La vérité en marche : Zola dans l’affaire Dreyfus
Conférence donnée le mardi 14 Novembre 2006
par Alain PAGÈS,
Professeur à l'Université de Paris III - Sorbonne nouvelle
Directeur du Centre d'Etudes sur Zola et le naturalisme (ITEM, CNRS)
Directeur de la rédaction des "Cahiers naturalistes"
Après les conférences qui viennent d’être prononcées sur Zola, après l’évocation du romancier et de l’auteur des Rougon-Macquart, j’aimerais vous parler du Zola qui est , peut-être, le plus connu, le Zola de l’affaire Dreyfus, l’homme qui le 13 janvier 1898 a lancé ce texte extraordinaire qui reste dans nos mémoires, le texte de "J’accuse !".
En cette année 2006, le capitaine Alfred Dreyfus est plus que jamais d'actualité, puisque sa réhabilitation s’est déroulée il y a exactement cent ans.
Beaucoup d’entre vous connaissent des éléments de cette affaire et sans doute, dans la discussion qui suivra, pourrais-je évoquer tel ou tel point, entrer avec vous dans les éléments de la discussion. Charles Dreyfus qui est ici présent, petit-fils d’Alfred Dreyfus va lui aussi prendre part à cet entretien. Je suis vraiment très heureux qu’il ait accepté de venir aujourd’hui.
L'affaire Dreyfus, c'est une affaire collective, qui a emporté toute une époque, qui a concerné toute une génération d'intellectuels et d'artistes.
Une histoire complexe, qu’on peut aborder de différentes façons…
Emile Zola en 1898 et Alfred Dreyfus
Je traiterai quatre aspects :
-› J’évoquerai d’abord la publication de " J’accuse "
-› J'analyserai ensuite les raisons de l’engagement de Zola ;
-› J'envisagerai les réactions – à la fois collectives et individuelles – à la publication de " J'accuse "
-› Je terminerai en comparant le geste de Zola et celui de Voltaire défenseur de Calas, au XVIIIe siècle
1. La publication de " J’accuse "
• Dreyfus a été condamné en décembre 1894.
• En mars 1896, Picquart, nouveau chef du Service des renseignements découvre que le véritable coupable est Esterhazy. Il avertit ses supérieurs, mais on lui impose silence ; on l’écarte de son service, et on l’envoie en Tunisie.
• Tout va commencer, en fait, à l’automne de 1897. La presse parle de l’affaire Dreyfus en des articles de plus en plus nombreux… Le vice-président du Sénat, Scheurer-Kestner (qui possède des informations grâce à un ami de Picquart, Leblois) est persuadé de l’innocence de Dreyfus ; il veut obtenir la révision du procès. Ce que souhaitent également ceux que l’on va bientôt appeler les Dreyfusards. Ils ne disent pas que Dreyfus est innocent. Ils veulent seulement que l'on reprenne un procès dont il apparaît à l’évidence qu’il a été mal construit, que les garanties qui devaient être accordées à la défense n’ont pas été respectées. Le monde politique, peu à peu, va prendre conscience de l’importance de cette affaire. Évidemment, le président de la République, le président du Conseil, tous sont face à un problème qu’ils vont traiter de la pire des façons, comme une administration bureaucratique, fermée, sourde à ce mouvement de justice qui devait surgir. C’est de ce blocage que va naître l’affaire Dreyfus.
• Le 15 novembre, coup de théâtre : le nom du véritable coupable, Esterhazy, est rendu public.
• Je passe sur les détails... Une instruction judiciaire a lieu. Esterhazy est traduit devant un Conseil de guerre, le 10 et le 11 janvier 1898, et il est acquitté triomphalement aux cris de " Vive l’armée ! A bas les Juifs ! ". Double scandale. L’innocent condamné, le coupable acquitté. Mais tout semble perdu pour les dreyfusards. L’Affaire semble enterrrée à jamais.
-› Quand J'accuse paraît dans L'Aurore, le jeudi 13 janvier au matin, la surprise est générale.
" Il y eut un sursaut - écrit Péguy. La bataille pouvait recommencer. Toute la journée dans Paris les camelots à la voix éraillée crièrent L'Aurore, coururent avec L'Aurore en gros paquets sous le bras, distribuèrent L'Aurore aux acheteurs empressés. Ce beau nom de journal, rebelle aux enrouements, planait comme une clameur sur la fiévreuse activité des rues. Le choc donné fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner. "
Pour la circonstance, le tirage de L'Aurore a été multiplié par dix : entre 200 000 et 300 000 exemplaires du numéro sont vendus.
Voici la conclusion de l'article de Zola, qu'il faut évoquer ici...
Zola énumère les noms des responsables de l’erreur judiciaire commise à l’encontre de Dreyfus.
Il ajoute :
" J'accuse le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable. "
-› Et, ce qui est important...
" En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose. "
Zola termine ainsi :
" Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de la justice.
Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises et que l'enquête ait lieu au grand jour !
J'attends. "
Le but recherché est clairement signifié : il s'agit de provoquer un nouveau procès, c'est-à-dire de reprendre le procès de Dreyfus, de décembre 1894.
A la logique de fermeture qu'entraînent les tribunaux militaires, Zola oppose la démarche de clarté et d'ouverture que suppose une juridiction civile.
--› Les événements vont s’enchaîner (je les résume rapidement) :
- procès de Zola, pendant 15 jours en février ;
- révision, deuxième procès de Dreyfus, pendant l’été 1899 : Dreyfus est à nouveau condamné puis est grâcié.
- en 1900, amnistie générale
- en 1906, réhabilitation de Dreyfus.
