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Antigone

Conférence donnée le mardi 12 janvier 2010

par Pierre CARLIER
Professeur Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense 

Le cas d’Antigone est assez différent de celui d’Œdipe.

Qu’Œdipe ait eu deux fils et deux filles de Jocaste est une chose qui était connue depuis très longtemps.
Par contre, le fait qu’Antigone ait défié son oncle Créon pour ensevelir son frère Polynice est quelque chose qui n’est pas attesté avant Sophocle, ce qui conduit à se demander si cette présentation d’Antigone refusant d’obéir à une loi injuste n’est pas une invention de Sophocle, et une invention qui a eu un succès considérable et immédiat du vivant de Sophocle.

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Sophocle

Cette pièce a eu un succès énorme puisque, l’année suivante, Sophocle a été élu stratège à cause du succès de sa pièce. Il n’y a pas de point commun entre le théâtre et une fonction militaire comme celle de stratège, une fonction élective. À Athènes, il n’y avait pas d’armée de carrière, il n’y avait pas d’officiers, on désignait en général des citoyens présumés compétents, des Athéniens riches et connus, qui étaient élus pour une année et étroitement contrôlés pour diriger la flotte et l’armée. C’est pourquoi Sophocle, après sa pièce, a joui d’une telle notoriété qu’il a été élu stratège. Nous le savons par Plutarque, et il a été élu pour une pièce qui a eu des échos très nombreux, nous le verrons dans la rhétorique, dans les discours tenus par les hommes politiques athéniens.

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Oedipe et Antigone

« Antigone » était devenue une référence politique et religieuse. Elle l’a été dans l’Antiquité et l’est restée à l’époque moderne. On a donc un cas assez différent car, ici, l’innovation de Sophocle a vraisemblablement été importante. Cependant, auparavant, il y eut le poète Eschyle qui est un prédécesseur de Sophocle, le premier des grands poètes tragiques.

Il y a trois grands poètes tragiques à Athènes : Eschyle, Sophocle et Euripide. Pour donner des indications sur les dates respectives, disons que vers - 480 J.C. lors de la bataille de Salamine, Eschyle combattait comme rameur, Sophocle était un tout jeune homme dansant dans les chœurs pour célébrer la victoire, et Euripide est né cette année-là.

Il y a donc des intervalles d’environ quinze ans entre les trois grands tragiques grecs. Eschyle, dans « Sept contre Thèbes », lors du conflit entre Etéocle et Polynice, nous présente à la fin l’ordre de Créon interdisant d’ensevelir Polynice et le défi que lui lance Antigone. L’analyse linguistique précise montre que cette fin a été ajoutée. Elle a été ajoutée non par Sophocle, mais par quelqu’un qui a voulu rattacher tardivement la pièce d’Eschyle à celle beaucoup plus connue d’« Antigone ». Dans la tradition manuscrite, et peut-être aussi dans la représentation, la pièce a été modifiée pour tenir compte d’Antigone.

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Euripide

Le troisième grand tragique, Euripide, est un auteur qui aime les dissonances. Il aime présenter des pastiches ironiques de ses prédécesseurs. Il y a un passage très célèbre dans sa tragédie « Oreste », à propos de la reconnaissance entre Oreste et Electre. Oreste se rend sur la tombe d’Agamemnon, son père, et il coupe une boucle de ses cheveux. 
Sa sœur Electre arrive et dit : 
« Oh, ces traces de pieds ? Elles ressemblent beaucoup aux miennes ; ce doit être mon frère. Et ces cheveux ? Ils ont la même couleur que les miens, ce doit être mon frère ».

Et Euripide présente un dialogue entre Electre et sa suivante :
« Ce doit être les traces des pieds de mon frère qui sont exactement comme les miens. » 

Et sa servante lui fait remarquer : 
« Où as-tu vu que les hommes ont d’aussi petits pieds que les femmes ? Et les cheveux, toi, tu as lavé les tiens ce matin alors que lui a fait un long voyage, donc ils ne peuvent pas avoir la même apparence ! »

Ce sont des scènes célèbres du théâtre tragique de ses prédécesseurs qu’Euripide aimait parodier. Euripide est très différent de ses prédécesseurs. Il a cassé délibérément les conventions tragiques, Nietzsche dira qu’il a tué la tragédie. Euripide est, à bien des égards, beaucoup plus près de Giraudoux que d’Eschyle ou de Sophocle. 
Nous n’avons de lui que des fragments et un très bref résumé d’une pièce qui s’appelle « Antigone », où il a pris le contre-pied de Sophocle. On y voit Antigone qui se fait aider de son fiancé, Hémon, pour ensevelir Polynice ; ensuite ils n’ont aucun problème, ils se marient et ont beaucoup d’enfants. Une histoire d’une Antigone très modérément rebelle, et qui devient une bonne mère de famille. Pourquoi ? Parce qu’il y avait une pièce particulièrement célèbre avec un personnage tout aussi célèbre, et Euripide a voulu en prendre le contre-pied, ce qui nous montre, a contrario, la célébrité de la pièce.

Je vais commencer par présenter de façon relativement précise cette pièce, après quoi je résumerai le débat d’idées, puis j’étudierai ce débat d’idées dans ses perspectives historiques, en regardant comment les rapports entre la famille et la cité ont évolué entre Eschyle et Sophocle, comment la loi et le devoir moral ont évolué de Sophocle jusqu’à Socrate.

Une tragédie est faite d’une alternance de chants du chœur et de dialogues, avec un contraste très net entre les chants et les dialogues. Les dialogues sont très proches de la langue attique parlée, alors que les chants du chœur en sont plus éloignés par leur langue, par leur rythme, par la musique et par les évolutions chorales et les danses qui les accompagnent. La pièce se déroule immédiatement après le départ des envahisseurs argiens qui ont attaqué Thèbes pour établir Polynice comme roi contre son frère Etéocle. Polynice, chassé du pouvoir par son frère Etéocle, avait essayé de s’emparer de sa propre cité avec des armées étrangères. Les deux frères s’entretuent, Etéocle est mort, Polynice également, et la pièce commence le lendemain matin.

