l’avenir, Lola...

Lorsqu’elle découvrit à quel point j’étais devenu fanfaron de mon honteux état, elle cessa de me trouver pitoyable le moins du monde... Méprisable elle me jugea, définitivement.

Elle résolut de me quitter sur-le-champ. C’en était trop. En la reconduisant jusqu’au portillon de notre hospice ce soir-là, elle ne m’embrassa pas.

 

Texte 2  La Bruyère Les caractères Thersite Les grands page 199

 

S'il est vrai qu'un grand donne plus à la fortune lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler dans les ris, le plaisir et l'abondance, qu'un particulier qui ne risque que des jours qui sont misérables, il faut avouer aussi qu'il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute réputation. Le soldat ne sent pas qu'il soit connu ; il meurt obscur et dans la foule : il vivait de même, à la vérité, mais il vivait ; et c'est l'une des sources du défaut de courage dans les conditions basses et serviles. Ceux au contraire que la naissance démêle d'avec le peuple et expose aux yeux des hommes, à leur censure et à leurs éloges, sont même capables de sortir par effort de leur tempérament, s'il ne les portait pas à la vertu ; et cette disposition de cœur et d'esprit, qui passe des aïeuls par les pères dans leurs descendants, est cette bravoure si familière aux personnes nobles, et peut-être la noblesse même.
Jetez-moi dans les troupes comme un simple soldat, je suis Thersite ; mettez-moi à la tête d'une armée dont j'aie à répondre à toute l'Europe, je suis ACHILLE.

Texte 3 : Bernanos Nouvelle histoire de Mouchette Poche page 180

        

Observée de près, l’eau semblait claire. La vase du fond était d’un gris presque vert, douce aux yeux comme un velours.

Mais mille fois plus douce la voix qui parlait au cœur de Mouchette. Est-ce voix qu’il faut dire? Mouchette écoutait cette voix à peu près comme un animal celle de son maître, qui l’encourage et l’apaise. Elle ressemblait à la voix de la vieille sacristine, mais aussi à celle d’Arsène, et parfois même elle prenait l’accent de Madame. Cette voix ne parlait naturellement aucun langage. Elle n’était qu’un chuchotement confus, un murmure, et qui allait s’affaiblissant. Puis elle se tut tout à fait.

Mouchette se laissa glisser sur la côte jusqu’à ce qu’elle sentît le long de sa jambe et jusqu’à son flanc la douce morsure de l’eau froide. Le silence qui s’était fait soudain en elle était immense. C’était celui de la foule qui retient son haleine lorsque l’équilibriste atteint le dernier barreau de l’échelle vertigineuse. La volonté défaillante de Mouchette acheva de s’y perdre. Pour obéir, elle avança un peu plus, en rampant, une de ses main posées contre la rive. La simple pression de sa paume suffisait à maintenir son corps à la surface de l’eau, pourtant peu profonde. Un moment, par une sorte de jeu sinistre, elle renversa la tête en arrière, fixant le point le plus haut du ciel. L’eau insidieuse glissa le long de sa nuque, remplit ses oreilles d’un joyeux murmure de fête. Et, pivotant doucement sur les reins, elle crut sentir la vie se dérober sous elle tandis que montait à ses narines l’odeur même de la tombe.

 

Texte 4 Céline  Voyage au bout de la nuit Folio page 367 

       

« Ah ! qu’il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T’en fais pas va ma chère femme ! Il faut bien te consoler !... Ça s’arrangera... Tout s’arrange dans la vie... Et puis d’ai1leurs, qu’il lui disait encore, j’ai justement retrouvé hier dans des vieux papiers d‘un ami à moi une certaine lettre que Plutarque envoyait lui aussi à sa femme dans des circonstance tout à fait pareilles aux nôtres... Et que je l’ai trouvée si joliment bien tapée sa lettre ma chère femme, que je te l’envoie sa lettre !... C’est une belle lettre ! D’ailleurs je ne veux pas t’en priver plus longtemps, tu m’en diras des nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin !… Ma chère épouse ! Je te l’envoie la belle lettre ! Elle est un peu là comme lettre celle de Plutarque !... On peut le dire ! Elle a pas fini de t’intéresser !… Ah non ! Prenez-en connaissance ma chère femme ! Lisez-la bien ! Montrez-la aux amis. Et relisez-la encore ! Je suis bien tranquille à présent ! Je suis certain qu’elle va vous remettre d’aplomb !... Vostre bon mari. Michel. » Voilà que je me dis moi, ce qu’on peut appeler du beau travail. Sa femme devait être fière d’avoir un bon mari qui s‘en fasse pas comme son Michel. Enfin, c’était leur affaire à ces gens. On se trompe peut-être toujours quand il s’agit de juger le cœur des autres. Peut-être qu’ils avaient vraiment du chagrin? Du chagrin de l’époque ?