Evocation en images
Alfred Dreyfus est-il un acteur de l’affaire Dreyfus ? On ne peut que répondre, oui. Mais, au moins pendant les premières années, l’affaire se déroule sans lui. Né en 1859, Alfred Dreyfus a 35 ans quand on l’arrête en octobre 1894. C’est un officier brillant, un de ces officiers qui représentent la partie la plus moderne de l’armée française à cette époque. C’est un polytechnicien, un ancien élève de l’École de Guerre, et il est au début de la carrière la plus brillante qui soit, puisque il est affecté à l’État Major.
Dégradation de Dreyfus aux Invalides
Voici Zola, en février 1898, au moment de son procès devant la cour d’assises de Versailles, exactement entre le 7 et le 23 février 1898. Zola, au banc des accusés, écoute tout ce qui se dit et assiste de manière active bien qu'il laisse la parole à son avocat, un homme qui emporte le procès, par sa fougue, par son intelligence, un homme qui arrive à improviser de façon extraordinaire au cours de ces quinze audiences.
Quand commence le procès de Zola le 7 février 1898, on pensait qu’il n’allait durer que trois jours. Or, il va se prolonger sur quinze audiences. Labori, l’avocat de Zola, avait préparé un procès sur trois jours, puis il arrive à tenir, à relancer une accusation de manière magnifique. Zola sera cependant condamné, mais cette condamnation, au fond est moins importante que ce que le procès aura apporté. C'est-à-dire la connaissance de toutes les circonstances qui entourent l’arrestation et la condamnation de Dreyfus et les pseudo charges qui peuvent peser sur lui, ce qui permettra à l’affaire Dreyfus de repartir.
Fernand Labori et Emile Zola au moment de son procès
Fernand Labori est un homme jeune, déjà connu, qui a plaidé dans différentes affaires, et qui sera l’homme du procès Zola, l’avocat de l’affaire Dreyfus. Puis à Rennes il y aura un deuxième Labori, qui malheureusement sera victime d’une tentative d’assassinat et ne pourra pas plaider. C’est peut-être une des raisons de l’échec du procès de Rennes du coté dreyfusard puisque les dreyfusards vont perdre la partie à cause du silence qui sera imposé à Laborie au cours de l’été 1899.
Enfin, il faut évoquer celui qui, lui aussi, engage dans cette affaire sa carrière, son honneur, veut la proclamation de la vérité. Cet homme, le commandant Picquart, qui était le plus jeune lieutenant colonel de l’Armée Française, qui est le chef du Service du Renseignement de l’Armée Française, en mars 1896, cet homme découvre par l’enquête qu’il mène alors que le véritable coupable est Esterahzy. Picquart est à la barre du tribunal le 12 février 1898. C’est un inconnu qui surgit dans son uniforme bleu des Tirailleurs Algériens. Il vient de Tunisie et ose prendre la parole parole contre les grands chefs, contre l’Armée qui est là. Ce faisant, il s'attire l’hostilité de tous ses camarades. Picquart sera du reste chassé de l’armée et même emprisonné à la fin de l’année 1898. Il ne sera réintégré dans l’armée qu’en 1906 avec le grade de général.
2. Les raisons de l’engagement de Zola
L’homme qui s’engage dans l’affaire Dreyfus est alors - avec Anatole France, qui est l’autre grand écrivain de l’affaire, et pour qui l’affaire va constituer, à la fin de sa carrière littéraire un bouleversement complet - l’écrivain le plus célèbre de son époque. Emile Zola va avoir cinquante-huit ans.C’est un homme âgé, à la fin de sa carrière littéraire, et qui va mourir de façon prématurée, quatre années plus tard. C’est un homme déchiré entre deux foyers, deux fidélités, deux femmes, Alexandrine avec qui il vit depuis toujours et cette jeune femme, Jeanne Rozerot, qu’il a rencontrée en 1888, et qui lui a donné deux enfants, Denise, née en 1889 et Jacques, né en 1891.Voilà ce romancier, cet auteur des Rougon-Macquart, qui n’avait, sans aucun doute, pas d’intérêt à se lancer dans cette affaire et qui l’a fait au non de la vérité. Au sein du milieu littéraire parisien, il apparaît alors comme l'un des derniers représentants d'une génération qui est en train de s'éteindre. Verlaine est mort deux ans plus tôt, en janvier 1896. Edmond de Goncourt l'a suivi, au mois de juillet. Miné par la maladie, Alphonse Daudet vient de disparaître à son tour, le 16 décembre 1897.
Aux yeux du grand public, Zola est un homme de lettres riche, célèbre, installé dans une gloire incontestable, pourvu d'une oeuvre immense dont personne ne songe à nier l'importance. Dès sa parution en librairie, chacun de ses romans atteint près de 100 000 exemplaires, des traductions en sont diffusées dans toute l'Europe et dans le monde entier. La longue présidence de la Société des Gens de lettres qu’il a exercée entre 1891 et 1896 a encore renforcé son autorité.
La Vérité ? Le combat pour la Vérité est l'un des fondements essentiels de l'oeuvre de Zola : il est l'inventeur de la formule qui guidera le combat dreyfusard (" La vérité est en marche, et rien ne l'arrêtera ").
Ce grand mot de vérité, on le trouve à la fin du roman " Paris", qu’il publie à cette époque. Donc ce thème reste essentiel comme l’idée non seulement que la vérité est une chose bonne, mais qu’elle est porteuse d’essor, que la vérité est une chose qu’on ne peut masquer, qu’on ne peut éteindre, qu’elle doit toujours ressurgir. Elle est fondamentale dans l’œuvre de Zola depuis toujours. Elle constitue ce positivisme, ce scientisme, cette croyance en l’époque et en l’avenir qui caractérisent Zola.