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Etéocle et Polynice
(Tiepolo)

La première scène fait intervenir Antigone et sa sœur Ismène. L’une et l’autre évoquent l’édit de Créon. Créon était le frère de Jocaste, et donc leur oncle ainsi que celui d’Etéocle et Polynice. Il succède naturellement à ses neveux, puisque Œdipe n’a plus de descendance mâle. 
Créon aurait donné l’ordre de faire des funérailles solennelles à Etéocle qui avait défendu la cité, mais de laisser sans sépulture Polynice, de laisser son cadavre en proie aux chiens et aux oiseaux, puisque Polynice était le traître par excellence et qu’il fallait un châtiment exemplaire.

Antigone exprime son intention d’ensevelir son frère. Ismène est réticente, et dit qu’il y a l’ordre de Créon. 
Puis elle ajoute : 
« Ne crois-tu pas, Antigone, que nous avons eu assez de malheurs comme ça, et ne pourrions-nous pas, maintenant, avoir profil bas ». 
Antigone lui répond : 
« Toi tu as peur, et après tu te tais ». 

On voit déjà la détermination d’Antigone qui s’oppose aux hésitations de sa sœur qui craint que leur opposition soit une source de malheurs supplémentaires. Le chœur rentre alors en scène, et il célèbre la victoire de Thèbes sur ses assaillants. Le premier chant du chœur est optimiste, Thèbes a été sauvée.

Entre alors en scène Créon, le nouveau roi. Dans la pièce, Créon est plus souvent en scène qu’Antigone. Antigone est l’héroïne de la pièce, mais Créon en est peut-être le personnage central. Donc, Créon entre en scène, explique qu’il succède légitimement à ses neveux et expose ses principes de gouvernement. On a quelquefois qualifié ce monologue de « discours du trône de Créon ».

Voici quelques-uns de ses principes : 
« Qui s’imagine que l’on puisse aimer quelqu’un plus que son pays ne compte pas à mes yeux, Zeus m’en soit témoin, Zeus qui voit tout et à toute heure. Moi, je ne puis me taire quand, au lieu du salut, j’entrevois le malheur en marche vers ma ville, pas plus que je ne puis tenir pour mon ami un ennemi de mon pays. Ne sais-je pas que c’est ce pays qui assure ma propre vie et que, pour moi, lui garantir une heureuse traversée constitue le seul vrai moyen de me faire des amis. Les voilà les principes sur lesquels je prétends fonder la grandeur de Thèbes. »

C'est-à-dire, je vais mener une politique avec la volonté de sauver Thèbes, parce que les périls ne sont pas terminés. Il faut donc avoir une politique déterminée pour assurer le salut de Thèbes.

Il donne une première application de ce principe. C’est qu’on a deux frères qui viennent de s’entretuer, l’un qui voulait défendre sa ville, Etéocle, et qui est mort en la défendant, aura des funérailles solennelles, l’autre qui sera traité comme un traître, il ne sera pas enseveli. 
Qu’il ne soit pas enseveli était une sanction évidente pour tous les spectateurs. Et ne pas être enseveli est extrêmement grave. On ne peut être accueilli dans les enfers.

Achille disait : 
« Je préfèrerais être un pauvre valet de ferme plutôt que d’être le plus glorieux des morts »

Dans « L’Odyssée », Achille n’est plus tellement héroïque. Aux enfers, on n’est plus que l’ombre de soi-même et l’on s’ennuie horriblement. Mais, cela dit, il y a pire que la descente aux enfers. Quand on n’a pas été enseveli, on n’est plus un vivant, et l’on n’est pas encore un mort, on est conduit à errer. Errer, c'est-à-dire errer entre les vivants et les morts, ce qui est très mauvais pour les vivants, mais surtout pour les morts, car c’est l’inquiétude permanente. Ne pas être enseveli pour un Grec est d’une gravité extrême.

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Achille et Patrocle

Créon se justifie en disant : 
« On a un crime extrême. On a quelqu’un qui a essayé de dominer sa cité à la tête d’une armée étrangère, et qui a failli détruire sa cité. On va donc faire un exemple, et voilà comment désormais on traitera les traîtres. »

Le Coryphée, chef du chœur, et le chœur, approuvent tout à fait les principes de Créon. La décision est accueillie par le chœur, composé des vieillards constituant le conseil des anciens de Thèbes, comme la bonne décision d’un nouveau chef énergique. Arrive à ce moment-là un garde qui annonce que l’on a enseveli le corps de Polynice. Pour ensevelir, il n’est pas nécessaire de creuser un trou très profond, il suffit de verser un peu de poussière sur le corps du mort, un peu de terre, et le mort est enseveli. Créon y voit la preuve d’un complot contre lui et contre la cité. Il menace les gardes des pires châtiments s’ils ne surveillent pas mieux. Il leur ordonne d’enlever la terre qui a été versée sur le corps de Polynice pour qu’il soit exposé aux intempéries et aux oiseaux, de surveiller étroitement, et si quelqu’un tentait de s’approcher de Polynice de s’emparer de lui.

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Le Coryphée
Les Perses d'Eschyle 
(document INA)

Le chœur intervient à nouveau. 
Ce deuxième chant du chœur a l’air un peu décalé. Il célèbre la grandeur de l’homme, ses exploits techniques, on a quelque chose qui évoque l’éloge de Prométhée par le sophiste Gorgias, une célébration de l’homme et de toutes ses activités qui se termine sur une critique, car son intelligence, ses ressources, l’homme les utilise parfois pour le mal plutôt que pour le bien. C’est une célébration de l’homme avec une pointe d’inquiétude.

