FORUM
UNIVERSITAIRE
DE
L' OUEST-
PARISIEN

logo-DEPT-HDS-w

 

Nouveau :

facebook-icon

Albert Camus ou l'exigence morale

Conférence donnée le mardi 5 décembre 2006
par Agnès SPIQUEL
Université de Valencienne
Présidente de la Société des Etudes camusiennes.

Il va de soi que je parle la première de ce cycle et que j’aborde Camus, sa pensée, son œuvre par un biais qui va m’amener à côtoyer les territoires que mes collègues et amis défricheront bien plus avant. 
Plus je travaillais cette conférence, plus il me semblait que, effectivement, commencer par cette interrogation sur l’exigence morale avait un sens et nous mettait au cœur de la pensée camusienne. Je dirais même de la tension camusienne. C’est en terme de tension que la question morale se pose à Camus. Il ne cesse de s’interroger sur le rapport de l’homme au monde (et quand il dit "monde", c’est la société, c’est l’histoire, c’est la nature) et sur le rapport de l’homme à lui-même.

camus-smallAlbert Camus

Ma conférence voudrait aussi marquer des distances avec des clichés plus ou moins polémiques, "Camus le Juste, Camus le saint laïque, Camus la belle âme", qui se sont développés dans les années quarante ou au début des années cinquante après la parution de "La Peste" en 1947, et de "L’homme révolté" en 1951, dans le sillage de la querelle avec Sartre qui s’en est suivie.

Je commencerai par brosser à grands traits les rapports de Camus à la morale à travers quelques faits importants avant d'entrer plus profond dans l’éthique camusienne et de la voir enfin à l’œuvre au travers de quelques figures de sa production littéraire - car il ne faut jamais oublier que Camus est avant tout un écrivain.

La morale pour Camus est une exigence constante et dans tous les domaines ; c'est l'un des éléments fondamentaux de la cohérence de ses conceptions. Et d’abord, je dirai avec force que Camus s’applique à lui-même cette exigence morale dans l’interrogation qu’il pose sur sa propre vie, sur ses conduites, et sur le risque du mensonge. 

Un colloque s’est tenu en 2002 sur "Camus et le mensonge". C'est peut-être d’abord la question qu’il se pose à lui-même sur le risque du mensonge, dans l’image que les autres ont de lui : il est malheureux de ne pas se trouver à la hauteur de leurs attentes, à la hauteur aussi des vérités qu’il rappelle. Il a un sens aigu du risque d’imposture dans la position du moraliste qui est la sienne.

Jean-Daniel-small 
Jean Daniel

En ouverture de ce colloque, Jean Daniel déclarait : 
"Personne n’a su mieux traduire son obsession de l’imposture d’un bout à l’autre de sa vie, par les silences volontaires, parfois par la fuite des théâtres, par les jeux, par la méfiance qu’il avait de lui-même, par le doute qu’il avait sur le mérite de sa célébrité ou bien la victoire qu’on lui prêtait sur ses contemporains."

Ces questions que Camus se posait sur lui-même, sur sa pratique, sur sa manière d’être en action, on peut les suivre dans ses Carnets (qui ne sont pas un journal ; il n’y raconte pas ses amours, ou très peu ; c’est le lieu où il pose ses interrogations). Je crois que, pour suivre l’exigence morale chez Camus, la meilleure lecture serait peut-être celle des Carnets ; ils ont été publiés en trois volumes chez Gallimard et ils sont maintenant dans La Pléiade (tome 2 et fin dans le tome 4 qui paraîtra en 2008).

L’exigence morale est au cœur de toutes les pratiques de Camus, au cœur de son engagement politique, au cœur de sa pratique du journalisme, essentiellement à Combat.

Je rappelle une phrase qu’il écrivit très tôt : 
"Un journaliste qui ne se juge pas lui-même tous les jours n’est pas digne de ce métier". 

On peut suivre cette exigence de Camus journaliste par la lecture des textes qu'il a écrits dans Combat et que Jacqueline Lévi-Valensi a rassemblés et fait précéder d'une longue introduction dans laquelle elle regroupe par thèmes les différents articles. Ceux consacrés à la presse, à l’exigence morale de la presse, forment une liste de plus d’une page et demie. 
Et ce sujet est le propos fondamental du récent livre de Jean Daniel, "Avec Camus. Comment résister à l'air du temps ?", livre d’un grand journaliste qui parle d’un autre grand journaliste, un homme qu’il a connu, aimé, admiré, et dans lequel il souligne toute l’exigence de Camus.

Alors que le journal Combat vient tout juste de reparaître après la libération de Paris, dans le Combat du 4 décembre 1944, Camus écrit :
"Nous sommes décidés à supprimer la politique pour la remplacer par la morale. C’est ce que nous appelons une révolution."

Cette exigence, Camus l'a payée cher ! la "belle âme" a pris des risques plusieurs fois. 

Je retiendrais trois points (n'oubliez pas que tout ceci est brossé à grands traits) :

1) En 1940, il va quitter l’Algérie parce qu’il a perdu son travail de journaliste à Alger. Il a écrit et dit la vérité sur l’exploitation coloniale. Jean Daniel le rappelle, Camus est le premier journaliste dont le Gouvernement Général d’Algérie obtient le renvoi. À cette période, Camus, âgé de vingt-sept ans, n’a pas un sou. Il gagne sa vie comme cela et, cependant, il prend le risque de perdre son travail à une époque – 1940 -, où ce risque est très élevé. Malgré cela, il avait la volonté de dénoncer l’exploitation coloniale comme il avait déjà commencé à le faire dans Alger Républicain, en 1939, en dénonçant la misère de la Kabylie. Cet article est un document extraordinaire de remise en cause radicale du système colonial. 

