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Raynal-Mony 08/01/16

Forum Universitaire                                                                              Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 6

Année 2015-2016

                                                                                                              Le 8 janvier 2016

 

Un empiriste rigoureux

La science qui contribue le plus à rendre l'esprit lumineux, précis et étendu, et qui, par conséquent doit le préparer à l'étude de toutes les autres, c'est la métaphysique. […] Il faut distinguer deux sortes de métaphysiques ; L'une, ambitieuse, veut percer tous les mystères ; la nature, l'essence des êtres, les causes les plus cachées, voilà ce qui la flatte et ce qu'elle se promet de découvrir ; l'autre, plus retenue, proportionne ses recherches à la faiblesse de l'esprit humain, et aussi peu inquiète de ce qui doit lui échapper qu'avide de ce qu'elle peut saisir, elle sait se contenir dans les bornes qui lui sont marquées. La première fait de toute la nature une espèce d'enchantement qui se dissipe comme elle ; la seconde, ne cherchant à voir les choses que comme elles sont en effet, est aussi simple que la vérité même. Avec celle-là les erreurs s’accumulent sans nombre, et l'esprit se contente de notions vagues et de mots qui n'ont aucun sens; avec celle-ci on acquiert peu de connaissances; mais on évite l’erreur: l'esprit devient juste et se forme toujours des idées nettes.

Les philosophes se sont exercés sur la première, et n'ont regardé l'autre que comme une partie accessoire qui mérite à peine le nom de métaphysique. Locke est le seul que je crois devoir excepter : il s'est borné à l'étude de l'esprit humain, et a rempli cet objet avec succès. Descartes n'a connu ni l'origine ni la génération de nos idées. C'est à quoi il faut attribuer l'insuffisance de sa méthode ; car nous ne découvrirons point une manière sûre de conduire nos pensées, tant que nous ne saurons pas comment elles se sont formées. Malebranche, de tous les cartésiens celui qui a le mieux aperçu les causes de nos erreurs, cherche tantôt dans la matière des comparaisons pour expliquer les facultés de l'âme, tantôt il se perd dans un monde intelligible, où il s'imagine avoir trouvé la source de nos idées. […] Enfin, les leibniziens font de cette substance un être bien plus parfait : c'est, selon eux, un petit monde, c'est un miroir vivant de l'univers ; et, par la puissance qu'ils lui donnent de représenter tout de qui existe, ils se flattent d'en expliquer l'essence, la nature et les propriétés. [...]

Notre premier objet est l'étude de l'esprit humain, non pour en découvrir la nature, mais pour en connaître les opérations ; observer avec quel art elles se combinent, et comment nous devons les conduire, afin d'acquérir toute l'intelligence dont nous sommes capables. Il faut remonter à l'origine de nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu'aux limites que la nature leur a prescrites, par là fixer l'étendue et les bornes de nos connaissances et renouveler tout l'entendement humain.

Ce n'est que par la voie des observations que nous pouvons faire ces recherches avec succès, et nous ne devons aspirer qu'à découvrir une première expérience que personne ne puisse révoquer en doute et qui suffise à expliquer toutes les autres. Elle doit montrer sensiblement quelle est la source de nos connaissances, quels en sont les matériaux, par quel principe ils sont mis en œuvre, quels instruments on y emploie et quelle est la manière dont il faut s'en servir. J'ai, ce me semble, trouvé la solution de tous ces problèmes dans la liaison des idées, soit avec les signes, soit entre elles.

Mon dessein est de rappeler à un seul principe tout ce qui concerne l'entendement humain, et ce principe ne sera ni une proposition vague, ni une maxime abstraite, ni une supposition gratuite ; mais une expérience constante, dont toutes les conséquences seront confirmées par de nouvelles expériences. Les idées se lient avec les signes et ce n'est que par ce moyen, qu'elles se lient entre elles. Ainsi, après avoir dit un mot sur les matériaux de nos connaissances, sur la distinction de l'âme et du corps, et sur les sensations, j'ai été obligé, pour développer mon principe, non seulement de suivre les opérations de l'âme dans tous leurs progrès, mais encore de rechercher comment nous n'avons contracté l'habitude des signes de toute espèce, et quel est l'usage que nous en devons faire.

Dans le dessein de remplir ce double objet, j'ai pris les choses d'aussi haut qu'il m'a été possible. D'un côté, je suis remonté à la perception, parce que c'est la première opération qu'on peut remarquer dans l'âme ; et j'ai fait voir comment et dans quel ordre elle produit toutes celles dont nous pouvons acquérir l'exercice. D'un autre côté, j'ai commencé au langage d'action. On verra comment il a produit tous les arts qui sont propres à exprimer nos pensées : l'art des gestes, la danse, la parole, la déclamation, l'art de noter, celui des pantomimes, la musique, la poésie, l'éloquence, l'écriture et les différents caractères des langues. Cette histoire du langage montrera les circonstances, où les signes sont imaginés ; elle en fera connaître le vrai sens, apprendra à en prévenir les abus, et ne laissera, je pense, aucun doute sur l'origine de nos idées. Enfin, après avoir développé les progrès des opérations de l'âme et ceux du langage, j'essaie d'indiquer par quels moyens on peut éviter l'erreur, et de montrer l'ordre qu'on doit suivre, soit pour faire des découvertes, soit pour instruire les autres de celles qu'on a faites. Tel est en général le plan de cet essai. […] Peut-être que le dessein d'expliquer la génération des opérations de l'âme en les faisant naître d'une simple perception, est si nouveau, que le lecteur a bien de la peine à comprendre de quelle manière je l'exécuterai.

Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, 4 Introduction (1746) ; Vrin, 2014