Au deuxième épisode, le garde revient très vite et déclare : 
« Il y avait un peu de tempête, et quand elle s’est calmée, nous avons saisi une jeune fille qui était en train d’ensevelir à nouveau Polynice. » 

Alors le garde donne des détails macabres, et ils sont nombreux. Il indique qu’on avait enlevé la terre qui recouvrait Polynice et que le corps se remettait à suinter, puis il ajoute que les gardes s’étaient placés sur une petite éminence pour ne pas être incommodés par l’odeur, et donc on a saisi Antigone sur le fait.

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Antigone conduite à Créon

Là se situe la scène d’affrontement entre Antigone et Créon. 
Créon, vu que sa nièce a été prise sur le fait, mène l’interrogatoire et espère qu’Antigone va avoir peur. 
Il lui dit : 
« Est-ce que tu avoues ? »
Elle répond : 
« Bien sûr, j’avoue. » 

« Est-ce que tu connaissais mon ordre ? »
« Bien sûr, je le connaissais. Comment faire d’ailleurs pour ne pas le connaître ? »
« Es-tu consciente de la gravité de la violation de la loi que j’ai proclamée ? » 

Et Antigone lui répond : 
« Mais cette loi, c’est ta loi. Ce n’est pas une loi voulue par les dieux. Les dieux imposent à une sœur, comme devoir, d’ensevelir son frère. J’ai respecté les lois de Zeus. Finalement, celui qui est fou n’est pas celui qui respecte les lois de Zeus, c’est celui qui fait des lois qui vont à l’encontre des lois de Zeus. »

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Zeus

Créon qui, aime raisonner, ne répond pas aux arguments d’Antigone. 
Il lui dit d’abord : 
« Tu es bien la fille de ton père, tu veux toujours avoir raison. Tu oublies que tu es une femme, et tu voudrais avoir raison comme si tu étais un homme. »
On dit parfois que les Grecs sont misogynes, mais les personnes qui tiennent des propos misogynes sont toujours des tyrans ou des idiots, ou les deux. 
« Puisque c’est ainsi, je vais te faire plier ! » 
Puis, comme il ne sait plus quoi dire, il lance : 
« Et ta soeur Ismène, je vais la punir également »

Les punir, ça veut dire les enfermer vivantes dans une tombe. C’est le châtiment est infligé à ceux ou celles qui ont enseveli Polynice, en dépit de la loi de Créon. C’est le monde renversé. Le mort n’est pas enseveli, mais des vivants vont être enterrés vivants. 

Ismène dit :
« Oui, je veux, moi aussi, partager le sort de ma sœur. » 
Mais Antigone répond : 
« Non ! Dans l’action à laquelle tu ne participais pas, tu n’auras pas l’honneur du châtiment. »
Elle a du mépris pour sa sœur.

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(Thomas Armstrong)

Suit un dialogue très serré entre Créon et Antigone.

Antigone dit : 
« Ce n’est pas vrai. Tous les Thébains sont de mon avis, un avis du cœur, mais ils ont peur. Ils ont peur du tyran. » 
Créon lui réplique : 
« Toi seule penses ainsi parmi les Cadméens. »
Antigone : 
« Ils pensent comme moi, mais ils tiennent leur langue. » 
Créon : 
« Et toi, tu n’as pas honte à te distinguer d’eux ? »
Antigone : 
« Je ne vois pas de honte à honorer un frère. » 
Créon : 
« Etéocle était aussi ton frère et, en honorant le traître assassin qu’est Polynice, tu portes atteinte à l’honneur d’Etéocle. Polynice ravageait sa terre, lui se battait pour elle.»
Antigone : 
« Hadès, le dieu des morts, n’en veut pas moins voir appliquer ses rites. »
Créon : 
« Le bon ne se met pas sur les rangs des méchants. »
Antigone : 
« Qui sait si sous la terre la vraie piété est là. »

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Hadès

La justice distributive des hommes punit les coupables, récompense les héros de leur vivant, et punit les coupables, y compris en leur infligeant la peine de mort. Mais, une fois qu’ils sont morts, la justice distributive ne joue plus. Ce sont les règles religieuses qui s’imposent, et elles ordonnent à une sœur d’enterrer son frère même si c’est le pire des criminels. Antigone ne dit jamais « Polynice est un héros, Polynice avait raison », mais simplement « Polynice était mon frère et, entre les morts, on ne distingue plus entre les coupables et les héros, les criminels et les héros. »

On pense évidemment à l’observation chrétienne : « Ma justice n’est pas de ce monde. » 

Aux morts, dans le domaine religieux, s’applique un type de justice qui n’est pas la justice des hommes. Le tort de Créon, selon Antigone, ce n’est pas d’avoir une appréciation injuste des torts et des actions des deux frères, c’est d’essayer d’appliquer la justice là où seuls les rites religieux comptent.

A ce moment de la pièce, il y a un troisième chant du chœur qui rappelle les Labdacides. Les Labdacides sont ceux qui descendent de Labdacos, à partir de Laïos, selon la généalogie. Labdacos, dans la mythologie, n’est pas un roi sur lequel on a beaucoup de détails, mais c’est lui qui, traditionnellement, depuis la période d’Homère, est considéré comme l’un des ancêtres de la famille royale de Thèbes. C’est lui qui a donné son nom à cette famille. Le chœur chante les malheurs des Labdacides, et déplore l’obstination d’Antigone. Donc, à ce stade, Antigone par son obstination est responsable de son malheur.