 

Texte 5  Céline :  Voyage au bout de la nuit Folio page 430 

       

Maintenant qu’il nous avait rejoints dans notre angoisse il ne savait plus trop comment faire le curé, pour avancer à la suite de nous quatre dans le noir. Un petit groupe. Il voulait savoir combien qu’on était déjà dans l’aventure? Où que c’était que nous allions? Pour pouvoir, lui aussi, tenir la main des nouveaux amis vers cette fin qu’il nous faudrait bien atteindre tous ensemble ou jamais. On était maintenant du même voyage. Il apprendrait à marcher dans la nuit le curé, comme nous, comme les autres. Il butait encore. Il me demandait comment il devait s’y prendre pour ne pas tomber. Il n’avait qu’à pas venir s’il avait peur! On arriverait au bout ensemble et alors on saurait ce qu’on était venu chercher dans l’aventure. La vie c’est ça, un bout de lumière qui finit dans la nuit.

Et puis peut-être qu’on ne saurait jamais, qu’on trouverait rien. C’est ça la mort.

 

Texte 6 Céline Voyage au bout de la nuit Folio page 622

        

Et je restais, devant Léon, pour compatir et jamais j’avais été aussi gêné. J’y arrivais pas... Il ne me trouvait pas... Il en bavait... Il devait chercher un autre Ferdinand, bien plus grand que moi, bien sûr, pour mourir, pour l’aider à mourir plutôt, plus doucement. Il faisait des efforts pour se rendre compte si des fois le monde aurait pas fait des progrès. Il faisait l’inventaire, le grand malheureux, dans sa conscience... S’ils avaient pas changé un peu les hommes, en mieux, pendant qu’il avait vécu lui, s’il avait pas été des fois injuste sans le vouloir envers eux... Mais il n’y avait que moi, bien moi, moi tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres. De ça, j’en avais pas, ou vraiment si peu que c’était pas la peine de le montrer. J’étais pas grand comme la mort, moi. J’étais bien plus petit j’avais pas la grande idée humaine moi. J’aurais même je crois senti plus facilement du chagrin pour un chien en train de crever que pour lui Robinson, parce qu’un chien c’est pas malin, tandis que lui il était un peu malin malgré tout Léon. Moi aussi j’étais malin, on était des malins... Tout le reste était parti au cours de la route et ces grimaces mêmes qui peuvent encore servir auprès des mourants, je les avais perdues, j’avais tout perdu décidément au cours de la route, je ne retrouvais rien de ce qu’on a besoin pour crever, rien que des malices. Mon sentiment c’était comme une maison où on ne va qu’aux vacances. C’est à peine habitable. Et puis aussi c’est exigeant un agonique. Agoniser ne suffit pas. Il faut jouir en même temps qu’on crève, avec les derniers hoquets faut jouir encore, tout en bas de la vie, avec l’urée plein les artères.

 

Texte 7  Fernandez Ramon  poche page 349  

    

Ah ! cher ami! inoubliable! Au-dessus de toutes mes prévisions, une des grandes choses de ma vie: le Dr Destouches. Dès son entrée, l’on est sûr d’être face d’un demi-dieu. D’abord un visage superbe, comme sculpté par le ciseau de Michel-Ange dans le marbre. Une tristesse! Un regard! Un regard qui fait le tour de la douleur humaine... Des mains très soignées, de médecin bien tenu, mais des cheveux tordus comme un nœud de vipères, rugueux, une gorgone, une tête de damné pour le Jugement Dernier de la Sixtine… Quelque chose de sublime et d’effrayant, cette tristesse.