Mais notons ici, plus précisément, deux motivations essentielles.
• La première raison est le militantisme littéraire dont Zola a su faire preuve au cours des années qui ont précédé.
Comme journaliste, il s’est opposé au régime de Napoléon III, à la fin du Second Empire.
Comme romancier, il a fait l'expérience, à de nombreuses reprises, de ce qu'est la justice républicaine – dans sa répression idéologique contre la littérature.
Chaque fois, attaqué sur son terrain particulier, celui de la liberté d'expression, il a été obligé d'intervenir et de prendre position publiquement.
• Une deuxième raison idéologique doit être rappelée, elle aussi très importante. C'est la conscience que Zola possède du danger créé par le développement des thèses antisémites.
Sur ce sujet, il est beaucoup plus lucide que beaucoup de ses contemporains, et il a un certain mérite à l'être, quand on songe qu'il vit dans un milieu littéraire très marqué par l'antisémitisme.
En mai 1896 – avant le déclenchement de la campagne dreyfusarde (mais après le procès de Dreyfus, la dégradation de janvier 1895, et les premiers effets visibles de l'antisémitisme...), – il publie un article important, dans Le Figaro, en mai 1896 : intitulé " Pour les juifs ", ce texte examine, pour la démonter, la logique des thèses antisémites ; il dénonce le retour à la " barbarie " que constitue l'antisémitisme ; et il termine par un appel à " l'universelle tolérance ", contre le " fanatisme " et les tentatives de " guerre religieuse ".
Voici la conclusion :
" Désarmons nos haines, aimons-nous dans nos villes, aimons-nous par-dessus les frontières, travaillons à fondre les races en une seule famille, enfin heureuse ! Et mettons qu'il faudra des mille ans, mais croyons quand même à la réalisation finale de l'amour, pour commencer du moins à nous aimer aujourd'hui autant que la misère des temps actuels nous le permettra. Et laissons les fous, et laissons les méchants retourner à la barbarie des forêts, ceux qui s'imaginent faire de la justice à coups de couteau. "
Il faut ajouter une autre raison, plus affective…
Zola s’est engagé dans ce combat parce qu’il le passionnait. Parce qu’il a perçu tout de suite l’extraordinaire drame humain qui se jouait.
D’une certaine façon, le romancier qu’il est a déjà fait l’expérience imaginaire des problèmes que soulève l’affaire Dreyfus.
En 1890, Zola publiait La Bête humaine… Il y racontait en détail l'histoire d'une erreur judiciaire.Il expliquait comment se fabrique une accusation, par une accumulation sans fin de pièces qui ne prouvent rien mais sont là pour faire poids et nourrir le " dossier ". La Bête humaine commence par une dictée qui est faite à celle qui est d’ailleurs la coupable. On peut mettre cette dictée en relation avec le premier épisode de l’affaire Dreyfus, dictée que l’on impose en octobre 1894 au capitaine Dreyfus.
Voici, cette fois, un dossier réel, que la réalité lui apporte…
Zola – parce qu'on vient le voir, et qu'on lui raconte beaucoup de choses – est mis au courant de la réalité de l’affaire dès novembre 1897..
Il est informé par le vice-président du Sénat, Scheurer-Kestner...
Il écrit à Scheurer, que la presse nationaliste est en train de traîner dans la boue :
" Vous ne sauriez croire combien votre admirable attitude, si calme, au milieu des menaces et des plus basses injures, m'emplit d'admiration. Il n'est pas de plus beau rôle que le vôtre, quoi qu'il arrive, et je vous l'envie. Je ne sais pas ce que je ferai, mais jamais drame humain ne m'a empli d'émotion plus poignante. "
Il pubie son premier article en faveur de Dreyfus dans Le Figaro, le 25 novembre. Il s’écrie, en commençant :
" Quel drame poignant, et quels personnages superbes ! Devant ces documents, d'une beauté si tragique, que la vie nous apporte, mon coeur de romancier bondit d'une admiration passionnée. Je ne connais rien d'une psychologie plus haute. "
Essayons maintenant, en terminant cet exposé sur les motivations de Zola, de préciser quelle est la portée de ce texte étonnant, " J’accuse ".
Quelles sont les caractéristiques de ce texte ?
Le texte a été écrit comme une brochure. Zola l'a imaginé comme une lettre ouverte, adressée au Président de la République, qu’il aurait publié chez son éditeur, Fasquelle. Mais au dernier moment, il a conclu un accord avec L'Aurore de Clemenceau. Et il a porté son texte à Clemenceau.
C'est Clemenceau qui a extrait de la conclusion le mot le plus fort, " J'accuse ", pour en faire le titre de l'article.
Zola donne une valeur particulière à ce verbe " accuser " exprimé à la première personne du singulier et au présent de l'indicatif : acte de parole, disant l’accusation et l’accomplissant en même temps. Au fond, tout ce qu’accomplit Clemenceau, c'est qu'il rapproche, par une sorte de court-circuit visuel, le début et la fin de l'article, qu'il invite à lire directement la fin de l'article de Zola, à passer directement à la deuxième page de L'Aurore. " J'accuse " n'est donc pas, à proprement parler, un titre inventé par Clemenceau, c'est plutôt une citation, le mot-clef résumant l’article, jeté en tête de L'Aurore.
La chronologie est essentielle ici. Il faut avoir à l'esprit l'enchaînement des événements pour bien comprendre " J'accuse ".
Esterhazy vient d'être acquitté le 11 janvier au soir. Aux cris de " Vive l'armée ! A bas les Juifs ! ". Scandale extrême, mais en même temps défaite absolue pour le petit clan des dreyfusards qui luttent depuis l'automne.