Le troisième épisode voit intervenir Hémon, qui est le fils de Créon et le fiancé d’Antigone. Il devait normalement épouser Antigone. Fait assez rare, aussi bien dans la littérature grecque que dans la réalité grecque, ce fiancé est amoureux de sa fiancée. La plupart du temps on ne connaissait pas sa fiancée, un accord avait été conclu avec le père, et on la découvrait le jour des noces. Là, au contraire, Hémon est amoureux d’Antigone, fait assez remarquable, parce que très rare. Et Créon le sait aussi.

Quand il voit arriver Hémon, il l’interpelle : 
« Tu ne viens tout de même pas plaider la cause de cette fille d’Œdipe par amour ? » 
Et, plaidant le faux pour savoir le vrai, il ajoute : 
« Une autre femme, tu n’auras pas de mal à en trouver une. Je t’en trouverai une. Tu seras bien plus tranquille qu’avec Antigone. » 
Hémon réplique : « Je n’interviens pas pour Antigone, j’interviens pour toi, parce qu’à Thèbes, certains commencent à admirer Antigone et te trouvent un peu trop dur. Moi, j’écoute ce qui se dit, et dans ton intérêt, je pense qu’il faudrait faire une concession. Il serait mieux de ne pas l’emmurer. »
Créon : « Tu es sous la coupe d’une femme, tu n’as rien compris à l’exercice du pouvoir. » 
Puis il réaffirme son principe : 
« Je ne vais pas tolérer des rebelles dans ma famille, alors que je veux imposer la discipline dans la cité. Le pire dans une famille comme dans la cité, c’est l’anarchie, et moi je combats l’anarchie. »
Et il dit à Hémon : « Je ne veux plus te voir. »

Hémon sort, et Créon sort aussi.

Il faut dire qu’à l’époque de Sophocle, il ne pouvait y avoir que trois acteurs en scène au même moment, et c’était le même personnage qui, en changeant de masque, changeait de rôle.

Créon sort de scène. Antigone arrive et là, ce qui est relativement rare, intervient un passage chanté par un personnage. Elle déplore de devoir quitter la lumière du soleil alors qu’elle est si jeune. Face à Ismène, face à Créon, elle s’était montrée comme une jeune fille dure, inflexible. Elle avait même déclaré à Créon qu’elle serait heureuse de mourir. Mais en fait, non, car, ajoute-t-elle, elle va mourir sans avoir connu les joies du mariage. Je dois préciser que, dans les littératures grecque et latine, mourir pour une femme sans avoir connu les joies du mariage est terrible. Mourir vierge, c’est triste. Il n’y a pas d’exaltation de la virginité où les vierges montent au paradis à côté des docteurs de la loi. Non !

Elle déplore le fait de quitter si vite les rayons du soleil. 
« Privée de fleurs de deuil, sans ami, sans mari, me voici malheureuse entraînée sur la route qui s’ouvre devant moi. Infortunée, je n’aurai plus le droit de contempler le flambeau sacré. »
Le flambeau sacré, c’est le soleil. 
« Et sur mon sort que nul ne pleure, pas une bouche amie pour pousser un gémissement. » 
Donc, du même coup, du fait de sa sensibilité, son héroïsme apparaît encore mieux.
Ce n’est pas une jeune fille qui sacrifie sa vie pour satisfaire au devoir religieux envers son frère. C’est une fille qui a envie de vivre. Son héroïsme n’est pas un héroïsme froid comme celui d’un suicidaire. C’est l’héroïsme de quelqu’un qui aurait souhaité pouvoir continuer à vivre.

Quand Créon réapparaît, elle se met à proclamer qu’elle est fière de faire ce qu’elle a fait, et que le tyran se repentira de sa décision. Et Créon ordonne qu’on l’emmure vivante. À ce moment-là, le chœur, qui commence visiblement non pas à approuver Antigone, mais à déplorer son sort, ce qui n’est pas la même chose, associe Antigone à d’autres héroïnes malheureuses, en particulier à Niobé. 

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Les enfants de Niobé tués par Apollon et Diane
(Anicet Charles Gabriel Lemonnier)

Niobé était une femme qui avait eu beaucoup d’enfants et était très fière de sa descendance ; elle avait dit qu’elle avait beaucoup plus d’enfants que Léto, la mère d’Apollon et d’Artémis. Léto n’avait eu, elle, que deux enfants alors qu’elle en avait eu quatorze. Elle était très fière de sa descendance, mais Apollon et Artémis ne laissent pas déprécier leur mère et ils vont donc tuer tous les enfants de Niobé à coups de flèches. Niobé était tellement triste qu’elle fut transformée en pierre, une pierre surmontée d’une source dont les larmes coulaient constamment. Il y a donc une comparaison des malheurs d’Antigone et de Niobé, mais le chœur ne juge pas Antigone qui déplore son malheur.

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Apollon

Intervient alors le devin de Thèbes par excellence, celui qui est aveugle, celui qui a eu l’expérience des deux sexes, le vieux Tirésias qui se présente parce qu’il a perçu des signes très inquiétants et pour Créon et pour Thèbes. Il vient informer Créon et, comme il sait ce qui s’est passé, il suggère que ces signes soient liés à la désapprobation des dieux. Il faut ensevelir Polynice, notamment parce qu’un cadavre non-enseveli incommode les dieux. 
Mais Créon a une formule, il répond : 
« Je ne changerai pas d’avis, même si l’aigle devait prendre des morceaux du cadavre de Polynice et les apporter jusqu’au trône de Zeus. Même si les dieux se trouvaient souillés par le cadavre de Polynice, je ne changerai pas d’avis. »

D’autre part, il y a le fait d’ensevelir une vivante. Créon dit exactement ce qu’Œdipe disait à Tirésias : 
« Tu fais partie d’un complot et tu t’es fait payer. Les devins sont des vendus. C’est la preuve d’un complot. Tu ferais bien de m’écouter sans quoi il va t’arriver des malheurs terribles. » 

