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L'archéologie maritime

Conférence donnée le jeudi 12 mai 2005 

Par Max GUEROUT 
Capitaine de vaisseau (H)
vice-président du Groupe de recherche en archéologie navale (GRAN, France) 

Avant de commencer, je voudrais avoir une pensée pour le conférencier prévu à l’origine, l’Amiral Turcat, président de notre association, qui est malheureusement décédé au mois de février dernier. C’était un homme remarquable, un amiral ayant atteint les sommets puisqu’il avait cinq étoiles et avait accompagné toute l’aventure dont je vais vous parler. Cette aventure est liée à une association que nous avons créée avec l’Amiral Turcat et un des pionniers de la plongée, Philippe Tailliez, décédé le 26 septembre 2002 à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans. Pour vous donner une idée du personnage, il faut savoir que j’ai fêté avec lui son quatre-vingt cinquième anniversaire en plongée.

C’est donc dans les années quatre-vingt, alors que l’Amiral Turcat et moi étions encore de service dans la marine, que nous avons décidé de créer une association avec l’objectif de nous vouer à l’histoire maritime, par le biais de l’archéologie sous-marine.

Dans les années quatre-vingt, l’archéologie sous-marine était déjà largement née, mais elle était, du moins en France, très peu orientée vers les épaves de la période historique. L’archéologie française était une archéologie universitaire qui s’intéressait principalement aux épaves antiques. C’est pourquoi nous avons décidé d’orienter nos recherches vers les épaves historiques, à la fois pour que les territoires soient un peu séparés et qu’il n’y ait pas de risque de conflit, et aussi parce que nous souhaitions être aidés par la Marine et que cette dernière n’aurait sans doute pas vu d’un bon œil que nous nous intéressions aux amphores dont le pillage défrayait alors la chronique.

Naufrage-smallNous avons débuté dans les années quatre-vingt, et avons continué jusqu’à présent à raison de une ou deux campagnes par an. Vous voyez que nos bagages sont bien remplis à l’heure actuelle.

La manière dont on me demande de parler de l’archéologie sous-marine a beaucoup évolué. Il y a vingt ans, c’était une science en train de naître dont on parlait assez peu. Les grands sujets étaient l’épave de la Mary-Rose, trouvée dans le Solent, ou l’épave du Vasa trouvée par les Suédois. Mais en dehors de ces fouilles phares, l’activité était relativement réduite.
Il n’en est pas de même aujourd’hui où il n’est pratiquement pas de semaine sans que l’on entende parler à la télévision d’une fouille sous-marine ou d’une épave, dans un endroit ou un autre du monde. En ce moment, on parle beaucoup des épaves de La Pérouse à Vanikoro, mais on a parlé d’autres épaves ailleurs dans les mois qui ont précédé.

Maintenant, la discipline est bien mieux connue, mieux appréhendée, et les questions posées sont plutôt des questions pratiques que des questions générales sur ce qu’est l’archéologie. C’est sous ce premier aspect que j’ai l’intention de vous en parler en particulier parce que l’on me pose souvent la question : " Comment faites-vous pour chercher une épave et quel motif avez-vous pour aller étudier un site plutôt qu’un autre ? "

En fait, c’est assez variable. En réfléchissant à la manière de répondre à cette question, je me suis rendu compte qu’il y avait quatre types de situations.

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Le premier cas est celui d’un naufrage identifié à partir des archives que l’on souhaite étudier avec l’espoir de retrouver l’épave. Là, on part de données historiques, et il faut que cela aboutisse à des données objectives, utilisables sur le terrain. 
Il faut retrouver l’endroit du naufrage, et l’épave elle-même. Ce n’est pas une démarche très simple, et les exemples que je vais vous proposer vous le montreront. J’en citerai un particulièrement intéressant où vous verrez que la démarche, qui va du souhait à sa réalisation, est souvent longue. Il arrive même, parfois, qu’elle ne soit pas couronnée de succès. Il n’est pas évident d’aboutir à un résultat. La mer est grande et les informations dont on peut disposer peuvent être erronées, vagues ou insuffisantes.
Dans ce type de situation, nous avons retrouvé un certain nombre d’épaves.

L’épave de l’Essex, un vaisseau anglais coulé sur le plateau du Four en 1759, au cours de la bataille des Cardinaux. Nous savions en gros à quel endroit il avait coulé, mais entre la carte et le territoire, il y a un pas énorme. En effet, le plongeur est une sorte d’aveugle qui ne voit qu’à quelques mètres, au mieux à quelques dizaines de mètres quand l’eau est claire. Il faut donc lui mettre le nez sur ce que l’on cherche pour qu’il le voie vraiment. Nous avons trouvé cette épave en faisant des recherches avec un magnétomètre.

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Nous avons trouvé à Alexandrie l’épave du Patriote, un bateau de transport qui accompagnait l’expédition de Bonaparte en Egypte. C’est une histoire amusante. Sa découverte est réellement une aventure dont je garde un souvenir extraordinaire. C’est un bateau qui a coulé en 1798, quelques jours après l’arrivée du corps expéditionnaire devant Alexandrie. Nous en reparlerons plus loin.

Nous avons trouvé l’épave du Cygne, une corvette de la Marine coulée en Martinique en 1808. L’histoire est également intéressante puisque nous avons localisé cette épave pratiquement à la première plongée, après avoir rassemblé beaucoup de documents et d’observations extérieures.

Avec une équipe australienne, nous avons trouvé la Julia Ann, un bateau anglais, naufragé sur un atoll du Pacifique.

Nous avons aussi trouvé un petit bateau, le Pigwidgeon , qui venant de Sainte Lucie avait coulé dans le Sud de la Martinique. Le site de naufrage ne mesurait pas plus d’une dizaine de mètres de long.
Nous avons trouvé le Magenta, une frégate cuirassée, coulée en 1875 dans le port de Toulon. C’est une très belle histoire. De l’archéologie à tiroirs, parce que ce bateau, transportait le produit de fouilles archéologiques faites à Carthage, et que nous avons mis au jour une seconde fois les antiquités entreposées sur ce bateau.

Par contre, avec cette approche, nous avons eu deux échecs, dont l’un m’a fait beaucoup de peine, parce que nous y avons dépensé beaucoup de temps, C’est la recherche de laCordelière, en mer d’Iroise, le navire d’Anne de Bretagne, qui a coulé en 1512 dans un combat contre le Régent. Les collectivités locales de Bretagne nous avaient encouragé à entreprendre cette recherche. Je connaissais cette histoire, mais les données historiques étaient très vagues. La zone de recherches était immense, et nous avons fait des recherches très longues, cinq années d’explorations en définitive négatives. Nous avons cependant rassemblé suffisamment de documentation pour écrire un livre intitulé " Le dernier combat de la Cordelière ", ce qui a compensé l’absence d’épave.