Comment faut-il réagir ? Zola ne refait pas le procès d'Esterhazy - qui vient d'être fait. Il ne revient pas en arrière, ce serait inutile. Il va plus loin. Il fait avancer l'Affaire d'une étape essentielle, en désignant les responsables de ce scandale. Peu importe Esterhazy, au fond, un escroc minable, un traître de médiocre envergure. L'important, ce sont ceux qui ont permis ce scandale, ce déni de justice – les ministres et les généraux qui ont couvert tout cela par ambition ou par aveuglement.
Zola accuse, mais il s'accuse aussi ; il demande à être accusé.
On oublie souvent ce point, pourtant capital, quand on évoque l'article de L'Aurore. En lui-même, le geste de Zola pourrait paraître inacceptable : car c'est une diffamation volontaire, consciente, faite sans preuves manifestes. Faite contre les lois qui fondent la liberté de la presse. Par un journaliste qui a toujours défendu cette liberté de la presse comme un droit sacré.
Mais Zola ne peut violer la loi qu'en demandant à être jugé selon la loi. C'est ce qu'il fait en appelant sur lui la juridiction d'une Cour d'assises. C’est au fond un piège qu’il tend au gouvernement et qui aurait pu ne pas fonctionner. Le gouvernement aurait pu laisser de coté le geste de Zola. Néanmoins, c’est justement parce que la parole de Zola est là et que sa personnalité a une telle importance que le ministre de la guerre ne peut pas refuser de traîner Zola devant la Cour d'assises. Le processus se met en place à ce moment-là : l’affaire Dreyfus est relancée.
3. Les réactions à " J'accuse "
Il faut évoquer les nombreuses pétitions qui ont suivi "J’accuse" et, en même temps, ces mouvements d’émotion qui ont saisi les Français, des inconnus qui écrivent à Zola en janvier et février 1898 et qui ont senti d’une manière intuitive la force de ce geste hors normes.
Les pétitions de soutien sont importantes parce que, historiquement, ces pétitions publiées dans L’Aurore, dans Le Temps, dans les quelques journaux dreyfusards qui existent, définissent cette solidarité des intellectuels dont on verra plus tard, tout au long du XXème siècle, l’importance qu’elle prendra. Il y a là un combat collectif qui se met en place autour d’un homme dont on décide de défendre le geste et qui annonce les formes de combats futures que prendront les évènements politiques du XXème siècle.
Cette naissance est un peu résumée par cet adjectif d’intellectuel qui devient alors un mot de la langue française. L’adjectif existe depuis longtemps, il se transforme en nom. On peut dire un intellectuel à partir de cette année 1898. C’est "J’accuse" qui permet à cet adjectif d’intellectuel de prendre la signification que la langue française lui donnera dorénavant : un intellectuel.
"Un intellectuel qu’est-ce que c’est ? ", dit Brunetière, directeur de la Revue des Deux Mondes, qui fait partie des anti-Dreyfusards, "Un intellectuel, c’est quelqu’un qui a l’audace de se mêler de ce qui ne le regarde pas. "
Au fond c’est peut être une très belle définition.
Si ces pétitions sont effectivement importantes, je préfère insister sur les lettres que Zola a reçue à cette occasion.
Aux hommages publics s'ajoutent les témoignages privés, que Zola reçoit en très grand nombre, dans le courant du mois de janvier, sous forme de lettres ou de télégrammes.
Quelques noms doivent être cités. Les amis de Zola se font rares ; peu nombreux sont ceux qui osent lui écrire…
- Les peintres Claude Monet, Camille Pissarro – qui écrit, le 14 janvier : " Recevez l'expression de mon admiration pour votre grand courage et la noblesse de votre caractère."
- Charles Péguy, au nom des étudiants socialistes, le 21 janvier : "Les socialistes, sous peine de déchéance, doivent marcher pour toutes les justices qui sont à réaliser. Ils n'ont pas à considérer à qui servent les justices réalisées, car ils sont désintéressés ou ils ne sont pas."...
- Mallarmé : "Le spectacle vient d’être donné, à jamais de l’intuition limpide opposée par le génie au concours des pouvoirs, je vénère ce courage et admire que, d’un glorieux labeur d’œuvre qui eût usé ou contenté tout autre, un homme ait pu sortir encore, neuf, entier, si héroïque… " (lettre émouvante, la dernière de Mallarmé à Zola, - Mallarmé mourra en septembre 1898…)
Charles Péguy et Stéphane Mallarmé
Mais peut-être les messages les plus intéressants – car les plus révélateurs d'une certaine forme de pensée et d'adhésion intellectuelle – proviennent-ils de tous ces inconnus qui écrivent à Zola pour lui dire leur émotion et lui apporter leur soutien.
Plusieurs milliers de lettres arrivent au domicile de l'écrivain, pendant le mois de janvier : de toutes les origines sociales ou géographiques... Ces lettres possèdent en elles quelque chose de plus précieux. Elles font entendre un écho, et comme le frémissement d'une réaction immédiate.
La détermination de ces professions de foi, la rapidité de ces réactions (un grand nombre suit immédiatement " J’accuse " dès le 13 ou le 14 janvier) surprennent. Il faut faire la part d'une rhétorique de l'époque, portée à l'excès. Mais, on l'admettra, les opinions exprimées ici témoignent d'une réelle conviction morale.
Voici quelques exemples de ces témoignages, à écouter, dans leur diversité...