2) Au début des années cinquante, il est mis au banc de l’intelligentsia parisienne de gauche pour avoir dénoncé le totalitarisme soviétique qu’il estime égal au totalitarisme nazi. Pour lui, "Il n’y a pas de bourreau privilégié".

3) À la fin des années cinquante, il se trouve isolé et finit par décider de se taire. Il est isolé parce qu’il a voulu faire entendre la voix des petits blancs d’Algérie, et qu’il a demandé justice pour tous en Algérie, pour les deux communautés. Attitude qu’il paie une nouvelle fois très cher en termes d’incompréhension et de déchirure, au moment où il reçoit le Prix Nobel. Pour lui, c’est la période où il est le plus malheureux, le plus dépressif, tant le drame algérien le taraude, tant l’incompréhension de ses contemporains le navre, tant les paroles extrêmement dures qu’il entend le blessent.

camus-nobel-smallCamus reçoit le Prix Nobel

Rentrons à présent dans l’éthique camusienne sous sa forme essentielle qui est avant tout exigence de vérité ; nous verrons ensuite son fondement humaniste et, enfin, qu’elle est constamment en tension.

Le souci de la parole vraie. 
Camus est quelqu’un qui ne se paye pas de mots. De ce point de vue, au niveau de l’écriture, il est de formation classique, il pratique la litote. On le voit dans ses romans, mais aussi dans ses articles de journaux. Il s’agit toujours de trouver le mot juste, le mot percutant ; on le lui reprochera d’ailleurs. Le mot est d’autant plus percutant qu’il est juste. Ce souci de la parole vraie est essentiel dans sa conception du journalisme critique. Une parole vraie qui refuse de mentir.

Toujours dans Combat, il écrit : 
"Pour nous maintenant, il n’y a qu’une guerre qui est celle de la vérité".

Jean Daniel rapporte un long dialogue qu’il a eu avec Camus et qu’il conclut ainsi :
"Résister à l’air du temps, ce n’est pas que résister aux modes, c’est toujours chercher la vérité".

Dans son discours de réception du prix Nobel, prononcé à Stockholm, auquel il a donné le titre "L’Artiste et son temps", il écrit, et je crois qu’il pense autant au journalisme qu’à la littérature :
"On ne prostitue pas impunément les mots". 

Il rappelle aussi que la vérité est toujours mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir, qu’elle n’est pas donnée, qu’elle n’est pas simple. Camus n’est pas l’homme des certitudes, c’est l’homme des questions.
Á un niveau plus profond, plus existentiel, l’exigence de vérité, c’est de rester au plus près de la vérité de la vie, avec la culpabilité la plus profonde, et Dieu sait à quel point Camus a été hanté par la question de la culpabilité, pas seulement sur la question de la peine de mort mais sur la culpabilité de tout homme. Ne sommes nous pas tous innocents et tous coupables ?
La culpabilité la plus profonde, c’est de fuir cette vérité.

A la fin de son roman, "Le premier homme", paru en 1994, roman qu’il n’a pas terminé, se trouve un certain nombre d’annexes, c'est-à-dire de papiers qu’il avait joints au dossier, des fragments qui étaient dispersés dans des carnets. Je vous signale que dans le volume de La Pléiade, ces annexes seront multipliées par deux par rapport à la première édition, car ces éléments étaient rangés dans une autre chemise. Aujourd’hui, Catherine Camus en a déchiffré un certain nombre. Ce sont de très petits fragments, des textes absolument magnifiques. J’ai eu l’honneur de présenter ces textes pour La Pléiade. Je travaille dessus depuis un an et demi et ce sont des textes extraordinaires. Mais déjà les fragments que nous avons dans l’édition telle qu’elle est à ce jour donnent des flashs saisissants sur Camus. Beaucoup de ces annexes sont à la première personne alors que le roman est lui rédigé à la troisième personne, preuve que, pour son roman, Camus travaillait à partir d’un matériau autobiographique. 

Pour en revenir à cette idée du respect de la vérité on lit ceci, cette invocation du fils à la mère, cette mère qui est si présente dans le roman et dans les fragments : 
"Ô mère ! Ô tendre enfant chérie ! plus grande que mon temps, plus grande que l’histoire qui te soumettait à elle, plus vraie que tout ce que j’ai aimé en ce monde. Ô mère ! pardonne à ton fils d’avoir fui la nuit de ta vérité.»

La culpabilité la plus fondamentale, c’est cela.

C’est ce qui fait que, d’une manière qui étonne, quand on lit le roman, Jacques Cormery, se dit lui-même un monstre ; cela paraît exagéré. Je pense qu'il se sent un monstre parce que, toute sa vie jusque-là, jusqu’à cette recherche du père et cette rencontre avec sa mère, sa vie a été tendue vers la fuite ; la fuite par rapport à son enfance, à cette pauvreté. Il voulait avancer, se constituer et fuir une vérité. Il y a dans cette attitude une culpabilité des plus profondes dont il ne peut demander pardon qu’à une seule personne, celle qui incarne, qui réunit en elle cet univers : sa mère. La vérité est à plusieurs niveaux. Elle est essentielle partout, dans tous les domaines, dans le maniement de la parole ou, tout simplement, dans le fait de rester en contact avec sa vérité, la vérité de la vie.

Fondement humaniste de cette exigence morale.

Cette exigence morale est fondée sur une très haute conception de l’homme et de la vie.
Je voudrais que l’on prenne ici "la vie" dans son sens le plus élevé, le plus noble, et non pas dans le sens un petit peu galvaudé qui est proche de l’humanitaire, encore que je n’ai rien contre l’humanitaire, mais pour le moment, il faut se rapprocher de cette belle âme. Il s’agit de croire en l’humain au fond de chaque homme, et de faire front, face à chaque homme, sur cette part-là, en lui, en nous.

