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Philip Roth : Un romancier dans le siècle

Conférence donnée le mardi 9 décembre 2003

par André BLEIKSATEN
Professeur émérite Université de Strasbourg 

En octobre 1999, après le Mexicain Octavio Paz et l'Indien Satyajit Ray, l'invité de la Fête du Livre organisée chaque année à Aix-en-Provence était un romancier américain : Philip Roth. Trois jours durant, il y eut des lectures, des tables rondes, des projections de films, une exposition intitulée "The Roth Explosion" et une "Master Class" animée par l'auteur. C'était la première fois que Roth venait en France pour une rencontre publique et il en était ravi. Sur le Cours Mirabeau il y avait de grandes affiches rouges avec son portrait tous les trente mètres. Comme Roth lui-même me le fit remarquer, aux Etats-Unis une manifestation d'une telle ampleur en l'honneur d'un écrivain aurait été impensable.

C'est dire qu'en France Philip Roth est un écrivain connu et admiré et parmi les romanciers américains d'aujourd'hui il n'en est probablement pas de mieux connu ni de plus admiré que lui.

Quelques repères biographiques, pour commencer. Philip Roth est né en 1933 à Newark, dans le New Jersey, une ville aujourd'hui quasi sinistrée de la grande banlieue de New York. Ses grands-parents étaient venus aux Etats-Unis de Galicie vers 1900. Son grand-père, qui s'était d'abord destiné au rabbinat, devint ouvrier dans une fabrique de chapeaux; son père, Herman Roth, fut courtier en assurances. Son fils Philip grandit sous F. D. Roosevelt dans le quartier juif de Weequahic, fut bon élève, songea un moment à devenir avocat, puis fit des études de lettres, passa quelques mois à l'armée pour son service militaire, partit enseigner à l'université de Chicago et commença à écrire et à publier.

Premier livre, premier succès: Goodbye, Columbus (1959), un recueil de nouvelles acides fort bien accueilli par la critique mais qui scandalisa les milieux juifs bien-pensants dont Roth allait être longtemps la bête noire. Puis c'est Laisser courir (1962) et Quand elle était gentille (1967), deux livres encore un peu gris où Roth tente, sans tout à fait y réussir, de s'affirmer comme romancier. Mais deux ans après Quand elle était gentille, il publie Portnoy et son complexe (Portnoy's Complaint). Succès de scandale encore, et le roman devient aussitôt un best-seller. A travers le récit désopilant de l'éducation sentimentale et surtout sexuelle d'Alexandre Portnoy, un nouveau Roth se révèle, un Roth mal embouché, râleur et rieur qui se moque des bonnes manières et du bon goût. Un barrage a cédé. Pour la première fois Roth s'abandonne sans retenue à sa verve comique. Roth est enfin Roth.

Après cette deuxième et décisive naissance à l'écriture, il va se livrer de plus en plus aux jeux de masques et de miroirs de la fiction autobiographique. Dans Ma Vie d'homme(1974), le romancier Peter Tarnopol présente diverses versions de sa vie et s'invente un double, Nathan Zuckerman, promis à un bel avenir dans les romans de l'auteur. De Ma Vie d'homme à ces trois grandes réussites de sa maturité que sont La Contrevie (1988), Opération Shylock (1993) et Le Théâtre de Sabbath (1995), les romans de Roth se présentent tous comme des "vies d'artistes" dont les héros sont autant de doppelgänger de l'écrivain. Mais en marge de ses fictions, il commence à publier des textes plus directement autobiographiques comme Les Faits (1988) et l'admirable Patrimoine (1991), récit pudique et poignant des derniers moments de son père.