* Hippolyte Lemaire, 30 rue du Bac, à Paris, un lecteur de Zola parmi tant d'autres - le 13 janvier :
" Depuis près de vingt-cinq ans que je lis votre oeuvre, ligne à ligne, j'ai senti grandir sans cesse mon admiration pour la sincérité implacable de votre esprit. Permettez-moi de vous en apporter aujourd'hui l'expression, encore sous le coup de la réconfortante et délicieuse émotion que vient de me causer la lecture de votre lettre d'éloquence si profonde, le plus bel acte de courage civil de notre siècle ! "
* Un lecteur inconnu, qui ne signe que de ses initiales, le 14 janvier :
" Permettez à un inconnu de vous dire que vous avez accompli là, en matière de courage, c'est-à-dire de vertu, un acte équivalent à ce qu'est le Parthénon, en matière de beau, un de ces actes qui flambent au sommet de l'histoire et qui rachètent l'homme de ses médiocrités et de tant de vilenies. "
* Ernest Lavergne, garçon de restaurant, le 14 janvier :
" Cher citoyen Zola,
Salut défenseur de l'humanité, ne vous laissez pas intimider par les Pantins de l'état-major, comme vous les appelez si judicieusement.
Vous avez avec vous, citoyen, la masse prolétarienne, elle vous admire dans cette oeuvre d'assainissement moral, et elle est heureuse, j'en suis certain, de constater que votre génie colossal est au service des opprimés. "
* Gaston Laurent, 9 rue des Archives, professeur de philosophie :
" Monsieur et illustre maître,
[...] En lisant votre lettre, j'ai cru entendre sortir de la tombe la grande voix d'un Victor Hugo : oui, elle est vraiment ressuscitée. Vous prenez place parmi les grands hommes qui parlent pour la France dans l'histoire : vous pouvez regarder avec calme leurs images et leur dire : "vous tous, soyez témoins. "
Beaucoup de lettres féminines... Elles comptent parmi les plus vives, les plus passionnées.
* Comme celle qu'écrit Elise B., le 13 janvier :
" C'est l'ardeur, la sincérité seules du sentiment que j'éprouve qui m'autorisent, moi, simple jeune fille, à m'adresser à vous, grand Zola. "
(La lettre est longue, je passe. Deux pages plus loin, le vouvoiement est abandonné...)
" Ta lettre, Zola ! C'est elle qui est venue répondre à mon espoir, c'est elle qui a exprimé bien des choses que je sentais, inexprimées, et que je n'aurais pas su écrire comme toi ! Que j'admire ta grandeur d'âme, ô Zola ! ta haute impartialité ! ton amour ardent de la justice ! ton splendide talent ! "
* Cécile Cassot, 27 rue Saint-Marc, au matin du 14 janvier :
" Ce cri de justice que personne n'osait jeter, vous l'avez magnifiquement fait entendre dans votre admirable lettre. Jamais, jamais, vous n'avez trouvé d'accents pareils. [...] Oh ! maître, je vous aime et vous suis, car il n'y a pas de sexe pour la Vérité et la Justice. "
* Et, aussi, cette lettre d’une jeune femme, de confession juive, écrite le 18 janvier (la signature est illisible) :
" Votre lettre m'a fait pleurer, je suis juive, et c'est tout dire ; mais je tiens à vous exprimer mon état d'esprit. Je suis fière d'être juive [...]. Je suis fière d'être du côté des persécutés, de servir de pierre de touche à l'humanité. [...] Je suis fière, dans toutes les décadences des peuples, d'être le souffre-douleur des passions déchaînées. "
(Quatre pages d'une écriture fiévreuse, qui se terminent par ces mots...)
" Ce que je dis d'une façon incohérente sous l'impression de l'horreur que me cause ce qui se passe en France, vous le direz, vous avez toute l'autorité de votre grand talent, rendu immense par votre haute personnalité morale. "
Le nombre des lettres en provenance de l'étranger est proportionnellement considérable : plus de la moitié des envois. Les lettres proviennent de l'Europe entière, de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Italie surtout.
Quelques exemples, parmi tant d'autres possibles...
* D'Allemagne, le 13 janvier :
" Permettez à un Allemand, mais qui se sent d'abord homme et homme souffrant de voir triompher l'injustice, de vous serrer la main et de vous remercier de votre vaillante déclaration d'aujourd'hui dans l'Aurore. " (Gustav Buchhof, professeur à l'Université de Leipzig).
* D'Italie, le 17 janvier :
" Illustre Maître !!
En France, on vous appelle l'Italien ?
Ah ! S'il était vrai, combien notre Pays en serait fier et glorieux, et parmi tous ses enfants, Vous en seriez le plus chéri. " (Paolo Itacchini, de La Spezia).
* L'enthousiasme peut conduire à certains excès, comme dans cette lettre d'un " étranger ", qui écrit dès le 13 janvier... :
" Très illustre Maître !
J'étais athée, mais depuis ce matin je crois en Dieu parce qu'il a créé des hommes comme vous. J'ai lu et relu votre lettre enflammée au président de la République et je bénis Dieu de m'avoir donné des yeux pour pouvoir lire vos divines paroles de justice et d'humanité...
Combien ceux qui ont passé par les douleurs et les souffrances doivent vous comprendre, admirer et aimer ! J'en suis. "
* D'Olmütz (Autriche-Hongrie), la lettre de Rose Heller, écrite le 14 janvier :
" J'ai lu votre lettre à M. Faure dans la "Neue Freie Presse", et j'en suis tout enchantée. Veuillez permettre à une jeune femme qui adore depuis longtemps le grand romancier de vous remercier mille fois pour votre ardent et libre langage, au nom de la vérité et aussi au nom de la malheureuse famille Dreyfus, qui a la sympathie de tous les hommes justes."