Nous avons également cherché un autre navire : la Grande Maîtresse, un des bateaux du roi François 1er, coulé à Toulon en 1533. Nous nous sommes concentrés sur le 16ème siècle, je vous en donnerai les raisons plus tard. C’est une période sur laquelle nous avons beaucoup travaillé et recueilli beaucoup d’informations. Cependant, bien que disposant d’informations très précises, nous n’avons jamais retrouvé la Grande Maîtresse
Donc, en somme, dans cette catégorie, sept succès et deux échecs.

Le deuxième cas de figure est celui de l’étude d’une épave connue non identifiée. 
Dans ce cas, on n’a donc pas à rechercher un site, mais il s’agit de " faire parler le cadavre ". On est en présence d’un navire naufragé, et il convient de savoir qui il est, et dans quelles circonstances et à quelle époque il a coulé. C’est une des étapes de la recherche archéologique que je considère comme la plus passionnante. Il s’agit à partir de vestiges qui ne disent rien au départ, et petit à petit de retrouver une origine, une date, et, par la suite, faire surgir les personnages, les circonstances, les évènements.

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La Lomellina

C’est dans ce domaine que nous avons réalisé notre travail le plus important. Nous avons fouillé une épave non identifiée en rade de Villefranche-sur-mer. Très rapidement classée comme étant celle d’un bâtiment du début du 16ème siècle, nous sommes parvenus à l’identifier et à retrouver son nom : la Lomellina, un navire génois, appartenant aux Lomellini, une famille de commerçants Génois, coulé en 1516 en rade de Villefranche-sur-mer. 
Le travail réalisé sur cette épave est peu commun dans la mesure où l’on ne connaît pas beaucoup d’épaves de cette période. Beaucoup d’épaves antiques ont été retrouvées, par contre très peu du Moyen Âge, et très très peu datant de la Renaissance. Cette épave est la seule de son époque, en France. Nous avons réalisé un travail qui a duré dix ans. Pas dix ans consécutifs, car les campagnes sur cette épave duraient un mois, un mois et demi, voire deux mois par an.

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Nous avons, probablement fait plus de cinq mille plongées sur ce site et nous travaillons encore sur les données recueillies, alors que nous avons terminé en 1990. Nous avons eu la chance d’étudier des structures bien préservées. Le bateau, grand : près de 800 tonnes, 42 mètres de long, s’était couché sur le côté et enfoncé dans le sédiment. Nous avons donc effectivement pu analyser une énorme partie de la structure du bateau. 
Nous avons également pu identifier la Baleine, qui a coulé en 1710 dans le port de Port-Cros. C’est sur cette épave que nous avons fait nos premières armes.

Nous avons aussi identifié la Caravane, en Martinique, un bâtiment de la Marine française coulé en 1817, au cours d’un ouragan.

Nous avons identifié l'Alabama, un navire confédéré coulé devant Cherbourg, sur lequel j’ai travaillé pendant six ans. J’ai ensuite passé le flambeau à un archéologue américain. À la fin du mois se feront les dernières plongées sur cette épave, et l’archéologue américain m’a invité à y participer avec toute l’équipe. C’est une grande histoire d’archéologie et une grande histoire tout court, car le périple de l’Alabama est peu banal. C’est aussi un site qui nous a permis d’aborder les difficiles problèmes de législation et du droit des épaves.

Nous avons également identifié en Martinique un charbonnier à voile, l’un de ces pauvres voiliers qui transportaient ce qui allait les condamner à mort, le charbon, afin de faire des réserves dans le port de Fort-de-France, pour permettre aux vapeurs d’atteindre la Martinique puis de retourner en Europe. C’était un bateau Norvégien.

Il s’agit d’une histoire étrange. Nous avions trouvé gravé sur une longue-vue le nom de Arendal, qui est un port norvégien. J’ai écrit une lettre au premier musée maritime norvégien dont j’ai trouvé l’adresse. Dans cette lettre, j’ajoutais que nous avions également trouvé une autre indication gravée que nous pensions être le nom du fabriquant de la lunette d’approche qui était Cato. Le conservateur du musée m’a répondu pratiquement par retour du courrier en m’indiquant que Cato n’était pas le nom du fabricant de la longue vue mais le nom du bateau. Il m’indiquait aussi le nom du capitaine, une partie de l’histoire du bateau et la photo d’un tableau le représentant. Le plus extraordinaire est que le conservateur du musée m’a ensuite demandé s’il pouvait écrire un article dans un journal local ? Je lui ai répondu par l’affirmative.

Il m’écrivit à nouveau un mois après en me disant : " Une semaine après la publication de mon article une dame est venue me voir en me disant : " Je viens d’acheter une maison et, dans le grenier, j’ai trouvé ce plan ". C’était la maison du constructeur du Cato et, dans le grenier, il y avait le plan du bateau que nous avions retrouvé en Martinique.

Toutes ces aventures, quand on les énumère, sont ordinaires, mais derrière chacune il y a toujours des histoires peu communes.

Nous avons réalisé l’identification d’un bateau nommé Biscaye, qui a été coulé à Saint-Pierre en Martinique, au moment de l’éruption de la Montagne Pelée. Nous avons trouvé à bord des barriques remplies d’arrêtes de poissons. Nous savions que l’un des bateaux : le Biscaye, venait de Saint-Pierre-et-Miquelon, et l’analyse des arrêtes de poissons a permis d’affirmer qu’il s’agissait de morue. C’était donc bien notre navire qui apportait de quoi confectionner les fameux acras.

Le troisième cas de figure concerne les épaves connues qu’on nous demande d’étudier ; les premières étapes sont donc déjà faites. C’est le cas du Slava Rossii, un bateau russe appartenant à la flotte de la Grande Catherine, qui a été coulé à l’île du Levant en 1780. C’est la deuxième épave sur laquelle nous avons travaillé. Bateau particulièrement intéressant, car nous avons trouvé à bord une grande quantité d’icônes de voyage en bronze émaillé qui apparemment étaient portées par les marins. Nous avons mis au jour près d’une soixantaine de ces icônes de voyage, presque toutes différentes, ce qui en rehausse l’intérêt.

Nous avons travaillé sur une autre épave connue, celle du Francisco Alvarez, un trois-mâts chilien coulé en 1868 dans l’archipel des Gambier, dans le Pacifique, et sur lequel nous avons fait une fouille pleine d’intérêt d’autant que nous y avons associé un archéologue chilien.