Créon le chasse. 
Alors le chœur dit : 
« Il a peut-être raison. » 
Et Créon répète : 
« Effectivement, il a peut-être raison ! » 
Créon reconnaît qu’il a peut-être commis une erreur. Il n’a pas voulu, au début, reconnaître qu’il s’était trompé, mais les paroles de Tirésias l’ont frappé, et Créon dit :
« J’accepte qu’on ensevelisse Polynice et que l’on délivre de sa peine Antigone. »

Créon, à bien des égards, est un tyran, mais, finalement, il n’est pas totalement impie. Il fait des proclamations impies, mais il finit par comprendre. Mais nous sommes dans la tragédie, et, donc, il comprend trop tard. En effet, après un chant du chœur qui exprime l’espoir et qui souligne la gloire de Zeus, un messager arrive qui annonce que Polynice a été enseveli par les soins mêmes de Créon. Mais quand Créon est arrivé au caveau où il avait placé Antigone, il a trouvé non seulement Antigone pendue mais, également, Hémon.

Hémon, qui, dans un premier geste de colère, a d’abord essayé de tuer son père, et qui n’y étant pas parvenu a retourné son épée contre lui-même. Et là encore, c’est macabre. Hémon sanguinolent est accroché par amour à Antigone pendue, et l’on précise que l’un et l’autre suintent. C’est dans le texte. Suinter, exhaler des miasmes. Le suint des moutons dont on fait la lanoline.

Après le messager, l’épouse de Créon, Eurydice, entre en scène. Elle déplore la mort de son fils et se donne elle-même la mort. Créon se retrouve tout seul. Son inflexibilité n’a pas été définitive, mais s’il s’est repenti, il a compris trop tard. Il se tourne vers le chœur qui dit qu’il ne faut jamais enfreindre les lois traditionnelles, les lois divines. Ce n’est qu’à ce moment-là que le chœur rejoint le point de vue d’Antigone, quand Antigone est morte.

Cette pièce a eu un succès énorme. Elle est construite exceptionnellement, comme c’était le cas de « Œdipe Roi » qui sera représenté plus tard et qui représente une étape antérieure de la tradition. En effet, dans la chronologie interne du mythe, « Œdipe Roi » est avant « Antigone », mais, au point de vue de la chronologie dramatique, « Antigone » a été représentée en - 442, tandis que « Œdipe Roi » est probablement représentée entre - 427 et - 425.

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Epidaure

Le débat politique se situe principalement entre Créon et ses adversaires. Le point de vue de Créon est qu’il est le chef de la cité et que tous les autres lui doivent obéissance, que tout le monde doit le suivre. À cet égard, il se conduit comme un tyran. Il est le roi légitime du point de vue dynastique. Il considère que la cité est sa chose. Si « Antigone » était simplement une dénonciation de la tyrannie, comme il y en a tant dans la tradition grecque, son prestige ne serait pas si grand. Créon affirme constamment qu’il est soucieux du bien de la cité, et que l’intérêt de la cité prime sur toute autre considération. Alors tantôt il dit que l’intérêt de la cité est nécessairement juste, tantôt il dit que, même si c’est injuste, si c’est l’intérêt de la cité, il le fera. L’intérêt de la cité est considéré comme un absolu, et aucune règle ne peut s’opposer aux décisions du détenteur du pouvoir exclusif.

Face à lui que disent Hémon et Tirésias ? 
« La cité n’est pas le bien d’un seul. »

On a la dénonciation de l’accaparement du pouvoir par Créon. Le pouvoir n’est pas le bien d’un seul et il est bon, aussi, d’écouter ce que disent les autres. Il faut tenir compte de l’opinion. Mais quand on regarde de près, Antigone invoque l’opinion en sa faveur alors que le chœur est totalement pour Créon, et Hémon invoque l’opinion publique alors que le choeur est encore favorable à Créon. Il y a des gens qui lui reprochent de ne pas tenir compte de l’opinion, mais ces gens inventent une opinion qui n’est pas l’opinion générale.

On ne peut pas faire dire à Antigone qu’un bon gouvernement est un gouvernement qui suit l’opinion. Ce n’est pas du tout ce que dit Sophocle, même s’il y a des contestations sur ce point. Le message de Sophocle est beaucoup plus radical.
En l’occurrence, c’est un roi qui prend ses décisions. Mais supposons qu’une décision de ce genre ait été prise par l’assemblée du peuple dans un vote régulier. Supposons que l’assemblée du peuple ait décidé de ne pas ensevelir tel ou tel personnage qui s’est conduit comme un traître. La décision serait-elle juste du point de vue religieux ? Antigone aurait-elle le devoir d’obéir ? Si c’était l’assemblée du peuple qui avait décidé au lieu du roi qui se comporte comme un tyran ? Si c’était l’assemblée du peuple qui, très régulièrement, avait voté un décret de ce genre, Antigone aurait-elle obéi ? Évidemment non ! 
Donc, c’est une remise en question de l’idée que toute décision politique légale doit nécessairement être obéie. C’est l’affirmation qu’il y a des lois divines qui sont au-dessus des lois humaines, et qu’il faut respecter contre les lois humaines. C’est un appel à relativiser l’emprise et le domaine du politique. L’intérêt de la cité, les décisions politiques, ne peuvent pas intervenir dans tous les domaines. Il y a des limites aux décisions politiques, à ce qu’on doit à la cité.

Est-ce que pour autant Antigone est un porte-parole des droits de l’homme ? En vérité, elle ne l’est pas car elle déclare qu’elle doit ensevelir Polynice, parce que c’est son frère, et elle ajoute, que si c’était son mari, elle ne le ferait pas, car le mari n’est pas du même sang. 
Elle dit d’ailleurs : 
« Mes parents sont morts, je ne peux plus avoir d’autre frère, tandis que si j’avais un mari qui mourait, j’en trouverai un autre. »

Donc, le lien conjugal est considéré comme moins fondamental que le lien du sang entre frère et sœur. C’est une conception très ancienne.