* De Berlin, celle de Kathy Harkfeldt, datée du 15 janvier :
" Très honoré Monsieur,
Hier soir, mon père me donna la "National-Zeitung" en disant qu'il fallait que je lise votre lettre adressée au président de la République concernant l'affaire Dreyfus. J'étais très curieuse, car je n'ai jamais rien lu de vous, ma mère disant que vos livres ne sont pas pour les jeunes filles de dix-sept ans. Mais je vais lire à présent "Le Rêve", et aussitôt que je serai plus âgée, je lirai aussi les autres livres. [...]
J'ai écrit cette lettre avec plein consentement de mes parents qui éprouvent une grand estime pour l'auteur de cet article écrit héroïquement en défense d'un innocent. "
* Et pour terminer, ce témoignage, en provenance de Vienne. Il est dû à Joséphine Bauer, qui a quatorze ans, et écrit, le 2 février :
" Je n'ai que quatorze ans, et je n'ai encore rien lu de vos oeuvres parce que je ne dois pas encore lire de romans, mais mes parents m'ont permis de lire la magnifique lettre que Monsieur a écrite à Mr le président de la République française. Ma compassion pour le pauvre Dreyfus et ma joie qu'il sera délivré par votre intervention, et qu'il pourra délaisser la terrible île du Diable m'incitent à vous exprimer mes hommages les plus respectueux... "
Voici en contre-point de ces lettres qui expriment de l’admiration, l’autre opinion publique, celle qui sans doute est majoritaire en France, l’opinion anti-dreyfusarde telle qu’elle s’exprime non à travers des lettres d’injures, mais par les caricatures.
Voici une image de Forain (1852 – 1931) dans le journal anti-dreyfusard "Pstt".
Cette caricature montre bien comment Zola a été attaqué par la presse nationaliste, patriotique. C’est un résumé de "J’accuse". Zola est l’homme qui trahit, qui va vers l’Allemagne, vers ce soldat prussien dont l’ombre va accueillir l’auteur de "J’accuse". Zola est l’homme qui met en cause l’unité de la France.
Voici maintenant trois caricatures du Musée des horreurs, la caricature animale, en 1899, qui va représenter non seulement Dreyfus, mais tous les dreyfusards.
Puis voici Picquart, représenté en Georgette Picquart, dont on murmurait qu’il était homosexuel. Il est animalisé à travers l’exotisme de l’époque.
Enfin l’auteur de "J’accuse", Zola, qui avec le caca international salit la carte de France.
4. Zola et Voltaire
Que peut-on dégager de commun dans ces deux expériences de l’engagement : celle de Voltaire en 1762, pour Calas ; celle de Zola en 1898.
Le fait sans doute que pour tous les deux cela se passe à la fin de leur carrière littéraire. Voltaire a 68 ans en 1762 ; Zola, 58 ans en 1898. C’est la dernière étape de leur existence littéraire qui se joue : Voltaire en a conscience, mais Zola l’ignore, évidemment : il ne peut imaginer que la mort l’attend, quatre ans plus tard.
Une même tâche – missionnaire pour un écrivain. Convaincre la foule. Se dresser contre la lâcheté, le conformisme social, l’oubli. Transformer la conscience collective.
En faisant partager une émotion originelle. En frappant l’imaginaire, par l’audace d’une écriture révolutionnaire, qui ne craint pas de troubler social. En acceptant aussi le risque de la défaite, pour son propre compte.
A l’origine une émotion, une passion, qui porte en avant, fait qu’on acceptera de basculer dans quelque chose de nouveau, d’inédit.
Zola s’engage parce que l’histoire de Dreyfus le passionne comme drame humain. Il réagit en romancier.
Même attitude chez Voltaire. En 1762, d’autres affaires similaires concernant des protestants le laissent indifférent. Mais quand on lui apprend les détails du martyr de Calas, il s’émeut. Voltaire reçoit chez lui à Ferney le fils de Calas, Donat. Et il pleure avec lui, en écoutant le récit que ce dernier lui fait. L’affaire Calas s’empare de l’esprit de Voltaire ; elle ne le quitte plus désormais ; il vivra avec elle pendant plusieurs années, comme le montre sa correspondance : selon son expression, elle a " saisi toutes les puissances de son âme ".
L’écriture surgira de l’émotion…
Evoquant " J’accuse ", pour parler de la rapidité de son action, poussée par l’urgence des événements, Zola dira de sa " Lettre ouverte au Président de la République " (c’est le titre originel de " J’accuse ") : " Elle est sortie de moi en un cri ".
Le même mot se retrouve encore dans la correspondance de Voltaire, qui alerte tous ses amis pour les informer sur le sort de Calas – qui veut, dit-il, " soulever l’Europe entière et que ses cris tonnent aux oreilles des juges ".
Alors, comment tout cela s’insère-t-il dans une activé d’écrivain ?
a) La bataille juridique
L’affaire Calas, l’affaire Dreyfus. Deux affaires dont le déroulement offre de multiples similitudes. Pour Voltaire et pour Zola, deux actions dont les schémas sont comparables, avec d’étonnants points communs.
- Un but précis qui peut être atteint : réhabiliter Calas, d’un côté ; sauver Dreyfus de l’autre, le tirer du bagne.
- La mise en cause d’une institution judiciaire qui engendre l’erreur, ne respecte pas les droits de l’accusé, condamne a priori : contre le Parlement de Toulouse ; contre les procédures expéditives des tribunaux militaires.
- Une action qui s’exerce avec l’opinion publique pour témoin. Et dans le cadre de l’Europe qui est spectatrice.
b) L’élaboration d’un mythe
Le problème devant lequel se trouvent Voltaire et Zola. Transformer une histoire particulière en histoire exemplaire. Passer du particulier au général. Créer un mythe. Un événement particulier donné en leçon à l’humanité toute entière.