Raynal-Mony 10/10/14

Forum Universitaire                                                      Gérard Raynal-Mony                            Séminaire 1

Année 2014-2015

                                                                                    le 10 octobre 2014

 

 

Le modèle mécanique à l'Âge classique

 

La révolution scientifique change la vision du monde des Européens du XVII° s., elle exige des esprits qui participent et réfléchissent aux découvertes, elle suscite la création des académies et l'intérêt grandissant des États [1]. Depuis qu'au moyen de la géométrie Kepler a établi les premières lois de l'astronomie, et que Galilée a créé la science du mouvement, la question se pose de savoir, si tout dans la nature est réglé par les propriétés mécaniques de la matière. Descartes et les cartésiens font du modèle mécanique le fondement de la science nouvelle, Leibniz et Newton en montreront les limites et le compléteront. Mais en dépit des débats et des controverses, le mécanisme se renforcera tout au long du siècle.1

 

Le modèle mécanique en physique

Galilée a mis en évidence la structure mathématique de l'univers [2]. Son idée de la nouvelle physique postule l'intelligibilité mathématique du mouvement, et pose l'homogénéité du monde céleste et terrestre. Finie la bipartition aristotélicienne en un monde supralunaire constitué d'êtres éternels et immuables et un monde sublunaire composé d'êtres temporaires et altérables. Pour étudier la nature, le physicien se concentre sur la matière, en faisant abstraction de toute idée d'âme, de finalité et de vie. Sous cet angle, les phénomènes s'expliquent par les seules lois de la matière et du mouvement. Les Discours (1638) de Galilée répondent à cette exigence (la résistance des matériaux, la chute des corps et la trajectoire des projectiles).

Le père Mersenne est en France le propagateur de la mécanique galiléenne. Descartes la reprend à son compte et impose un modèle géométrique à toute la nature. Son Monde (1629-1633) ne considère que les grandeurs, les figures et les mouvements [3]. Il pense en métaphysicien et en mathématicien, et a l'audace d'affirmer, contre les indications de nos sens, que la science de la nature doit se construire a priori comme la géométrie [4]. Les grands principes de sa conception unifiée sont [5] 1) la création du mouvement et sa conservation par Dieu (une fois lancé, le mouvement n'est plus jamais produit) ; 2) le principe d'inertie ; 3) les lois de rencontre des corps. Selon le mécanisme, le mouvement ne se transmet et ne se modifie que par choc ou pression des corps. L'impulsion est le seul mode accepté de communication du mouvement. En outre, Descartes réduit la matière à l'étendue, identifie la nature et la matière, et opère une distinction réelle de l'esprit et de la matière. De là il déduit un concept unifié de la matière homogène (substance étendue en longueur, largeur et profondeur), un concept unifié de la nature (qui n'est que matière) et une conception unitaire de la physique. Pour construire la nouvelle physique, Descartes ajoute aux déterminations géométriques des corps (figure et situation) une détermination cinématique (quantité de mouvement transmis par une masse mobile : mv). Les lois de la nature sont les règles qui régissent le mouvement dans la matière, et sont formulables en langage mathématique.

 

Mécanisme et finalité

Le mécanisme se suffirait-t-il à lui-même ? Un cartésien a tendance à répondre oui, Leibniz et les tenants de la théologie naturelle répondent non. Les réponses dépendent de la manière d'articuler mécanisme et finalité. Galilée et Descartes construisent un modèle mécaniste pur. D'autres philosophes et savants (surtout les  membres de la Royal Society) sondent des voies plus proches de l'expérience. Selon l'option choisie, l'organisation du monde et du vivant peut être abordée, soit par la recherche des causes efficientes, soit par celle des causes finales. La recherche des causes efficientes est souvent pensée comme prioritaire pour expliquer les phénomènes. Mais déjà Socrate n'en était pas satisfait (Phédon) : aussi avait-il recours à la recherche des causes finales pour unifier les schémas mécaniques en place et leur donner un sens. Leibniz reprend l'argumentation de Socrate pour dire son désaccord avec les « nouveaux philosophes » qui vont trop loin en confondant corps naturels et corps artificiels (Descartes, Principes IV, 203), faisant ainsi de la nature l'atelier d'un ouvrier. Leibniz tente de réhabiliter la recherche des causes finales, car il voit dans la finalité un moyen de réguler l'essor du mécanisme [6]. Toutefois, l'alliance des deux méthodes est compromise par l'indépendance grandissante de la physique vis-à-vis de l'idée de finalité.