Il nous arrive également, soit parce que c’est inclus dans un programme plus vaste, soit parce qu’on nous le demande, de faire des prospections à priori, c'est-à-dire de chercher les épaves dans une zone donnée, soit pour faire un inventaire, soit parce que nos commanditaires souhaitent que l’on cherche particulièrement dans une région donnée. 
Nous avons fait cela en Martinique. Nous avons eu pendant presque dix ans un contrat avec les collectivités locales pour faire l’inventaire du patrimoine maritime de la Martinique. Cela nous a permis de trouver une soixantaine de sites. Ces recherches se font a priori dans des zones favorables ou dans les ports où les bateaux vont d’habitude.

En Martinique, par exemple, dans le nord-est de l’île, nous avons fait une recherche autour du havre de Trinité. On peut chercher systématiquement en traînant un magnétomètre, mais on peut aussi faire travailler ses neurones, et tenter d’évaluer les endroits dangereux pour la navigation. En Martinique les vents sont constants, les conditions de navigation sont souvent les mêmes. Il faut alors se placer du point de vue du capitaine du navire qui souhaite entrer ou sortir de ce port et identifier les endroits qui sont dangereux. Si l’on plonge sur ces points, on trouve presque à chaque fois une épave car, avec le temps, tous les dangers remplissent leur besogne. En pratique il y a toujours au moins une épave sur un danger. Ainsi à l’entrée du havre de Trinité, il y a une épave sur les deux récifs de corail qui encadrent l’entrée de la baie.
Nous avons fait également, dans le cadre d’une convention avec une université du Chili, le même type d’inventaire dans la baie de Valparaiso. J’ai beaucoup insisté pour que l’on puisse faire ce travail, parce que le seul nom de Valparaiso pour un marin est très évocateur. L’idée d’aller à Valparaiso et de travailler sur des bateaux coulés dans le port était particulièrement tentante. Nous avons fait une campagne de recherche d’un mois, et nous avons trouvé près de quatre-vingts épaves, ce qui est extraordinaire. Valparaiso n’a donc pas usurpé sa réputation.

L’année dernière, à la demande de la Direction du Patrimoine, nous avons fait des prospections systématiques à Malte. Nous en avons également fait autour de l’île de Gorée, il y a déjà quelques années, dans le cadre d’un programme de l’UNESCO ayant pour thème l’esclavage, et nous nous apprêtons à partir en Algérie pour faire des recherches systématiques dans le cadre d’un projet européen où nous formons des archéologues, du Sud de la Méditerranée, aux techniques de l’archéologie sous marine. 
C’est le troisième stage que nous réalisons dans ce cadre. Le premier a été fait en France sur l’épave de la Lomellina, le deuxième à Malte.
Je renoue donc avec mon souhait de travailler sur les bateaux du 16ème siècle puisqu’une grande partie de ce stage va être consacré à des prospections géophysiques à l’Est d’Alger sur le site de naufrages d’un grand nombre de bâtiments qui ont eu lieu au moment de l’attaque d’Alger par Charles Quint, en 1541. Plus d’une centaine de bateaux ont coulé là, et l’on espère que tous n’ont pas été jetés à la côte et qu’ils sont accessibles.

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LE PATRIOTE, naufragé à Alexandrie

C’est probablement le projet, où le temps écoulé entre le moment où on a décidé de chercher l’épave et le moment où on l’a effectivement trouvée a été particulièrement enthousiasmant. La décision de recherche est venu d’une commande, et c’est la première fois que ça c’est passé ainsi. 
Il se trouve qu’au début de nos activités, nous avions été en rapport avec EDF qui nous aidait à résoudre les problèmes de conservation des objets métalliques ayant séjourné dans l’eau de mer. Ces relations avec EDF, dans les années 1981-1982, ont permis à EDF de mettre au point des procédés d’électrolyse, et un certain nombre de procédés de conservation qui se sont développés, ont essaimé un peu partout et ont donné lieu à la création par EDF d’une fondation pour le mécénat technologique. 
C’est à propos de l’épave du bateau russe citée plus haut, que le procédé de conservation par électrolyse du fer ayant séjourné dans l’eau de mer a été mis au point. Les ingénieurs qui travaillaient au centre d’études EDF, faisaient des essais sur l’électrolyse de l’eau de mer pour produire de l’hydrogène. L’idée était d’utiliser l’électricité en heures creuses pour faire l’électrolyse de l’eau de mer, et d’en récupérer l’hydrogène, que l’on utilisait ensuite comme carburant. L’ingénieur en question, qui avait la fibre historienne, avait remonté toute l’histoire de l’hydrogène jusqu’à Lavoisier.

Un jour, il me dit : " Savez-vous que Bonaparte, au cours de l’expédition d’Egypte, a emmené avec lui une compagnie d’aérostiers et que le matériel, destiné à l’unité de fabrication de l’hydrogène, était à bord du Patriote qui a coulé quelques jours après son arrivée à Alexandrie. Il faudrait que vous le retrouviez. " 
Je lui ai répondu : " Pourquoi pas ! Mais il faudrait qu’EDF nous donne les moyens financiers nécessaires ". 
Je lui ai alors demandé ce qu’était une unité de production d’hydrogène. En fait, c’était un four et des tubes d’acier sur lesquels on mettait de la rognure de fer chauffée à blanc, et sur lesquels on faisait couler de l’eau, tout simplement. L’oxygène était brûlé et l’hydrogène récupéré.

"Une épave avec des briques et des tubes de fer, je crains que ce ne soit pas très spectaculaire parce qu’il est évident que l’unité de production était démontée, et nous devrions trouver seulement des briques éparses et des tuyaux, mais si ça vous intéresse pourquoi pas ? Mais je crains que ce ne soit pas d’un grand intérêt " fis-je remarquer.

Les ingénieurs confirmèrent cependant leur intérêt pour cette recherche et un cadre d’EDF m’a demandé : " Combien vous faut-il d’argent ? ". Je lui ai donné un chiffre, sa réponse fut : " Vous aurez ce que vous voulez " 
Ceci décidé, nous étions donc au pied du mur.

A cet instant, du Patriote, je ne connaissais que le nom. Nous avons donc commencé à chercher des informations nous permettant de retrouver l’histoire de ce navire. Très rapidement, nous avons retrouvé des documents concernant l’armement de l’expédition de Bonaparte à Toulon. Il y avait trois cents transports qui devaient être armés dans une série de ports de la Méditerranée. En trois mois, avec des moyens de communication qui ne sont pas ceux d’aujourd’hui : des transmissions avec des chevaux et des plantons coureurs, avec des ports d’armement à Gênes, en Corse, à Marseille et à Toulon, la flotte fut armée et équipée.