Voyons les étapes des mythes que sont devenues l’affaire Calas et l’affaire Dreyfus.
1) Une figure de martyr innocent à l’origine du drame. Une figure pure, incontestable. Effectivement, Calas, Dreyfus sont deux victimes qui ont affronté leur sort avec le courage le plus extraordinaire qui soit.
- Martyre de Calas torturé et protestant de son innocence. Martyre de Dreyfus dégradé (en janvier 1895), injurié par la foule et protestant de son innocence.
- Cadre d’une famille unie, autour de la victime. Mêmes structures, dans les deux cas.
Pour l’affaire Calas : le groupe familial, avec la présence de l’épouse affectueuse, des enfants, des proches ; les fils de Jean Calas, Pierre et Donat ; Pierre Calas, accusé lui aussi, puis finalement banni après le supplice de son père ; le rôle particulier de Donat Calas qui se battra pour l’innocence de son père.
Dans le cas de l’affaire Dreyfus : une famille unie, aussi ; le groupe formé par la femme d’Alfred Dreyfus, ses deux enfants, ses frères ; le rôle particulier de son frère, Mathieu Dreyfus, qui met toute son énergie dans le combat pour la révision du procès.
-› Voltaire et Zola ont bien choisi – pourrait-on dire. Leur drame est un drame passionnant. Il est édifiant. L’opposition entre le bien et le mal, entre le vice et la vertu, s’y lit clairement. Mais ils le savaient. Ils en avaient besoin pour construire leur démonstration narrative. Ils ne pouvaient pas se contenter d’une demi-innocence.
2) Un combat pour l’universel, au-delà des différences religieuses. Pour la tolérance, contre l’antisémitisme. Un enjeu qui dépasse les particularismes. Voltaire pour le protestant Calas. Zola pour le juif Dreyfus. Au-delà des religions particulières ; pour une religion de l’homme. Ce faisant, ils ne plaident pas pour leur groupe, pour leur paroisse : Zola n’est pas juif ; Voltaire n’est pas protestant (il est même, alors, dans une situation difficile face aux Protestants de Genève).
c) L’amplification littéraire
Le pamphlet est un point de départ. Il s’inscrit dans une œuvre littéraire qui évolue sous l’effet de l’événement qui vient de la traverser. Une amplification se produit. Une réécriture de l’événement survient : elle emprunte des formes variables selon les expériences particulières qui sont vécues.
1) Voltaire. Une démonstration philosophique. C’est le Traité sur la Tolérance qui paraît en mars 1763, après la décision prise par le Conseil du Roi d’engager la réhabilitation de Calas. Le volume s’ouvre, comme vous le savez, sur un chapitre qui rappelle les faits de l’affaire Calas. Mais son propos est autre, plus ample : faire une histoire du fanatisme religieux et plaider pour une idée neuve, une idée à laquelle Voltaire tient tellement, et qu’il a déjà exprimée dans ses Contes, en particulier : l’idée de la tolérance religieuse. L’affaire Calas est un exemple qui permet l’écriture de l’histoire.
2) Zola. Faire de la littérature à partir de l’histoire de Dreyfus. Zola pense d’abord qu’il en a le droit. Une sorte de droit d’ingérence littéraire dans l’histoire d’un individu, dans le drame d’une famille – pour Voltaire cela ne pose pas de problème (mais Voltaire a affaire à un mort, ce qui lui laisse plus de liberté sans doute).
Mais dès qu’il revient de son exil en Angleterre, en juillet 1899, ce droit lui apparaît ensuite scandaleux. Et il renonce à toute exploitation directe de l’affaire Dreyfus.
" J’accuse " transforme cependant le cycle romanesque dans lequel il est alors engagé, les Evangiles, poussent le romancier à accentuer cette écriture de la reconstruction morale – d’un monde utopique auquel il rêve après les drames de l’affaire Dreyfus. Et ce sera Fécondité, puis Travail – roman dans lequel apparaît le souvenir des combats de l’affaire Dreyfus à travers les luttes que doit mener l’ingénieur Luc Froment. Et surtout Vérité, le dernier roman que Zola ait écrit, qui paraît après sa mort, survenue brutalement en septembre 1902. Vérité, comme vous le savez, transpose les événements de l’affaire Dreyfus dans le monde de l’école laïque du début du XXe siècle. Un instituteur d’origine juive, Simon, est accusé d’avoir violé et tué son neveu. Le coupable est le frère Gorgias, un frère de l’école chrétienne voisine, que sa communauté cherchera à protéger…
Quoi qu’il en soit, tous les deux gagneront – au moment de leur mort – cet hommage particulier qui n’est réservé qu’à quelques rares écrivains : un hommage populaire, c’est-à-dire un hommage qui dépasse la simple parole spécialisée de quelques lettrés. Cela fait partie de leur légende. Mais il faut le rappeler.
L’attitude du peuple à la mort de Voltaire : les gens du peuple, qui ne connaissent pas son œuvre, n’ont rien lu de lui, retiennent son combat contre l’institution judiciaire, contre cette caste de parlementaires arrogants qui peuvent envoyer à la mort de petites gens sans considérer les charges qui pèsent sur les accusés ; et ils l’appellent " l’homme aux Calas ".
Et quand on enterre Zola, au cimetière Montmartre, en octobre 1902, ces mineurs qui sont venus des mines du Nord de la France et suivent le cortège en scandant : " Germinal ! Germinal ! ".
C’est sur cette dernière image que je terminerai. Sur ce que la société de leur temps leur a accordé : être des écrivains dignes d’entrer au Panthéon, et en même temps célébrés par le peuple.
