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Shakespeare et la question de l'absolu : folie et quête d'absolu

Mardi 14 décembre 2010

Par François Laroque
Professeur à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III

Dans les deux premières conférences, nous avons vu que, dans les tragédies amoureuses de Shakespeare, l’amour et le désir constituent une forme de nouvelle religion ou de culte, ou bien qu’ils se trouvent pervertis, comme dans Othello, par ce " monstre aux yeux verts " qu’est la jalousie, ou encore qu’ils s’efforcent en vain de transcender laRealpolitik romaine pour s’affranchir de toutes les limites du monde d’ici-bas, comme dans Antoine et Cléopâtre, où l’amour et le désir s’identifient d’une certaine façon avec l’un des visages de l’absolu par le biais de la coïncidence des contraires ainsi que des noces d’Eros et de Thanatos, de l’amour et de la mort.

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Le Roi Lear et le Fou dans la tempête par William Dyce

Dans la deuxième conférence, j’ai abordé les pièces historiques et une tragédie comme Macbeth, où nous avons vu que les Machiavel de théâtre qui remplacent l’ancienne figure du Vice dans les Moralités du XV° siècle et du début du XVI° siècle, sont des personnages prêts à tous les crimes, à toutes les ruses, pour s’emparer de la couronne. Tantôt ils sont présentés comme le signifiant ou le signe de l’absolu - c’est le cas de Richard III ; tantôt ils incarnent le symbole de la vanité suprême, l’une des figures de la mort ricanante, c’est Richard II ; tantôt ils s’engagent dans une sanglante course à l’abîme ou une descente aux enfers dans un monde " plein de bruit et de fureur qui ne signifie rien ", et c’est, bien entendu, l’univers de Macbeth. Ces différentes trajectoires donnent une vision assez noire, voire désespérée, de cet absolu qui en dernière analyse se confondrait avec le non-sens ou le néant. 

Alors, qu’en est-il de la folie ? C’est un thème qui revient souvent dans l’œuvre de Shakespeare, notamment dans les comédies. Or, sur les 37 pièces écrites par Shakespeare, la moitié sont des de comédies. Il y en a 17 en tout, entre lesquelles la critique distingue les comédies de jeunesse, les comédies dites romantiques, les comédies à problèmes, et, enfin, les tragicomédies comme La Tempête, écrites à la fin de sa carrière. 

Dans le monde de la comédie, des comédiens professionnels jouent le rôle du fou ou du bouffon (" clown " ou " fool "), comme dans Le Marchand de Venise, avec Lancelot Gobbo, un personnage tiré de la commedia dell’ arte, le fou de Comme il vous plaira, qui s’appelle Touchstone, c’est-à-dire Pierre de touche, ou encore Feste, le fou de La Nuit des Rois

Ces rôles exigeaient un grand professionnalisme. Ceux qui les jouaient dans la tragédie de Shakespeare avaient pour nom Richard Tarlton, Robert Armin ou William Kemp. Tous avaient évidemment pour mission de faire rire le parterre, le populaire, les gens qui n’avaient pas de culture, ceux qui payaient un penny pour assister debout aux deux heures de la représentation, mais aussi les nobles, voire, lorsque la pièce était donnée à la Cour, la reine Elisabeth elle-même. Tous appréciaient ces numéros comiques exécutés par des baladins ou des bateleurs.

Le bouffon, avec son habit bariolé vert et jaune à croisillons, son chapeau en forme de crête de coq orné de grelots ou sa marotte, devait pouvoir s’acquitter de scénarios qui comportaient des grimaces, des pirouettes, l’adoption d’un accent populaire dit " cockney ", qui le plaçait parmi les gens du peuple, mais qui avait aussi des talents de danseur et de jongleur et de grandes ressources vocales. Très souvent c’est le fou, comme on le voit dans Le Roi Lear, qui entonne un certain nombre de comptines et de balades. 

Le fou doit être à même d’interpréter les parties chantées du spectacle. Il doit aussi apprendre à changer très vite de costume, à sortir de scène pour revenir avec toutes sortes de déguisements, grimé ou portant d’autres costumes, enfin, il devait être capable d’improviser. Le texte écrit par le dramaturge pouvait, en effet, être modifié ou augmenté par les improvisations du fou qui se permettait d’en rajouter en fonction de l’humeur du public. Si le public riait, il rajoutait des plaisanteries de son cru au point qu’il en prenait parfois un peu trop à son aise, tirant la couverture à lui au dépens des autres comédiens.

D ans les conseils qu’il donne à la troupe de théâtre qui vient jouer à la cour du Danemark, à Elseneur, Hamlet fait une mise en garde importante. C’est à l’acte III, scène 2, juste avant la représentation de la pièce dans la pièce, La souricière.

" Et que ceux qui jouent les bouffons n’en disent pas plus que ce qu’il y a dans leur rôle, car il en est parmi eux qui rient eux-mêmes pour faire rire un certain nombre de spectateurs, de spectateurs obtus, au moment même où il faudrait faire attention à un point important de la pièce ; c’est une friponnerie et cela montre une bien pitoyable ambition chez le sot qui le fait. "

Hamlet ne supporte pas, en effet, que le clown en fasse trop aux dépens des autres comédiens et qu'il dépare ainsi la dimension sérieuse de la pièce, car on sait que, même si Hamlet lui-même est un petit plaisantin, une sorte de bouffon amer, il n’apprécie pas non plus que les choses échappent à son contrôle. 

En effet, il faut savoir qu’au moment où Shakespeare y a recours, le personnage du fou est entièrement passé de mode à Londres. Il y a bien longtemps, (à partir des années 1580), que l’on y a renoncé sur la scène élisabéthaine quand Shakespeare décide le remettre à l’honneur. Il va naturellement recourir à ce personnage dans ses comédies, mais aussi dans les tragédies, ce qui est plus particulier. Ainsi, dans Othello, trouve-t-on un clown qui joue de la cornemuse pour donner une aubade grivoise à Desdémone au matin de ses noces. Dans Le Roi Lear, le fou est simplement désigné par l’appellation de " Fool " et, dans Antoine et Cléopâtre, c’est un paysan du Nil, un " clown ", qui vient apporter à Cléopâtre un panier de figues où sont dissimulés les aspics qu’elle va placer sur son sein pour se donner la mort. 

Dans la tragédie comme dans la comédie, le fou a un rôle à jouer. On pourrait également parler du fossoyeur dans Hamlet qui est un rustre et une manière de bouffon. Pour Shakespeare, la folie du bouffon, est alors appelée " folie artificielle ", et elle n’est rien d’autre que le masque de la sagesse. Il y a là une sorte de paradoxe, puisque la folie est feinte dans un monde qui, lui, est véritablement en proie à la folie. Dans ce cas de figure, la voix du fou, qui est souvent une voix de ventriloque, (en effet, au travers de lui parlent d’autres voix plus anciennes) représente un appel à la clairvoyance, à la lucidité, à une forme de prise de conscience. Le fou est donc plus qu’un amuseur. Il n’est pas là que pour faire rire, mais aussi pour nous faire prendre conscience de la folie du monde. Ce fou nous fait penser au personnage de Dame Folie dans L’Éloge de la Folie d’Erasme, publié en 1508, qui a beaucoup inspiré le théâtre élisabéthain et Shakespeare en particulier.