Nous avons assez rapidement trouvé un livre, publiant les lettres d’un ingénieur, chef des ouvriers qui accompagnaient l’expédition d’Egypte, et qui racontait ce qui s’était passé pendant cette aventure. Il s’était embarqué à Toulon sur le Patriote. Le navire fit escale à Malte où l’expédition de Bonaparte s’arrêta pour compléter le financement de l’expédition, puis ce furent le départ et l’échouage du Patriote à l’entrée d’Alexandrie. Mais de là à savoir où avait exactement échoué le bâtiment, il y avait un pas. Le Patriote avait coulé dans le port ouest d’Alexandrie, près de l’endroit où le port de commerce actuel a été construit. C’est une très grande baie protégée, fermée par des récifs.

Pourquoi ce naufrage s’est-il produit ? Parce que l’expédition d’Egypte avait été gardée secrète. Même au moment de l’appareillage de Toulon, les capitaines ne connaissaient pas la destination de la flotte. Il est certain que, pour garder secrète l’opération, aucune reconnaissance n’avait été faite, aucun espion n’avait été envoyé en Egypte, en particulier des marins pour savoir où il était possible de mouiller et par où il était possible d’entrer. Par ailleurs quand la flotte arrive devant Alexandrie, c’est pour apprendre que l’amiral Nelsonétait passé là l’avant-veille, d’où une certaine fébrilité. On débarque de nuit toutes les troupes, qui étaient sur les transports venus de Toulon, Marseille etc… Ces derniers ayant un faible tirant d’eau passèrent sans problème sur les hauts fonds. En général, ces transports étaient des bateaux de petit tonnage, 150 à 200 tonnes au maximum. On débarque l’armée dans le plus grand désordre. Il faut imaginer des gens d’un corps de troupe sur une chaloupe, l’autre partie de la même compagnie sur deux ou trois chaloupes, le matériel sur une quatrième, toute cela dans le désordre et l’obscurité de la nuit. 


Mais, il n’y eut peu de résistance à terre et la mise à terre se passa relativement bien À l’époque des guerres napoléoniennes, on ne s’arrêtait pas sur la perte de cent ou deux cents personnes.
Mais les bâtiments de l’escadre de l’amiral Brueys et les plus gros transports du convoi dont le Patriote, restent mouillés à l’extérieur de la barre de récifs, et se pose tout de suite à l’amiral Brueys, le dilemme suivant : " Que vais-je faire de mon escadre. Dois-je la laisser au mouillage devant Alexandrie, essayer de rentrer dans le port dont je ne connais pas les passes, aller mouiller à Aboukir, ou puis-je envisager de gagner un port : à Corfou, ou ailleurs ? ". La décision finale on le sait, sera d’aller mouiller à Aboukir.

Mais avant de prendre cette décision, l’amiral Brueys doit faire entreprendre des sondages pour rechercher une passe permettant si possible d’accéder au port Ouest d’Alexandrie. Il confie ces sondages à un officier de marine, le commandant de la frégate Alceste, et désigne pour le seconder un deuxième officier venu d’un autre navire. En réalité, les sondages sont conduits très rapidement et l’on trouve une passe qui laisse l’amiral Brueys très perplexe. Pour tester ces sondages, il ordonne au Patriote de rentrer dans le port. La suite de l’histoire est racontée par Bernoyer, le patron des ouvriers de l’expédition dont nous avons déjà parlé. 
Bernoyer raconte que le capitaine, un marseillais qui connaît bien le port, répondit : " Moi je ne rentre pas, c’est trop dangereux ! " Alors on le laisse de côté, puis un peu plus tard dans l’après-midi, on lui ordonne : " Une frégate va entrer, suivez la ". Le capitaine dit : " Non, je ne veux pas prendre ce risque, je laisse le commandement à mon second ". Le second prend le commandement et boum ! Le bateau s’échoue sur un rocher. 
Telle est l’histoire peu banale du naufrage du Patriote.

Pour autant cette histoire ne nous révèle pas l’endroit précis où se trouve l’épave du Patriote. J’ai beau chercher, je manque d’informations précises sur cet endroit. En même temps, comme cette voie de recherches ne donne rien, je commence à m’intéresser à ce qui, outre les équipements des aérostiers, avait été embarqué à bord. Et nous nous rendons compte rapidement que c’est sur le Patriote qu’avait été embarqué tout le matériel scientifique du Comité des Sciences qui accompagnait l’expédition de Bonaparte. 
Nous voilà donc lancés à la recherche d’un document d’archive qui avait été cité par Bourrienne dans ses Mémoires où il rapporte les faits et gestes de Bonaparte puis de Napoléon. Le document en question est un inventaire de ces objets que nous ne parvenons pas à trouver dans les archives. 
Cette voie se révélant elle aussi infructueuse nous décidâmes de nous intéresser aux personnages encadrant les savants. Il y avait deux personnes en charge, Monge, le célèbre mathématicien, responsable scientifique du Comité des Sciences, et le général Caffarelli, chargé de l’intendance. C’était lui qui avait reçu l’argent de Bonaparte pour acheter les instruments scientifiques, et également sa bibliothèque personnelle. 
Je vais donc à Vincennes, aux archives, à la recherche d’éventuelles correspondances de Caffarelli, un général du Génie. Faute de trouver ces correspondances, je demande au conservateur s’il existe des documents concernant la campagne d’Egypte réalisés par les officiers du Génie. On me présente alors deux volumineux cartons contenant des documents, essentiellement des plans. 
Lorsque que j’ouvre le premier de ces cartons, une surprise de taille m’attend. Le premier document de la série n’est pas un document du Génie mais un plan réalisé par la Marine : le résultat des sondages réalisés par les deux officiers de marine à la demande de l’amiral Brueys.

PatriotePlan1-small Plan réalisé par la Marine (cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Ce document pouvait contenir la solution, mais ce n’était pas si évident. 
En discutant avec un ami, celui-ci me dit : " J’ai vu dans un livre anglais un plan de la rade d’Alexandrie qui date de la même époque, et qui est déposé aux archives anglaises".

PatriotePlan3-small Détail du plan précédent (cliquer sur l'image pour l'agrandir)

PatriotePlan2-smallDétail du plan anglais (cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Pour la petite histoire, après la bataille d’Aboukir, Vidal, le plus jeune des deux officiers, dont le bateau avait été pris par les Anglais, se trouve donc à terre et regagne la France sur une frégate. La frégate est prise par une croisière anglaise. Les Anglais trouvent sur lui le plan des sondages et, bien sûr, le récupèrent et expliquent comment il est tombé dans leurs mains. Le service hydrographique anglais fera une carte à partir de ce relevé sans même aller faire des sondages sur place. 
Mais la particularité du plan anglais c’est qu’il indique l’identité du bateau échoué qui figure sur le plan français, c’est le Patriote. Nous avions donc fait un grand pas.

