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Shakespeare et la question de l'absolu : la passion du pouvoir

Mardi 30 novembre 2010

Par François Laroque
Professeur à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III

Je voudrais tout d’abord vous présenter le tableau de la question du politique dans l’histoire telle qu’elle est représentée sur scène dans les pièces de Shakespeare et, en particulier, à partir des trois que j’ai choisies : Richard IIIRichard II, et l’horrible, l’affreux, l’abominable Macbeth.
Shakespeare, c’est la fin du XVI° siècle et le début du XVII°, et donc en partie cette Renaissance tardive que connaît l’Angleterre après la Réforme et le début de l’ère jacobéenne, du roi Jacques 1er, lequel succède à la reine Élisabeth à partir de 1603. Dans la conférence précédente, nous avons abordé la question de la tragédie de l’amour, ou le désir, que nous avons essayé d’identifier à une quête, voire à une soif de l’absolu qui ne connaît pas de compromission, qui est prêt à aller au-delà de toutes les limites. Les amants sont poursuivis jusque dans la mort, dans le cadre de l’association des contraires, par Eros et Thanatos, le dieu de l’Amour et le dieu de la Mort, la Mort qui est, pour les Grecs, fille de la nuit et sœur du sommeil, Hypnos.

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La bataille d'Azincourt
Miniature du XVème siècle

Aujourd’hui je vais aborder la question du pouvoir, où l’on peut poser comme hypothèse que le pouvoir est un moteur. L’accès du pouvoir dépend de ce que Nietzsche appellera " la volonté de puissance ", l’autre facette de cet absolu qu’est le désir et que, dans le cadre de cette quête du pouvoir, la conquête se confond avec une sorte de jouissance absolue, de jouissance suprême.

Richard III est l’une des pièces que Shakespeare a écrite au début de sa carrière, dans les années 1593-1594, suivie de peu par Richard II en 1595. En revanche, Macbeth est une pièce beaucoup plus tardive qui appartient non plus à l’époque élisabéthaine, mais à l’époque jacobéenne (période correspondant au règne de Jacques 1er – 1603-1625), puisque c’est la dernière des quatre grandes tragédies, HamletOthelloLe Roi Lear et Macbeth, cette dernière pièce ayant été écrite en 1606-1607. Dans cette oeuvre, le sang, la sorcellerie, l’imaginaire diabolique, la question de la damnation se surajoutent à ce que le critique polonais Jan Kott, dans Shakespeare notre contemporain, ouvrage traduit en français en 1932, appelle la grande machinerie du pouvoir. Shakespeare nous montrerait le grand escalier qui mène au trône et que chacun s’apprête à monter dans cette soif de conquête.

Mais qu’en est-il exactement de ces pièces historiques ? Shakespeare a écrit des tragédies, puis des comédies, mais il y a un autre genre, défini dans l’in-folio qui regroupe les œuvres complètes de Shakespeare, en 1623, sept ans après sa mort en 1616, et qui s’appelle Les histoires, (Histories). 
C’est Christopher Marlowe, le contemporain et le prédécesseur à la scène de Shakespeare, - ils sont nés la même année en 1564, mais Marlowe est beaucoup plus précoce que Shakespeare, il s’est fait connaître plus tôt que lui - qui met en scène l’histoire du roi Edouard II en 1592. Cette pièce signe l’émergence de la pièce historique. C’est une pièce qui rencontre un gros succès populaire.

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Henri VI
National Portrait Gallery (Londres)

C’est grâce à l’écriture de ses pièces historiques que Shakespeare va se faire très rapidement un nom dans les théâtres de Londres. La première partie d’Henri VI est jouée pour la première fois en 1591. C’est une époque pour l’Angleterre où le pays connaît un sursaut patriotique, une flambée de nationalisme, et ceci à la suite de la montée sur le trône de la reine Elisabeth 1ère en 1558. En effet, la reine a été excommuniée par le Pape Pie V, en 1572, avant de remporter une victoire éclatante sur l’ennemi espagnol après que la flotte anglaise eut défait l’Invincible Armada à l’automne 1588. Cette flotte avait été envoyée à l’assaut des côtes de l’Angleterre par Philippe II d’Espagne, l’époux de Marie Tudor, qui ne se résignait pas à ce que l’Angleterre resta protestante. Cette excommunication et la victoire contre les Espagnols, qui incarnent le catholicisme pour les Anglais, vont susciter une curiosité à l’égard de l’Histoire.

Tels sont donc les précédents de cette époque. A Londres, le public des théâtres est alors très friand d’Histoire, et les Anglais rêvent de revivre d’autres triomphes, non pas le triomphe sur la flotte espagnole, mais des triomphes de leurs armées en terre française. En conséquence, on va revenir en arrière vers la fameuse Guerre de Cent Ans. En écrivant des histoires, Shakespeare va donc satisfaire ce goût, qui est d’abord un goût populaire, en faisant revivre les exploits du grand Talbot, grâce à la magie du théâtre. Talbot sera la terreur des Français et l’ennemi juré de Jeanne d’Arc, qui, dans la pièce de Shakespeare, est présentée sous un jour assez ambigu. Les Anglais l’avaient brûlée comme sorcière, mais Shakespeare la représente à la fois comme " la pucelle " (en jouant sur le mot français qui signifie " vierge " et le mot anglais " puzel " équivalent de " putain "), et la sorcière.

Voici ce qu’écrit un prosateur contemporain de Shakespeare, Thomas Nashe qui a peut-être mis la main à l’une des trois parties d’Henri VI, dans le texte Pierce sans le sou, qui a été publié au moment où les Henri VI sont joués sur scène en 1592 et qui, en qualité de témoin, nous raconte ce qui l’a intéressé dans Henri VI :

" Comme la terreur des Français, le brave Talbot se serait réjoui de savoir qu’après avoir passé deux cents ans dans sa tombe, il allait à nouveau triompher sur la scène, voyant ses os une nouvelle fois embaumés par les larmes d’au moins dix mille spectateurs et cela à plusieurs reprises ".

La magie du théâtre permet de ressusciter les morts, de faire revivre sur scène le héros anglais par excellence pendant la Guerre de Cent Ans, de donner une sorte de matériau pour alimenter cette fièvre patriotique et nationaliste. Shakespeare a toujours une sorte de flair pour ce qui va plaire aux spectateurs. Il n’écrit pas pour la gloire, il écrit d’abord pour gagner sa vie en tant que comédien et directeur de troupe. Il est responsable de ses acteurs, il doit les payer et, pour ce faire, il faut que les gens viennent voir ses pièces. Il faut qu’il écrive des pièces qui plaisent, qui enthousiasment, qui enflamment le public. Avec ces histoires, c’est un pari gagné, Shakespeare va s’inspirer directement des chroniques historiques. Il ne va pas se compliquer la vie, il va prendre ses idées chez Holinshed, un chroniqueur de ces époques, notamment sur la Guerre de Cent Ans et sur la Guerre des Deux-Roses.