Surtout Descartes affirme l'autosuffisance des schèmes mécanistes et s'applique à exclure les causes finales [7]. Il tient à ce que la science se fonde sur une unique méthode. Le seul concept opératoire qu'il admet en physique comme en science de la vie est la substance étendue. L'organisme vivant étant matériel, il n'a pour essence que l'étendue. Le corps vivant n'est qu'une espèce de corps parmi d'autres, il n'en diffère que par l'organisation mécanique. La conservation et la santé ne sont pas des propriétés spécifiques du vivant, elles ne relèvent que des lois de la matière et du mouvement. La machine animale est conçue comme une disposition mécanique d'organes et de membres. Descartes assimile le corps vivant à une montre qui fonctionne bien et le corps mort à une montre  rompue [8]. La vie est une combinaison précaire de mouvements mécaniques. L'âme n'en est pas la cause, comme le pensaient les Anciens. Au contraire, c'est parce qu'une modification est intervenue dans la machine corporelle que, pour l'homme qui est le seul à posséder une âme, l'âme se retire. Mais si l'animal n'est qu'un agrégat de matière, d'où lui vient son individualité et son unité organique ?

Descartes définit l'unité d'un corps par le mouvement : un corps, c'est tout ce qui est transporté ensemble (Principes II. 26). Le corps n'aurait-il aucune unité propre ? Et comment le mouvement se transmet-il au corps ? Ces questions sont la pierre d'achoppement du cartésianisme. Les cartésiens donnent diverses réponses, en y mêlant des conceptions atomistes comme celles de Gassendi. Néanmoins, le mécanisme triomphe à la fin du XVII° s. La nature est alors vue comme une immense machine qu'on pourrait fabriquer, si ce n'est dans son être, du moins dans ses lois. Connaître, ce n'est plus contempler les essences éternelles, c'est fabriquer, l'esprit tourné vers la réussite technique (Francis Bacon). Même les critiques du mécanisme ne négligent pas les effets pratiques de la physique, et admettent que seule la mathématisation du mouvement peut la faire progresser.

 

Limites du mécanisme

Dans les Principia (1687), Newton nomme attractions les forces centripètes, par lesquelles les corps sphériques tendent l'un vers l'autre, et non pas impulsions comme le faisaient ses adversaires cartésiens [9]. Or lui aussi pense qu'une force physique ne peut pas agir sans contact. Mais le terme impulsion suggère que le monde est totalement régi par le mécanisme : il concède trop aux cartésiens. Newton subodore dans le mécanisme intégral un ferment d'athéisme. Certes il trouve la formule mathématique de la force d'attraction, mais il ne parvient pas à lui assigner une cause. Il ne se prononce pas sur la nature de l'attraction, mais elle ne saurait être en aucun cas une force occulte de certains corps. Ce doit être une force universelle dont les effets sont quantifiables. Son statut énigmatique amène Newton à réintroduire dans la nature et en philosophie naturelle la présence d'un « Dieu vivant, tout-puissant et omniscient » (Scholie général, 411) dont l'espace serait l'organe sensoriel (sensorium dei). Quoi qu'il en soit, la dynamique de Newton présente une autre cause de mouvement que la pure mécanique, une cause qui renoue avec les intuitions de  W. Gilbert et de Kepler. La gravitation universelle complète donc le modèle mécanique qui ne connaissait que le choc ou l'impulsion n'agissant que par contact. La synthèse newtonienne propose un nouveau modèle de mathématisation qui unifie la science du mouvement, en englobant d'autres mouvements que ceux produits par le choc et l'impulsion.