L’intérêt du plan français c’est qu’il donne un certain nombre de lignes tracées, qui ont à voir avec la topographie réalisée par les officiers de marine. Il y a bien une échelle en toises, mais agrandie à l’échelle de la carte actuelle on ne peut pas superposer le plan et la carte, ça ne marche pas. Toutes les distances sont fausses, et j’avoue que je suis resté plusieurs semaines sans trouver de solution à cette difficulté. 
Mais nous devions partir là-bas et il fallait que je trouve la clé du problème. Je me suis donc penché à nouveau sur ce graphique. Si les distances étaient fausses, la seule chose sûre était probablement un triangle qui paraissait être la base de la topographie. Malheureusement deux des sommets de ce triangle nous étaient inaccessibles : le premier, une chaloupe mouillée comme jalon, avait bien entendu disparu, et le second était précisément le Patriote dont nous cherchions la position, ne restait que l’île du Marabout. Un autre segment était sans doute lui aussi correct mais il allait de la fameuse chaloupe à la frégate Alceste, elle aussi disparue. 

Deux lignes passaient respectivement par le Phare d’Alexandrie et par la colonne de Pompée, et j’en vint à la conclusion qu’il ne s’agissait pas de segments dont la longueur était exacte, mais simplement de relèvements (directions). Nous tenions peut-être la solution de l’énigme ? Nous avons donc repris le schéma de nos hydrographes, l’avons agrandi sur un calque à l’échelle de la carte actuelle, superposé à celle-ci et fait tourner l’ensemble autour du seul point fixe dont nous disposions : l’île du Marabout. 
A notre grande satisfaction il y avait une position où nos fameux relèvements passaient tout deux respectivement par le phare et la colonne, nous donnant du même coup la position de l’épave du Patriote.

Une des rares caractéristiques du Patriote, que nous connaissions, était son tirant d’eau. Alors nous sommes partis à Alexandrie, sans avoir jamais mis les pieds là-bas auparavant. Nous avons fait les premières plongées, sur ces hauts fonds là. Nous avons trouvé une épave antique sur le premier. Ce n’était pas ce que nous cherchions, mais, à la deuxième plongée, nous avons trouvé l’épave du Patriote
Nous n’avions pas encore abordé la recherche archéologique, mais grande était notre satisfaction d’être parvenu à localiser l’épave après cette recherche pleine d’imprévus.
Nous avons fini par retrouver la liste des objets qui étaient à bord, la liste complète de la bibliothèque de Bonaparte. Mais la partie archéologique a été très décevante, comme l’indiquent les plans retrouvés. Le bateau, ayant servi de repère pour faire de la géodésie, il n’avait pas coulé sur le champ et avait été en grande partie vidé. Nous avons trouvé quelques vestiges, mais pas autant que si le bateau avait coulé par quinze ou vingt mètres de fond. Tous les instruments d’astronomie, de chirurgie, les montres d’habitacles, toutes fabriquées par des fournisseurs très connus, voilà qui nous a ainsi échappé.

L'ALABAMA
J’ai cessé de travailler sur ce bateau depuis quelques années. Pour des raisons diverses, j’ai laissé la suite à un archéologue américain qui travaillait avec moi. 
L’intérêt de l’Alabama c’était d’abord qu’avant de pouvoir travailler sur cette épave très connue (les livres écrits à propos de " L’Alabama " se comptent par dizaines), il fallait résoudre les problèmes juridiques qui se posaient.

Il faut savoir qu’en matière de droit maritime, il y a une règle coutumière qui veut que les navires de guerre restent propriété de l’Etat du pavillon où qu’ils soient coulés, à condition qu’ils aient coulé sans s’être rendus dans les formes à un adversaire. 
C’est une coutume qui fonctionne relativement bien entre les pays qui ont une tradition maritime, mais qui ne fonctionne pas avec les pays qui n’ont pas de tradition maritime car il n’y a pas de possibilité de contrepartie ou d’échange.

Alabama-small Combat final de l'Alabama

Le cas de l’Alabama est intéressant parce que les Etats-Unis ont une tradition maritime. De ce fait, obtenir un accord franco-américain concernant l’Alabama ouvrait la porte à d’autres accords. Le hasard a bien fait les choses puisque, quelques années plus tard, l’une des épaves de Cavelier de La Salle, qui s’appelle la Belle, ayant été trouvée dans les eaux intérieures du Texas, un accord franco-américain a été signé à son propos, même s’il n’était pas aussi favorable à la France que n’était celui de l’Alabama pour les Etats-Unis. 
Pour l’Alabama, la première difficulté qui s’est posée est que, lorsqu’on parle de bâtiment de guerre, on parle d’un bâtiment d’Etat, d’un bâtiment portant les attributs d’un Etat. 
L’Alabama était-il un bâtiment d’Etat ? Difficile question, car l’Alabama était un navire confédéré, et les Etats du Nord n’ont pas reconnu la Confédération comme un Etat. Les Confédérés étaient considérés comme des rebelles. On se trouve devant une situation juridique complexe. Les Etats-Unis réclament la propriété d’un bateau qu’ils n’ont jamais reconnu en tant que tel, même si on peut convenir, avec du bon sens, que l’Alabama fait partie du patrimoine maritime des Etats-Unis. 

Ce premier problème était juridiquement très compliqué. Lors des discussions entre l’Etat Français et l’Etat Américain, donc l’état fédéral, les Américains ont eu beaucoup de mal à trouver des arguments pour affirmer que ce bateau était effectivement un bateau d’Etat. Ils ont sorti des documents montrant que les avoirs financiers du Sud avaient été reconnus comme propriété du Nord. Le Quai d’Orsay a objecté que les avoirs financiers sont une chose, mais que les bateaux en sont une autre.

En fait la solution a été trouvée, je pense, par commodité diplomatique. La France a reconnu la propriété de l’épave au gouvernement des Etats-Unis. Mais si les Etats-Unis n’avaient pas considéré les Etat Confédérés comme des états, la France et l’Angleterre, où l’Alabama avait été construit, avaient reconnu, avec une subtilité toute diplomatique, l’état de belligérance. Ce qui voulait dire qu’ils avaient le droit de faire la guerre. 
Or, en fait, quand on invoque l’état de belligérance, c’est que l’on reconnaît l’Etat. Pouvoir armer un bâtiment de guerre, c’est lui donner les attributs de l’Etat. On peut dire que ces considérations sont exprimées en termes diplomatiques. La France ayant reconnu l’état de belligérance, l’Angleterre également, le quai d’Orsay a déclaré, sans chercher davantage de noises, que l’Alabama était propriété des Etats-Unis. 