Un nouveau tournant est pris en 1997 avec Pastorale américaine (American Pastoral), premier volet d'une ambitieuse "trilogie américaine" qui s'est poursuivie avec J'ai épousé un communiste (I Married a Communist, 1998) et achevée il y a trois ans avec La Tache (The Human Stain, 2000). Une tonalité plus grave, plus automnale, plus élégiaque s'y fait entendre et, plus que ses livres précédents, ces trois romans sont des romans de l'Amérique, comme l'étaient ceux que, dans les années trente, Dos Passos avait réunis dans U.S.A. Si ce sont toujours des hommes et des femmes dans leur singularité qui retiennent l'attention du romancier, les destinées individuelles sont cette fois-ci étroitement liées aux transformations que la société américaine a subies au vingtième siècle. Chacun de ces romans correspond à une décennie de l'histoire des Etats-Unis. Pastorale américaine nous ramène aux sixties, à la guerre du Vietnam, au mouvement pour les droits civiques, aux émeutes dans les ghettos et à la contestation sur les campus J'ai épousé un communiste à la Grande Dépression des années 30 et, plus encore, à "la chasse aux sorcières" maccarthyste des années 50, La Tache aux années 90, à l'administration Clinton, à l'affaire Monica Lewinski et au triomphe du "politiquement correct".

Nathan Zuckerman, qui avait disparu des livres de Roth depuis La Contrevie, reprend du service dans Pastorale américaine comme dans les deux romans suivants. Mais en tant que personnage, la soixantaine désormais bien mûre, il n'est plus que l'ombre de lui-même et remplit sa tâche de narrateur avec tant de discrétion que le lecteur a tôt fait de l'oublier. Autre innovation dans la distribution des rôles: Seymour Irving Levov, dit le "Suédois", figure centrale de ce roman, n'est ni un écrivain ni même un artiste, il en est même l'antithèse. Nathan n'a en effet rien en commun avec cet homme d'affaires sinon d'avoir grandi comme lui (et comme Roth) à Weequahic, et d'avoir été dans les années 40 le copain de Jerry, son frère cadet. C'est Jerry, revu en 1995, qui apprend au romancier la mort récente de Levov, lui fournit les premiers renseignements sur sa vie et en ébauche le premier portrait: "C'était un type bien, simple, stoïque. Pas un humoriste, pas un passionné. Un gars adorable, qui a eu la malchance de voir sa vie bousillée par une poignée de cinglés authentiques". Levov n'est pas un personnage haut en couleurs; c'est en fait le plus ordinaire des hommes, et sa banalité même est ce qui le rend singulier dans le monde de Roth.

Petit-fils d'immigrants juifs, Levov s'était si bien assimilé qu'il restait apparemment peu de chose de son identité juive. Un Juif dépouillé de sa judéité, un Juif normalisé, atypique jusque dans les particularités de son corps. Dès la première page, on apprend que "parmi les rares Juifs au teint clair, dans notre lycée où les Juifs étaient majoritaires, personne ne possédait de près ni de loin le masque viking impassible et les mâchoires carrées de ce blond aux yeux bleus". Démentant tous les clichés antisémites, le "Suédois" commence par se distinguer dans sa high school comme athlète surdoué, adulé par la communauté juive pour ses exploits sportifs, puis, alors que la Seconde Guerre mondiale se termine, s'engage dans les Marines qui apprécient ses talents d'instructeur. A son retour à Newark, il épouse une shiksa, la belle, catholique et irlandaise Miss New Jersey 1949, fait fortune à la tête de la ganterie paternelle et s'installe dans une vénérable demeure de pierre au milieu d'érables centenaires à Old Rimrock, dans l'un des comtés les plus chics, les plus wasp et les plus chargés d'Histoire du New Jersey. Parcours exemplaire d'un Américain exemplaire. 
Bon époux, bon père, bon citoyen, ce Juif invisible rayonne dans son conformisme militant de toutes les vertus robustes de la middle class. américaine et tout donne d'abord à penser que ces vertus ont été dûment récompensées: Levov réussit en tout, tout lui réussit. Jusqu'au jour fatal, à la fin des années 60, où la success story bascule dans la failure story. Il n'est pas fortuit que les années heureuses des Levov soient les tranquilles années 50, ni que leur descente aux enfers commence à la fin des turbulentes sixties.. Comme nombre de gosses de riches de sa génération, Meredith/Merry, fille unique des Levov, tant choyée et tant gâtée, rejette dès son adolescence les valeurs de ses parents, s'insurge contre l'ordre établi et ira jusqu'à recourir au terrorisme pour le combattre. A seize ans, elle fait sauter la poste de Old Rimrock, tuant un brave médecin qui passait par là pour chercher son courrier, puis disparaît dans la clandestinité.