A la même époque, Leibniz corrige les lois cartésiennes du choc : ce qui se conserve, ce n'est pas la quantité de mouvement (mv), mais la force vive (énergie cinétique), c'est-à-dire une certaine efficience du mobile (mv²). L'essence du corps ne consiste pas dans l'étendue, mais dans la force. Le corps résiste au mouvement et le transmet parce qu'il fonctionne comme un ressort. Les phénomènes d'élasticité montrent que le corps absolument dur supposé par Descartes n'existe pas. Le mouvement ne se définit pas par le seul changement de lieu, ce n'est là que l'effet apparent de la force mouvante. Par ailleurs, Leibniz joint au concept d'animal-machine celui d'organisme, dont il fonde l'unité en recherchant les causes finales. Il réintroduit les causes finales, mais reconnaît l'effectivité du mécanisme [10]. Il tente de faire admettre la complémentarité du mécanisme et de la finalité. Pour penser l'unité de la nature, il opère l'union des deux méthodes (par les causes finales et les causes efficientes). En postulant que la simplicité des lois de la nature reflète les desseins du Créateur, il œuvre pour une union de la science et de la théologie naturelle. Et puisqu'il admet que la nature reflète la perfection divine, il peut aussi poser que la nature, en agissant avec économie, exprime la sagesse du Créateur. En physique, il introduit les causes finales, en utilisant les procédés d'optimisation qu'offre la méthode des maxima et minima (1684). Leibniz et Newton ont limité la portée du modèle mécanique par des voies différentes. Mais entre temps, le mécanisme a montré sa fécondité : il a fondé la science classique et il annonce la mécanique analytique.

 

La notion d'infini dans le mouvement

L'analyse du mouvement selon le modèle mécaniste inscrit la notion d'infini dans le monde et dans la pensée. Mais l'infini à penser dans le mouvement est source de soucis, car il ne se laisse saisir pleinement ni par les sens ni par l'esprit.

 

 

L'infini à penser

Comment penser le mouvement - son commencement, sa continuité et sa fin - sans retomber dans les paradoxes de Zénon ? Galilée et ceux qui ont cherché à rendre le mouvement intelligible par la géométrie n'ont cessé de se heurter à la question de l'infini [11]. Pascal aussi reconnaît que l'analyse du mouvement ne peut pas éluder la notion d'infini [12]. Mais de leur côté, les physiciens récusent le raisonnement mathématique, fondé sur les divisions à l'infini des vitesses, des espaces parcourus et des temps de chutes. Hartsoeker en fait la remarque dans une lettre à Leibniz [13]. Le fait de considérer le mouvement sans pause, sans discontinuité, apparaît donc au XVII° s. comme un choix théorique risqué ; mais c'est un choix décisif. Car si le mouvement n'est pas étudié dans sa continuité, c'est la possibilité même de sa formalisation mathématique qui s'évanouit.

Pour lever les difficultés, Leibniz édifie une théorie purement rationnelle du mouvement (Theoria motus abstracti, 1671). Il part de l'idée que le mouvement est continu, non entrecoupé de petits repos, comme l'envisageaient les atomistes. Or s'il est continu, le mouvement est non seulement divisible à l'infini, mais effectivement divisé, en ce sens que tout continu comporte une infinité de parties en acte. Et pourtant, il est impossible de penser un minimum dans l'espace ou le temps, car un tel minimum implique contradiction. En effet, il y aurait autant de minima dans la partie que dans le tout, puisque toute partie de même espèce que le tout est encore infiniment divisible. Leibniz échappe à ce dilemme en s'inspirant de la géométrie des indivisibles de Bonaventura Cavalieri (Geometria indivisibilibus, 1635). Il doit bien exister des indivisibles, sans quoi ni le début ni la fin du mouvement ne seraient concevables. Un commencement doit appartenir au mouvement, à l'espace et au temps, sans être lui-même divisible. Il y a donc des indivisibles, constitutifs du commencement, et pourtant hétérogènes à ce qu'ils constituent. Ici, Leibniz introduit des êtres mathématiques : le commencement de l'espace (le point), du mouvement (l'effort), du temps (l'instant) [14]. L'indivisible du mouvement bloque la régression à l'infini qui empêchait de penser le début ou la fin du mouvement. Récapitulons, toute tentative de penser mathématiquement le début du mouvement fait surgir la notion d'infini. Analyser la continuité du mouvement, c'est faire entrer l'infini dans le monde. Dans cette perspective, le projet de géométrisation du mouvement retrouve inévitablement la thèse de l'infini que Bruno avait affirmée de façon péremptoire et sans la démontrer. Mais la notion d'infini reste aussi incompréhensible qu'avant.