L’idée de Shakespeare est de mettre en scène, de transposer cette Histoire en la confiant à la scène professionnelle des théâtres publics, en faisant de l’Histoire l’équivalent des anciens Mystères, ces processions religieuses données dans les villes anglaises, à Coventry ou à Derby par exemple, au moment des fêtes de Pâques, de la Pentecôte, de la Fête-Dieu, qui représentaient différentes scènes tirées des Ecritures, de l’Ancien Testament ou du Nouveau Testament. Il s’agissait pour les clercs, pour l’Église, de montrer ces scènes depuis la Genèse, l’épisode du jardin d’Eden, la tentation d’Eve par le serpent et jusqu’à la crucifixion à la fin de ces processions qui généralement duraient trois ou quatre jours.

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Mystère de Sainte Apolline par Jean Fouquet

Au quatrième jour, au crépuscule, une vaste fresque récapitulait toute l’histoire biblique pour permettre aux foules, qui étaient pour la plupart illettrées, de mieux connaître le texte biblique. Shakespeare va faire avec le public de théâtre ce que les clercs avaient fait avec les foules des illettrés au Moyen Âge, c'est-à-dire les familiariser avec les grands visages, les grands noms de l’histoire anglaise et les principales scènes de cette vaste fresque historique qui va des rois Plantagenêt à l’époque des Tudor, du détrônement du roi Richard II par son cousin Bolingbroke, le futur Henri IV, ceci à la veille du XV° siècle en 1399. On va de 1399, la fin du XIV° siècle, à la fin du XV° siècle, la victoire de Bosworth, en 1485, qui est la date à laquelle Henry Richmond, le futur Henri VII va mettre fin à deux années d’atrocités perpétrées par le souverain d’York, Richard de Gloucester qui a commencé son règne en 1483, deux ans plus tôt, et qui est couronné sous le nom de Richard III. Richard de Gloucester appartient à la famille des York et il va avoir un règne absolument épouvantable qui nous est dépeint dans la pièce de Shakespeare.

De même que ces Mystères, représentés à des fins édifiantes, comportaient des personnages de saints, pour amuser les foules il fallait qu’apparaissent des diables, ces vices, qui représentent les sept péchés capitaux, amusaient beaucoup, et qui, du point du vue du costume, du déguisement étaient l’objet de transformations extraordinaires qui fascinaient les spectateurs. Donc les sept péchés capitaux étaient incarnés ainsi que la tentation, ou encore des tyrans sanglants comme le roi Hérode, l’auteur du fameux Massacre des Innocents. 
Mutatis mutandis, quelqu’un comme Richard III, dans la pièce du même nom, va incarner à merveille ce type de personnage à la fois comique et divertissant, car le diable des Mystères comme le diable des Moralités est un diable, non pas sympathique parce qu’il est effrayant, mais il est drôle. Du fait qu’il incarne justement le vice, le péché, tout ce qui est la faiblesse, la fragilité humaine, le diable avait son chic pour faire rire les spectateurs. Mais si le diable est drôle, il est aussi maléfique, il incarne le Mal, il est inquiétant.

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Ainsi, la fresque sacrée tirée des Écritures va être utilisée dans le domaine profane qu’est l’Histoire par Shakespeare et, dés lors, la saga historique va prendre, sur les planches du théâtre, le relais de l’histoire biblique. Donc le théologique, si on peut qualifier ces Mystères de théologiques, laisse la place au politique, l’absolu retombant dans la sphère du contingent et du relatif. Et, à cet égard, on peut déjà dire que Shakespeare vivait dans un monde d’absolutisme.

Ce monde était marqué par des aspirations ou des prétentions à l’absolutisme, qu’il s’agisse de la religion ou de la question de la monarchie, du pouvoir, puisque dans ce que l’on a appelé la vision du monde élisabéthaine, cette vision était fortement hiérarchisée : il y avait Dieu, le roi, l’homme, la femme, les enfants, puis ensuite les animaux, les végétaux, les minéraux. Une stricte hiérarchie gouvernait l’univers selon la représentation de la chaîne des êtres avec des analogies, des correspondances entre ces différents niveaux, verticales et horizontales. L’univers était gouverné par un Dieu tout puissant et omniscient. Le corrélat de ces croyances se trouvait dans les impératifs catégoriques qui régissaient la foi, l’amour, la grâce, la rédemption ou, au contraire, la damnation qui était éternelle. Or, l’Angleterre, dans les années 1540, traverse une période de réformes à la suite du divorce d’Henri VIII. La séparation d’avec le pape va amener la dissolution des monastères et montrer que la Réforme, les protestants, avaient pu s’imposer face à ce qui paraissait, à l’époque, l’autorité absolue du pape. Ils avaient gagné, en quelque sorte, leur pari contre le pape.

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Henri VIII par Hans Holbein Le Jeune

Mais cela n’avait encore rien réglé car, dans le protestantisme, on avait on avait supprimé cette zone bien commode que l’on appelle le purgatoire. C’était la zone de l’entre-deux où, pendant un certain temps, on peut purger ses pêchés avant d’aller au Ciel. Le médiéviste, Jacques Le Goff, a brillamment retracé l’histoire du purgatoire dans un ouvrage magistral, La Naissance du purgatoire. Au moment où l’on avait supprimé le purgatoire, les protestants avaient supprimé les intermédiaires entre Dieu et les hommes qu’étaient les Saints et la Vierge Marie, et réfuté l’efficacité des œuvres pour gagner le salut. En supprimant les intermédiaires, on était face à un Dieu inquiétant, angoissant, on ne savait pas si l’on allait être damné ou sauvé. C’est tout l’enjeu du calvinisme : on est élu ou maudit.

Shakespeare n’était évidemment pas théologien, même s’il s’intéresse à la religion, et ses pièces n’ont absolument rien à voir avec telle ou telle doctrine. Pour certains, Shakespeare aurait été un crypto-catholique. Il est vrai que son père, John Shakespeare avait eu des ennuis à Stratford, et l’on pense que ses ennuis étaient dus à son catholicisme. Les catholiques étaient des réprouvés dans le royaume d’Elisabeth. D’autres affirment que Shakespeare serait Juif, d’origine marrane. Cela reste à démontrer, car ils n’en donnent aucune preuve. Ils laissent le spectateur juger par lui-même, Shakespeare n’est ni philosophe ni théologien, c’est avant tout un homme de théâtre. Il veut écrire des scénarios qui divertissent, qui intéressent, qui font venir les gens qui remplissent les théâtres.

On peut, au contraire, dire que l’œuvre de Shakespeare au théâtre exprime une manière d’allergie face à cette entreprise absolutiste et à cette emprise absolutiste, qu’elle soit d’ordre métaphysique, politique ou moral. Shakespeare est souvent l’apôtre de la liberté. Il s’agit de s’affranchir, de s’émanciper face aux traditions, aux contraintes trop rigides. Il se moque en effet des prétentions des orgueilleux prélats. Henri VIII, par exemple, est une pièce admirable qui montre la chute du cardinal Wolsey qui est l’exemple même de ce cardinal orgueilleux qui se mêle de politique en tant que conseiller du prince. Shakespeare montre, par ailleurs, que les fanatiques ou les visionnaires religieux ne sont en fait que des imposteurs. Dans la première partie d’Henri VI, il nous montre que le miracle que l’on nous présente comme une merveille, quelque chose d’incroyable, n’est qu’un faux miracle. Tout cela a été orchestré.