Tombeaux de Voltaire et de Zola au Panthéon
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Les questions
Mme Petin : Comment, le texte de "J’accuse" a t-il été élaboré ?
M. Pagès : "J’accuse" est une lettre ouverte au président de la république, Félix Faure. Zola commence son "J’accuse", en rappelant un entretien qu’ils ont eu, non pas avec une véritable relation d’amitié entre eux, mais en faisant part de cette proximité qui lui donne le droit de lui adresser la parole. Félix Faure a lu le "J’accuse". On a même, aux Archives Nationales, un exemplaire annoté de la main du président, avec quelques traits de crayon que l’on peut consulter. Félix Faure, jusque à sa mort en févier 1899, sera un anti-dreyfusard acharné bien que plusieurs de ses amis avaient réussi à lui démontrer l’innocence de Dreyfus. Félix Faure, jusque au bout, défendra l’idée qu’il faut ne pas s’en prendre à l’Armée et refuser tout processus de révision. Donc, à l’automne de l’année 1898, quand la révision s’engage grâce à l’accord de cassation, il est l’un des plus fermes opposants à ce processus de révision. Sa mort, dans les bras de sa maîtresse, comme vous le savez, en février 1899, sera une sorte de miracle, levant l’obstacle de celui qui s’oppose. Heureusement, Emile Loubet sera élu ensuite et acceptera la révision.
Mme Petin : Peut-on parler d'un crime social ?
M. Pagès : Oui ! Enfin, il faudrait revoir le texte plus précisément, mais ce dont Zola est parfaitement conscient, c’est du crime collectif. C’est le crime d’une société. Peut-être y'a t-il deux idées pour commenter ce bel adjectif de social que vous avez raison d’utiliser. Il y a d’une part l’analyse que Zola a faite au cours des semaines qui ont précédé, dans Le Figaro et dans deux brochures, la Lettre à la France et la Lettre à la Jeunesse , de l’état d’esprit dans lequel se trouve la France, une France qui, dit-il, est incapable de mesurer la vérité et la justice. Pourquoi ? Parce qu’elle est soumise à une basse presse qui ne raconte que des sornettes, qui joue sur le mensonge, sur l’erreur, et qu’elle est, d’autre part, obsédée par une image nationaliste, patriotique et, pour une partie d’entre elle, soumise au préjugé anti-sémite. Donc, c’est un crime social d'autant plus que cette affaire Dreyfus ne concerne pas, évidemment, le seul Alfred Dreyfus, mais toute une société aveugle qui refuse de penser la vérité, penser la relation qu’une démocratie doit reconnaître entre un homme accusé de fraude et une société. Cet homme a le droit d’avoir un procès juste et fait selon les règles.
L’idée que Zola veut combattre et que beaucoup défendront c’est que, à la limite, Alfred Dreyfus aurait dû accepter sa culpabilité parce que le fait de la refuser mettait en cause la structure même de la Nation, la structure de l’Armée. L’Armée est plus forte que la Vérité ou la Justice. Cette idée est refusée par Zola de façon très forte.
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Chronologie sommaire de " l’affaire Dreyfus "
Septembre 1894 – janvier 1895. – Le service du contre-espionnage de l’armée intercepte une lettre (le " bordereau ") adressée à l'attaché militaire allemand en poste à Paris et évoquant l'envoi de documents confidentiels. Une enquête est aussitôt menée dans les bureaux de l'Etat-Major général de l'armée. Les soupçons se portent sur le capitaine Alfred Dreyfus, officier stagiaire à l'Etat-Major. Ce dernier est jugé par un tribunal militaire qui le condamne à la déportation. Il est dégradé publiquement dans la grande cour de l'Ecole militaire, le 5 janvier 1895.
1896-1897. – Le lieutenant-colonel G. Picquart (nouveau responsable du service du contre-espionnage) découvre que le véritable coupable est un autre officier, nommé Esterhazy. Il essaie de convaincre ses supérieurs hiérarchiques de la nécessité d'une révision du procès de Dreyfus. Mais il se heurte à un refus de leur part. Il confie à un ami, l'avocat Leblois, tout ce qu'il a découvert sur " l'affaire Dreyfus ". Leblois raconte ce qu'il sait à Scheurer-Kestner, le vice-président du Sénat, qui décide de mener campagne pour la réhabilitation de Dreyfus. Convaincu par Scheurer, Zola se lance dans la campagne dreyfusarde... Il publie le premier de ses articles en faveur de Dreyfus dans Le Figaro le 25 novembre 1897. Deux autres articles suivront, puis deux brochures (Lettre à la jeunesse et Lettre à la France).
1898. – Jugé par un tribunal militaire, les 10 et 11 janvier, Esterhazy est acquitté à l'unanimité. Zola réagit en publiant " J'accuse ", dans L'Aurore le 13 janvier. Il est déféré devant une cour d’assises, en février, et condamné, pour diffamation, au maximum de la peine possible (un an de prison). En juillet, définitivement condamné, le romancier s'exile en Angleterre.
1899. – Le 5 juin, Zola rentre en France, après onze mois d'exil. La révision du procès d’Alfred Dreyfus a été décidée. Ce procès se déroule à Rennes, du 7 août au 9 septembre. Le capitaine Dreyfus est à nouveau déclaré coupable, mais on lui reconnaît des " circonstances atténuantes "... Il est gracié par le Président de la République, Emile Loubet, le 19 septembre.
1900 – 1906. – En décembre 1900, la Chambre des députés vote une loi d'amnistie pour tous les faits relatifs à l’Affaire. En juillet 1906, la Cour de cassation annule le jugement de Rennes, et affirme que la condamnation portée contre Alfred Dreyfus a été prononcée " à tort ".
Dreyfus réhabilité
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