Cette explosion marque l'irruption de la violence et du désordre. Moment de fracture, instant tragique autour duquel s'ordonnent la matière et les enjeux du roman. Cet événement est à la famille Levov ce que la guerre du Vietnam fut à la société américaine: la catastrophe par laquelle s'accomplit la perte du "paradis" et la chute dans le temps maudit d'une Histoire convulsive et déboussolée, désormais subie dans la stupeur. Pour Levov, c'est le début d'une crise intérieure qui remet toutes ses valeurs et jusqu'à son existence en question: 
"Après la bombe, il était incapable de prendre la vie comme elle venait, de croire que la réalité n'était pas si différente des apparences. Il se prit à se rappeler le bonheur de sa propre enfance, la réussite de son adolescence, comme si c'était là la cause de leur malheur. Lorsqu'il approfondissait, tous ses triomphes lui paraissaient superficiels; plus surprenant encore, ses vertus même lui semblaient des vices. Il n'y avait plus d'innocence dans ce qu'il se rappelait de son passé".
Le doute est venu ronger toutes les certitudes, le désenchantement a gagné jusqu'à la mémoire. Plus rien ne sera comme avant. Voilà Levov à jamais exilé "de sa pastorale américaine tant désirée" et jeté "dans un univers hostile qui en est le parfait contraire, dans la fureur, la violence, le désespoir d'un chaos qui n'appartient qu'à l'Amérique". Innocence ravagée, rêve foudroyé: nouvelles variations sur une vieille complainte américaine. 

En perdant sa fille le "Suédois" s'est perdu lui-même. Et le jour où il la retrouve après cinq ans de cavale, il va la perdre de nouveau. Ses retrouvailles avec Merry, longuement narrées dans "La chute", la deuxième partie du roman, ne sont rien moins que des retrouvailles. Ayant fini par troquer sa foi révolutionnaire contre la religion des jaïns - une secte indienne qui pousse la discipline de l'ascétisme et la pratique de la non-violence jusqu'à l'absurde - Merry, par respect de la vie, de toute vie, ne se lave plus, mange à peine, se laisse tout simplement mourir. Sa nouvelle foi n'est pas moins insensée que l'idéologie subversive de naguère. La créature famélique que Levov découvre dans la chambre sordide d'un immeuble sinistré de Newark n'est plus qu'une morte-vivante. Une fois de plus, le père et la fille se parlent sans s'entendre et rien n'est plus désespérant dans ce roman que leur dialogue de sourds. Levov comprend ce jour-là que plus rien ne pourra sauver Merry de sa folie suicidaire. Le même jour il découvre également avec stupéfaction qu'après l'attentat Merry avait été cachée quelque temps par Sheila, son ex-maîtresse, et que Dawn, sa femme, a commencé à le tromper avec un architecte goy. Abandonné, trahi, sa vie en morceaux, Levov, le brillant athlète, le businessman prospère, l'époux comblé n'est désormais plus qu'un vieil homme désemparé et accablé, un Job du XXe siècle, sans Dieu à interpeller, s'interrogeant au milieu des décombres sur le comment et le pourquoi de ses malheurs. 

Pastorale américaine relate la mise à mort d'un homme qui croyait avoir réussi sa vie. L'histoire de Levov, c'est l'inexorable destruction d'un "brave type" vaincu par des forces qui échappent totalement à sa volonté et à son entendement. Destruction emblématique d'autres destructions: le roman est aussi une chronique naturaliste, une "tragédie américaine" à la Dreiser, une saga familiale relatant à travers l'ascension et la chute de la Maison Levov la destruction du "paradis" américain :
"Trois générations. Toutes en ascension sociale. Le travail, l'épargne, la réussite. Trois générations en extase devant l'Amérique. Trois générations pour se fondre avec un peuple. Et maintenant, avec la quatrième, anéantissement des espoirs. Vandalisation totale de leur monde". 
Pour donner figure à ce désastre, Roth propose une nouvelle version de la "pastorale américaine" dont la tradition, on le sait, remonte aux journaux intimes et aux lettres des premiers colonisateurs décrivant la découverte émerveillée des prometteuses splendeurs du Nouveau Monde. De ce rêve bucolique d'innocence, de liberté et de bonheur retrouvés, de cette belle utopie trahie par l'Histoire, la littérature américaine porte depuis longtemps le deuil. 