Le seul domaine où l’absolu a le droit de cité, c’est le domaine de l’Art. On peut sans trop prendre de risques affirmer que pour Shakespeare, c’est le lieu où les pouvoirs de l’artiste, du poète, du dramaturge sont quasiment sans limites. Shakespeare le montrera dans la dernière pièce qu’il a écrite seul en 1611, La Tempête. Dans cette pièce, Prospero, un magicien aux pouvoirs exceptionnels, est, en fait, le double, l’alter ego du dramaturge lui-même. C’est la magie du théâtre, la magie de l’art qui ne connaît effectivement pas de limites.

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The Tempest par John William Waterhouse

Pour en revenir à la sphère du politique, on peut dire que les contemporains sont littéralement obsédés par une grande figure qui est celle de Machiavel, le Florentin. Il est né bien avant Shakespeare, en 1463, est mort en 1527, et est l’auteur du Prince, qui fait l’objet de controverses très importantes. Pour Shakespeare et ses contemporains, comme Marlowe par exemple, Machiavel incarne moins un spécialiste de la science politique que le Mal absolu. C’est le diable. On surnomme alors Machiavel " le diable de Florence ", sous prétexte qu’il aurait théorisé la séparation de la morale et de la politique. Il s’agit en fait d’un contresens sur l’œuvre de Machiavel, puisque l’origine de ces interprétations tient au fait que Machiavel n’avait pas été lu dans le texte, ni par Shakespeare, ni par les autres pour une raison simple : Machiavel n’existait qu’en Latin ou en Italien. Le texte n’avait pas été traduit, pas même en Français ou en Anglais, il ne le sera qu’au milieu du XVIIème siècle. Par contre, un pamphlet contre Machiavel avait paru et était extrêmement célèbre. C’est le fameux Anti-Machiavel d’Innocent Gentillet.

Vous vous rendez compte, s’appeler Gentillet et avoir le prénom d’Innocent ! Déjà en soi, c’est une merveilleuse protection contre le diable. Il s’agit en fait d’un juriste originaire du Dauphiné qui s’est converti au protestantisme modéré mais qui, complètement traumatisé par la Saint Barthélemy en 1572, trouvera refuge à Genève. Quatre ans plus tard, il va publier ce pamphlet au vitriol imputant à Machiavel les excès de la Ligue du duc de Guise et rendant l’écrivain indirectement responsable de la Saint Barthélemy. C’est donc une représentation tendancieuse, pour ne pas dire caricaturale, de l’œuvre du Florentin, que Gentillet cite souvent hors contexte. Il prend des phrases et il les interprète. Or son ouvrage sera publié en Latin, en Français et en Anglais, et il connaîtra une énorme diffusion dans l’Europe entière. On l’oubliera à partir du milieu du XVII° siècle. Les Anglais ne connaissent que Gentillet qui, pour eux, représente Machiavel. 
Ce traité de Gentillet présente une des plus complètes formulations de la doctrine politique traditionnelle. Elle est issue de la théologie médiévale et opposée en tous points à la nouveauté de la Renaissance de Machiavel, qui est un génie de la Renaissance totalement opposé au pragmatisme politique et à l’utilitarisme de la raison d’état. Machiavel dit que le prince doit être fort, que cela dépend de sa " virtu ", c’est-à-dire de son courage, et qu’il doit surtout être fort pour rester au pouvoir. Il doit être à la fois un renard et un lion, faire preuve de puissance et de ruse. Dans une Italie qui était à l’époque complètement en guerre, divisée, ce sont des conseils d’efficacité politique.

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Machiavel par Santi Di Tito

Shakespeare cite Machiavel à trois reprises. 
Les deux citations qui nous intéressent sont dans première et la troisième partie d’Henri VI et, ensuite, il y a une petite allusion dans la comédie, Les Joyeuses commères de Windsor. À l’époque de Shakespeare, le nom de Machiavel était synonyme de politicien arriviste, cruel et corrompu. Le Machiavel, il n’y a aucun doute à cet égard, c’est le diable qui se déguise, c’est l’hypocrite. Il est intéressant de voir que, dans Le Juif de Malte, pièce un peu antérieure à celle d’Henri VI, Marlowe va faire de Machiavel celui qui dit le prologue de la pièce, et il l’appelle non pas Machiavel mais " Mac Evil ", ce qui est un jeu de mots sur " make evil ", ce qui veut dire " qui fait le mal ".

Voici un petit extrait de ce prologue :

" Bien que certains dénoncent ouvertement mes livres, 
Ils me lisent en voyant là un moyen d’accéder 
Au trône de Saint Pierre et, quand ils me rejettent, 
Ils sont empoisonnés par mes adeptes ambitieux. 
Pour moi, la religion n’est qu’un jouet d’enfant, 
Et il n’est d’autre péché que l’ignorance. 
C’est la force qui fait les rois. "

On a là une sorte de résumé de l’évangile du Machiavel des Élisabéthains, qui est d’abord et avant tout un personnage de théâtre. La religion n’est qu’un jouet d’enfant, seule l’ignorance est un péché et c’est le culte de la force pour la force On peut donc dire que, d’une certaine façon, Machiavel devient un personnage très populaire sur la scène anglaise du temps, qu’il va ainsi prendre le relais de l’ancien vice des Moralités, le diable profane. Il devient ce que l’on appelle en anglais, " a politic ", c'est-à-dire un dissimulateur rusé et souvent criminel, un fourbe prêt à tout pour conquérir et garder le pouvoir, ou bien comme Barabas, dans Le Juif de Malte, pour récupérer sa fortune que le gouverneur de Malte, Ferneze, lui a confisquée pour pouvoir payer le tribut aux Turques.
Pour ce qui est de Shakespeare on pense à des personnages comme Richard III précisément, Bolingbroke dans Richard II, et le cardinal Wolsey dans Henri VIII.

J’en viens à présent à mes trois pièces après cet assez long prologue qui visait à vous donner un petit peu le contexte de ces histoires auxquelles sont empruntées les deux premières pièces, et qui vont nous offrir trois visions différentes et concordantes de cet appétit du pouvoir où l’on peut voir une forme de quête de ce que serait un absolu temporel.


Richard III

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Richard III
National Portrait Gallery (Londres)

Il convient de souligner que les pièces historiques de Shakespeare représentent plus du tiers du nombre de pièces qu’il a écrites. Il en a écrit trente-sept, et il y a dix pièces historiques. Sur ces dix, huit composent une vaste fresque, ou saga historique, qui va du règne de Richard II à la victoire du futur Henri VII en 1483. Ces huit pièces sont regroupées en ce que l’on appelle des tétralogies, des séquences, des cycles de quatre pièces. Nous avons les trois parties de Henri VI suivies de Richard III, c’est la première tétralogie ; la seconde tétralogie est formée de Richard II et des deux parties de Henri IV et Henri V.