Pierre-Louis Rey, dans le petit livre qu’il a consacré à Camus chez Gallimard, (où il rapporte des faits importants et propose surtout une iconographie extraordinaire, des photos que je n’avais jamais vues), rappelle que Camus aimait beaucoup une phrase de Louis Guilloux, l’un de ses amis, et dont il avait préfacé le livre, "La maison du peuple" : 
"La seule clé, c’est la douleur. C’est par elle que le plus affreux des criminels garde un rapport avec l’humain.". 

"La Douleur", titre du livre de André Michaud, par lequel le jeune Camus, à dix-sept ans, est entré en littérature. 
Il y a aussi une phrase qui clôt les "Lettres à un ami allemand", que Camus publie en 1943 et 1944, lettres à un ami fictif, mais qui résume pour lui les nazis. Cet ami allemand est un homme noble, un homme à qui on peut parler en ami tout en le considérant comme l’ennemi total, parce qu’il est nazi. Il écrit simplement : 
"C’est pourquoi ma condamnation sera totale, vous êtes déjà mort à mes yeux."

Le dialogue ne peut pas se prolonger, Camus l’affirme au cœur de la nuit dans laquelle il est plongé.
"Vous êtes déjà mort à mes yeux ! Mais dans le temps même où je suggérais votre atroce conduite, malgré vous-même, je vous garderai le nom d’homme". 

Je crois que cela va très loin. Ce nazi qui se conduit de façon inhumaine, ce nazi doit mourir, et, cependant, "je vous garderais le nom d’homme". Du coup, pour Camus, on peut admirer l’homme.
Je me souviens du silence dans la salle quand, au colloque organisé par Antoine Garapon, un grand magistrat, qui travaille avec les juges américains sur le terrorisme, nous disait : "Gardons-nous le nom d’homme aux terroristes ?". 
Et vous connaissez la phrase que prononce le docteur Rieux à la fin de "La Peste" : 
"Ce que l’on apprend au milieu des fléaux, c’est qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser."

Cela ne veut pas dire que Camus se voile la face. Il ne s’agit pas d’un humanisme bêlant. Cela veut dire que, même chez un nazi, même chez un bourreau, il y a une part d’humain. Cette part d’humain s’exprime à certains moments, en particulier dans les fléaux, et là, on voit que l’on peut admirer les hommes.
Ce fondement humaniste amène Camus à considérer la vie comme une valeur souveraine. Aussi évite-t-il les absolus qui deviennent tous meurtriers et accorde-t-il à la vie une valeur suprême qui doit être protégée en tant que telle.
Cette reconnaissance de la valeur qu'est la vie est fondamentalement liée à son refus de la peine de mort. Il a écrit des réflexions sur la guillotine, et ses textes restent encore une source irremplaçable de raisonnements sur la peine de mort, mais aussi face au règne de la terreur du XXème siècle. Il refuse la légitimation du meurtre.

En novembre 1946, dans Combat, Camus propose une série d’articles qu’il intitule "Ni victimes, ni bourreaux". Nous sommes en 1946, un an après Hiroshima, qu’il est le seul à avoir dénoncé dans la presse comme un signe de barbarie absolu, à un moment où tout le monde voyait dans cette acte de guerre la possibilité de terminer un trop long conflit. Camus dénonce le règne de la terreur légitimée au nom de l’Histoire. 
Jean Daniel dit : 
"Le vieil ennemi d’Albert Camus, c’est l’Histoire, au nom de laquelle on légitime un certain nombre d’atrocités."
Camus écrit ceci : 
"Je ne saurais plus admettre aucune vérité qui ne puisse me mettre dans l’obligation directe ou indirecte de faire condamner un homme à mort."

Vous voyez comme Camus va loin. Il dit qu’il n’accepterait pas cette vérité là. Peut-être, si l’on creusait, cette vérité apparaîtrait-t-elle, d’une certaine manière, comme une imposture, ou comme une vérité cynique ; en tout cas, il n'en accepte aucune qui puisse faire condamner un homme à mort.

"Il faut sauver les vies, sauver les corps", dit-il dans "Ni victimes, ni bourreaux". Il appelle de ses vœux le programme de cette politique modeste. Au nom des absolus, des utopies, on a tué trop d’hommes ; il faut sauver les vies, et tant pis si c’est très modeste.

C’est aussi ce principe qui sous-tend l’appel à la trêve civile en Algérie, en janvier 1956. Pour que soient épargnés les civils. Il dit :
"Aucune cause ne justifie la mort de l’innocent". 

Plus généralement, vous pourriez consulter le livre de Jacqueline Levi-Valensi, Antoine Garapon et Denis Salas, "Réflexions sur le terrorisme". Ces auteurs ont rassemblé les textes de Camus sur le terrorisme, à la fois ceux d’après la seconde guerre mondiale et ceux de la période algérienne. Ce livre a été publié en 2002. Ce n’est pas sans émotion que j’ai entendu à cette occasion, Charles Enderlin, grand reporter à France 2 en Israël, dire que ce livre était sur sa table de chevet pour essayer de penser la situation au Proche-Orient avec la question du terrorisme.

C’est cet amour de la vie qui pour Camus doit être, en principe, au centre de toute révolte, de toute action révolutionnaire. Si l’action révolutionnaire n’a pas comme moteur cet amour de la vie, alors il se condamne. Camus le fait dire d’une manière que j’ai beaucoup aimée à Kaliayev, le héros des "Justes", pièce qu’il a écrite en 1950. Ce personnage, très proche de lui, s’exprime ainsi :
"J’aime la beauté, le bonheur. C’est pour cela que je hais le despotisme. Comment leur expliquer ? La révolution, bien sûr ! Mais la révolution pour la vie, pour donner une chance à la vie. Tu comprends ?"