Renouant avec la tradition américaine de la jérémiade, Roth y va à son tour de son requiem pour l'Amérique perdue. Mais à quoi bon relire une fois de plus l'histoire des Etats-Unis à travers l'antique grille pastorale ou le mythe biblique du paradis perdu? Ce renvoi aux mythes d'origine ne va certes pas sans ironie et Roth nous fait comprendre que la foi naïve du "Suédois" dans la perfectibilité de la vie n'était de toute manière qu'un songe pieux. Mais la réflexion critique, sociale et politique, sur un demi-siècle d'histoire américaine que l'on était en droit d'attendre d'un romancier aussi aigu tourne court. Son regard est trop embué de nostalgie pour permettre une méditation lucide sur les bouleversements qui se sont produits en Amérique au cours des dernières décennies. C'est seulement dans "le paradis de la mémoire" qu'il est vraiment à son affaire. 
Les pages les plus émouvantes du roman sont les plus élégiaques: celles qui font revivre ses jeunes années, quand les Juifs de Newark formaient encore une communauté vivante où tout le monde se connaissait, où chacun était encore sensible "à la microscopique surface des choses qui nous entouraient, aux degrés infinitésimaux de l'échelle sociale indiqués par le linoléum et la toile cirée, les chandelles de la yahrzeit et les odeurs de cuisine, les briquets de table Ronson et les stores vénitiens". 
Ou encore les pages qui célèbrent l'exemplaire conscience professionnelle de Levov et de son père, la passion qu'ils mettaient à confectionner des gants en peau impeccables. Que de regrets pour le temps béni où il y avait encore des valeurs sûres, où l'on avait encore l'amour de la patrie, le sens de la famille et le goût du travail bien fait!

Roth l'irrévérencieux se serait-il aigri en vieillissant au point d'être devenu un conservateur geignard? Notons en tout cas que dans ce roman son estime et sa tendresse vont aux anciens, aux hommes de sa propre génération et plus encore à ceux de la génération antérieure, représentants présumés d'une intégrité et d'une vigueur perdues, et qu'en revanche le cinglant polémiste de Tricard Dixon et ses copains ne semble n'avoir plus que mépris pour la jeunesse frondeuse des années 60. L'idéalisme puéril, aveugle et meurtrier des Weathermen et des Panthères noires est dénoncé avec véhémence, et Roth n'a aucune indulgence pour Merry, la terroriste poseuse de bombes. Son comportement déviant peut à la rigueur "s'expliquer", mais telle qu'elle apparaît au lecteur, Merry n'est rien d'autre qu'une sale gamine fanatisée et enragée, un petit monstre froid qui, si on le lui demandait, tuerait père et mère sans ciller et avec la meilleure conscience du monde. Il n'est sans doute pas tout à fait fortuit que les deux vilains jeunes gauchistes mis en scène par Roth soient de sexe féminin et que la seule figure historique de la révolte des sixties évoquée dans le roman, soit Angela Davis avec "sa chevelure de porc-épic". Souvent attaqué, à tort ou à raison, par les féministes, Roth s'est toujours défendu d'être misogyne. Le soupçon, pour une fois, ne paraît pas dénué de tout fondement.
Quoi qu'il en soit, le moins que l'on puisse dire est que le jugement porté ici sur l'histoire récente des Etats-Unis est sans nuances. L'idée sommaire, presque manichéenne, que le romancier semble se faire du jeu des forces sociales réduit l'antagonisme entre Levov et sa fille à une confrontation quasi allégorique entre l'Ordre et le Chaos, le Bien et le Mal. Roth nous avait habitués à moins de moralisme et plus de subtilité.