Ce qui est un peu compliqué, c’est que Shakespeare prend les choses à l’envers. Au lieu de commencer par Richard II, qui marque le début historique en 1399, il commence parHenri VI, en 1422. Ensuite, il va écrire sa deuxième tétralogie en remontant dans le temps parce que le politique est toujours censuré. Il ne peut pas s’approcher trop près du règne d’Élisabeth. Il préfère parler de temps plus anciens, plus lointains, en faisant des allusions au temps présent, en particulier entre Richard II et Élisabeth, moment crucial de la fin du règne d’Élisabeth. Mais il ne peut pas aller trop près de la reine Élisabeth. C’est la raison pour laquelle il remonte en arrière, et, en même temps, il donne les causes de cette première tétralogie qui nous explique la Guerre des Deux-Roses.

Cette Guerre des Deux-Roses a des causes que l’on trouve dans le règne de Richard II. Il faut donc écrire des pièces en amont. Elle va former la matière de ces trois parties d’Henri VI qui retracent le long règne de celui qui est monté sur le trône à l’âge de neuf mois, à la suite de la mort prématurée de son père, le vainqueur d’Azincourt en 1415, et qui va régner jusqu’au moment où Edouard IV va monter sur le trône. Un York va ainsi succéder à un Lancastre en 1472. 

La Guerre des Deux-Roses fait suite au détrônement de Richard II par son cousin Bolingbroke. Dans la première partie d’Henri VI, (scène 4, acte II), qui se passe à Londres dans les jardins de "l’Inner " et du " Middle Temple " (Écoles de droit de Londres), les partisans des York prennent une rose blanche et se réunissent du côté de la rose blanche, les partisans de Lancastre cueillent une rose rouge et se rassemblent du côté des Lancastre. Deux clans, deux dynasties se font la guerre.

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La scène dans le jardin du Temple
John Pettie

Après l’échec des campagnes françaises et des revers subis par Henri VI, contrairement à son père Edouard III qui avait conquis les terres Françaises, à Crécy, à Poitiers, nous allons avoir les récits de ces pertes, le triomphe de Jeanne d’Arc, la mort de Talbot, et de son fils, et donc le désir d’essayer de reconquérir cette France perdue dont il ne reste plus que l’Aquitaine et la ville de Bordeaux, où est né d’ailleurs Richard II.

Tout cela forme un écheveau extrêmement complexe qui retrace assez rigoureusement l’histoire telle qu’on la trouve dans Les Chroniques de Holinshed, et que Shakespeare va simplifier pour mettre en scène ces grands moments d’une histoire qui se déroule sur près d’un siècle. 
Shakespeare écrira encore deux autres pièces historiques, mais qui ne sont pas liées à cette tétralogie : Le Roi Jean, qui se situe au XIIIème siècle au moment de la Grande Chartre et de Jean sans Terre, et Henri VIII, déjà citée.

Donc, Richard II est un roi de droit divin, un monarque absolutiste en même temps qu’une personnalité faible et hésitante. Il aura deux côtés, un côté odieux et tyrannique dans une première partie où il se livrera à des excès dans l’exercice du pouvoir, puis, dans une deuxième partie, il se montrera mélancolique et sensible quand il verra l’autorité lui échapper. Son cousin Bolingbroke sera couronné roi avec le titre d’Henri IV. Les deux pièces d’Henri IV vont nous montrer le règne d’Henri IV, la révolte des barons contre lui, des scènes carnavalesques où Falstaff et le prince de Galles, le prince Hal, vont festoyer dans la taverne à East-Cheap, " La tête de sanglier ", avant que Hal succède à son père après avoir renoncé à ses dissipations de fils prodigue. Il va régner sous le nom d’Henri V de 1413 à 1422. 

Ce sera là, avec Henri V, l’ultime pièce de cette seconde tétralogie qui s’achève sur la victoire anglaise à Azincourt et sur les noces d’Henri et la princesse de France, Catherine. La boucle est ainsi bouclée. En dehors de ce cycle de huit pièces, il y a deux pièces historiques, ce qui fait dix pièces au total.

Pour un autoportrait de Richard de Gloucester, le futur Richard III, il faut se reporter à l’un de ses deux grands monologues (Acte III scène 2, troisième partie d’Henri VI).

La première citation montre que Richard a renoncé à séduire, puisque son corps est difforme. 
" Je chercherai mon ciel dans les bras d’une femme ! " 
" L’amour m’a renié dès le ventre de ma mère "

Il lui reste la conquête de la couronne.

" Mon ciel à moi sera de rêver à la couronne,
Et tant que je vivrai, de tenir ce monde pour l’enfer,
Tant que la tête qui surmonte ce tronc contrefait 
Ne sera pas ceinte d’une glorieuse couronne. "

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Looking for Richard
Film réalisé et interprété par Al Pacino

Il définit sa politique de futur Machiavel, d’hypocrite, de dissimulateur, en disant :
" Je saurai noyer plus de marins que la sirène,
Tuer du regard plus d’hommes que le basilic,
Faire l’orateur aussi bien que Nestor,
Tromper avec plus d’art qu’Ulysse
Et comme un autre Sinon, prendre une nouvelle Troie.
Je peux prêter des couleurs au caméléon,
Changer de forme à loisir comme Protée,
Et donner des leçons au sanguinaire Machiavel. "

Richard de Gloucester est un hypocrite, à la fois bel orateur, trompeur, caméléon. Vous savez que le mot hypocrite vient du grec hypokritès, qui signifie l’acteur. Il est à la fois le dissimulateur, le fourbe, mais aussi quelqu’un qui se présente comme un acteur et d’ailleurs il met le public de son côté comme le vice des Moralités, il ne dissimule pas ses dessins. Evidement les autres personnages de la pièce ne sont pas censés savoir, ils le prennent pour quelqu’un d’honnête tout en se méfiant de lui, mais les spectateurs sont effectivement dans le complot puisqu’il s’adresse à eux. Et là, son monologue, à la fin d’Henri VI, nous prépare à l’ascension de Gloucester dans Richard III.

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J’ai choisi quelques extraits de Richard III.

Le premier est une scène extrêmement célèbre au début de la pièce (Acte I, scène 2), où Richard va réussir un coup absolument extraordinaire, un peu comme lorsque Marc-Antoine, après la mort de César, réussit à en renverser le mouvement et à mettre l’opinion de son côté. César est mort et Brutus a accusé Marc-Antoine et les autres d’en être indirectement responsables. Aussi, Marc-Antoine dans un discours à la foule romaine va complètement retourner la foule.

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Richard III
Film réalisé et interpreté par Laurence Olivier

Ici, Richard va séduire la princesse Anne dont il a tué le mari et le beau-père. À la fin d’Henri VI, il tue le roi Henri VI et, après avoir commis ces forfaits, il la séduit devant le cercueil d’Henri VI. Il va retourner les insultes que lui lance Anne et réussir, à force de ruse et d’audace, à faire complètement basculer la situation en sa faveur. C’est une scène absolument inouïe. A l’issue de cette scène qui montre son habileté rhétorique et le fait qu’il fascine, qu’il a un petit peu la beauté du diable, il s’émerveille de ce pouvoir qu’il ne comprend qu’à moitié.