Mais l’épave de l’Alabama étant dans les eaux territoriales françaises et propriété des Etats-Unis, les choses n’étaient pas aussi simples. La loi française en matière d’archéologie sous-marine s’appliquait, mais, bien sûr, uniquement dans le cadre d’un accord particulier. Une commission franco-américaine de l’Alabama fut créée. Elle fut chargée de superviser les travaux sur l’épave, et de donner des avis au Ministère de la Culture Français sur la manière de procéder. La constitution de cette commission a pris deux ans parce qu’aux Etats-Unis, à l’intérieur de l’Etat Fédéral, les agences et les services de l’Etat se sont battus pour conserver la responsabilité de cette affaire. D’un côté, il y avait le Service Historique de la Marine, de l’autre coté le National Park Service, qui était chargé des parcs nationaux et de l’archéologie, il y avait la NOAA, équivalent de la NASA pour la mer, et le Département d’Etat. 
Nous attendions. 
On a commencé à nous autoriser à faire des sondages sur l’épave.

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Maquette de l'Alabama

L’Alabama était un navire hors du commun, construit par les Anglais. Il faut se souvenir qu’au début de la guerre de sécession, le Nord fait le blocus des états du Sud, un blocus très serré, et que la réaction des états du Sud est (histoire bien connue) de tenter de forcer le blocus avec des bateaux exportant le coton du Sud à travers le blocus nordiste, et ramenant des armes. Dans " Autant en emporte le vent ", le capitaine Butler était l’un de ces forceurs de blocus.

Par ailleurs, une autre stratégie utilisée par la marine sudiste était de construire les bateaux en dehors des Etats-Unis, car tous ses arsenaux étaient bloqués, et de les utiliser pour faire la course contre les navires de commerce nordistes. Ils entreprennent donc de faire construire ou d’acheter des bateaux en Angleterre ou en France. 
Le cas de l’Alabama est particulier. C’est un magnifique bateau construit à Birkenhead en face de Liverpool, et, très rapidement, les espions Nord américains s’aperçoivent de quoi il s’agit. Pourquoi est-il construit en Angleterre et à Liverpool ? Parce que les transferts de capitaux se font à travers des sociétés anglo-américaines, qui sont des négociants en coton et ont un pied de chaque coté de l’Atlantique, ce qui permet de faire passer l’argent sans trop de problèmes d’un pays à l’autre.

Un officier de la marine des Etats-Unis, Bullock, est nommé pour superviser la construction des bateaux en Europe. Il dispose de fonds considérables, prend des avocats, et s’efforce de contrer toutes les plaintes déposées sur le bureau du Foreign Office par les américains du Nord, disant : " Ils sont en train de construire un bateau, arrêtez les, arrêtez les ! ".
C’est une histoire assez rocambolesque. On construit un bateau sans aucun équipement militaire. Un bateau destiné à faire la guerre, ça ne ressemble pas à un cargo. Les Anglais font ceux qui ne comprennent pas, et l’Alabama se construit, jusqu’au moment où les preuves s’accumulant, il devient difficile de résister à la pression. 
On prétexte alors je ne sais quel embarras de santé du ministre, puis on prévient les Sudistes en les priant de dégager le chantier. Une grande mise en scène est organisée. On décide d’une sortie d’inauguration, avec les familles les amis, un orchestre, des victuailles, des pavillons un peu partout. Le bateau appareille et, au premier virage de la Mersey, un remorqueur arrive. Tout le monde débarque et le bateau s’en va à la barbe des douaniers. Ceux-ci, qui ne sont pas dupes, arrivent le lendemain. Le bateau est parti.

Il se dirige vers les Açores où deux cargos le rejoignent, l’un avec toute l’artillerie, les armes, les munitions, et l’autre avec son état-major, dont le très célèbre capitaine Raphaël Semmes qui commandera l’Alabama pendant vingt-et-un mois. D’abord dans l’Atlantique Nord, ensuite dans les Caraïbes, le long de la côte du Brésil, en Afrique du Sud, puis il rentrera dans l’Océan Indien, en mer de Chine en repassant par Le Cap et remonte jusqu’à Cherbourg. Pendant ce périple haut en couleurs, l’Alabama coule soixante-cinq bateaux de commerce du Nord, surtout au début parce qu’ensuite, sa renommée fait que la mer se vide devant lui quand on sait qu’il est dans les parages. Le plus étonnant est de voir qu’il réussit à échapper aux bateaux lancés à sa poursuite, parce qu’à l’époque les transmissions n’existent pas. Il se trouve qu’il a toujours au moins vingt-quatre heures d’avance sur ses poursuivants.

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Raphël Semmes sur l'Alabama

Il rentre enfin à Cherbourg. Il faut dire qu’au début de la guerre de Sécession, la France était favorable au Sud, mais, à ce moment là, en 1864, on commençait à être un peu plus mitigé car on sentait bien que la chance était en train de tourner pour le Nord. Raphaël Semmes demande la réparation de sa machine et à passer dans un bassin de radoub, mais on lui répond que c’est impossible, qu’il ne peut rester que quelques jours.
Nous sommes un arsenal militaire et nous ne pouvons pas nous permettre de prendre un des belligérants chez nous. Il vous faut aller dans un port de commerce ". 

Entre temps arrive un bateau Nordiste qui vient devant Cherbourg et attend la sortie de l’Alabama. Rapidement, les Nordistes s’étaient aperçus qu’ils s’essoufflaient à poursuivre ces raiders sans les attraper, et qu’il valait mieux les attendre en Europe, quand ils avaient besoin de réparations et les saisir quand ils arrivaient. 

C’est ce qui se passe. Les deux bateaux se regardent en chiens de faïence quelques jours, et finalement, de façon très chevaleresque, Raphaël Semmes envoie un de ses officiers dire à son adversaire : " Ne partez pas, je sors dimanche à dix heures pour un combat singulier ". Ce combat a lieu avec beaucoup de folklore, parce que le Casino de Cherbourg était inauguré le même jour. Il y avait donc une foule de gens qui assistait à cette naumachie moderne. L’Alabama coulera finalement au large de Cherbourg, hors des eaux territoriales de l’époque, mais à l’intérieur des eaux territoriales actuelles.

On a mené sur cette épave une fouille très difficile, parce que l’épave repose à soixante mètres de fond et dans une zone de très forts courants qui empêchent de travailler long temps sur le site. 
C’est de l’archéologie concernant une époque relativement récente, mais il faut savoir que pour un bateau comme l’Alabama, si les responsables de l’archéologie française consentaient à dire du bout des lèvres que l’on faisait de l’archéologie, pour les Américains au contraire, tout morceau de l’Alabama était considéré comme un morceau de la Sainte Croix. 
On ne parle que de reliques, jamais d’objets, il y avait donc un grand décalage entre les deux cotés de l’Atlantique. Durant la période où j’ai travaillé sur cette épave, malgré cet engouement extraordinaire des Etats-Unis, nous avons uniquement travaillé avec des capitaux français, et les objets mis au jour ont été donnés aux Etats-Unis. Après mon départ, c’est un Américain qui a dirigé les travaux, et c’est le Service Historique de la Marine des Etats-Unis qui a financé les recherches. Les huit premières années, c’est la France qui a payé. C’est le chasseur de mines Circé qui a trouvé l’épave de l’Alabama avec son sonar.