Quant au vrai fou, c’est-à-dire l’insensé, le dément, quelqu’un comme le roi Lear par exemple, nous verrons qu’il atteint les sommets du pathétique et de la souffrance physique et morale.

Lear dit ainsi : " J’ai la cervelle à vif ". Lors de ses crises, il a effectivement l’impression qu’on lui " charcute " le cerveau, tout en paraissant alors doué d’une forme de clairvoyance et d’intelligence fort éloignée de son état normal caractérisé par son aveuglement quant à l’état du monde et aux dispositions de ses filles à son égard. Le roi est aveugle alors que le Fou, par sa lucidité amère, permettra au vieux roi de prendre conscience de ses failles et de ses erreurs.

Ophélie, quant à elle, est rendue folle de douleur du fait qu’Hamlet l’abandonne. Hamlet, qui lui a fait la cour, qui lui a adressé des lettres d’amour, lui dit en effet d’aller s’enfermer dans un couvent. Ophélie est également anéantie par le deuil qui fait suite à la mort de son père, Polonius, tué par mégarde par Hamlet qui pensait que l'homme dissimulé derrière la tenture était Claudius et non Polonius. La douleur de l’abandon et le deuil soudain vont faire perdre la raison à Ophélie, morte noyée et, probablement, suicidée. 

Le drame se précipite alors dans une tragédie sanglante, où deux vengeances vont se heurter de front : la vengeance de Laërte, le frère d’Ophélie, qui veut venger à la fois sa sœur et son père, et la vengeance d’Hamlet en vertu du devoir que lui a assigné le spectre de venger son honneur. 

Cette double vengeance va provoquer la mort de tous les personnages à l’exception d’Horatio, le philosophe, l'ami et le confident d’Hamlet, qui a fait ses études avec lui à Wittenberg. Seul survivant de cette tragédie sanglante, il aura pour mission de la raconter au monde afin que nul n’en ignore la fin.

Un scénario de même type nous attend avec Le Roi Lear où, à l’exception d’Edgar, fils légitime du duc de Gloucester, les principaux personnages, qu’il s’agisse de Gloucester lui-même, de Goneril, de Régane, d’Edmond, de Lear ou de Cordélia, meurent tous à la fin de la tragédie. 

La folie tragique mène donc à tous les extrêmes, à un dépassement des limites, pour déboucher sur une manière d’anéantissement physique et sur une impasse politique. J’insiste sur le terme parce que, après qu’Hamlet s’est vengé de façon insuffisamment ciblée, causant ainsi la mort d’innocents comme Polonius ou Ophélie, c’est paradoxalement le fils du roi de Norvège, l’ennemi du père d’Hamlet, Fortinbras, qui va hériter de la couronne du Danemark. On peut donc dire que tous ces évènements conduisent à un échec politique sur toute la ligne car la vengeance réclamée par le spectre aboutit au résultat contraire de ce qui était espéré. Certes, le père d’Hamlet est vengé, mais la couronne échoit au fils de son ennemi. C’est une victoire à la Pyrrhus où la victoire s'avère pire que la défaite. Dans Le Roi Lear, c’est Edgar le fils légitime du duc de Gloucester qui sera nommé roi d’Angleterre en lieu et place des trois filles et de ses gendres.

 

Le Songe d’une nuit d’été

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Obéron et Titania par Arthur Rackam

Je commencerai par l’analyse de la folie comique. C’est notre seule comédie sur les neuf pièces abordées dans le cadre de ces trois conférences.

Dans Le Songe d’une nuit d’été, nous assistons au spectacle débridé d’une double folie, celle des deux couples d’amoureux, dont les nerfs vont être mis à rude épreuve par les erreurs successives d’un lutin nommé tantôt Puck, tantôt Robin Goodfellow, et qui est aux ordres d’Obéron, le roi des fées et l’époux de la reine Titania.

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Puck par Josuah Reynolds

Titania va tomber amoureuse d’un âne qui n’est autre que l’artisan Bottom, affublé par Puck d’une tête d’âne pour tourner en dérision cette reine des fées dont Obéron veut se venger parce que la reine l’a humilié et, aussi, parce qu’il veut lui subtiliser l’enfant indien que lui a confié en mourant une amie proche, adepte de son culte. Les fées étant stériles par nature, Obéron convoite cet enfant pour en faire son écuyer, ce qui donne lieu à une guerre entre mari et femme pour la possession de l’enfant. On peut aussi parler de la folie du spectacle qui est présenté à l’acte V à l’occasion des noces du duc Thésée et de l’amazone Hippolyta, donc de la joyeuse et tragique pièce Pyrame et Thisbé.

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La dispute d'Obéron et Titania par Sir Joseph Noel Paton

C’est à la fois joyeux et tragique parce que les artisans vont complètement se tromper dans la diction comme dans la présentation des personnages. Par ailleurs, il s’agit d’une histoire tragique tirée des Métamorphoses d’Ovide qui, du fait de l’incompétence des artisans dans ce secteur, va se transformer en farce, en une présentation à l’allure totalement burlesque. Cette farce ne fait que reprendre ou précéder (on ne sait en effet laquelle a été écrite en premier) le scénario de Roméo et Juliette où les amants se suicident à la fin.

Dans Pyrame et Thisbé, Pyrame a donné rendez-vous à Thisbé, la nuit, près de la tombe du roi Ninus. Au lieu de trouver la belle Thisbé, qu’il n’avait pu voir et entendre qu’au travers de la fente d’un mur qui leur permettait de communiquer à l’insu de leurs parents, il trouve le manteau ensanglanté de Thisbé. Apercevant une lionne s’enfuir au loin, il pense alors qu’elle a dévoré Thisbé et, au comble du désespoir, il décide de mettre fin à ses jours. Il meurt à l’issue de plusieurs tentatives. Thisbé, qui s’était seulement éloignée, le trouve sans vie, et, folle de chagrin, elle décide de se donner également la mort. Il n'y a a priori rien ici de particulièrement drôle mais, du fait de l’incompétence des acteurs, cette tragédie sanglante tourne à la farce pour devenir une histoire à mourir de rire. L’obscénité n’est pas toujours mise en valeur en français, mais l’hilarité ici est également suscitée par la gestuelle.

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Pyrame et Thisbé (Paphos)

Il y a en effet du rire et de la folie dans cette comédie. Elle se déroule à Athènes, aux temps du duc Thésée, dont on sait qu’il fut l’un des législateurs légendaires d’Athènes et, surtout, celui qui allait tuer le Minotaure de Crète. Au sortir de la guerre contre les Amazones, il épousera l’amazone Hippolyta, conquise de haute lutte au fil de l’épée. C’est cette Athènes de carton pâte que représente Shakespeare dans sa comédie, avec, à proximité, une forêt mystérieuse en forme de labyrinthe où vont se perdre les deux couples d’amants, victimes de chassés-croisés impossibles. 