C’est la première citation de Richard III :

" Femme fut-elle jamais courtisée de cette façon ?
Femme fut-elle jamais conquise de cette façon ?
Quoi ? Moi qui ai tué son mari et son père, 
La prendre au plus fort de sa haine (…) ?
Avoir Dieu, sa conscience et tous ces obstacles contre moi, 
N’avoir aucun ami pour soutenir ma cause,
Hormis le Diable et des regards trompeurs ?
Et pourtant l’avoir ! Tout un monde contre rien !
Ah ! "

C’est déjà pour lui une sorte de premier triomphe. Avec Anne, il rode sa stratégie de séduction, de dissimulation, de conquête. Il arrive à ses fins.

La deuxième citation est plus inquiétante. Richard s’identifie au personnage du Vice, et à l’ambiguïté, au double langage du Vice. Il se trouve en présence des deux jeunes princes, les enfants de son frère, Edouard IV, qui est mort, et dont les enfants sont les héritiers du trône. Richard veut s’en débarrasser. Il y a une scène où Richard est confronté à l’aîné, au prince de Galles, près de la Tour de Londres, et il est frappé par la maturité extraordinaire, la clairvoyance de ce prince.

Richard
" Si jeune et si sage, dit-on, ne vit jamais longtemps ! "

Le Prince
" Que dites-vous mon oncle ? "

Richard
" Je dis que même sans registres la gloire vit longtemps. "
(Puis, en aparté)
" Ainsi, comme Iniquité, le Vice des Moralités,
Je donne à un même mot deux sens bien différents. " 
(3.1.79-83)

Richard joue sur les mots. Effectivement, il va faire enfermer les deux princes dans la Tour de Londres, et il les fera étrangler dans leur sommeil par son assassin, Tyrrell. C’est une des scènes souvent représentées que cette mort de ces deux innocents étouffés dans leur sommeil par le diable en personne, Richard.

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Les enfants d'Edouard IV 
Paul Delaroche (Musée du Louvre)

La dernière citation montre cette fois qu’il s’identifie avec le diable. Tout est perdu, c’est la fameuse bataille de Bosworth contre Richmond. Il a été visité toute la nuit par des spectres de ceux et celles qu’il a fait tuer. Il n’a pas dormi de la nuit, il a été jeté à terre par son cheval et il s’écrie : " Mon royaume pour un cheval ! ". Il a le courage des forcenés, le courage du désespoir. Il va encourager ses troupes à ne pas céder, lui-même s’exhorte à aller de l’avant. Il est évidemment un petit peu troublé par les spectres qui ont essayé de le percer de remords. Le mot conscience a ici le sens anglais de lucidité mais aussi de remords

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David Garrick dans le rôle de Richard III
William Hogart

Richard
" Conscience n’est qu’un mot à l’usage des lâches,
Inventé tout d’abord pour tenir les forts en respect. 
Que nos bras vigoureux soient notre conscience, nos épées notre loi,
En marche, allons-y bravement, jetons-nous dans la mêlée,
Marchons main dans la main, si non au ciel, du moins jusqu’en enfer. "
(2.2.47-54)

C’est cette marche infernale de Richard qui montre la passion du pouvoir qui l’anime. La pièce est pleine de rebondissements, de complots, qu’il peut mener en utilisant, par exemple, Buckingham comme complice avant de se retourner contre lui et de le faire exécuter, comme ça, sur un caprice. Buckingham n’a pas l’air d’être tout à fait d’accord pour faire tuer les jeunes princes. Il a des hésitations bien compréhensibles. Il dit " If " (si), et à cause de ce si, il va perdre sa tête. Richard l’envoie à l’échafaud, simplement parce qu’il a dit : " Et si ". C’est cela l’arbitraire du pouvoir tyrannique de Richard. Donc passion du pouvoir absolu, et deux ans de règne. Evidemment c’est très court, de 1583 à 1585, mais ces deux années nous sont décrites par Shakespeare comme un interminable cauchemar, comme un temps de terreur absolue.

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Richard III
Film réalisé et interprété par Laurence Olivier

Si la pièce est terrifiante, elle est néanmoins traversée d’humour noir, ce qui est particulier à Shakespeare. Richard III est quelqu’un de drôle. Dans la mise en scène de Lavaudant, à Avignon et également à l’Odéon, on a vu un Richard III plutôt bon vivant, qui jouait aux échecs, et demandait du vin avant la bataille. Il y a une sorte de bouffonnerie du mal, il s’amuse énormément, une sorte d’irresponsabilité qui fait de lui ce que l’on a appelé un caco-démon, un démon qui est laid. C’est un pervers qui se venge de sa difformité par le biais d’un sadisme radical, et pour qui la jouissance du pouvoir, de la domination, de l’arbitraire dans le choix de vie ou de mort de tel ou telle, est pour lui un plaisir infiniment supérieur aux plaisirs de l’amour qu’il dédaigne et pour lequel il dit qu’il n’est pas fait. Son Eros personnel est donc un Eros à la fois thanatocratique et despotique. 


Richard II

 

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Richard III
 était la fin de la première tétralogie, alors que Richard II est la première pièce de la seconde, mais qui remonte complètement en arrière. Dans Richard III, nous sommes en 1485, la bataille de Bosworth. Richard II se passe durant la dernière année du règne de Richard, monté sur le trône alors qu’il n’avait que dix ans, en 1377. Ici, nous sommes en 1399, et Richard va être assassiné dans sa prison en l’an 1400. 

Il y a deux phases distinctes dans cette pièce. Une première partie qui nous montre un roi hésitant, mais en même temps tyrannique et cruel, un roi sacré, roi de droit divin. La deuxième partie, les actes IV et V, nous montrent un Richard qui pose en victime sacrificielle, en personnage quasi christique. Ce sont deux faces qui ont l’air difficilement compatibles, et que pourtant Shakespeare nous présente.

Ainsi dans la première citation, on voit, lors d’un tournoi, d’un duel judiciaire organisé à Coventry, les deux champions, Mowbray et Bolingbroke se disputer pour savoir lequel dit la vérité. Normalement dans la chevalerie, dans les tournois, c’est le vainqueur qui avait la vérité de son côté. C’est une façon de juger qui consiste à dire que c’est Dieu qui choisit le vainqueur. Il s’agit en fait d’une sombre histoire qui remonte avant les débuts de la pièce. Richard II est accusé indirectement par Bolingbroke d’avoir fait tuer son oncle Thomas de Woodstock à Calais. L’accusation est extrêmement grave. Richard, plutôt que de prendre le risque de voir Bolingbroke triompher et la vérité éclater, arrête le tournoi. Il annule tout. A la suite de cette annulation, il décide de condamner les deux champions à l’exil. Mowbray est condamné à l’exil perpétuel, il moura d’ailleurs à Venise après s’être distingué dans les croisades. Pour sa part, Bolingbroke est condamné à dix ans d’exil.

Au début de la pièce, la deuxième scène, Richard revient sur sa première sentence, enlève quatre ans d’exil, et ne donne donc plus que six ans d’exil à Bolingbroke.

Il dit ceci :

Richard II (à Bolingbroke)
" Lorsqu’auront passé six hivers glacés,
Reviens d’exil et tu seras le bienvenu."