On ne peut plonger sur le site qu’au moment de la renverse de courant, c’est un courant alterné, on dispose d’au maximum une heure si l’on se trouve pendant les périodes de morte-eau. En période de vive-eau, on ne peut pas plonger car le courant tourne sans s’arrêter. La visibilité au fond est souvent presque nulle.
Les plongées duraient un quart d’heure, départ surface, départ du fond.
L’ambiance est stressante. On est à soixante mètres, et très souvent les plongeurs sont sujets à la narcose : l’ivresse des profondeurs.

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Plongeur sur le site

La devise de l’Alabama, " Aide-toi et Dieu t’aidera ", gravée sur les garnitures en bronze de la barre, a permis une identification formelle du navire. Il est assez rare de trouver sur une épave un élément aussi décisif d’identification. Toute la vaisselle de bord portait cette devise. C’était une devise qui illustrait bien la situation dans laquelle allait se trouver ce bateau lancé seul sur les océans sans aucune aide extérieure.
Fort heureusement nous avons disposé de moyens importants. 
Un sous-marin d’IFREMER a plongé sur le site. Il est confortable de visiter l’épave dans un sous-marin. On peut y passer beaucoup plus de temps, même si le temps reste limité, parce que ces sous-marins sont également limités par le courant. Au-delà de 1,5 nœud à 2 nœuds, un sous-marin de ce type n’est plus utilisable.

Nous avons eu la chance que l’épave ait été coulée perpendiculairement au courant, donc on fait tête sur l’épave, face au courant. Une fois qu’on se trouve au-dessus, il n’est pas question de se déplacer latéralement, sinon le courant vous emporte. Il faut légèrement s’incliner et, à ce moment-là, le sous-marin dérive et l’on revient. Mais si au lieu de vous incliner de dix degrés, vous vous inclinez de quinze degrés, le sous-marin est emporté et vous faites un grand tour pour revenir. Vous perdez vingt minutes. 
Curieusement, alors que le fond est extrêmement hostile, et que les courants font de 4 à 5 nœuds, les bateaux modernes ne résistent pas plus d’un an ou deux avant d’être déchiquetés. Le bâtiment est complètement détruit : à l’arrière jusqu’au niveau du moyeu de l’hélice, et à l’avant à peu près pareil. Le site ressemble à un champ de bataille, il y a des objets dans tous les sens, mais ce bateau ne s’est pas disloqué tout de suite. Il est parti par grands pans et, seulement au bout d’un certain temps, la pression alternée du courant fait qu’à un moment donné, les structures cèdent. Mais, comme il y a énormément de suspensions dans l’eau de mer, une vase très fine s’est accumulée entre temps dans les fonds du navire, enfouissant tous les objets entassés.

Nous avons eu la chance de retrouver des objets intacts, alors que l’on a l’impression que c’est un cataclysme qui s’est produit. Nous avons travaillé dans un endroit qui était probablement l’office des officiers. Les étagères étaient encore chargées d’assiettes, de verres, tout était intact, alors qu’à côté le bateau était complètement explosé.

Alabama-canon-smallCanon Blakely 

Ce sont des canons qui sont chargés par la bouche, mais qui tirent des obus. Ils ont une âme rayée, et l’arrière est frété par des cercles de fer. C’est un canon Blakely, qui est un célèbre fabricant anglais indépendant. La récupération de ce canon a été une opération extraordinaire, parce que par des profondeurs de soixante mètres, remuer des poids aussi important en utilisant uniquement des plongeurs est très délicat. Il faut aussi éviter à tout prix, lorsqu’on soulève le canon, qu’il aille détruire quelque chose à côté. Il faut donc le soulever droit. On ne peut faire faire aucun effort aux plongeurs car, à cette profondeur, tout effort se traduit par un accident de plongée. On a donc monté une opération exceptionnelle qui a été couronnée de succès, mais nous étions d’autant plus stressés que la presse était là qui nous attendait, ce qui n’est jamais bon. Néanmoins, tout s’est bien passé et la presse a eu son canon à l’arrivée. 
Nous découvrîmes alors qu’un obus était engagé dans le tube du canon, un obus avec sa fusée, ce qui est doublement intéressant.

Avant de faire le traitement de conservation du canon, il est évident qu’on ne peut pas laisser cet obus sans savoir s’il est susceptible d’exploser, donc on doit le désamorcer. Pour cela, on fait appel à une équipe de démineurs. 
Ce fut une opération d’une journée. Le canon a été pointé dans une direction où il n’y avait pas de risque, on a mis des murs de sacs de sable et la fusée a été dévissée. Il y avait effectivement de la poudre mouillée à l’intérieur. Ensuite, deux mois ont été nécessaires pour retirer la gangue de concrétions qui entourait l’obus, extraire l’obus et le sac de poudre qui se trouvait derrière.

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Récupération d'un canon Blakely 

Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est qu’outre l’intérêt d’avoir mené à bien une récupération très difficile l’étude du canon a été très enrichissante du point de vue archéologique. En vingt-cinq ans d’activité, je n’ai trouvé ça que trois ou quatre fois. C'est-à-dire, une observation qui vous restitue un geste. Dans ce cas précis, le canon était chargé, mais l’obus ne se trouvait qu’à soixante centimètres de la bouche. Il était donc en en cours de chargement et ce dernier a donc été interrompu. 
Nous avons eu la chance de trouver non seulement l’affût, mais aussi le châssis pivotant à l’aide duquel on manoeuvre ce type de canon. Au lieu d’avoir des canons en sabord de chaque côté, on met un canon assez gros sur son affût et le tout sur un châssis pivotant orientable indifféremment d’un bord à l’autre. Cette orientation se fait avec un grand châssis qui fait plus de quatre mètres de long, des chemins de roulement en bronze sur le pont, puis un système de pivots. La position de tous les éléments du châssis pivotant, que l’on a retrouvés en entier sous le canon, prouve que le canon était en position de recul, donc qu’il était bien en cours de chargement. 
Le fait de découvrir l’obus très près de la bouche, signifie que l’on est en train de recharger un obus pour tirer. Si on arrête le chargement, c’est qu’il se produit un évènement extraordinaire, probablement le moment même où le capitaine dit : " C’est fini ! On abandonne ! ". Retrouver en analysant un élément purement matériel, un geste interrompu et à travers lui un moment d’histoire est une démarche particulièrement forte et émouvante.

Ces deux exemples vous montrent combien l’on peut se passionner pour ce type d’activité.