 

L'infini impensable

Pascal souligne à dessein notre impossibilité de comprendre l'infini. Notre esprit n'est pas à même de saisir la double infinité qui se rencontre dans les choses. Nous ne pouvons donc pas pénétrer pleinement la nature des choses. Le monde est infini, traversé par l'infini, mais l'infini n'est pas de notre monde : nous ne pouvons ni le percevoir ni le concevoir, mais seulement le contempler [15]. L'infini dans la nature est hors de notre portée. Le concept mathématique de l'infini ne parle donc pas le véritable langage de la nature. Galilée le reconnaît, tout comme son ami Cavalieri [16]. Descartes se tire d'affaire en construisant son opposition infini / indéfini qu'il formule dans les Principes de la philosophie. Il réserve à Dieu seul le nom d'infini, et introduit l'indéfini comme l'unique domaine à l'intérieur duquel la pensée humaine peut se déployer [17].

La finitude de la pensée humaine, confrontée à l'infinitude du Créateur, empêche notre connaissance de s'accomplir pleinement. Dans ces conditions, la visée ontologique du projet de géométrisation de la nature perd son sens. Impossible de lire et de comprendre l'infini dans la nature, donc de pénétrer entièrement l'essence des choses. Ainsi, une déchirure traverse le champ des savoirs. On trouve, d'un côté, la science du mouvement avec le retour incessant de la raison vers une certaine idée de l'infini ; et de l'autre, l'impossibilité de penser l'infini avec l'obligation pour l'esprit humain de rester dans les limites de sa finitude.

Pour réduire cette tension, Fontenelle distingue l'infini métaphysique et l'infini géométrique. Il appelle infini métaphysique l'idée d'une grandeur sans bornes, qui comprend tout et hors de laquelle il n'y a rien (Dieu, chez saint Anselme) ; et il nomme infini géométrique une grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais pas plus grande que toute grandeur [18]. L'infini géométrique est un pur être de raison, indépendant de l'infini métaphysique. Il ne relève que de la cohérence du système auquel il appartient. Il est conçu comme un concept spécifique dont le contenu ne peut être déterminé qu'à l'intérieur du discours mathématique. Dès lors que les liens entre l'infini mathématique et le divin sont dénoués, la réflexion géométrique peut penser un infini, ou plusieurs, en dehors de tout discours consacré à Dieu. Ainsi, la séparation des disciplines supprime l'inquiétude sous-jacente à l'idée d'un infini ontologique, et laisse émerger un concept heuristique pour guider la recherche des lois de la nature.

 

La science classique en formation

A l'aube du XVIII° siècle, on n'observe pas de rupture analogue à celle observée après le Moyen Âge ou la Renaissance, mais plutôt la poursuite d'un rationalisme ambitionnant de saisir la vérité des choses. Philosophes et savants du XVII° siècle ont été les acteurs d'une science en pleine formation. Ils ont eu conscience de s'inscrire dans un projet nouveau, de plus en plus distinct des âges antérieurs, de plus en plus autonome par rapport à la théologie et à la métaphysique, et de plus en plus présent dans la société. Ils ont pris aussi conscience du fait que la philosophie naturelle, jusque-là tâtonnante, n'a emprunté la voie d'une véritable science qu'en s'ouvrant aux mathématiques. Deux principes marquent sa spécificité : la généralité d'une approche mécaniste des lois de la nature, et la mathématisation des savoirs. Plus tard, la découverte de géométries non euclidiennes, l'émergence de la notion de champ (Faraday), en chimie le modèle de Lavoisier et sa conjonction avec le modèle atomique de Dalton ont sans aucun doute produit un autre grand tournant dans l'histoire de la pensée. Le modèle général du monde brossé par la science classique est demeuré le même jusqu'à la révolution quantique et a encore modelé nos esprits dans le secondaire. 

 

Maroy 08/10/14

Forum Universitaire                             Jacqueline Maroy                                 Séminaire 1

Année 2014-2015                                                                                           le 8 octobre 2014

 