Bolingbroke
" Que de temps en un si petit mot !
Quatre hivers languissants, quatre printemps espiègles
S’envolent sur un mot ; voilà bien le souffle des rois."
(1.2.211-15)

On voit ici le pouvoir absolu d’un monarque dont le moindre mot peut à lui seul effacer quatre années d’exil. La deuxième citation a aussi trait à ce pouvoir de Richard mais, cette fois, vu sous un angle négatif. Il s’agit de son autre oncle, Jean de Gand, qui s’est retourné contre Richard, effaré par ses dépenses, ses extravagances, ses injustices. Il est à l’article de la mort. Richard va le voir avant qu’il ne meure. Jean de Gand va profiter de ce moment pour prophétiser et, en même temps, dénoncer l’injustice de son règne.

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Jean de Gand

C’est une longue tirade, extrêmement célèbre, un morceau de bravoure que les jeunes Anglais apprennent par cœur, et qui est une glorification de l’Angleterre. C’est ce qu’on appelle une hypotypose, un clou d’or, un tableau emblématique, une enluminure, qui montre que l’Angleterre est à la fois une terre très chrétienne, qui a pris une part importante aux croisades, et qui est célébrée dans le monde entier. En même temps, dans la deuxième partie, nous avons une attaque contre Richard. Il s’agit de dénoncer ce qu’il appelle l’encre des contrats, les parchemins pourris. 

En voici le début et la fin :

Gand
" Je me sens un prophète nouvellement inspiré (…)
Ce noble trône de roi, cette île porteuse de sceptres, 
Cette terre de majesté, cette résidence de Mars,
Cet autre Eden, ce demi-paradis,
Cette forteresse bâtie par la Nature pour elle-même
Contre la contagion et la main de la guerre,
Cette heureuse race d’hommes, ce petit univers, 
Cette pierre précieuse sertie dans une mer d’argent,
Qui fait pour elle office de rempart,
Ou de douve défendant la maison,
Contre la jalousie de pays moins heureux,
Cette parcelle bénie, cette terre, ce royaume, cette Angleterre,
Cette nourrice, cette matrice féconde en princes royaux,
Redoutés pour leur race, fameux par leur naissance,
Renommés par leurs exploits
Au service de la Chrétienté et de la vraie chevalerie
Aussi loin que chez le Juif rebelle, jusqu’au sépulcre
Du bienheureux fils de Marie, qui a racheté le monde,
Cette patrie d’âmes si chères, cette chère, chère patrie,
Chérie pour sa gloire à travers le monde,
Est maintenant donnée à bail, je meurs de le dire,
Tout comme une tenure ou une petite ferme.
L’Angleterre, que ceinture la mer triomphante
Dont la côte rocheuse repousse le siège hostile
De l’humide Neptune, est maintenant ceinturée par la honte,
Par les taches d’encre des contrats, des parchemins pourris,
Cette Angleterre qui avait coutume de conquérir les autres 
A fait une indigne conquête d’elle-même."
(1.2.32-67)

Je ne voulais lire que des extraits, mais c’est impossible. C’est une période rhétorique extraordinaire et quand on est lancé on ne peut plus s’arrêter. C’est la force du verbe shakespearien.

Ce dont Jean de Gand accuse Richard, c’est d’avoir levé trop d’impôts pour payer ses extravagances, ses folles dépenses, d’avoir fini par ruiner le pays. Un pays qui n’a plus désormais que des dettes, c’est très à la mode en ce moment, des contrats, des parchemins pourris, dit le texte. Et au lieu d’une mer triomphante, ce sont des tâches d’encre qui entourent une île autrefois bénie des Dieux et de Dieu. 

L’oncle de Richard, Jean de Gand, qui est à l’agonie, a retrouvé sa liberté de parole et va dénoncer avec véhémence le désastre absolu que représentent les appétits financiers du monarque. C’est un roi d’origine française, un Plantagenêt. Il y a donc une certaine méfiance à l’égard de cette cour française, où se trouvait le chroniqueur Froissart, aussi bien que la mode italienne que Richard aurait introduite.

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Elisabeth 1ère


Cette mode, à l’époque élisabéthaine, est un scandale dans une Angleterre qui se voulait austère dans sa mise, économe. La reine Élisabeth était très économe, malgré la munificence de sa garde robe personnelle. Il s’agit donc ici d’une dénonciation de Richard, de ses dépenses mais aussi de sa passion pour un pouvoir absolu qui va servir à couvrir des crimes et des exactions.

Richard II, c’est la tragédie des deux corps du roi. C’est une notion juridique, qui est l’invention d’un juriste qui s’appelle Plowden. D’un côté, on a le corps physique du roi et, de l’autre, le corps politique qui transcende le corps physique qui correspond au peuple, au pays, à la nation et qui lui est immortel. Le corps physique est mortel, le corps politique est immortel. Richard a profondément dénaturé ce lien fondamental de la monarchie analogue au lien qui unit le mot et la chose. Ainsi, lorsqu’il est confronté à la révolte et à la trahison des siens, à la mort qui approche, il va invoquer le dernier recours, c'est-à-dire l’armée des anges qui est censée le protéger.

Richard
" Ainsi quand ce voleur, ce traître, Bolingbroke,
Qui, durant tout ce temps festoyait dans la nuit
Tandis que nous errions parmi les hommes des antipodes,
Nous verra à l’orient monter sur notre trône, 
Ses trahisons viendront empourprer son visage,
Et incapable de soutenir la vue du jour,
Elles trembleront d’effroi devant son pêché.
Toute l’eau de la mer houleuse déchaînée 
Du front d’un roi ne peut laver l’onction sacrée ;
Le souffle des humains ne saurait déposer
Le représentant élu par le Seigneur.
Pour chaque homme que Bolingbroke a enrôlé
Pour lever un acier meurtrier contre notre couronne d’or, 
Dieu pour son Richard à sa solde recrute 
Un ange glorieux ; et si les anges livrent combat, 
Les faibles hommes succombent, car le Ciel protège toujours le droit."
(3.2.47-62)

Il y a un jeu de mots qu’il faut que je vous signale ici au passage : " angel ", en anglais signifie à la fois l’ange et la pièce d’or (la pièce était en effet frappée d’une figure d’ange). Nous avons ici une sorte de royauté magique, qui fait que le roi au lieu de se battre, croit que en tant que oint du Seigneur, en tant que souverain de droit divin, il ne craint rien et que les anges vont venir le protéger et le sauver. Il pense que l’onction est elle-même indissoluble. C’est une nuance entre la monarchie française, qui était à l’époque une monarchie absolue, et la monarchie anglaise qui est déjà un petit peu parlementaire puisque le roi Jean a dû accorder aux barons, après leur révolte, la fameuseMagna Carta, la Grande Charte promulguée le 15 juin 1215. Il y a donc une tradition plus empirique de la monarchie anglaise, et ici on a une nuance dans la conception de la monarchie de Richard II.

Lorsque ses armées sont battues par celles de Bolingbroke, qui prend de plus en plus de force et d’importance, Richard va se poser en victime expiatoire, christique, et va méditer sur la couronne dont il fait une figure de la Memento Mori, une figure de la Danse Macabre.