Dans J'ai épousé un communiste Roth s'emploie à faire revivre une autre période de l'histoire nationale: la fin des années 40 et le début des fifties, lorsque à l'euphorie de la victoire sur le nazisme succéda le climat de suspicion et de délation de la "guerre froide" et la peur de la subversion communiste va engendrer l'hystérie d'une nouvelle "chasse aux sorcières", orchestrée à partir de 1950 par le sinistre sénateur Joe McCarthy. 
Années noires des listes noires. La gauche américaine en pleine débâcle. Carrières brisées, vies gâchées pour des milliers d'Américains mal-pensants ou simplement soupçonnés de l'être. Comme dans Pastorale américaine, Roth aborde ici l'histoire américaine à travers l'impact de la violence collective sur des destins individuels; tel Seymour Levov, Ira Ringold, le héros de ce roman, est une sorte de everyman, certes bien moins sympathique que le brave "Suédois", mais ce qui nous est conté est de nouveau la lente destruction, après un début de réussite, d'un homme plutôt quelconque par les forces aveugles de l'Histoire. 
Le narrateur premier, rédacteur présumé du récit offert au lecteur, est de nouveau Nathan Zuckerman. Nathan a ses propres souvenirs d'Ira Ringold, qui le fascinait pendant ses années de révolte adolescente et dont il avait même fait son mentor politique, et ces souvenirs, il nous en fera le moment venu le récit. Mais Nathan assure surtout le relais écrit d'un autre récit, oral celui-là, et le narrateur le plus important dans le roman est en fait Murray, le frère aîné d'Ira, professeur à la retraite dont Nathan fut autrefois l'élève. Personne n'en sait plus sur Ira que Murray, et c'est celui-ci, à présent nonagénaire, qui, en six nuits, va raconter la vie mouvementée de son frère à Nathan, lui révélant peu à peu les dessous troubles d'un destin chaotique et malheureux. 
L'histoire d'Ira est d'abord l'histoire d'un hobo dans les années 30. Fils de Juifs pauvres, il commence l'apprentissage de la vie en se bagarrant avec les petites frappes des quartiers italiens de Newark. A quinze ans il quitte famille et école pour aller travailler tour à tour comme terrassier, employé de restaurant, mineur et sidérurgiste. Après Pearl Harbor, il s'engage dans l'armée, où il se laisse endoctriner par un militant marxiste pur et dur. A cause de son physique de géant dégingandé, on lui demande un jour de jouer Abraham Lincoln lors d'une fête syndicale. C'est le début inattendu d'une brillante carrière d'acteur qui fera d'Ira la vedette d'une émission de radio très populaire,The Free and the Brave, et l'époux de l'exquise Eve Frame, ex-star du muet devenue la "Sarah Bernhardt des ondes". 
Les affrontements de ce couple mal assorti sont au coeur du roman. Autant Eve est délicate, autant Ira est rustre. Eve la Belle, Ira la Bête. Leur union ne saurait durer et elle dure d'autant moins qu'elle est d'emblée hypothéquée par Sylphid, la fille musicienne d'Eve, une jeune harpiste presque obèse et tout à fait détestable. A peine moins monstrueuse que Merry, la poseuse de bombe de Pastorale américaine, Sylphid est une créature vénéneuse et vindicative, "à l'aise dans sa peau" seulement lorsqu'elle "hait sa mère et joue à la harpe". Pour ne pas indisposer Sylphid, Eve, se fait avorter, frustrant Ira d'une paternité ardemment désirée. Le couple s'entredéchire, et Eve la bien-nommée finira par trahir son quatrième époux. Pour se venger de ses infidélités, Eve souffle à ses amis d'extrême-droite une confession-réquisitoire qui dénonce Ira comme "un communiste machiavélique, un homme malfaisant, extraordinairement rusé" et l'accuse d'être un espion à la solde de Moscou.
Ira trompe Eve. Eve dénonce Ira. Sylphid trahira Eve. On se trahit à la ronde dans ce roman. En famille, entre amis, entre camarades de parti. Et la trahison - la "haute trahison" que constitue l'intelligence avec l'ennemi - est bien entendu aussi le chef d'accusation des maccarthystes contre les communistes américains et leurs compagnons de route. Comme Murray l'explique à Nathan: "la trahison est au coeur de l'Histoire. L'Histoire, de haut en bas. L'histoire du monde, de la famille, de l'individu. Très vaste sujet, la trahison."
Sujet omniprésent dans la Bible et les tragédies de Shakespeare, comme le rappelle Murray, la trahison est également depuis Pastorale Américaine l'un des grands thèmes des romans de Roth. Celle d'Eve coûtera très cher à Ira. La publication de J'ai épousé un communiste est pour lui le début de la fin. Mais à la différence du "Suédois", Ira dans son malheur ne devient pas une figure pathétique. Plus on en apprend sur lui, plus son image se dégrade. "Ce type est formidable": le premier chapitre finit par un hommage du jeune Nathan à son idole. Mais bientôt un de ses anciens compagnons de route accuse Ira d'avoir tué un homme. On apprend aussi qu'il a menti au père de Nathan lorsque celui-ci lui demanda s'il était membre du parti communiste. Un violent, assurément, et pas tout à fut honnête. On ne s'attendait toutefois pas à ce qu'il fût un criminel. D'où le choc lorsque Murray apprend à Nathan le terrible secret d'Ira: à seize ans, il a assassiné sauvagement, à coups de pelle, un ouvrier italien qui l'avait agressé.
Ira est un personnage inhabituel dans l'oeuvre de Roth, et peut-être le moins propre à éveiller de la sympathie. Sous son vernis de culture marxiste Ira n'est au bout du compte qu'une épaisse brute, un énergumène capable du pire. Tout en violence, tout en pulsions, comme l'étaient les "bêtes humaines" du roman naturaliste, il n'en demeure pas moins un personnage de Roth à la recherche d'une identité qui le sauverait de lui-même. S'il y a un thème qui s'est maintenu chez Roth de ses premières nouvelles jusqu'à ses derniers romans, c'est bien la question de l'identité et J'ai épousé un communiste peut se lire comme une nouvelle variation sur ce thème. Ira et Eve ont l'un et l'autre leur secret et se sont fabriqué une identité à la fois publique et privée qui trompe son monde. Ils ont voulu eux aussi faire peau neuve, s'inventer une nouvelle identité pour une nouvelle vie. "Sa passion, dit Murray de son frère, était d'être quelqu'un qu'il ne savait pas comment devenir". Mais rien n'y fait, et sous le vaillant champion de la cause prolétarienne, on découvre l'assassin; derrière Eve Frame, l'actrice si distinguée, et de surcroît antisémite, se cache Chava Fromkin, fille d'un pauvre immigrant juif venu de Pologne, et lorsque son secret à elle est à son tour éventé, ses amis l'abandonnent et sa carrière est elle aussi terminée. 
Identités doubles, chaque fois, l'une inventée et revendiquée, l'autre héritée et occultée; identités d'abord masquées dans le récit lui-même, et dont le révélation est longuement différée. Roth n'a pas fini d'interroger les mystères et les misères de l'identité, comme allait le montrer de manière encore plus surprenante son roman suivant, La Tache.