En effet, Demetrius aime Hermia, mais Hermia n’aime pas Demetrius, elle aime Lysandre, alors qu’Hélène, elle, aime Demetrius. C’est l’amour impossible, une ronde infernale qui va finir par les rendre tous fous. Le père d’Hermia voudrait que sa fille épouse Demetrius et elle refuse. Les jeunes gens partent alors dans la forêt pour échapper à la loi du père car, si Hermia persiste, elle sera soit condamnée à mort, soit enfermée dans un couvent. 
Les amants fuient donc Athènes pour essayer de retrouver une certaine liberté avec l’espoir que chacun retrouvera sa chacune, mais c’est la folie qui les attend au détour du chemin. Le lutin Puck va se méprendre sur les ordres de son maître Obéron qui voudrait que les amoureux se retrouvent, que ce soit l’amour qui dicte le rapprochement des conjoints. Si Puck s’amuse énormément de ses erreurs en série, ses facéties ont aussi le don d’affoler les amoureux.

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Puck par Arthur Rackam

Pendant ce temps, une intrigue secondaire se déroule. Une troupe d’artisans, avec à sa tête le metteur en scène Peter Quince, charpentier de son état, Snout, Flute et Bottom, le tisserand dont j’ai parlé, vient répéter une pièce dans la forêt en l’honneur du mariage de Thésée et d’Hippolyta. Ils doivent en effet donner à la Cour le drame, Pyrame et Thisbé. C'est alors que Puck affuble d’une tête d’âne le lourdaud Bottom, qui prétendait jouer à la fois Pyrame et Thisbé. Lorsque ses camarades ledécouvrent transformé en âne, c’est la panique et l’effroi dans toute la troupe qui voit là une forme de sorcellerie et de maléfice à caractère diabolique. Cette transformation rappelle L’âne d’or d’Apulée, où la métamorphose de Lucius en âne est un effet direct de la magie noire et de la sorcellerie.

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L'âne d'or d'Apulée

C’est alors que Titania, la reine des fées - sur les paupières de laquelle Puck avait préalablement déposé le suc d’une fleur magique qui a la vertu de vous rendre immédiatement amoureux de la première personne sur qui vous ouvrez les yeux - se réveille. Or, qui voit-elle en face d’elle ? Bottom et sa tête d’âne en train de braire, dont elle va tomber follement amoureuse.

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Tatiana and the fairies par Henry Fuseli

Dès que Quince, le metteur en scène, voit Bottom avec Titania, il s’exclame affolé :

Quince 
" Ô monstrueux ! Ô étrange ! Nous sommes ensorcelés.
Prions messieurs, fuyons, messieurs ! Au secours ! 

(Sortent Quince, Snug, Flute, Snout et Starveling)

Puck
" Vous danserez en rond, je vous donne la chasse,
A travers fourrés, marais, ronces, buissons.
Je serai tour à tour cheval ou chien de chasse,
Tour à tour feu ardent, ours sans tête ou cochon. "

Bottom
" Pourquoi se sauvent-ils ? C’est une de leurs friponneries pour me faire peur. "

(Entre Snout).

Snout
. " Ô Bottom, tu es métamorphosé ! Qu’est ce que je vois sur toi ? "

Bottom
" Ce que vous voyez ? C’est une tête d’âne. La vôtre ! "

(Sort Snout, entre Quince)

Quince 
" Dieu te bénisse, Bottom, Dieu te bénisse, tu es transfiguré ! "

(Il sort).

Bottom
" Je vois leur friponnerie. Ils veulent me faire tourner en bourrique, pour m’effrayer si possible…
Je chanterai pour qu’ils entendent bien que je n’ai pas peur…. "

Titania (s’éveillant
" Quel ange me réveille sur son lit de fleurs ? 
Je t’en prie tendre mortel chante encore. 
Mon oreille est enamourée de ta voix,
Et mon œil est captif de ta forme,
Et le pouvoir de ta beauté m’entraîne
Dés le premier regard à te dire, à te jurer, que je t’aime. "

Bottom 
" Il me semble, madame que vous n’avez que bien peu de raisons pour ça. Et d’ailleurs, à dire la vérité, la raison et l’amour ne vont guère de compagnie de nos jours. "

Prenons ici quelques exemples de difficulté de traduction.
Quince s’exclame : " Dieu te bénisse Bottom, tu es transfiguré ! ". L’anglais dit " translated ", " tu es traduit ". Voici l’astuce : le nom de Bottom, qui veut dire fond ou bobine en français, signifie aussi le derrière, le cul. L’autre mot pour le derrière en anglais est " ass " avec un jeu sur les mots " cul " et " âne ". " Bottom " est donc un nom qui signifie à la fois l’âne et le derrière. Shakespeare s’amuse et nous amuse également. Le langage en folie introduit des jeux de mots grivois au sein de répliques à première vue innocentes, ce qui amusait évidemment beaucoup le parterre.

Bottom, lui, ne comprend rien. Il traite les autres d’ânes sans se rendre compte qu'en fait, l’âne, c’est lui. Il y a là un effet classique qui relève du malentendu comique. Bottom, décidément, ne voit et ne comprend rien, ignorant la raison pour laquelle ses compagnons s’enfuient à sa vue, ou pourquoi la reine des fées lui tient des propos aussi gracieux et enjôleurs. Il dit qu’il a bien peu de mérite, car il est effectivement la laideur faite homme. De plus, il chante faux, alors qu’elle l'assure qu’il chante merveilleusement.

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Titania et l'âne par Arthur Rackam

On se trouve ici en pleine " comédie des erreurs " (c’est là le titre de la première comédie écrite par Shakespeare). Si Titania déclare qu’elle est enamourée de sa voix, qu’elle l’aime, qu’elle est totalement séduite par le pouvoir de sa beauté, on est évidemment aux antipodes du réel et de la vérité. Nous nous trouvons en pleine folie comique dans cette association aussi incongrue que grotesque de la Belle et de la Bête.

C’est une façon pour Shakespeare de dévoiler la folie de l’amour. L’amour en effet est aveugle. Le dramaturge le déclare très tôt dans la pièce par le truchement d’Héléna, l’une des amoureuses, celle qui aime désespérément Demetrius qui aime Hermia. C’est celle qui est rejetée par tout le monde.

Voici, en effet, ce que dit Héléna à la fin de la première scène :

" Les choses basses et viles exemptes de beauté, 
L’amour peut leur donner et forme et dignité. 
L’amour ne voit pas avec les yeux mais avec la pensée. 
Ainsi on peint aveugle Cupidon ailé. 
La pensée de l’amour n’a aucun jugement ; 
Des ailes et point d’yeux figurent une hâte insouciante. 
Voila pourquoi l’amour est un enfant, 
Parce dans son choix, il se leurre souvent.
Comme des garçons espiègles dans leurs jeux se déguisent
Ainsi le jeune garçon Amour se parjure partout. "

C’est ce que Bottom va confirmer avec son gros bon sens en disant : 
" La raison et l’amour ne vont guère de compagnie de nos jours ".

Cette folie de l’amour apparaît comme un dérèglement généralisé, comme la une caricature de l’idéal présenté par Platon et les néo-platoniciens pour qui les ombres de la caverne cachent la lumière de l’absolu. Cette folie se voit théorisée, au début de l’acte V, dans le long monologue du duc Thésée en prélude à ses noces. 
L’amour est mis sur le même plan que la folie et Hippolyta constate l’étrangeté des propos des amoureux.