Kaliayev est engagé dans la lutte anarchiste contre le tsarisme, lutte qui recourt au terrorisme; il doit lancer une bombe ; mais, pour lui, la vie est capitale.

Selon Camus, la loi de l’Histoire, l’impératif de réalisme et d’efficacité politique mènent au cynisme : "La fin justifie les moyens". Il plaide pour l’Homme contre l’Histoire et contre l’efficacité.

Dans son discours de Stockholm, voici ce qu’il dit : 
"Dans le monde de la condamnation à mort qui est le nôtre" - et il n’y a pas simplement des gens condamnés à mort par les tribunaux, mais aussi ceux qui meurent parce qu’on jette des bombes, à Hiroshima il y eut quatre-vingt mille morts. "Dans le monde de la condamnation à mort qui est le nôtre, les artistes témoignent pour ce qui est dans l’homme et refuse de mourir". 
Je crois que l’on touche bien là au fondement humaniste de sa pensée. 

Cette morale reste, bien sûr, constamment en tension. D’abord, les difficultés de la vie sont-elles compatibles avec le bonheur ? Camus et tous ses personnages ont une immense aptitude au bonheur que vient contrecarrer le malheur humain. Camus est conscient du tragique de la condition humaine. Cette tension entre les extrêmes se traduit dans son œuvre par des termes binaires : "L’envers et l’endroit" publié en 1937, dont la deuxième partie s’intitule "Entre Oui et Non"
Et c’est dans "Entre Oui et Non" que l’on trouve cette phrase qui résume bien Camus : 
"Pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre". 

Il ne s’agit pas de dire : je choisis l’un ou l’autre. On ne peut pas choisir entre l’endroit ou l’envers de la page, le recto ou le verso. "Pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre", telle est son éthique, l’éthique étant la façon dont l’homme travaille son rapport au monde. On constate que, pour Camus, l’éthique reste dans cette tension humaine.

Je citerai aussi "L’exil et le royaume" avec l’importance de ce titre qu'il justifie dans le petit texte de présentation :
"Quant au royaume dont il est question aussi dans le titre, il coïncide avec une certaine vie libre que nous avons à retrouver pour renaître. L'exil, à sa manière, nous en montre le chemin à condition que nous sachions y refuser en même temps la servitude et la possession". 

C’est l’exil qui montre le royaume. Autrement dit, on ne peut pas trouver le royaume si l’on n’a pas fait l’expérience de l’exil. Mais, ensuite, il faut refuser en même temps la servitude et la possession. Or, combien de royaumes sont payés au prix de la servitude ou au prix du désir de posséder ? Passer par l’exil pour accéder au royaume et refuser la servitude et la possession. Voyez comme l’on n’est jamais tranquille, jamais arrivé. 

En exergue de ses "Lettres à un ami allemand", Camus cite Pascal dont il admire la pensée, le style, l’exigence, tout. "On ne montre pas sa grandeur pour être à l’extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois", où le "pour" est causal. Trop souvent, on pense qu'avoir une personnalité, c’est avoir des convictions tranchantes que l’on jette à la tête des autres comme des insultes. Ceux qui le font feraient bien de se souvenir de ces mots.

Entre les deux extrêmes, Camus élabore une image excellente, celle de "la pensée de midi". C’est dans "L’homme révolté", qu’il aboutit à la pensée de midi. Midi n’est pas l’équilibre, parce que l’on ne reste pas à midi, mais que l’on passe aussitôt après à un autre temps, mais il y a un moment où il est effectivement midi et c’est cela la tension des extrêmes, ce point de tension lucide et périlleuse. La pensée de midi est une belle image pour montrer cette tension. La pensée de midi nous invite à considérer que la morale elle-même doit trouver sa mesure. Il y a le danger de l’absolu ; la morale elle-même est dangereuse quand elle devient intransigeante et entraîne le procès et le jugement. 

Ce livre extraordinaire qu’est "La chute", sorti en 1956, est tout entier destiné à démontrer (sur le ton de la dérision et de l’ironie, que Camus a magnifiquement utilisé de bout en bout du récit) combien l’attitude de juge-pénitent qu’il donne à son personnage, Clamence, est une attitude fondamentalement destructrice.

A la fin de sa vie, Camus se pose des questions sur son rapport à la morale. On lit ceci dans les Carnets de juin 1959 (on se trouve dans une période extrêmement tourmentée de la guerre d’Algérie, mais ce n’est pas seulement de la guerre d’Algérie qu’il s’agit) : 
"J’ai abandonné le point de vue moral. La morale mène à l’abstraction et à l’injustice. Elle est mère du fanatisme et de l’aveuglement. Qui est vertueux doit couper les têtes. Mais que dire de qui professe la morale, sans pouvoir vivre à sa hauteur ? Les têtes tombent, et il légifère, infidèle. La morale coupe en deux, sépare, décharne. Il faut la fuir, accepter d’être jugé et de ne plus juger, dire oui, faire l’unité - et, en attendant, souffrir d’agonie."

Vous allez me dire qu’il abandonne le point de vue moral ; mais il abandonne celui de la morale intransigeante qui rend la personne juge, et il se demande si, lui-même, n’est pas tombé dans ce travers-là. Jean Daniel propose la formule "La morale contre le moralisme". 
On peut dire aussi : l’éthique contre les excès de la morale. L’éthique qui, elle, permet à l’individu de ne pas être sûr de lui et de ne pas juger les autres. Camus dit aussi dans les Carnets, à une époque où il se donne des sortes de consignes à lui-même pour lutter contre l’angoisse et pour traverser cette période très rude : 
"Supprimer la morale rabâchée de la justice abstraite, rester près des êtres et des choses, reconnaître la nécessité des ennemis, aimer qu’ils soient.