Dernier volet de la trilogie : La Tache. Voici, après les années Eisenhower et les années Nixon, les années Clinton, et plus précisément 1998, l'année du scandale où les frasques du Président à la Maison Blanche faisaient la une. Le narrateur n'a pas changé: c'est toujours Zuckerman, le reclus des Berkshires, et de nouveau des liens personnels l'unissent au héros du récit, Coleman Silk, un voisin dont il est devenu le confident et le biographe.
Professeur de Latin et de Grec à Athena College, une petite université du Massachusetts, Coleman a dû démissionner deux ans plus tôt pour avoir tenu des propos jugés racistes. "Quelqu'un connaît-il ces gens? avait-il osé demander à propos de deux étudiants qui avaient séché son cours. "Existent-ils ou sont-ils des fantômes?" Mal lui en prit: spooks, qui veut d'abord dire "fantômes", est devenu un terme péjoratif pour désigner les Noirs. Or les deux étudiants absents ce jour-là étaient noirs. S'estimant injuriés, ils portent plainte. Coleman a beau jurer qu'il ne voulait offenser personne, toute les bien-pensants d'Athena College se liguent contre lui et, indigné, écoeuré, il finit pas donner sa démission.
Depuis, Coleman a encore aggravé son cas en entretenant à plus de 70 ans une liaison avec Faunia Farley, une jeune femme de ménage, divorcée d'un vétéran de la guerre du Vietnam complètement déjanté. Liaison sensuelle, sauvage et tendre entre un vieil homme et une jeune femme qui n'ont plus rien à perdre, évoquée par Roth avec une poignante et provocante pudeur: l'une des scènes les plus admirables du roman est celle où Faunia danse nue devant son amant émerveillé. Un amour si inconvenant ne peut évidemment qu'offusquer les vergogneux, dont la réprobation est résumée dans une lettre anonyme (sans doute rédigée par Delphine Roux, une collègue française, progressiste, féministe et névrosée) adressée à Coleman: "Tout le monde sait que vous exploitez sexuellement une femme maltraitée et illettrée qui a la moitié de votre âge".