Hippolyta
" C’est étrange, mon Thésée, ce dont parlent les amoureux. "

Thésée
" Plus étrange que vrai et jamais je ne croirai
Ces vieilles fables grotesques de ces contes de fées.
Les amoureux et les fous ont des cerveaux si bouillants,
Des visions si fécondes qu’ils conçoivent plus de choses
Que la froide raison ne peut en percevoir.
Le fou, l’amoureux et le poète
Sont tout les trois pétris d’imagination :
L’un voit plus de diables que tout l’enfer n’en contient.
C’est le fou. L’amoureux, tout aussi frénétique,
Voit la beauté d’Hélène dans un front d’Egyptienne.
L’œil du poète animé, d’une noble frénésie,
Passe du ciel à la terre et de la terre au ciel,
Et, tandis que l’imagination permet de donner vie
A des formes inconnues la plume du poète
Leur donne des contours, de sorte que nuée et néant
Se voient dotés d’une habitation et d’un nom "
(5.1.1-17)

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La réconciliation de Titania et Obéron par Sir Joseph Noel Paton

L'amoureux est mis sur le même plan que le fou. Celui qui aime est nécessairement en proie à l’erreur et à l’illusion. Par contre, la folie du poète est présentée comme positive car elle va permettre de cartographier le monde, d’y inclure le jeu du langage comme la marque de l’identité.

Si le fou et l’amoureux se caractérisent par l’aveuglement et la perte des repères, la folie de l’art permet d’introduire, non pas la règle et la mesure, mais un moyen de passer de l’indistinct au distinct, de l’anonyme à une forme concrète et personnalisée, voire localisée. Les noms, les mots et les figures permettent aux personnages d’endosser les habits du réel au lieu de rester dans les nuées. La folie du poète fait de lui un médiateur, celui qui va effectuer la trajectoire qui va de l’absolu à sa matérialisation hic et nunc, c'est-à-dire dans l’ici et le maintenant. La folie du Songe d’une nuit d’été est liée au dérèglement des saisons, des phases de la lune ainsi qu'à une série de comportements plus erratiques qu’érotiques de la part des amoureux.

 

Hamlet

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Hamlet par Eugène Delacroix


Dans Hamlet, c’est l’apparition du spectre, quand il appelle son fils à la vengeance, qui va jeter le trouble dans " l’âme prophétique " du prince de Danemark. Hamlet se doutait bien qu’il y avait anguille sous roche et que la disparition de son père n’était pas tout à fait naturelle. Le remariage hâtif de sa mère avec Claudius lui posait des problèmes. 

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Hamlet et le fantôme de son père par Henry Fuseli

Dans ce monde où tout est corrompu (" Quelque chose est pourri dans le royaume du Danemark "), la folie semble être la seule issue face à l’arbitraire, au mensonge, à l’hypocrisie triomphante comme au crime d’un pouvoir en place. Elle affecte tour à tour Hamlet et Ophélie, les deux amoureux que la folie du politique et la folie du devoir de vengeance vont empêcher de connaître la folie d’amour qu’ils étaient pourtant en âge et en situation de partager.

On dit souvent qu'Hamlet, n’a rien d’un héros de tragédie. C’est un jeune homme non marié, un prince qui, normalement, devrait connaître les joies de l’amour. La pièce a les éléments d’une comédie mais, du fait de cette folie du politique, l’amour ne pourra pas suivre son cours normal. Il est perverti et tué dans l’œuf.

La pièce a été écrite en 1601, au tournant du siècle, et, à l’époque, mélancolie et folie étaient souvent associées, comme le montre le Traité de la mélancolie par Timothy Bright en 1586, et un peu plus tard, de façon très encyclopédique et magistrale, la fameuse Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, en 1621. Il faut savoir que la mélancolie était alors la maladie à la mode, l’équivalent de ce qui sera plus tard Le mal du siècle chez Alfred de Musset, ou Le spleen pour Charles Baudelaire. 

Dès son entrée en scène, Hamlet est vêtu de noir, Il parle de " my inky cloak ", de son manteau couleur d’encre. Effectivement, il porte un habit de deuil en mémoire de son père défunt, mais sa mise est aussi le signe extérieur d’une mélancolie qu’il affiche, à l'instar de l'amoureux Roméo qui est lui aussi habillé de noir en tant qu’amoureux et frustré (je parle évidemment du premier Roméo amoureux de Rosaline). Hamlet est victime du tædium vitae, de l’ennui, l’équivalent de l’acédie médiévale, une forme de paresse, d’absence d’énergie et de manque de désir.

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L'acteur tragique Rouvière dans le rôle d'Hamlet par Edouard Manet

Il va d’ailleurs confier à ses amis Rosencrantz et Guildenstern, à l’acte II, scène 2 :

" J’ai depuis peu perdu toute ma gaîté, abandonné mes exercices coutumiers, de fait mon humeur est si pesante que cette belle architecture, la terre, semble un promontoire stérile, cette superbe voûte, le ciel, ce toit majestueux sculpté de flammes d’or, n’est plus pour moi qu’un noir et pestilentiel agrégat de vapeurs ".

C’est véritablement ce que l’on appellerait aujourd’hui la dépression.

Alors, quelles sont donc les causes de cette mélancolie du prince ? La mélancolie est une forme de folie et l'on sait que, dans la nomenclature actuelle, la mélancolie est une forme très grave de dépression. Polonius, le père d’Ophélie, a une hypothèse ingénieuse. Pour lui, il n’y a aucun doute : Hamlet souffre de folie amoureuse. Il a fait la cour à Ophélie, il lui a envoyé des messages, des lettres, et Ophélie, sur l’injonction de son père, ne lui a pas répondu. Alors Hamlet se sent délaissé. On ne répond pas à son amour, et Polonius explique son hypothèse à la reine et au roi.

Polonius
" Je serai bref. Votre noble fils est fou. 
" Fou ", dis-je, car à bien définir la folie,
Qu’est-elle sinon d’être rien d’autre que fou ?
Mais passons. "

La Reine
" Plus de matière et moins d’art. (…) "

Polonius
" J’y suis allé rondement,
Et à la jeune demoiselle voici ce que j’ai dit :
" Le seigneur Hamlet est un prince, hors de ta sphère. 
Cela ne doit pas être. " Puis je lui ai prescrit
Qu’elle se ferme à ses requêtes, 
N’accepte aucun message, ne reçoive aucun gage. 
Elle a fait fructifier mes conseils, 
Et lui repoussé, j’abrège, 
Est tombé dans une mélancolie, puis dans un jeûne,
Puis dans une insomnie, puis dans une apathie,
Puis dans un égarement, puis déclinant toujours,
Dans cette folie où à présent il divague
Et que nous déplorons tous. "

Le Roi
" Pensez-vous que ce soit cela ? "


La Reine
" C’est possible ; même très vraisemblable. "

Polonius (à Hamlet) 
" De quoi est-il question dans ce que vous lisez ? "

Hamlet
" Des calomnies, monsieur ; car cette fripouille de satiriste dit ici que les vieillards ont une barbe grise, que leur visage est ridé ainsi que des jarrets très grêles. Toutes les choses, que je trouve malhonnête d’écrire ; car vous-même, monsieur, deviendrez aussi vieux que moi, si, comme un crabe vous pouviez marcher à l’envers. "

Polonius
" Bien que ce soit de la folie, cela ne manque pas de méthode. Vous ne voulez pas vous mettre à l’abri de l’air, mon seigneur ? "

Hamlet
" Dans ma tombe ? "

Polonius
" Evidement, c’est à l’abri de l’air. Comme ses répliques sont parfois grosses de sens ! "
(2.2..92-205)

On voit bien qu’Hamlet fait marcher Polonius, qu’il se moque de lui. Ce sont des passages très ironiques et d’un comique grinçant, car on sait comment les choses vont tourner. Polonius détecte qu’il y a de la méthode dans la folie d’Hamlet et que ses répliques sont loin de manquer de bon sens.