Aimer qu’ils soient ! Parce que l’ennemi nous oblige à nous poser des questions, nous interdit de nous en remettre à des certitudes. Vous constaterez aisément à quel point cette tension de la morale est sœur de la tolérance. 

Morale de l’artiste, enfin, morale en tension constante entre la solitude et la solidarité; cela va mieux si on dit : solitaire et solidaire. 

Victor Hugo avait déjà fait ce rapprochement, mais Camus en fait l’objet même d’une des nouvelles de "L’exil et le royaume""Jonas ou l’artiste au travail"
Jonas est un le peintre qui ne parvient pas à concilier son travail d’artiste avec sa vie en famille, ses amis, et il fait de cette contradiction la matière de son dernier tableau, qu’il a mûri longuement. Pour le réaliser, il s’est isolé dans une soupente. Son tableau achevé, il subit une sorte d’évanouissement. Il cessera de peindre, puis peut-être recommencera-t-il à peindre, mais autrement, car peut-être son étoile d’artiste ne s’éteindra-t-elle jamais ? 
Voici les dernières lignes : "Rateau - c’est le nom de l’ami du peintre - regardait la toile, entièrement blanche, au centre de laquelle Jonas avait seulement écrit, en très petits caractères, un mot que l’on pouvait déchiffrer, mais dont on savait s'il fallait y lire solitaire ou solidaire." 
Pour l’artiste, ces deux mots sont liés. L’artiste doit être les deux, dans la création elle-même, l’artiste dût-il en être totalement écarté.

Dans "L'Eté", petit essai que Camus publie à la fin de sa vie, on peut lire : 
"Il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais ne jamais être infidèle ni à l’une ni aux autres.» 

N’être pas infidèle à la beauté, à la beauté du monde, à la beauté de l’œuvre d’art qui en rend compte et pas infidèle non plus, et en même temps, aux humiliés. Je trouve très belle cette simplicité. Il y a la beauté et il y a les humiliés, l’envers et l’endroit du monde. Il ne s’agit pas de choisir entre les deux, à plus forte raison quand on est artiste, mais plus simplement quand on est homme. On n’a pas à choisir mais à vivre avec, ce qui est souvent difficile et même douloureux. 

Voyons comment ceci s’inscrit dans l’œuvre en examinant quelques moments fondamentaux de la motivation de l’œuvre.

La première page des Carnets, rédigés en 1935. Il a vingt-deux ans. Lui qui veut devenir écrivain depuis déjà plusieurs années, il vient de comprendre que la matière de son œuvre doit être le réel. Le réel dont il peut témoigner, à commencer par le quartier pauvre de son enfance. Il a offert à son épouse, à Noël 1934, un recueil regroupant des textes qui font entendre les voix du quartier pauvre et dans lequel on peut voir la première ébauche de "L’envers et l’endroit", et peut-être même bien au-delà. 

Voila ce qu’il dit en mai 1935, au début des Carnets :
"À mauvaise conscience, aveu nécessaire. L'oeuvre est un aveu. Il me faut témoigner. Je n’ai qu’une chose à dire, à bien voir. C’est dans cette vie de pauvreté, parmi ces gens humbles ou vaniteux, que j’ai le plus sûrement touché ce qui me paraît le sens vrai de la vie. Les œuvres d’art n’y suffiront jamais. L’art n’est pas tout pour moi. Que du moins ce soit un moyen".

Vous voyez ce sens vrai de la vie : les annexes du "Premier homme" diront que la culpabilité première, c’est de fuir. Voyez aussi : l’art ne peut pas rendre compte du sens vrai de la vie. L’œuvre ne suffit peut-être pas pour témoigner.

À l’autre bout de sa carrière, le prix Nobel lui est décerné en 1957 "pour avoir mis en lumière les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes.» 
Je vous invite à vous reporter à la conférence de Stockholm, prononcée le 14 décembre 1957 à l’université d’Upsal, et dont nous célèbrerons le cinquantenaire l’an prochain. 
Son titre : "L’Artiste en son temps".
"Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps. Il doit s’y résigner, même s’il juge que cette galère sent le hareng, que les gardes-chiourmes y sont vraiment trop nombreux et que, de surcroît, le cap est mal pris. Nous sommes en pleine mer. L’artiste, comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir, s’il le peut, c'est-à-dire en continuant de vivre et de créer.

Voyez à quel point l’artiste est embarqué et reste dans l’obligation de créer. Voyez la tension constante qu’il subit.

Parcourons quelques oeuvres camusiennes pour voir comment cette exigence morale y est inscrite.
Camus proposait une division de son œuvre en trois cycles. Celui de l’absurde, celui de la révolte et enfin celui de l’amour de la mesure. Ces trois cycles sont fondamentalement liés. On ne peut pas réduire Camus à l’absurde, ce serait vraiment le mutiler. Il n’a pas terminé le cycle de l’absurde que le cycle de la révolte est déjà commencé. L’absurde n’a jamais été chez lui le "nec plus ultra", le dernier mot.

Je voudrais montrer, par de brefs exemples dans chacun des trois cycles, l'exigence d'une attitude fondée sur la justice et la fraternité. Les personnages camusiens parcourent un chemin, qui est souvent un dur apprentissage, durant lequel ils découvrent ce qui fait ou fera leur orientation fondamentale. Mon choix est restreint, arbitraire, suggestif mais, au gré de vos lectures, il vous sera possible de le compléter.