Texte 1 : Bernanos Les enfants humiliés Gallimard page 210

J’ai trouvé en ce pays, sinon la maison de mes rêves, du moins celle qui ressemble le mieux à ma vie, une maison faite pour ma vie. Les portes n’y ont pas de serrures, les fenêtres pas de vitres, les chambres pas de plafond, et l’absence de plafond fait qu’on y découvre tout ce qui dans les autres est caché, le vénérable envers des poutres, poutrelles et chevrons, le pâle or gris taché de rose des douces tuiles usées, les grands pans d’ombre que le jour rogne à peine et qui semble noircir encore à la lumière de nos lampes, la crête inégale des murs où courent des rats fantômes que nous ne voyons jamais ailleurs, qui respectent inexplicablement notre maïs et notre manioc, les extravagantes chauves-souris et ces énormes hannetons noirs, blindés d’acier noir, mais si fragiles que la moindre gouttelette de fly-tox les jette au sol, raide morts, comme des balles. Pour une maison ouverte, on peut dire de cette maison qu’elle est ouverte ! Elle s’ouvre sur un pays lui-même ouvert, béant, où les rares clôtures ne sont que de fil barbelé, un couloir large de quatre cents lieues, long de mille. Vient à nous qui veut, par le chemin qu’il veut, — les vachers en haillons sur leurs hautes selles plus haillonneuses qu’eux-mêmes, avec des harnais de ficelle, l’unique éperon bouclé au pied nu, — les Bayanais couleur de vieux cuir, — les nègres errants couleur de poussière, ou le voisin qui a fait soixante kilomètres à cheval pour ramener une vache ferrée à notre marque et ne demande en retour qu’une assiette de feijâo. Ils arrivent à l’aube, au soir, qu’importe ! Le foyer de briques conserve la braise sur laquelle bout le haricot rouge, et l’eau du rio, dorée par l’argile, reste au frais dans les jarres. Entre ces passants et nous, il n’y a rien, rien qu’un mur de terre qui, du coucher au lever du soleil, aspire par tous les orifices, grands ou petits, l’air nocturne. Nous sommes dans les mains du passant, à sa merci. Le pas des chevaux sans fer ne sonne pas sur les cailloux, les pieds nus trompent jusqu’à la vigilance des chiens. Nous sommes dans les mains du passant comme dans les mains de Dieu. Puissions-nous toujours ensemble, moi et mes livres, être à la merci des passants!

 

Texte 2 : Bernanos  Les grands cimetières sous la lune  livre de poche page 63

 

J’habitais au temps de ma jeunesse, une vieille chère maison dans les arbres, un minuscule hameau du pays d’Artois, plein d’un murmure de feuillage et d’eau vive. La vieille maison ne m’appartient plus, qu’importe ! Pourvu que les propriétaires la traitent bien ! Pourvu qu’ils ne lui fassent pas de mal, qu’elle soit leur amie, non leur chose!... N’importe ! N’importe ! Chaque lundi, les gens venaient à l’aumône, comme on dit là-bas. Ils venaient parfois de loin, d’autres villages, mais je les connaissais presque tous par leur nom. C’était une clientèle très sûre. Ils s’obligeaient même entre eux : « Je suis venu aussi pour un tel, qui a ses «rhumatismes. » Lorsqu’ il s’en était présenté plus de cent, mon père disait : « Sapristi! les affaires reprennent! ... » Oui, oui, je sais bien, ces souvenirs n’ont aucun intérêt pour vous, pardonnez-moi. Je voulais seulement vous faire comprendre qu’on m’a élevé dans 1e respect des vieilles gens, possédants ou non-possédants, des vieilles dames surtout, préjugé dont les hideuses follettes septuagénaires d’aujourd’hui n’ont pu me guérir. Eh bien, en ce temps-là je devais parler aux vieux mendiants la casquette à la main, et ils trouvaient la chose aussi naturelle que moi, ils n’en étaient nullement émus. C’étaient des gens de l’ancienne France, c’étaient des gens qui savaient vivre, et s’ils sentaient un peu fort la pipe ou la prise, ils ne puaient pas la boutique, ils n’avaient pas ces têtes de boutiquiers, de sacristains, d’huissiers, des têtes qui ont l’air d’avoir poussé dans les caves. Ils ressemblaient plus à Vauban, à Turenne, à des Valois, à des Bourbons, qu’à M. Philippe Henriot par exemple — ou à n’importe quel autre bourgeois bien-pensant... Je ne vous apprends rien? Vous êtes du même avis que moi? Tant mieux. Les jeunes gens que je croise chaque jour dans la rue seraient capables de parler spontanément à un vieil ouvrier chapeau bas ?

 

Texte 3 : Bernanos  Les grands cimetières sous la lune livre de poche page104

 

Qu’importe ma vie! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus. Oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de courage, je le tiens de l’être aujourd’hui pour moi mystérieux qui

trottait sous la pluie de septembre, à travers les pâturages ruisselants d’eau, le cœur plein de la rentrée prochaine, des préaux funèbres où l’accueillerait bientôt le noir hiver, des classes puantes, des réfectoires à la grasse haleine, des interminables grand-messes à fanfares où une petite âme harassée ne saurait rien partager avec Dieu que l’ennui —— de l’enfant que je fus et qui est à présent pour moi comme un aïeul.