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Hamlet
Film réalisé et interprété par Laurence Olivier

Pour ce qui est d’Ophélie, on voit que, lorsqu’Hamlet lui dit de se retirer dans un couvent, il y a chez lui beaucoup d’amertume. Ophélie est d’ailleurs persuadée qu’Hamlet a perdu la raison pour de bon.


Hamlet
" Si tu dois te marier, je te donnerai ce fléau pour dot : sois chaste comme glace, pure comme neige, tu n’échapperas pas à la calomnie. Au cloître, va, adieu. Ou si tu veux absolument te marier, épouse un sot ; car les sages savent trop bien quels monstres vous faites d’eux. Au cloître, allez, et vite. Adieu. "

Ophélie
" Ô puissances du Ciel, guérissez-le ! "

Hamlet
" J’ai entendu parler de vos peintures. Dieu vous a donné un visage et vous en faites un autre. Vous frétillez, vous minaudez, et vous prenez des tons, vous affublez de petits noms les créatures de Dieu et faites l’impudique sous vos airs d’innocence. Allez, je n’en veux plus. Cela m’a rendu fou. Je dis qu’il n’y aura plus de mariage. Ceux qui sont déjà mariés, tous sauf un, qu’ils vivent. Les autres resteront comme ils sont. Au Cloître, allez. "

(Il sort)

Ophélie
" Oh ! Quel noble esprit est ici chaviré !
L’œil, la langue, le glaive du courtisan, du soldat, 
Du savant ! L’espérance et la rose du royaume,
Le miroir du goût et le modèle des formes, l’objet
Du respect de tous, ainsi détruit, défait !
Et moi, la plus triste et la plus misérable des femmes,
Moi qui suçais le miel de ses vœux mélodieux,
Je vois cette noble et souveraine raison faussée
Telle le son d’une cloche fêlée et discordante ;
Cette allure unique et son air de jeunesse en fleur
Ravagé par la folie. Oh ! Malheur à moi,
Avoir vu ce que j’ai vu, et voir ce que je vois ! "
(3.1.134-60)

Ophélie est totalement désespérée. En acceptant d’entrer dans le scénario de son père, elle s’est montrée obéissante ce qui conduit ensuite Hamlet à la rejeter dans un accès de misogynie extrême. 

" Va-t’en au couvent ! ". Ou au bordel. Car, en anglais, le mot " nunnery " voulait dire l’un et l’autre à une époque, au moment de la Réforme henricienne, où l’on considérait les monastères comme des lieux de vice et de débauche. 

Mais lorsqu'Hamlet s’adresse à Ophélie, il sait très bien que son père les espionne. En fait, par-dessus la tête d’Ophélie, c’est à Polonius qu’il s’adresse. C’est avec lui qu’il va régler ses comptes de sorte qu'Ophélie apparaît commela victime collatérale de cette impitoyable partie d’échecs qui se joue entre Hamlet, Polonius et Claudius. 

L’autre hypothèse est qu'Hamlet n’est pas vraiment fou. Sa folie n'étant que simulée, elle reléverait donc de la ruse. Alors pourquoi doit-il faire le fou ? 

C’est ce qu’il explique d’abord à son ami Horatio. Après avoir vu le spectre à l’acte I, scène 5, il dit : 

" Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que n’en peut rêver votre philosophie. Mais venez ici. Comme tout à l’heure, avec le secours de la grâce, de quelque étrange et bizarre façon que je me comporte car désormais je trouverai bon d’affecter une humeur bouffonne. " (Le terme en anglais est : " antic disposition ")

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Hamlet et Horatio au cimetière par Eugène Delacroix

Hamlet va jouer les bouffons car il pense que seul le masque de la folie est à même de le protéger contre l’extrême vigilance de Claudius. Et, en se faisant passer pour fou, il espère détourner son attention. Car ce Prince constitue un danger direct pour Claudius dans la mesure où il est l’héritier naturel du trône. Claudius a pris sa place, et il tenterait donc de se débarrasser du fils de Gertrude.. Par contre, si Hamlet est fou, il a beaucoup moins de prise sur lui. Il déclare aussi à Rosencrantz et Guildenstern, ses amis :

" Je ne suis fou que par vent de Nord, Nord-Ouest. Par vent de Sud, je sais reconnaître un faucon d’un héron. "

Que veut dire Hamlet quand il déclare savoir reconnaître un faucon d’un héron ? C’est un langage imagé tiré de la chasse et de l’héraldique, à la limite du compréhensible. Il veut dire plus simplement que l’on ne lui fera pas prendre des vessies pour des lanternes. Il a beau jouer au fou, il est loin d'être fou à lier. 

Il dira également à sa mère, lorsqu’il la rencontre à part et que sa mère s’effondre et reconnaît ses torts :

La Reine 
" Que dois-je faire ? "

Hamlet 
" Rien, absolument rien que ce que je vous ai dit. …Que le roi vous amène à lui révéler toute cette affaire, à savoir que je ne suis pas réellement fou mais fou par ruse. " (" Mad in craft " en anglais.)

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Hamlet et sa mère par Eugène Delacroix

Hamlet reprend la tactique de Junius Brutus, qui avait tué le tyran Tarquin du temps des rois romains qui firent ensuite fait place à la République. Pour échapper aux poursuites, Brutus avait simulé la folie. Un autre personnage qui simule la folie c’est Amleth, dans le récit latin de Saxo Grammaticus, la source principale du Hamlet de Shakespeare. 

On peut remarquer que le nom danois de " Hamlet ", comme le nom latin de " Brutus ", signifient tous deux " le simple d’esprit ". On sait aussi que Shakespeare avait un fils qui s’appelait Hamnet, le jumeau de Judith.

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Thomas Kyd

Par ailleurs, l’un des classiques de la tragédie de vengeance écrite, en 1587, par un prédécesseur de Shakespeare, Thomas Kyd, La Tragédie espagnole, met en scène le maréchal Hieronimo simulant la folie pour pouvoir venger son fils, pendu par le prince du Portugal qui voulait lui ravir sa fiancée, Bel-Imperia. Kyd est aussi l’auteur d’un premier Hamlet, dit Ur-Hamlet, pièce désormais perdue, et dont Shakespeare s’est probablement directement inspiré. 

La folie, dans la tragédie de vengeance, c’est le masque du vengeur, et Hamlet est d'abord et avant tout le fils qui veut venger son père.