LE MAGENTA
 Le Magenta est une frégate cuirassée de la Marine Française de la fin du 19ème siècle construite peu après la Gloire, le premier bateau cuirassé français, construit par Dupuy de Lôme.
Ce sont de grands bateaux en bois de soixante-dix mètres de long. Il s’agit probablement des plus grands bateaux en bois construits dans les arsenaux français. On les cuirasse en ajoutant à l’extérieur des plaques de blindage de dix centimètres d’épaisseur. Ce qui fait un poids de cinq ou six cents tonnes de blindage.
Au départ, ce n’est pas le bateau qui nous intéressait, mais ce qu’il transportait. 
En 1875, le Magenta est le navire amiral de la Méditerranée. L’amiral Roze, qui commande l’escadre, fait escale à La Goulette. Il y rencontre l’interprète du consulat général de France, Pricot de Sainte-Marie, qui avait obtenu, de la part du Ministère de l’Instruction Publique’ avec des fonds de l’Institut, l’autorisation de faire des fouilles à Carthage. 
Avec une autorisation personnelle du Bey de Tunis, Pricot de Sainte-Marie avait travaillé sur l’ancienne nécropole carthaginoise, le Tophet, et s’était occupé du réemploi dans les maisons de stèles funéraires d’origine punique. Il en avait trouvé 2500, ce qui est considérable, les avait mises en caisse, avec, de surcroît une statue de l’impératrice Sabine, entière bien qu’en plusieurs morceaux. Il s’ouvre alors à l’amiral Roze des problèmes qu’il rencontre pour rapatrier toutes ces antiquités et ce dernier accepte de les faire charger sur leMagenta.

Le Magenta rentre à Toulon, mouille dans le port, prend le coffre du navire amiral et l’on prévoit de débarquer le lendemain les antiquités pour les envoyer à Paris. Dans la nuit, une fumée apparaît à l’arrière. On va ouvrir la porte du local. Le feu s’étend alors très vite, si rapidement, que l’on est obligé d’évacuer la partie arrière et, surtout, qu’on ne parvient pas à noyer les soutes à poudre arrière. Nous étions au tout début de l’artillerie du type de l’Alabama, et que l’on n’avait pas encore mis au, point le système de noyage à distance des soutes. 
C’est donc inéluctable : il faut évacuer le bateau avant l’explosion des soutes. On fait écarter tous les bateaux de l’escadre qui sont mouillés autour et, quatre heures après, tout saute. Trente tonnes de poudre explosent. La partie arrière du bateau est pulvérisée. On retrouve des plaques de blindage aux Mourillons, à 1500 mètres de là. Dans la correspondance du directeur de l’arsenal, la commande du lendemain est de 50.000 verres à vitres. Toutes les vitres de Toulon ont donc été brisées.

magenta-incendie-smallIncendie du Magenta

Après la catastrophe, on entreprend de sauver ce qui pouvait l’être. La Marine récupère l’artillerie, les machines, les blindages, etc, puis le Ministère de l’Instruction Publique fait des sauts de cabris en disant : " Mes antiquités, mes antiquités ! ".
Les scaphandriers récupèrent une grande partie des stèles, une grande partie de la statue, mais il manquait la tête. Des primes sont proposées, mais il faut voir dans quelles conditions travaillaient les scaphandriers à l’époque. Au bout d’un an, on finit par déblayer le terrain et l’on détruit à l’explosif les restes de l’épave. 
Tout le monde oublie cette belle histoire. 
Jusqu’à ce qu’un ami vienne me voir et me déclare : " J’ai lu dans un livre qu’il y avait des stèles Puniques sur l’épave du " Magenta ". Si je compte bien, il en reste cinq cents, et la tête de l’impératrice Sabine n’a jamais été trouvée "

Je lui réplique : " Pourquoi ne pas tenter de la retrouver ? " 

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 Stèles retrouvées sur le Magenta

Dès la première plongée, nous avons retrouvé l’épave, après avoir fait de petites recherches en archives. Le problème était de trouver des vestiges sachant que le bateau était grand, soixante-dix mètres de long, dix-sept mètres de large.
Une équipe d’archéologues par quinze mètres de fond, dégage et étudie une surface d’environ cinq mètres sur cinq pendant la durée d’une campagne qui dure habituellement un mois Il fallait donc placer le champ opératoire au bon endroit, ce qui a été après tout un travail d’expertise sur le fond, de lecture des journaux, de correspondances, pour savoir comment était le bateau. Puis, nous avons décidé de faire un grand carré de cinq mètres de côté, et nous avons creusé pour aller jusqu’au fond afin de tenter de se situer. Si on a été bons, on va trouver quelque chose. On a creusé pendant assez longtemps.

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Stèles retrouvées sur le Magenta

Au bout de douze ou treize jours, l’un des plongeurs, travaillant uniquement au toucher, faute de visibilité, et ayant la consigne de remonter tout ce qui ressemblait à de la pierre, sent une pierre qui roule à côté de lui. Il la remonte en fin de plongée : c’était la tête de l’impératrice Sabine.

La tête était noircie, mais la statue déposée au Louvre était toute blanche, probablement nettoyée énergiquement par les services des Antiquités. Il y avait aussi un diadème sur la tête que l’on ne retrouvait pas. On a fini par le trouver au Musée de Saint Germain. Nous avons fait une petite cérémonie à l’Institut, qui parrainait notre travail. Le diadème a traversé la Seine, et il s’est parfaitement adapté sur la tête, avec un petit détail, le diadème était blanc, et la tête était noire. 
Ensuite, il y eut des états d’âme du Louvre, car les méthodes de restauration ont changé. Nous avons essayé de nettoyer la tête, mais sans résultat, car il était hors de question d’altérer l’état de surface du visage. De l’avis des spécialistes du Louvre, c’est en effet la plus belle représentation existante de l’impératrice Sabine.

Magenta-impératrice-bigTête de l'impératrice Sabine

Le marbre provient des carrières de marbre blanc de Chalcidique, du cap Vathy. On a retrouvé la température à laquelle il a été chauffé, parce qu’il est évident que, si l’incendie avait été très violent, nous n’aurions pas retrouvé du marbre mais uniquement de la chaux vive. 
Une analyse par thermoluminescence, qui permet d’évaluer la température à laquelle un objet a été exposé, a fourni la température de 134 degrés, ce qui est peu dans un incendie. Cette faible température explique pourquoi le marbre a été noirci, c’est qu’il y a eu une combustion lente avec émission de goudron qui a saturé le marbre.
 La Surprise

Attention : Cette conférence ne doit pas être reproduite sans autorisation de l'auteur

Pour en savoir davantage, aller sur le site du GRAN d'où provient la plus 
grande partie des photos de cette conférence et que nous remercions 
vivement pour leur collaboration si précieuse : 
http://www.archeonavale.org/