Il y a un mythe relativement obscur autour d’un personnage qui s’appelle Méléagre, et qui est évoqué dans « L’Iliade ». Au cours d’une chasse où l’on avait tué le sanglier de Calydon, un sanglier extrêmement vigoureux et dangereux, des disputes éclatèrent entre Méléagre et ses oncles au moment du partage du sanglier, et il tua ses oncles. Sa mère l’a maudit, elle a pris le parti de ses frères contre son propre fils. Le fils n’est pas de la même lignée, il se rattache à la lignée paternelle. Il s’agit d’une idée très ancienne.

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Méléagre

Antigone ne désobéit pas à un ordre de Créon au nom d’un devoir universel, mais au nom d’une obligation familiale traditionnelle. Ce n’est pas une rebelle gauchiste, c’est quelqu’un qui se sent tenue de respecter les règles traditionne

Effectivement, le message d’Antigone est :
« La loi humaine a des limites, et le pouvoir ne peut pas tout ordonner. Il y a des cas où, pour des raisons supérieures, il faut savoir désobéir. » 

Elle est donc bien une rebelle, et son message est antitotalitaire. Le concept est tout à fait anachronique dans sa formulation sans être anachronique sur le fond.

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Antigone verse de l'eau sur le corps de Polynice

Revenons sur les relations entre la famille et la cité. Nous sommes en l’an - 442, dans une période d’optimisme démocratique, la grande période où Athènes, qui domine la mer Egée, et construit les temples les plus beaux sur l’Acropole, est gouvernée par Périclès. C’est le moment de la prospérité et de l’équilibre le plus grand pour Athènes. 
C’est à ce moment-là que Sophocle dit : 
« Attention, le pouvoir politique ne peut pas justifier toutes les conduites, il y a des cas où c’est un devoir de désobéir. »

C’est un renversement profond, une évolution, notamment si l’on considère le théâtre d’Eschyle.

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Eschyle

Il me faut montrer comment « Antigone » prend le contre-pied de « L’Orestie » d’Eschyle. « L’Orestie » est une trilogie, une suite de trois tragédies, qui traite de la famille des Atrides et qui a été représentée en - 436, seize ans avant « Antigone ». Cette trilogie nous présente une série de meurtres dans la famille d’Agamemnon.

La première pièce de la trilogie s’intitule « Agamemnon ». 
Agamemnon, de retour de Troie, est assassiné par sa femme Clytemnestre, et par l’amant de celle-ci, Egisthe. 
Qu’est-ce qui pousse Clytemnestre à agir ainsi ? Le fait qu’elle a un amant, dans une certaine mesure, et, également, le fait qu’elle soit jalouse de la belle captive qu’Agamemnon ramène avec lui, Cassandre. 
C’est une prophétesse, et c’est elle qui voit l’assassinat d’Agamemnon, qui voit tout ce qui se passe. Elle est sur scène et voit, en tant que voyante, tout ce qui est en train de se passer à l’intérieur du palais. Ceci permet à Eschyle de présenter un assassinat très sanglant sans avoir à montrer d’hémoglobine. Clytemnestre assassine son époux en grande partie pour venger sa fille, Iphigénie, qu’Agamemnon avait sacrifiée au moment du départ pour la Guerre de Troie, parce qu’il n’y avait pas de vent. La déesse Artémis en voulait à Agamemnon qui avait oublié un sacrifice en son honneur. En outre, dans l’armée, on commençait à s’agiter. Si on ne part pas, on va rentrer chez nous et la gloire de vaincre Troie va nous échapper.

Un devin, Calgas, qui est aveugle, dit à Agamemnon :
« Artémis veut le sacrifice de ta fille, sinon il n’y aura pas de vent. »

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Artémis

Agamemnon aurait pu dire : « Tant pis, chacun rentre chez soi », mais il choisit de sacrifier sa fille pour avoir du vent. Il sacrifie sa fille à son ambition. Évidemment, Clytemnestre se souvient du sacrifice d’Iphigénie, et le meurtre d’Agamemnon est en partie une vengeance du meurtre d’Iphigénie, avec tout de même une gradation.

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Clytemnestre hésitant avant de frapper Agamemnon endormi

(Pierre-Narcisse Guérin - Musée du Louvre)

Tuer sa fille est un acte très grave, et dans aucun texte grec on ne fait l’apologie d’Agamemnon qui aurait bien fait de sacrifier sa fille pour l’intérêt commun. Il n’y a pas deBarrès grec. Agamemnon a bien sacrifié sa fille à son ambition. Le père, malgré tout, a l’autorité sur ses enfants, mais un père qui tue sa fille, c’est monstrueux. Cependant, c’est le moins monstrueux des crimes monstrueux. Une épouse qui tue son mari, c’est déjà plus grave. C’est comme cela que fonctionnaient les Grecs. La vengeance d’un premier meurtre qui en entraîne un second qui est plus grave.

La deuxième pièce de la trilogie s’appelle « Les Choéphores », (les porteuses de corbeilles), à cause de la composition du chœur, un chœur féminin. Là, Oreste, le fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, poussé par sa sœur Electre, assassine Egisthe, l’amant de leur mère et l’assassin de leur père. Assassiner Egisthe pour venger son père, c’est très bien, il n’y a que des louanges. Mais le problème, c’est de tuer Clytemnestre. C’est tuer sa mère, tuer le sein qui vous a porté, et c’est le plus grave des crimes qui puissent être commis. 
Coucher avec sa mère, c’est terrible, et tuer sa mère, c’est terrible aussi. Il n’existe pas de textes qui permettent de dire ce qui était le plus grave. Apparemment, on ne rêvait pas de tuer sa mère, du moins les hommes ne rêvaient pas de tuer leur mère. On a donc le pire des meurtres dans la famille, mais Oreste a tué sa mère pour venger son père. Il est poussé à venger son père par Apollon et aussi par Athéna. Cependant, une fois le meurtre accompli, il est poursuivi par les déesses vengeresses qui pourchassent ceux qui ont tué un membre de leur famille et, particulièrement, ceux qui ont porté atteinte aux droits des mères, ou bien tué leur mère, mais aussi ceux qui auraient chassé leur mère de chez eux.