La folie d’Hamlet donne lieu à des formulations étranges, voire sibyllines, ainsi qu’à une forme d’humour noir qui va rendre impossible le déchiffrement de ses intentions réelles. Il y a vraiment du sens et de la méthode dans sa folie. Polonius avait raison et, sans s’en rendre vraiment compte, il avait percé Hamlet à jour.

Une autre source de folie, c’est la folie du deuil impossible. Hamlet n’arrive pas à faire le deuil de son père d’autant qu’il revient sous forme de spectre, et Ophélie elle-même sera victime de ce deuil impossible. Dans la scène de distribution des fleurs, qui est à la fois émouvante et pathétique, elle va déclencher la fureur de son frère Laërte qui va provoquer Hamlet en duel pour la venger.

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Ophelia par John Everett Millais

Hamlet, quant à lui, va faire preuve d’un cynisme insolent quand le roi lui demande où il a mis Polonius, après l’avoir poignardé derrière la tenture où il s’était dissimulé pour l’espionner. C’est une scène souvent reproduite.

Le roi
" Eh bien, Hamlet, où est Polonius ? "

Hamlet
" A souper. "

Le roi
" Où ça ? "

Hamlet
" Là où il mange mais là où il est mangé. 
Certaine assemblée de vers politiques s’en prend à lui. "

(Il y a ici le mot anglais, " worm ", vers de terre, c’est en fait un jeu de mots sur la Diète de Worms, en Allemagne, qui est liée à l’éclosion du protestantisme au moment de la Réforme. C’est pour cela que les vers sont " politiques ".)

" Le vers est le seul empereur, pour ce qui est de la bonne chaire, 
Nous engraissons toutes les autres créatures pour les engraisser
Et nous nous engraissons nous-même par les asticots.
Rois gras et mendiants maigres ne font que varier le menu. 
Deux plats, une seule table, tout est là. "

Le roi
" Hélas ! Hélas ! "

Hamlet
" Un homme peut pêcher avec le vers qui a mangé un roi.
Et manger le poisson qui a mangé de ce vers. "

Le roi
" Que veux-tu dire par là ? "

Hamlet
" Rien. Simplement montrer comment un roi
Peut se déplacer en grand équipage,
A travers les boyaux d’un mendiant. "

En affirmant que les pauvres rêvent de manger du roi, Hamlet tient des propos particulièrement subversifs et dérangeants qui sont aussi un petit chef d’œuvre de l’humour noir.

Claudius sent le danger. Voyant qu’Hamlet constitue pour lui une menace réelle, il va l’envoyer en Angleterre pour s’acquitter d’une mission diplomatique auprès du roi. Il lui confie une lettre cachetée à lui remettre de sa part. Hamlet, aussi curieux que méfiant, va décacheter la lettre et lire qu’on y invite le roi d’Angleterre à mettre immédiatement à mort celui qui en est le porteur. Il remplace donc son nom par ceux de Rosencrantz et Guildenstern qui seront décapités sur le champ. Hamlet survit, revient au Danemark, et on connaît la suite.

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Hamlet
Film réalisé et interprété par Laurence Olivier


Dans la pièce, la folie est à la fois une protection et une arme dans un monde à l’envers qui a été totalement perverti par le crime originel qu’est le meurtre du roi par son frère Claudius. Elle sert aussi à exprimer une sorte de sincérité tragique et à dire les vérités que l’on ne peut pas exprimer en temps normal. Dans le cas d’Ophélie, elle est le signe d’un esprit qui est brisé par l’injustice et le malheur. La folie individuelle devient le symptôme de la folie du monde comme il va, le lieu où règne l’hypocrisie et le mal. 

On peut donc se poser la question de savoir qui est vraiment malade dans Hamlet. Est-ce Hamlet ? Est-ce Claudius ? Est-ce Polonius ? Est-ce Ophélie ? Ou bien est-ce la cour de Danemark ? Car, loin d’être un cas isolé, ce que la folie de l’un révèle est, en réalité, la pathologie de toute une société en proie à la corruption et à la déréliction.


Le Roi Lear

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King Lear par Ludwig Devrient

Dans le cas du Roi Lear, c’est le vieux roi qui, lassé des tracas du pouvoir, va, par les preuves d’amour qu’il impose à ses trois filles, comme dans un conte de fées, (on compare souvent Le Roi Lear à Cendrillon) choisir de mettre fin à son règne et de tout donner à ses héritières. La décision, sans précédent, va créer la confusion et la division dans le royaume et entraîner le monarque dans la spirale de la folie

Le Roi Lear a été écrite cinq ans après Hamlet, en 1606. C’est la troisième des grandes tragédies de Shakespeare et elle est caractérisée par une structure tout à fait unique dans la mesure où, comme dans les comédies, elle repose sur une double intrigue. Il y a donc d’un côté l’histoire du roi Lear lui-même avec ses trois filles, Goneril, Régane et Cordelia, et, de l’autre, celle du duc de Gloucester et de ses deux fils, le bâtard Edmond et son fils légitime, Edgar. 

Les deux intrigues vont progressivement se croiser, notamment lorsque Lear fait la connaissance sur la lande d’Edgar qui a été chassé par son père de la maison sous prétexte de traîtrise. Il aurait voulu tuer son père pour profiter de son héritage. C’est une accusation d’Edmond, le demi-frère bâtard, une véritable machination diabolique. Edgar n’aura la vie sauve que grâce au déguisement qu’il a endossé en s’enfuyant brusquement de chez son père. Il se déguise en effet en mendiant possédé du démon, répondant dès lors au sobriquet de Pauvre Tom. 

Suivent alors des scènes aussi incroyables que pathétiques entre le roi au bord de la folie et le Pauvre Tom qui représente une sorte de Diogène dans son tonneau, l’homme à l’état de nature, privé de toute culture et éducation. 

Lorsque Lear revoit Gloucester, une fois qu’il a été aveuglé, énucléé, dans une scène de torture insupportable, il va se moquer de lui en le traitant de " Cupidon aveugle " (4-6). 

Il y a enfin les passages où Goneril, qui va délaisser son mari Albany, et Régane, veuve du duc de Cornouailles, vont toutes deux s’entretuer en se disputant l’amour du bel Edmond. Goneril empoisonne en effet Régane qui ensuite va se poignarder.

Comme dans les comédies, Le Roi Lear comporte aussi un fou, le " Fool ", qui va jouer un rôle très actif dans les trois premiers actes, avant de disparaître mystérieusement à la fin du troisième acte. C’est pour cette raison que certains metteurs en scène, comme Giorgio Strehler au Piccolo Teatro de Milan, ont décidé de faire jouer les deux rôles de Cordelia et du fou par la même actrice, pensant que le fou remplace Cordelia lorsqu’elle est exilée par son père car elle ne répond pas à sa demande d’amour. C’est ensuite Cordélia qui va remplacer le fou quand celui-ci aura disparu. 

Á la fin, Cordélia est pendue. Le roi Lear arrive en scène dans un état de chagrin au dernier degré et il porte sa fille morte dans ses bras en s’exclamant :
Et ma pauvre enfant est pendue ! " 
L’anglais dit : " And my poor fool is hanged ", (" mon pauvre fou est pendu "). C’est sans doute la raison pour laquelle le fou et Cordelia étaient joués par le même acteur, ce qui était tout à fait possible à l’époque élisabéthaine, puisque de jeunes garçons jouaient les rôles féminins.