Premier cycle : L’absurde
Je commencerai par "Le Mythe de Sisyphe".

sisyphe-smallSisyphe

Sisyphe est condamné par Zeus à monter un rocher au sommet d’une montagne et le rocher retombe à chaque tentative. C’est une épreuve d’une absurdité totale. A la fin de l’essai, "Le Mythe de Sisyphe", Camus revient sur Sisyphe, à ce moment où il est en haut de la montagne et où le rocher dévale la pente. Sisyphe, à ce moment, dans un court instant, jette un regard sur son existence. Il prend conscience de son destin. Il va redescendre de la montagne ; c’est le moment où il assume totalement son destin : 
"Je laisse Sisyphe au bas de la montagne. On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers le sommet suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux".

Voilà le chemin de Sisyphe. Le destin est assumé et l’on peut être heureux. Il peut remplir un cœur d’homme. On peut aimer comme un monde, comme notre monde, cette pierre, ce rocher, chaque grain de cette pierre. Cela fait un monde, et l’éclat de la nuit, cela fait une vie, une vie pleine, et Sisyphe est heureux. 

Meursault meurt heureux, lui qui, par le meurtre de l’Arabe, est entré dans le malheur à la fin de la première partie de "L’étranger". "Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur". Consciemment, Meursault entre dans le malheur, lui qui était heureux. Mais ce qu’il découvre, tout à la fin, c’est qu’il est encore heureux, d'une autre manière ; il a retrouvé une communion avec le monde et avec l’être qu’il a le plus aimé, sa mère. 

Après une grande colère contre l’aumônier de la prison qui voulait l’amener à la foi chrétienne, il a dormi. Ce très beau passage, qui termine "L’étranger", doit être cité longuement.
"Je crois que j’ai dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. À ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m’était à jamais indifférent. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai pensé à maman. Il m’a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d’une vie elle avait pris un "fiancé", pourquoi elle avait joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s’éteignaient, le soir était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore". 
La vraie communion est là. 

Vous allez me dire que c’est bien peu, comme exigence morale. Ce qui importe ici, c’est que l’étranger s’est ouvert à l’altérité. Son bonheur n’est plus, comme dans la première partie du roman, le bonheur de la sensation immédiate, le bonheur d’un bain, d’une caresse. C’est un bonheur de communion profonde et de fraternité avec le monde. C’est une étape vers une autre fraternité, celle qui conduit à l’altérité. Je crois que Meursault vivait déjà cette ouverture à l’altérité, mais sans le dire, sans même en parler. Mais là, il met les mots sur cette ouverture à l’altérité.

Second cycle : La Révolte
L'idée fondamentale de "L’homme révolté" est que la révolte fonde la communauté. Cette idée est exprimée avec cette phrase qu’il fallait trouver :

"Je me révolte, donc nous sommes !"
La révolte fonde la communauté. Il n’y a pas de révolte individuelle, romantique. De ce point de vue, Camus reste à l’opposé du romantisme. 

Le docteur Rieux, dans "La Peste", met toute son énergie et réussit à galvaniser les gens pour lutter contre le fléau. Il apprend la solidarité et quelques autres choses, l'amitié, la tendresse.

Je voudrais m’attarder d’avantage sur Kaliayev, le héros des "Justes". L'exigence morale dans "Les Justes" est redoutable car les personnages sont au cœur de la révolution. Une révolution violente qui passe par le terrorisme. Ils luttent contre l’injustice ; et le moyen contre une telle oppression, c’est le terrorisme. Kaliayev ne jette pas la bombe qui risquerait de tuer des innocents. Il renonce à la mission que lui ont confiée ses camarades, au risque d’être exclu du parti. Il ne veut pas jeter la bombe et il s’explique. Il dit pourquoi il a reculé. Dans la calèche du grand duc, il y avait ses deux enfants. 
"Tuer des enfants est contraire à l’honneur. Et si un jour, moi vivant, la révolution devait se séparer de l’honneur, je m’en détournerais !". 
C’est l’exigence morale au cœur même de la lutte politique. Cependant, à l’acte suivant, il jette la bombe sur le grand duc, seul, et le tue. Mais pour lui comme pour Dora, qu’il aime, une chose est très claire : une vie prise exige une vie donnée. C’est pourquoi Kaliayev accepte son exécution : j’ai tué le grand duc, je meurs.
Ainsi, il retrouve son innocence. Il n’est plus un assassin. 

Camus ne plaisante pas avec l’exigence morale, même dans ce cas. Mais il dit aussi qu’il ne justifie pas le terrorisme des anarchistes russes. Vous voyez la manière dont il pose le problème de l’exigence morale, à travers ses personnages principaux. En face de Kaliayev et Dora, il y a le chef du commando pour qui la réalité politique reste primordiale et qui en veut beaucoup à Kaliayev de mettre en avant ses exigences morales et le débat devient extrêmement âpre.

Troisième cycle : L’amour et la mesure
Je parlerai simplement de Janine et de Jacques

Janine, la femme adultère du premier récit de "L’exil et le royaume", découvre au travers d’une expérience extatique, face au désert, sa relation à l’infini, sa capacité d’ouverture à l’altérité et cela lui permet de revenir vers le quotidien médiocre qui est le sien. Non pas en s’y résignant, mais en sachant que, même dans un quotidien médiocre, on porte en soi cette capacité d’ouverture à l’infini. 
Je ne parle pas ici de transcendance. Pour Camus, il faut penser transcendance horizontale, ouverture à la vie. Il y a là un chemin, une épiphanie, chez Janine qui est une découverte profondément éthique en tout homme ou toute femme quel que soit leur quotidien. Le quotidien de Janine est fait de médiocrité, une situation dans laquelle elle s’étiole et, cependant, elle est bouleversée, elle est en phase avec l’infini.