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Oreste poursuivi par les Erinyes

(William-Adolphe Bouguereau)

Par exemple, dans « L’Odyssée », l’un des prétendants qui sont dans le palais dit à Télémaque :
« Si tu veux que nous partions, donne ta mère à l’un d’entre nous ! Et nous nous en irons. »
De toute façon, c’est une proposition malhonnête que les prétendants sont bien décidés à ne pas honorer. 
Et Télémaque répond : 
« Je ne peux pas chasser ma mère de chez moi, contre son gré, sinon je serais poursuivi par les Erinyes. »
Tuer sa mère, chasser sa mère, manquer de respect à sa mère, fait tomber sous les coups des Erinyes.

C’est le sujet de la troisième pièce, « Les Euménides », (les bienveillantes), une antiphrase qui vise à assurer les faveurs de ces divinités redoutables. Oreste est poursuivi par les Erinnyes, et il est défendu par Apollon et Athéna qui dit : 
« Je vais instituer un tribunal dans ma ville, Athènes, je vais instituer l’Aréopage. »

L’Aréopage, c’est la colline d’Ares, rien à voir avec Roissy. Athéna institue le tribunal de l’Aréopage qui va trancher. C’est très intéressant, parce que le tribunal humain, à une voix de majorité, donne raison aux Erinyes. 
Mais Athéna, en tant que présidente du tribunal et dont le vote compte double, déclare : 
« Moi je n’ai pas de mère, donc je prends le parti des hommes. »

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Athéna

Grâce à l’intervention d’Athéna, Oreste est acquitté. Et grâce à ce tribunal, le sang va cesser de couler, la paix va régner, grâce aux lois et aux tribunaux, l’harmonie va régner entre les hommes. Autrement dit, la cité met fin aux vengeances de la famille. 
Dans la famille, on a des mœurs de plus en plus épouvantables, et cette escalade d’homicides qui vont de pire en pire est interrompue grâce à l’ordre dans la cité. C’est donc une célébration de l’ordre démocratique à Athènes. Et c’est une déesse, elle-même, qui fait de la loi humaine et des tribunaux humains l’instrument de la pacification, l’instrument du rétablissement d’un ordre calme et juste. C’est très optimiste du fait que la cité met fin au désordre qui règne dans la famille.

« Antigone », c’est un message exactement opposé. Dans certains cas, les ordres abusifs de la cité, en enfreignant les règles de caractère religieux de la famille, provoquent des catastrophes, donc la cité ne peut pas tout. Au-dessus des lois humaines, il y a les lois divines. 
Ce thème a eu beaucoup d’influence. 
En effet, « Antigone » est une pièce connue de tous les Athéniens, et tout homme politique se croyait obligé de dire : « Je respecte les lois de la cité, mais aussi les lois non écrites ». 

C’est par exemple ce qu’a fait Périclès dans la belle oraison funèbre des morts de la première année de la Guerre du Péloponnèse en - 431, un discours qui est un éloge d’Athènes.

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Periclès

Il dit entre autres : 
« De nom, notre régime est une démocratie, parce que la majorité décide. » 
Mais il ajoute immédiatement une précision rectificative car le mot démocratie, à la fin du cinquième siècle, est un mot qu’on utilisait avec précaution. Puisque c’est la majorité qui décide, c’est la démocratie, mais pas n’importe quelle démocratie puisque nous donnons une grande importance au mérite. C’est une démocratie, mais ce n’est pas l’égalitarisme, ce n’est pas non plus l’anarchie. Nous tenons à la liberté, mais dans le respect des lois. 
Et Périclès ajoute :
« Des lois écrites, mais aussi des lois non écrites ». 
Dans un discours qui fait l’éloge d’Athènes, Périclès se croit obligé de faire référence au thème d’« Antigone », ce qui montre l’écho de la pièce.

Sur la loi et le respect de la loi, il y a un autre grand texte, un texte philosophique, le « Criton » de Platon, qui nous présente Socrate, déjà condamné à mort. 
Socrate avait été condamné à mort en - 399 parce qu’on l’accusait d’introduire de nouvelles divinités, de ne pas respecter les dieux de la cité, de corrompre la jeunesse, et, en particulier, d’avoir formé des gens comme Alcibiade et Critias qui ont fait beaucoup de mal, disent les accusateurs, à la cité. Donc, Socrate est condamné à mort. À vrai dire, il l’a un petit peu cherché. Un tribunal athénien se prononça d’abord sur la culpabilité. Socrate avait fait sa propre apologie, un très beau discours, très clair, et sur 501 juges, 281 le jugent coupable, donc une très faible majorité. Par la suite, au deuxième temps du procès pénal, quand l’accusé est déclaré coupable, il y a un deuxième débat pour savoir quelle peine on va lui infliger, et là, le tribunal choisit entre les propositions de l’accusateur et de l’accusé. 
Les accusateurs demandent la peine de mort. Que demande Socrate ? Il demande d’être nourri aux frais de la cité, comme bienfaiteur de la cité. Il a formé à la philosophie les Athéniens, il a essayé de leur enseigner ce qu’était la justice, et donc c’est ce qu’il mériterait. 
Tout à fait à la fin, il dit : 
« Criton me tire par la manche et me dit qu’il est prêt à me donner 200 drachmes – une somme très moyenne, et encore qu’il tiendrait d’un ami - Si vous ne voulez pas me nourrir aux frais de la cité, je suis prêt à verser 200 drachmes au trésor. »

Évidemment, après ce discours provocateur, Socrate a été condamné à mort à une très large majorité cette fois.