Le rôle du Fou dans les trois premiers actes ne se limite pas à tenir compagnie au roi, à essayer de l’amuser, de lui changer les idées, de le divertir. En fait, le fou est là pour faire prendre conscience à Lear de sa folie. 

Ici, Shakespeare fait nettement la différence entre " folly " (la bêtise, l’inconscience) et " madness " (la démence). 

La folie du roi consiste, en fait, à vouloir partager son royaume pour le diviser entre ses trois filles, puis entre ses deux aînées après que Cordelia l’a offensé en refusant de se prêter au jeu de ce qu’il appelle l’épreuve d’amour. Il demande à ses trois filles comment et combien elles l’aiment, et elles recevront alors une part du royaume proportionnelle à l’amour qu’elles déclareront ressentir pour lui.

Cordelia refuse de jouer le jeu comme ses deux sœurs, et elle répond à son père : " Nothing !" (Je n’ai rien à te dire !). Elle veut lui faire comprendre que ce n’est pas là pour elle une déclaration de désamour, mais un simple désaveu de la situation impossible où son père l’a placée. D’une sincérité absolue, elle ne veut pas mentir, et refuse de flatter son père comme Régane et Goneril. Elle veut lui dire la vérité :

" Mon père, si je dois me marier, 
(Et le roi de France est là, prêt à l’épouser)
Je ne peux pas n’aimer que toi
Il faut aussi que j’aime mon mari. "

Or, c’est là un langage que Lear ne peut pas accepter. Il ne voudrait que sa fille l’aime lui, et lui seul.

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Les adieux de Cordelia par Edwin Austin Abbey

Après le bannissement de Cordelia et le partage du royaume entre Goneril et Régane, nous assistons à un dialogue entre le fou et le roi.

Le Fou
" Connais-tu la différence, mon petit, entre un fou amer et un gentil ? "

Lear
" Non, mon garçon, apprend-la moi. "

Le Fou
" Ce seigneur qui te conseilla
D’abandonner ton royaume,
Place-le auprès de moi,
Joue le rôle de cet homme ;
Gentil fou et fou amer
A l’instant vont se montrer.
(Se désignant
L’un en livrée bariolée,
(Montrant Lear)
L’autre est là, de ce côté. "

Lear
" Tu me traites de fou, petit ? "

Le Fou
" Tous tes autres titres, tu les as abandonnés, celui-là tu es né avec 
M’n oncle, donne-moi un œuf et je te donnerai deux couronnes. "

Lear
" Que seront-elles ces deux couronnes ? "

Le Fou
" Eh bien quand j’aurai coupé l’œuf en deux, et gobé le jaune, les deux moitiés de la coquille, quand tu as fendu ta couronne en deux, pour en donner les deux moitiés, c’était porter ton âne sur ton dos pour traverser le bourbier. Tu n’avais guère d’esprit sous ta couronne chauve, quand tu as abandonné ta couronne d’or, si en disant cela je parle en fou, qu’on fouette le premier qui ose le prétendre.

Jamais moins qu’aujourd’hui les fous n’eurent de prix,
Car les sages devenus fous,
Ne savent plus comment afficher leur esprit,
Et se mettent à singer les fous.
 "

Lear
" Depuis quand êtes-vous si plein de chansons, vaurien ? "

Le Fou
" Je chante, m’n oncle, depuis que tu as fait de tes filles tes mères, car le jour où tu leur as donné des verges et que tu as baissé ta culotte.


Alors soudain elles ont pleuré de joie,
Et moi j’ai chanté de chagrin,
De voir à cache-cache jouer ce roi,
Qui s ‘est mis à avoir un grain.
 "
(1.4.126-150) 

Le Fou fait preuve d’une très grande audace en suggérant que le roi et lui ne sont en fait que deux fous : lui serait un gentil fou, et le roi, un fou " amer " (méchant). 

Et de passer aussitôt à la démonstration. Il a un oeuf qui symbolise la couronne. Une fois cassée en deux, ce n’est plus qu’une coquille vide. Ceci symbolise les deux demi-couronnes qu’il a données à ses deux filles. Une coquille aussi vide que son vieux crâne chauve puisqu’en partageant la couronne, il s’est privé de toute cervelle, le jaune de l’œuf, et qu’il a littéralement perdu la tête. Voila ce que veut dire le Fou et il lui fait une petite démonstration qu’un enfant pourrait comprendre. 

Le Fou reprend de vieilles balades, et des adages populaires pour faire voir au roi qu’il est désormais plongé en plein monde à l’envers, qu’il ne possède et ne contrôle plus rien une fois qu’il a fait de ses filles ses mères. 
Il y a une inversion de générations, le vieux père qui se laissant, comme dit le Fou, en quelque sorte déculotter par ses filles. Cette allusion aux fesses dénudées du roi est une version obscène de l’image de l’œuf cassé en deux, Lear donnant ainsi à ses filles des verges pour le battre.

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Le Roi Lear et son fou par Louis Boulanger

Le Fou va donc devenir une sorte de maître d’école chargé d’instruire un vieux roi retombé en enfance. Au gré des scènes des trois premiers actes, il va essayer de le rééduquer à l’aide de comptines, de recettes de cuisine et de vieux dictons. Mais, face à l’ingratitude de ses filles et au sentiment de sa propre impuissance à les corriger, le roi va sombrer peu à peu dans la démence. 

Cette fois, on est vraiment dans le registre de la démence (" madness "). Il ne s’agit plus de simple " folly ", d’inconscience, d’excès. Au début de l’acte III, scène 2, les invectives de Lear face aux éléments déchaînés vont nous présenter un chaos cosmique et mental sans précédent dans le théâtre de la Renaissance.

Voici le début de la tirade :

" Soufflez, vents, à vous crever les joues ! Faites rage, soufflez ! 
Vous trombes d’eau et déluge, jaillissez
Jusqu’à inonder nos clochers, et noyez leurs girouettes !
Vous, sulfureux éclairs, prompts comme la pensée,
Avant-coureurs de la foudre qui fend le chêne,
Brûlez ma tête blanche ! Et toi, tonnerre qui tout ébranle,
Aplatis l’épaisse rotondité du Monde !
Fracasse les mules de la nature, disperse d’un coup toutes les semences
Qui font l’ingratitude humaine. "

On voit dans ce passage l’expression de la folie furieuse, et une folie indissociable de la rage. On pense au Hercule furieux de Sénèque, ou bien à la folie de Roland dans Le Roland furieux de l’Arioste qui est assez différente des divagations du Don Quichotte de Cervantès. 

Dans le dialogue de Lear avec Gloucester, à Douvres, Edgar va faire une remarque, qui rappelle celle de Polonius, selon laquelle la folie ne serait pas exempte d’une forme de lucidité.