 

Texte 4 : Bernanos : Les grands cimetières sous la lune  Livre de poche Préface page 6

 

Je ne suis pas un écrivain. La seule vue d’une feuille de papier blanc me harasse l’âme. L’espèce de recueillement physique qu’impose un tel travail m’est si odieux que je l’évite autant que je puis. J’écris dans les cafés au risque de passer pour un ivrogne et peut-être le serais-je en effet si les puissantes Républiques ne frappaient de droits, impitoyablement, les alcools consolateurs. A leur défaut, j’avale à longueur d’année ces cafés-crème douceâtres, avec une mouche dedans. J’écris sur les tables de cafés parce que je ne saurais me passer longtemps du visage et de la voix humaine dont je crois avoir essayé de parler noblement. Libre aux malins, dans leur langage, de prétendre que je l’observe . Je n’observe rien du tout. L’observation ne mène pas à grand-chose. M. Bourget a observé les gens du monde toute sa vie, et il n’en est pas moins resté fidèle à la première image que s’en était formé le petit répétiteur affamé de chic anglais. Ses ducs sentencieux ressemblent à des notaires, et, quand il les veut naturels, il les fait bêtes comme des lévrier
J’écris dans les salles de cafés ainsi que j’écrivais jadis dans les wagons de chemins de fer, pour ne pas être dupe de créatures imaginaires, pour retrouver d’un regard jeté sur l’inconnu qui passe, la juste mesure de la joie ou de la douleur. Non, je ne suis pas écrivain, Si je l’étais, je n’eusse pas attendu la quarantaine pour publier mon premier livre, car enfin vous penserez peut-être avec moi qu’à vingt ans j’aurais pu comme un autre, écrire les romans de M. Pierre Frondaie. Je ne repousse d’ailleurs pas ce nom d’écrivain par une sorte de snobisme à rebours. J’honore un métier auquel ma femme et mes gosses doivent, après Dieu, de ne pas mourir de faim. J’endure même humblement le ridicule de n’avoir encore que barbouillé d’encre cette face de l’injustice dont l’incessant outrage est le sel de ma vie. Toute vocation est un appel — vocatus — et tout appel veut être transmis. Ceux que j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour eux, c’est pour eux que je suis né.

 

Texte 5 : Bernanos : Les grands cimetières sous la lune Livre de poche Préface page 7

 

Compagnons. vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes du royaume de Dieu. Troupe fourbue, troupe harassée, blanche de la poussière de nos routes, chers visages durs dont je n’ai pas su essuyer la sueur, regards qui ont vu le bien et le mal, rempli leur tâche, assumé la vie et la mort, ô regards qui ne se sont jamais rendus ! Ainsi vous retrouverai-je, vieux frères. Tels que mon enfance vous a rêvés. Car j’étais parti à votre rencontre, j’accourais vers vous. Au premier détour, j’aurais vu rougir les feux de vos éternels bivouacs. Mon enfance n’appartenait qu’à vous. Peut-être, un certain jour, un jour que je sais, ai-je été digne de prendre la tête de votre troupe inflexible. Dieu veuille que je ne revoie jamais le. chemins où j’ai perdu vos traces, à l’heure où l’adolescence étend ses ombres. où le suc de la mort, le long des veines, vient se mêler au sang du cœur ! Chemins du pays d’Artois, à l’extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissants sous la pluie de novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes… J’arrivais, je poussais la grille, j’approchais du feu mes bottes rougies par l’averse. L’aube venait bien avant que fussent rentrés dans le silence de l’âme, dans ses profonds repaires, les personnages fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre, Chantal, et vous, vous seul de mes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le visage, mais à qui je n’ai pas osé donner de nom, — cher curé d’un Ambricourt imaginaire. Étiez-vous alors mes maîtres ? Aujourd’hui même, l’êtes-vous? Oh! je sais bien ce qu’a de vain ce retour vers le passé. Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre entrera le premier dans la Maison du Père. Après tout, j’aurais le droit de parler en son nom.