La Tache pourrait n'être qu'une charge contre le "politiquement correct" et les nouvelles formes de puritanisme et d'intolérance apparues dans l'Amérique des années 90. Mais dès le deuxième chapitre Roth augmente la mise et oblige le lecteur à tout reconsidérer en lui révélant sans crier gare un autre Coleman que rien jusque-là ne permettait de soupçonner. Comme Ira et Eve dans J'ai épousé un communiste, Coleman a en effet son secret, un secret qu'il a su bien garder pendant cinquante ans et que nous découvrons seulement au bout de quatre-vingt pages: ce professeur juif n'est pas juif du tout. Il s'est seulement fait passer pour tel, et être juif, pour lui, était simplement une manière d'être blanc. Coleman est en fait un Noir assez blanc pour avoir pu franchir clandestinement la barrière des races et réaliser pleinement ce rêve américain d'autonomie et de liberté absolue qui est aussi celui de la plupart des héros de Roth: recommencer sa vie à zéro. Certes, le prix à payer était lourd: Coleman a dû renier sa famille et sa race, mais, nous dit Nathan, "c'est seulement à travers cette épreuve qu'il peut devenir l'homme qu'il a choisi d'être, irréversiblement séparé de ce qui lui avait été transmis lors de sa naissance, libre de lutter pour être libre comme tout être humain voudrait être libre. Pour obtenir de la vie ce destin alternatif, à ses propres conditions, il faut qu'il fasse ce qui est à faire. La plupart des gens n'ont-ils pas envie de quitter la vie de merde qu'on leur a transmise?". 
Coleman est dans l'oeuvre de Roth l'incarnation la plus saisissante d'une autogenèse réussie, car il est bien le seul à avoir su se soustraire totalement à l'identité que la société entendait lui imposer. Sauf que rien n'est jamais acquis et que Coleman n'échappe pas plus que d'autres aux ironies du sort: pour un Noir, se faire traiter de raciste par d'autres Noirs est bien un comble, et l'ironie est ici double, puisque l'accusé est censé être juif. 
Coleman est lui aussi un homme qui finit par tout perdre. Comme Pastorale américaine et J'ai épousé un communisteLa Tache humaine rapporte une ténébreuse histoire de trahisons et de vengeances. Et comme dans ses deux romans précédents - on le lui a assez reproché - Roth, au rebours de l'esthétique du roman anglo-américain moderne instaurée par James et Conrad, raconte et commente plus qu'il ne dramatise. 
Notons aussi dans ses derniers livres une humeur philosophante de plus en plus marquée. Les réflexions d'ordre général sur le cours des choses et le destin des hommes se multiplient et le titre même de ce roman laisse présager un commentaire sur la condition humaine. "La tache humaine", c'est curieusement Faunia, présumée illettrée, qui dans le roman est chargée d'expliquer ce qu'il faut entendre par là: "nous laissons une tache, nous laissons une trace, nous laissons notre empreinte. Impureté, cruauté, offenses, erreur, excréments, sperme […] il n'y a pas d'autre façon d'être en ce monde. Rien à voir avec la désobéissance. Rien à voir avec la grâce ou le salut ou la rédemption. C'est en chacun de nous […] La tache qui précède la désobéissance, qui englobe la désobéissance et confond toute explication et toute compréhension. C'est pourquoi la purification est une plaisanterie et même une plaisanterie barbare. Le fantasme de la pureté est effrayant. Il est dément. Que cherche-t-on en voulant purifier sinon davantage d'impureté?". Roth, dans ce roman fait l'éloge de l'impureté et condamne "le fantasme de la pureté" générateur de tous les conformismes et de tous les fanatismes. De même, il récuse les mythes judéo-chrétiens de la Chute et de la Rédemption: pas d'innocence perdue et donc pas d'innocence à retrouver. La pensée de Roth est une pensée de romancier, elle semble exclure tout renvoi à une transcendance, comme elle se veut étrangère à tout moralisme. Il n'empêche que la métaphore de la tache connote nécessairement une tare, une souillure, et que ce qui en est dit ici ressemble singulièrement à une redéfinition séculière du péché des origines. Pour Roth l'imperfection et la corruption sont toujours déjà là et rien ne peut les effacer. Ecce homo. On le voit peut-être mieux aujourd'hui: comme toutes les hautes entreprises romanesques du XXe siècle, l'oeuvre de Roth est une méditation inquiète et ironique sur la scandaleuse énigme du mal.