Dans "Le premier homme", avec cette "Recherche du père", titre du premier chapitre, Jacques Cormery découvre le courage et la dignité de son père. En même temps aussi, il découvre la grandeur de sa mère. Lui qui n’a pas connu son père, comprend ce que c’est que d’être un premier homme.
"Il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité, à naître enfin comme un homme pour ensuite naître encore d’une naissance plus dure, celle qui consiste à naître aux autres."

"Naître aux autres", c’est peut-être cela le fond de l’exigence morale chez Camus, si, bien sûr, on donne à l’altérité sa dimension la plus grande.

signature

Questions

Madame Petin, directrice du Forum universitaire :
- Camus écrit : " Il y a la beauté et l’humilité". Je me suis demandé si, en quelques mots, Camus ne donnait pas une explication de l’absurde.

Madame Agnès Spiquel :
- Cette phrase se trouve dans "L’Eté". Oui, dans cette contradiction il y a bien quelque chose de l’absurde. Mais je crois que l’absurde de la condition humaine relève de la contradiction entre le fait que nous aspirions au bonheur, à la vie et que nous devions mourir. Le fond philosophique de l’absurde est là. Par la suite, cet absurde se décline dans plein de contradictions insolubles. Je dirais que "il y a la beauté, il y a les humiliés", relève plus de la tragédie de l’histoire, l’absurde relevant du fragile de la condition humaine. Nous sommes tous des condamnés à mort. C’est un fait insupportable !

Question :
- Cette pensée de Camus, on peut la prolonger dans "L’Etranger", et surtout sur le regard que les autres portent sur nous. Je trouve que, dans ce débat, il y a une indécision énorme. On juge cet homme sur des apparences. Le juge considère Meursault comme quelqu’un de répréhensible. On ne l’a pas vu pleurer à l’enterrement de sa mère. Il n’a pas aimé sa mère. Une fatalité anime son personnage.

Madame Spiquel :
- Oui, la peinture sociale dans "L’Etranger" est extrêmement pessimiste. La société fonctionne sur des apparences, des convenances, des rites. Le système judiciaire est complètement autiste, incapable de sortir de ses certitudes. Reste que, en effet, Meursault, n’est pas condamné pour ce qu’il a fait, mais il est évident que dans le système de l’Algérie des années quarante, il ne devait pas être condamné à mort. Mais Meursault ne nie pas sa culpabilité : "J’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel de la plage où j’ai été heureux." La scène du meurtre a une dimension mythique : les éléments se retournent contre Meursault, le ciel et la terre se retournent contre lui, il pleut du feu comme dans la Genèse, comme dans l’Apocalypse. Meursault sait qu’il est coupable et il accepte de sortir de l’innocence, de sortir de l’Eden, "une plage où j’avais été heureux", et de rentrer dans la culpabilité, de l’assumer, de la payer. C’est le niveau philosophique de ce récit.
Tout le déroulement du procès montre qu’il n’est pas condamné pour le geste qu’il a commis, pour avoir tué l’Arabe.

Question :
- Au cours de l’interrogatoire, le juge pose cette question à Meursault : "Mais alors, vous ne croyez pas en Dieu ? Ma vie n’est donc plus vraie ?"

Madame Spiquel : 
- Quand Camus prépare une édition de "L’Etranger" pour une université américaine, il précise que Meursault est capable de mourir pour la vérité. Il utilise cette formule : «C’est le seul christ que nous méritions ("christ" avec un c minuscule)". Effectivement, Meursault est quelqu’un qui dit : C’est comme ça ! Quand je ne sais pas la signification d’un mot, je ne le prononce pas. Je ne dis pas non plus que je crois en Dieu, comme je ne dis pas non plus que j’ai caché mes sentiments. Meursault est au ras de la vérité.

Question :
- Ce qui me frappe chez Camus, c’est cette volonté d’aller toujours vers la vérité. La tension dans laquelle Camus a vécu toute sa vie n’est-elle pas due à la fascination de la solitude ?

Madame Spiquel :
- Effectivement, il y a bien cette tension dans la vie de Camus. Mais toutes les personnes qui l’on connu, ainsi que Jean Daniel le rappelle, soulignent son extraordinaire faculté d’être heureux. Il ne faut jamais oublier cela, et Catherine Camus le dit : "Papa était une boule d’énergie heureuse". Il ne faut pas faire de Camus quelqu’un qui présentait une tête sérieuse à tous les instants.
J’ai beaucoup aimé dans "Le Monde des Livres", qui présentait un compte rendu des éditions de La Pléiade, cette image que Jean Daniel avait retenue dans son film et où on voit Camus faire un grand écart en l’air. Camus explosait littéralement d’énergie, et pour un homme qui relevait d’une atteinte de tuberculose, ce n’est pas mal. Il dansait comme un dieu. 
Il est vrai cependant qu’il aimait la solitude et disait volontiers que la solitude permettait de rejoindre la part d’éternité que nous avons à l’intérieur de nous. Mais il n’y a jamais cédé. Solitaire et solidaire ; il rêvait de solitude et je crois qu’il la recherchait chaque fois qu’il rentrait en Algérie. Le paysage algérien, pour lui, et par rapport à la nuit, en particulier, constituait un rapport heureux à la solitude. Il est vrai aussi que quand il pût avoir la maison de Lourmarin dans le Lubéron, domaine dont il n’a bénéficié qu’une seule année, il a pleinement apprécié la solitude qui lui permettait la création bien qu’il n’y ait résidé que pour de courtes étapes, repartant constamment. Il n’a jamais cédé à la tentation de la solitude présente en lui. Je crois qu’il l’appréciait parce qu’elle est favorable à la création. On le voit très bien dans "Jonas ou l’artiste au travail".

maison-Camus-smallMaison de Camus à Lourmarin

Question : 
- N’avez-vous pas l’impression que, dans les milieux universitaires, Camus a été mis longtemps au purgatoire ?