Gloucester
" Ô chef-d’œuvre de la nature en ruine ! Ce vaste monde
Va donc s’user jusqu’au néant ? Me reconnais-tu ? "

Lear
" Je me rappelle assez bien tes yeux. Tu louches vers moi ?
Non, tu as beau faire, Cupidon aveugle, je ne veux plus aimer.
Toi, lis ce défi, admire un peu le style. "

Gloucester
" Quand toutes les lettres seraient de soleil, je ne verrais point. "

Edgar
" Je ne le croirais pas si on me le racontait ; et pourtant cela est,
Et mon cœur se brise. "

Lear
" Lis. "

Gloucester
" Quoi, avec les orbites des yeux ? (…) "

Lear
" Quoi, es-tu fou ? Un homme peut voir comment va le monde sans ses yeux : regarde avec tes oreilles. Vois comme ce juge là-bas réprimande ce pauvre bougre de voleur. Ecoute que je te dise à l’oreille : change-les de place et, passez muscade, qui est le juge, qui est le voleur ? (…) "

Edgar
" Ô bon sens et délire mêlés,
Raison dans la folie ! (…) "

Lear
" En naissant, nous pleurons de paraître
Sur ce grand théâtre de fous. Quel beau rondin de bois !
Ce serait un stratagème astucieux que de ferrer
De feutre un escadron de cavalerie ; j’essaierai cela, 
Et quand j’aurai surpris mes gendres,
Alors, tuez, tuez, tuez, tuez, tuez, tuez ! "
(4.6.133-85)

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Jean Marais dans Le roi Lear


Lear est désormais parvenu au stade de la répétition maniaque. Néanmoins, dans sa folie, on découvre aussi toute une dimension sociale et visionnaire qui consiste à dénoncer l’hypocrisie et l’injustice. Evidemment, on ne peut pas dire que ce soit complètement fou.

C’est ce que dit Edgar dans le commentaire qu'il fait sur la prétendue folie du roi : " Bon sens et délire mêlés, raison dans la folie. " 

Ceci démontre que, si les fantasmes, les hallucinations persistent et obéissent à des associations d’idées ou de mots, le roi dénonce en réalité des injustices bien réelles, ce qui, lorsqu’il était roi, paraissait totalement inimaginable. En tant que roi, il ne voyait rien de la pauvreté, de la mendicité, du malheur des gens. Il vivait en dehors du réel, au milieu des courtisans et des flatteurs.

Il y a là aussi une allusion au théâtre de la folie, à un théâtre de fous, ou encore à la folie comme théâtre : " The great stage of fools " est traduit par : " En naissant nous pleurons de paraître sur ce grand théâtre de fous ". 

L’image vient donc, ici, enrichir l’idée d’analogie entre la scène et la vie humaine. On a déjà parlé du fameux adage latin qui était inscrit au profond du Globe, " Totus mundus agit histrionem " (Le monde entier joue la comédie).

La guérison va intervenir par le biais d’agents naturels comme le sommeil ou les plantes et, dans la version de l'in-quarto de la pièce, à l’aide de la musique. La thérapie par la musique, la mélothérapie, était en effet connue depuis l’antiquité. 

Quand il s’éveille, le roi croit sortir de la tombe et prend pour un ange sa fille Cordélia, penchée sur lui, alors qu’il a l’impression d’être en enfer. Mais il finit par reconnaître sa faute, par se voir tel qu’il est vraiment, c’est-à-dire comme un vieil homme stupide et radoteur, " A very foolish fond old man ". 
Toutefois, la douceur et l’amour de Cordélia retrouvés vont vite faire place à des scènes plus sombres malgré les images d’un bonheur fugitif que le père emprisonné imagine avec sa fille. 
Ils sont tous les deux arrêtés, et le roi se trouve seul avec sa fille. Pour lui c’est un moment de bonheur.

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Lear et Cordelia en prison par William Blake

Il dit :
" Viens, allons en prison, 
Nous deux seuls, nous chanterons comme des oiseaux en cage ;
Quand tu me demanderas ma bénédiction, je me mettrai à genoux
Et je te demanderai pardon ; ainsi nous allons vivre
Et prier et chanter et conter les vieux contes et rire 
Aux papillons dorés ; et écouter de pauvres hères 
Parler des nouvelles de la cour, et nous aussi nous parlerons avec eux 
De qui perd et qui gagne, qui est en faveur qui est en disgrâce, 
Et nous prétendrons expliquer le mystère des choses 
Comme si nous étions des espions de Dieu. "

C’est évidement un rêve impossible que ces retrouvailles du père et de la fille, une sorte de couple amoureux paradoxal. La tragédie s’achève sur le spectacle désolant du père portant dans ses bras sa fille morte pendue, cela avant que son vieux cœur ne le lâche et que le roi rende ainsi le dernier soupir.

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Le Roi Lear pleurant sur le corps de Cordelia par James Barry


La folie dans la pièce se présente donc comme l'un des visages de l’absolutisme tyrannique d’un roi mégalomane qui essaie de troquer son royaume contre une promesse d’amour arrachée à ses filles, rituel insensé qui tourne radicalement le dos à la réalité comme à la vérité. Il y a donc progressivement dans cette pièce et chez ce roi, un message qui montre qu’il doit apprendre ou réapprendre à vivre, faire preuve d’humilité, se mettre à genoux, et demander pardon à sa fille pour comprendre et connaître la réalité de l’amour. Avant de faire sauter le dernier bouton de son col pour tenter de respirer, il est terrassé par une crise cardiaque. Il étouffe et meurt sur scène.

 

Conclusion

Dans ces trois conférences, j'espère avoir montré que la quête de l’Absolu, que ce soit dans le domaine de l’amour et du désir, de la passion et du pouvoir ou de la folie, qu’elle soit réelle ou simulée reste, aux yeux de Shakespeare, une forme de passion impossible qui ne saurait être assouvie ou réalisée que dans ses contraires, la mort, le chaos, le non-sens, le vide. Les principaux personnages de ses drames sont animés d’une véritable démesure, d’une soif d’absolu qui peut tour à tour prendre le visage du don de soi ou de la générosité, du machiavélisme au sens élisabéthain du terme, c'est-à-dire du mal sous toutes ses formes, mais aussi du grinçant et du grotesque, de l’humour noir, du pathétique ou de l’absurde. 

La quête de l’absolu n’est pas sans une certaine noblesse, mais lorsqu’elle coïncide avec diverses formes d’aveuglement, elle ne peut mener qu’à une impasse, voire à l’autodestruction.

" Et nous prétendons expliquer le mystère des choses comme si nous étions des espions de Dieu ". (Le Roi Lear)

Lear fait ici un rêve aussi insensé que celui de Faust quand il signe son pacte avec le diable pour connaître la réalité de l’enfer et du paradis. La quête prométhéenne de l’absolu débouche souvent sur la désolation, le vertige, la démence, le vertige ou la damnation. 

Pour Shakespeare, le seul absolu qui soit accessible à l’homme est bien celui de l’art où l’imagination peut se déployer au-delà des contraintes et de toutes limites. 

Ce n’est pas par hasard, me semble-t-il, si la dernière œuvre écrite par Shakespeare seul, à savoir La Tempête, s’achève sur ces trois mots : " Set me free. " (" Libère-moi ") 

L’absolu pour le dramaturge est donc la conquête de la liberté et l’usage de la liberté mise au service de la création.

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The Globe

Attention : Cette conférence ne doit pas être reproduite sans autorisation de l'auteur