Les Athéniens aimaient condamner à mort, mais ils n’aimaient pas exécuter. Il n’y avait pas ce voyeurisme qu’il y avait dans la France de l’entre-deux-guerres, et que l’on a encore aux USA dans certains États. Condamner, oui, c’était agréable de condamner un notable, ça donnait aux juges une impression de puissance. Mais on n’aimait pas exécuter. On fait donc savoir à Socrate que les portes de la prison étaient ouvertes et qu’il pouvait sortir. 
Il pouvait donc s’exiler.

Criton lui dit : 
« Tu devrais en profiter ! Je te donnerai de l’argent. » 
Socrate use d’abord d’un argument : 
« À soixante-dix ans, est-ce que je vais finir ma vie chez ces ploucs de Thessaliens ? ». 
Puis, il passe à une chose plus sérieuse et dit : 
« J’ai accepté pendant 70 ans de vivre conformément aux lois d’Athènes. Les lois d’Athènes, en y réfléchissant, je ne les approuvais pas toutes, mais je suis resté à Athènes et j’ai accepté de vivre selon ses lois. Aujourd’hui, je suis condamné injustement, mais légalement. J’accepte de mourir conformément à une décision légale, en raison du contrat que j’ai respecté pendant 70 ans envers les lois. » 

C’est une réponse qui fait bondir un certain nombre de collègues, une position qui paraît d’un extrême légalisme, mais qu’il ne faut pas isoler du reste. À plusieurs reprises, on avait demandé à Socrate d’arrêter de discuter philosophie dans l’agora et dans les rues avec tout le monde. On lui avait fait savoir qu’il causait un trouble à l’ordre public, et qu’il devait s’arrêter. 
Il répond :
« Je ne peux pas m’arrêter parce que j’ai un démon qui m’ordonne de continuer à faire de la philosophie, et à essayer de faire pour les esprits ce que ma mère faisait pour les corps. » 
La mère de Socrate était sage-femme et Socrate disait :
« J’accouche les esprits comme ma mère accouchait les corps. » 
L’art d’accoucher s’appelle la maïeutique. 
Il disait aussi : 
« Je ne peux pas m’arrêter parce que les dieux m’ordonnent de continuer. »

Il accepte de mourir injustement pour respecter une condamnation à mort, mais refuse d’abandonner la philosophie. Sous l’oligarchie des trente, on lui demande de livrer un personnage pour le mettre à mort. Il refuse d’accomplir une telle ignominie en disant qu’il accepte de subir l’injustice, mais qu’il refuse de suivre des lois injustes qui le conduiraient à faire mettre à mort quelqu’un d’autre injustement.

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La mort de Socrate
(J.L David)

On a donc une exigence de légalité qui va très loin et, en même temps, il y a des liens qu’aucune loi humaine ne peut imposer à un homme qui a le souci de justice, un souci de vérité. Les lois humaines doivent être respectées jusqu’à la mort. Ce qui veut dire que, si l’on est condamné légalement, il est juste de mourir conformément à la loi. Cela ne signifie pas que l’on puisse dire n’importe quoi pour obéir aux lois. On retrouve des choses plus graves - et l’on retrouve là le thème d’Antigone -, plus importantes que la mort, et que l’on ne peut pas accepter même si la loi de la cité l’ordonne.

Pour donner un parallèle à cette idée, dans les années 1914-1918, le professeur de philosophie du lycée Henri IV, Alain, avait souvent l’occasion de voir partir ses grands élèves vers le front. 
Il leur a dit en substance : 
« N’oubliez pas que vous ne devez à la France que votre vie. Gardez votre esprit critique. Ne vous mettez pas à penser n’importe quoi. Mourir pour la patrie, dans la mesure où on a à la défendre et où l’on en fait partie, c’est une nécessité, c’est un devoir, mais on ne doit pas à la patrie de devenir un imbécile et de se mettre à penser comme Barrès. »

La postérité d’ « Antigone » a été très importante à l’époque moderne, puisqu’on a un grand nombre de pièces qui ont été consacrées à Antigone, les plus connues étant celle d’Anouilh et celle de Brecht, mais qui présentent une Antigone rebelle, au nom des droits de l’homme. Il y a quelque chose de cela dans l’ « Antigone » de Sophocle, mais elle se réfère à des règles intangibles différentes.

Dans l’ « Antigone » de Sophocle, quand elle dit : « Je n’ensevelirai pas mon mari, mais seulement mon frère », il y a des références délibérées à des règles familiales. Sophocle reprend le débat entre ordre de la famille et ordre de la cité, il prend le contre-pied d’Eschyle. Dans certains cas, c’est le respect des règles de la famille qui est source d’ordre et de justice, et c’est l’intervention de la cité dans des domaines qui ne sont pas les siens, et sur lesquels elle ne peut pas légiférer, qui va se trouver facteur d’anarchie. Créon, en voulant éviter l’anarchie, la provoque.

Voilà donc quelques aperçus sur cette pièce, et nous sommes là à la limite de la mythologie. Nous avons une pièce construite sur des thèmes politiques et religieux par Sophocle, et qui aura un écho extraordinaire en raison de ces thèmes politiques. C’est un grand tournant, après l’exaltation de la cité et de la loi, de l’ordre de la loi, que l’on voit déjà au début du sixième siècle, à l’époque de Solon, et qui culmine avec Eschyle en 458 av J.C, on a une insistance dès 442 av J.C. sur le fait que la cité ne peut pas légiférer sur tout, et que l’ordre de la cité a des limites.

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Antigone et Polynice
(Benjamin Constant)


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