Madame Spiquel :
- Bien sûr ! Mais je dirais : pour la France seulement. Je suis sidérée, étant en rapport avec beaucoup de chercheurs camusiens à l’étranger, de l’attachement à Camus qui n’a jamais cessé à l'étranger. Il est émouvant d’entendre des gens qui étaient en Russie dans les années cinquante et soixante, expliquer comment Camus les avait aidés à vivre. J’ai un ami qui, au péril de sa vie a fait venir, "L’homme révolté", et le jour où il l’a lu, il a pleuré de joie au contact de cette pensée. 
Dans les universités à l’étranger, Camus n’a pas subi cette mise au purgatoire, en France, oui. En France, on a figé Camus dans sa querelle avec Sartre. Il était de bon ton d’être sartrien dans les universités. Mais je tiens à dire que je connais aussi des universitaires qui, depuis, ont dépassé ce point de vue. Non pas pour annuler les effets de cette profonde querelle entre deux personnalités totalement opposées sur une divergence politique grave. Certains sartriens veulent que l’on dépasse cela et que l’on interroge ces deux grandes figures du XXème siècle français en même temps, et sans distribuer de mauvais ou de bons points. Avec qui fallait-il avoir raison ou avoir tort ? En cherchant, simplement, comment ces œuvres peuvent nous parler. Il est vrai que l’université française a dramatiquement relégué Camus, pour reprendre l’expression de Jacques Brochier, au rang de "philosophe pour classes terminales", mais cela est en train de changer. Il y a La Pléiade, et l’on vient de me dire, hier, que l’Ecole Normale Supérieure programmait pour 2007, un colloque sur Camus. Donc tout est possible.

Question :
- Un autre grand philosophe a mené un combat pour la morale. C’est Nietzsche. Camus s’est-il intéressé à l’œuvre de Nietzsche ?

Madame Spiquel :
- Á plusieurs époques de son existence, Camus a lu et relu Nietzsche. Il le connaît très bien. Ses Carnets en font foi, les références y sont nombreuses. Camus n’est pas en accord sur tout chez Nietzsche. 
Je crois qu’au début des années cinquante, quand on voit à nouveau réapparaître Nietzsche, Camus le lit crayon à la main, il prend des notes. C'est un philosophe qui a constamment accompagné Camus. Même quand c’était pour s’éloigner de lui, Camus est resté en dialogue constant avec Nietzsche.

Question :
- Camus est un être solaire. Peut-on dire que Camus est un optimiste de la volonté et un pessimiste de l’intelligence, et dire le contraire pour Sartre ?

Madame Spiquel :
- Camus est évidemment un être solaire. C’est Jean Daniel qui le raconte. Quand Camus allait danser, Sartre était épouvantablement jaloux tant Camus dansait bien ; il était beau, alors que lui ne dansait pas. Il lui trouvait une espèce d’aisance ; il enviait le chic de ce "voyou de Belcourt". 
Je ne dirai pas de Sartre qu’il est un pessimiste de la volonté. Mais je suis d’accord pour dire que toute l’œuvre de Camus est dominée par le tragique. De ce point de vue, on retrouve encore Nietzsche et la tragédie.
Je nuancerai en disant que Sartre n’est pas totalement un pessimiste de la volonté car la notion de liberté est trop centrale dans l’existentialisme sartrien pour que l’on puisse dire cela.

camus-sartre-small
Sartre et Camus

Fondamentalement leur opposition est politique.

Ce que Sartre et toute l’équipe des Temps Modernes ne pouvait pas admettre dans "L’homme révolté", c’était la remise en cause du sens de l’histoire, de la justification par le sens de l’histoire, la remise en cause d’une sorte de foi en l’évolution et dans le progrès. Sur ce point, ils sont irréconciliables. 
Pour Camus, même si le communisme à l’Est était la réalisation de l’Histoire, le terrorisme totalitaire restait aussi condamnable que l’autre. Sartre ne voulait pas voir qu’il y avait des camps de concentration en U.R.S.S. Et je pense que, quand on regarde de près les textes, c’est probablement cela qui, dans "L’homme révolté", les a séparés définitivement. Chaque fois que Camus prenait position contre l’U.R.S.S., contre ce qui se passait en Hongrie, ou d’autres pays de l'Est, il rencontrait Sartre sur son chemin. Plus tard, il y eut l’Algérie et le F.L.N. Mais la fracture date du début des années cinquante, avant la guerre d’Algérie.
Pour ma part, je pense que la fracture entre les deux hommes relève aussi de leurs personnalités différentes, de leurs milieux dissemblables ; Camus est le fils d’un ouvrier agricole et sa mère fait des ménages ; Sartre est de la famille Schweitzer, il est normalien agrégé. Camus n’est ni normalien, ni agrégé. Il n’est pas du sérail, et ça compte encore de nos jours. Il y a donc l’opposition du milieu mais aussi l’opposition politique radicale.

Question :
- Comment Sartre considérait-il Camus comme écrivain?

Madame Spiquel
- Il faut mettre au crédit de Sartre le très bel article qu’il a publié au moment de la parution de "L’Etranger", et le magnifique éloge funèbre qu’il a fait pour Camus en janvier 1960.

Alger-small
Alger

Attention : Cette conférence ne doit pas être reproduite sans autorisation de l'auteur