Richard
" Pour l’amour de Dieu, asseyons-nous sur la terre,
Et racontons la triste histoire de la mort des rois :
Certains déposés, d’autres tués à la guerre,
D’autres hantés par le spectre de ceux qu’ils avaient déposés,
D’autres empoisonnés par leur femme, d’autres tués dans leur sommeil, 
Tous assassinés ; car dans la couronne creuse
Qui ceint les tempes mortelles d’un roi
La Mort tient sa cour, là trône la bouffonne,
Raillant sa dignité, ricanant de sa pompe,
Lui accordant un souffle, une petite scène,
Pour jouer au monarque, être craint, et tuer d’un regard,
Lui insufflant une vaine opinion de lui-même,
Comme si cette chair, rempart de notre vie,
Etait une citadelle de bronze ; puis s’étant jouée de lui,
Pour finir elle vient et avec une petite épingle
Perce le rempart du château et adieu roi !"
(3.2.156-71)

La Mort devient le négatif de cet absolu qu’est le pouvoir. C’est l’autre face de la royauté, la grande ordonnatrice d’un théâtre de la vanité et de la vacuité existentielle. Ayant abdiqué face à Bolingbroke, son cousin, le roi va lui-même se dépouiller de ses ornements de majesté, la couronne et le sceptre. Après avoir abandonné tous ses biens, tous ses revenus, il sera emprisonné à la forteresse de Pomfret où il se retrouve face à lui-même dans le dénuement le plus complet. 

On a véritablement une opposition entre les deux parties de la pièce : d’abord ce roi magnifique - il était très beau, une sorte de Roi Soleil -, puis ce pauvre roi dans une forteresse médiévale qui se remémore ses moments glorieux dans cet envers de la cour où il était fêté. Il va se recréer à cette occasion une sorte de théâtre intérieur. Lui-même devient acteur de lui-même et de sa geste royale. Il va jouer tour à tour tous les rôles avant de plonger dans le néant.

Richard
" Ainsi à moi tout seul je joue maints personnages, 
Dont aucun n’est content : parfois je suis roi,
Alors les trahisons me font souhaiter d’être un mendiant,
Et c’est ce que je suis ; alors la misère oppressante
Me persuade que j’étais mieux quand j’étais roi,
Alors je suis roi de nouveau, et bientôt
Je pense que je suis détrôné par Bolingbroke,
Et aussitôt je ne suis plus rien. Mais quoi que je puisse être,
Ni moi ni aucun homme qui n’est qu’un homme
Ne sera satisfait de rien jusqu’à ce qu’il soit soulagé
De n’être rien."
(5.531-42)

Shakespeare joue ici sur les mots. Les termes anglais sont king et unking’d, et on a une sorte d’écho sinistre entre " King " et " Nothing " (rien). Le roi, c’est le rien.



Macbeth

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J’en viens à la troisième tragédie, la dernière des grandes tragédies, Macbeth.
.
Macbeth est un général, un baron de l’armée écossaise du roi Duncan. On le voit remporter une victoire éclatante contre les Norvégiens. Il ne faut pas le comparer à ces Machiavel de théâtre que sont Richard III et les autres. La passion du pouvoir qui anime Macbeth est clairement surdéterminée par la question du mal. La question du mal, qui va hanter toute la tragédie, est représentée sur scène par les trois sorcières qu’on voit se démener tout à fait au début de la pièce.
Le terme " witch " (sorcière) était totalement absent de la pièce. Les sorcières sont qualifiées de " weird sisters " ; l’adjectif " weird " est un vieux mot d’origine saxonne qui est proche de l’anglais " wayward " qui signifie fatidique. Les sorcières sont les sœurs fatidiques, l'équivalent des Parques, déesses de l’Enfer, incarnation de la fatalité. Elles sont la voix du destin dans la pièce. Ce sont elles qui vont éveiller les ambitions dévorantes de Macbeth, et elles vont dès lors s’identifier à la tentation.

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The Weird Sisters
Par Johan Heinrich Füssili


Je parlais tout à l’heure du Vice et les sorcières sont une autre forme du Vice. Elles étaient d’ailleurs jouées par des comédiens adultes et sont présentées comme ni homme ni femme, elles ont de la barbe, ce sont des êtres ambigus, androgynes, figures du mal et de la tentation.

Au début de la pièce, elles annoncent à Macbeth, qui est baron, (" thane " en anglais) de Glamis, qu’il va être baron de Cawdor, et qu’ensuite il sera roi d’Ecosse. Voilà les deux prédictions que lui font les sœurs fatales. Quelques instants plus tard, dans la même scène, la prédiction va se réaliser. Un personnage, Ross, entre en scène et lui annonce que, puisqu’il est victorieux contre les Norvégiens et que le baron de Cawdor est un traître qui s’est allié aux Norvégiens et qui a été aussitôt pendu haut et court, Macbeth va avoir les titres de ce baron. Le baron de Glanis devient aussitôt baron de Cawdor. 

Face à cette nouvelle stupéfiante, Banquo, qui lui aussi avait entendu les prédictions des sorcières s’exclame : " Quoi ? Le diable peut-il dire la vérité ! "

Dès lors, Macbeth va se trouver entraîné dans une sorte de tourbillon, un véritable maëlstrom du mal. Il écrit à Lady Macbeth, son épouse, pour lui annoncer la nouvelle. Aussitôt, elle voit l’avenir. Elle voit son mari roi d’Ecosse et, elle-même, reine d’Ecosse. Elle va le mettre au défi de se monter à la hauteur de cette prédiction et de tuer le roi Duncan. Le projet est d’assassiner le roi Duncan pendant qu’il dort. C’est un double crime, l’hospitalité profanée et le régicide. Il y a dans cette scène entre les époux une imbrication perverse entre le meurtre et la sexualité, cela pour atteindre le but fixé qui est proposé comme la jouissance absolue, à savoir, la couronne d’Ecosse. En effet, que dit lady Macbeth à son mari pour l’inciter à franchir le pas ? Macbeth est saisi d’horreur et de stupeur, il pense à la damnation, il se voit déjà en enfer. 

Lady Macbeth va le traiter de " coward " (acte I, scène 7), de couard.. Cet adjectif renvoie par métathèse au nouveau titre de Macbeth, Cawdor. Coward, c’est Cawdor sous forme d’adjectif. Ceci semble suggérer que son épouse stigmatise l’indignité, le manque de virilité de son mari. " Tu n’es pas digne du titre. Tu n’es qu’un tout petit Cawdor ! (un " coward ", c’est-à-dire un lâche, un couard) ". En revanche, pour donner l’exemple, elle est prête à changer de sexe comme les sorcières qui sont masculines.