***

Philip Roth, un romancier dans le siècle. L'a-t-il toujours été ou l'est-il seulement devenu dans ses derniers romans? Dans les années 70 et 80 on lui reprochait volontiers d'être un écrivain égomaniaque sans véritable imagination romanesque, incapable de parler dans ses livres d'autre chose que de lui-même et de raconter autre chose que ses petites misères de grand écrivain incompris et mal-aimé. Un temps, son inspiration pouvait en effet paraître étroitement narcissique, tant elle semblait tourner autour des mêmes obsessions et des mêmes fantasmes. Oui, dans nombre des livres de Roth, fiction et autobiographie se font la courte échelle. Mais son entreprise ne se laisse pas pour autant réduire à l'affabulation de sa propre vie. N'oublions pas que Goodbye, Columbus était déjà la malicieuse chronique d'une certaine Amérique, que les deux premiers romans de Roth étaient des romans de moeurs dans la tradition réaliste, qu'il prit dès le début des années 70 publiquement position sur la guerre du Vietnam, ainsi qu'en témoigne Tricard et ses copains (Our Gang, 1971), son pamphlet swiftien contre Nixon, et que tout au long de sa carrière littéraire cet écrivain prompt à se mettre en colère a su épingler les bêtises, les absurdités et les injustices de son temps. 
Remarquons enfin que, de ses premières nouvelles jusqu'à ses tout derniers romans, Roth, hanté depuis ses débuts comme tant d'écrivains américains par la question taraudante de l'identité, n'a cessé de s'interroger - en romancier, c'est-à-dire sans prendre parti, sans vouloir expliquer, sans donner de réponse - sur ce que c'est d'être Juif en Amérique ou encore, plus récemment, dans sa trilogie, sur ce que c'est aujourd'hui d'être Américain en Amérique. Roth, écrivain juif américain? Sa propre réponse à cette question est un non sans appel. 
Dans un article dont la traduction parut dans Le Monde du 9 novembre 2002, il écrivit ceci: "Je ne me suis jamais considéré, ne serait-ce que le temps d'une seule phrase, comme un écrivain juif américain, ou américain juif".
Et il concluait ainsi : "En tant que romancier, je me considère pour ma part - et ce depuis mes débuts - comme un Américain libre, qui imagine aussi vigoureusement qu'il le peut ce qu'il lui plaît de représenter, dans la langue maternelle dont il est l'esclave - un esclave reconnaissant".

Resterait à définir ce qui fait de Philip Roth l'un des écrivains américains majeurs du XXème siècle. La grandeur d'un écrivain ne vient pas à la gravité de ses sujets, elle tient à la manière dont il les traite. Un écrivain, c'est d'abord une écriture. Celle de Roth, où le vif de la parole s'allie sans cesse aux ressources les plus raffinées de l'écrit, est superbe. 
Lire Roth, c'est lire une voix, des voix; c'est écouter avec ses yeux, dans le silence, des voix qui s'interpellent, s'apostrophent, argumentent, admonestent, invectivent, haussent volontiers le ton et grimpent facilement dans les aigus. Lire Roth, c'est être happé, soulevé, entraîné, emporté par une énergie verbale prodigieuse. 
Lisez-le.

Extraits de la bibliographie de André BLEIKASTEN

Parcours de Faulner
Editions Ophrys, 1982

The Ink of Melancholy : Faulkner's Novels from "The Sound and the Fury" to "Light in August"
Indiana University Press, 1990

"Sanctuaire" de William Faulkner
Gallimard, Foliothèque, 1993

Faulkner : Oeuvres romanesques II
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade (édition établie en collaboration avec François Ptivay)

Faulkner : Oeuvres romanesques III
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 
(édition établie en collaboration avec Michel Gresset et François Ptivay)

Philip Roth : les ruses de la fiction
Belin, 2001

Flannery O'Connor : in extremis
(en préparation)

Attention : Cette conférence ne doit pas être reproduite sans autorisation de l'auteur