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Ellen Terry as Lady Macbeth
Par John Singer Sargent

Lady Macbeth 
" Venez esprits
Qui veillez sur les pensées de mort, désexuez-moi 
Et du crâne à l’orteil, gorgez-moi
De la cruauté la plus noire. Epaississez mon sang, 
Barrez tout accès et passage à la pitié,
Afin que nul retour de la nature, nulle compassion
N’ébranle mon farouche projet, et ne s’interpose
Entre l’exécution et lui. Venez à mes seins de femme, 
Changer mon lait en fiel, vous, ministres du meurtre,
Où que vous vous trouviez, invisibles substances, 
A présider aux violations de la nature. Viens épaisse Nuit,
Enveloppe-toi des plus sombres fumées de l’Enfer,
Que mon couteau pointu ne voit pas la blessure qu’il fait,
Que le Ciel ne vienne pas épier à travers la couverture des ténèbres,
Pour me crier : " Arrête, arrête ! "
(1.5.44-51)


Lady Macbeth va très loin. Elle est prête à changer son lait en fiel, à se remplir de la cruauté la plus noire, et, en même temps, elle est prête à fracasser le crâne du nouveau-né qui tète le sein, ceci pour montrer à son mari la détermination nécessaire pour un acte aussi horrible.

Après avoir égorgé le roi dans son sommeil et fait assassiner Banquo, Macbeth va aller d’horreur en horreur pour devenir l’équivalent d’Hérode, le massacreur des innocents. Il ordonnera de massacrer la femme et les enfants de Malcolm. Malcolm, le fils aîné du roi Duncan, s’est réfugié en Angleterre, avec Macduff, qui va faire une confession assez troublante à ce dernier pour lui avouer qu’il est tenté par la volupté d’un pouvoir absolu. Mais quelles sont les voluptés qu’il imagine ?

Macduff
" Des légions
De l’horrible enfer ne peut venir un démon si damné
Que dans le mal il surpasse Macbeth."

Malcolm
" J’accorde qu’il est sanguinaire,
Luxurieux, méchant, infecté de tout les pêchés, 
Qui portent un nom. Mais il n’est pas de fond, non pas de fond
A ma lubricité. Vos épouses, vos filles,
Vos matrones, vos vierges ne pourraient combler
La citerne de ma luxure, et mon désir
Renverserait tous les barrages de chasteté
Qui s’opposeraient à mon ardeur. Plutôt Macbeth
Qu’un tel roi. ( …)

En outre, il pousse
Dans mon être fort mal composé
Une avidité insatiable que, si j’étais roi,
Je pourrais déplacer les nobles pour avoir leurs terres,
Je voudrais les bijoux de l’un et la maison de l’autre, 
Et avoir toujours le plus serait comme une sauce
Qui me rendrait plus affamé. (…)

Oui, si j’avais le pouvoir, j’irais
Reprendre en enfer le lait délicieux de la concorde, 
Bouleverser la paix universelle, détruire
Toute unité sur terre."

C’est un véritable programme apocalyptique que présente Malcolm. En réalité il s’agit d’une fausse confession. C’est une façon de mettre Macduff à l’épreuve pour tester sa loyauté. Une ambiguïté demeure cependant dans ce discours. Quel type de roi sera Malcolm après que Macbeth aura été tué et décapité?

Dans le film que Roman Polanski a consacré à Macbeth, on voit Malcolm se rendre en secret consulter les sorcières dans leur antre. Polanski suggère, (et je pense qu’il n’a pas tort) que le cycle du mal est absolument irréversible, parce que c’est un mal qui est ancré dans le pouvoir. Le pouvoir est maléfique. Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. Par conséquent, il y aurait toutes les chances pour que Malcolm ne se montre pas meilleur roi que son prédécesseur. 

Tel Richard II dans sa prison, Macbeth, après avoir appris le suicide de son épouse, va se réfugier dans une vision déréalisante, aussi poétique que profondément désespérée. La vie humaine n’est rien, ne signifie rien. C’est la fameuse tirade que je ne résiste pas au plaisir de vous lire et j’en terminerai ainsi.

Macbeth
" Demain, et puis demain, et puis demain,
Se glisse à petits pas de jour en jour,
Jusqu’à l’ultime syllabe du registre du temps, 
Et tous nos hiers ont éclairé pour les sots
Le chemin de la mort poussiéreuse. Eteins-toi, éteins-toi, courte flamme,
La vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur, 
Qui se pavane et se démène son heure durant sur scène, 
Et puis qu’on entend plus. C’est un récit
Narré par un idiot, plein de bruit et de fureur,
Qui ne signifie rien."
(5.5.19-28)

C’est là que le romancier américain, Faulkner, à trouvé le titre de son roman, Le bruit et la fureur.

 

Conclusion

Donc le monde entier est un théâtre, mais le théâtre est le monde de l’illusion du vide et du néant. On voit ici que le " O de bois ", dont j’ai parlé la dernière fois, s’identifie avec le zéro, avec le rien absolu. 
Ainsi, cet absolu qu’est le pouvoir et qui est symbolisé par la couronne royale, un autre O, de zéro, qui est la cour de mort selon Richard II, ne fait que distribuer de façon différente les jeux de forces entre ces deux pôles contraires que sont Eros et Thanatos, dont nous avons analysé les ressorts dans les tragédies amoureuses. 

Comme le montrent, et chacun à sa manière, les trois exemples de Richard IIRichard III et Macbeth, le pouvoir augmente le désir au moins autant sinon plus puissamment que la passion amoureuse. Le pouvoir apparaît donc comme une des voies d’accès à l’absolu. 

Richard de Gloucester, né difforme et peu attiré par la galanterie et par les femmes, préfère, quant à lui, troquer ce qu’il appelle " le ciel de l’amour " pour le ciel du pouvoir et de la domination, quitte à transformer la terre en enfer. 

Richard II, victime de sa foi naïve en l’absolutisme monarchique et en son droit divin, ne se résigne à son humiliation de son échec public devant le parlement que grâce aux consolations et à la délectation morose de ses odes au néant. Se posant en victime christique, il fait appeler par l’évêque de Kerley, la malédiction sur son successeur. Il prédit ce que va être la Guerre des Deux-Roses. L’Angleterre va entrer dans une période de divisions, de dissensions où le père tuera le fils et le fils tuera le père. C’est ce qu’on a effectivement dans la première partie d’Henri VI. L’orgueil absolu du roi ne semble trouver d’autre issue ou d’apaisement que dans la compagnie de la mort et du néant. Cette passion du pouvoir absolu ne lui laisse donc que le choix d’être tout ou rien.

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Macbeth
Film réalisé et interprété par Orson Welles

Quant à Macbeth, il se trouve pris dans un engrenage infernal, une sanglante fuite en avant. Le vaillant général se métamorphose progressivement en ogre, en boucher de son propre pays. Dans une vision pervertie où la volonté de puissance est à la fois manifestation de la virilité et moyen d’accès à la jouissance, la quête de l’absolu prend une coloration démoniaque, mène à la destruction et à la stérilité généralisée, c'est-à-dire au chaos, à un monde à l’envers, un monde où l’homme est un loup pour l’homme. Dans le monde de l’Eros tragique, les amants se rejoignent et fusionnent dans la mort. Par contre, dans la passion du pouvoir, la mort, au sens de la mort donnée à l’autre, du meurtre, devient l’auxiliaire de l’Eros, l’Eros politique, avant que le monde, transformé en enfer, ne se retourne en définitive contre le tyran qui n’a dès lors plus d’autre choix que de basculer dans le néant et la négativité de Thanatos.

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La bataille de Crécy
Auteur inconnu


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