Raynal-Mony 19/12/14
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 5 Année 2014-2015 le 19 décembre 2014 Hobbes : Un empirisme rationnel 3 – J’entends par enchaînement, ou suite de pensées, cette succession d’une pensée à une autre appelée discours mental, par opposition au discours verbal. Aucune pensée ne succède arbitrairement à une autre. Mais, puisque nous n’imaginons que ce dont nous avons eu précédemment la sensation, nous ne passons pas de l’image d’une chose à l'image d’une autre si un tel passage ne s’est pas déjà produit sous nos sens. La raison en est que toutes les illusions (fancy) sont des mouvements à l’intérieur de nous-mêmes, des résidus de ceux perçus par nos sens. […] Le discours mental, quand il est ordonné à un dessein, n’est rien d’autre que la recherche, l’investigation des causes d’un effet présent ou passé, ou bien des effets d’une cause présente ou passée. […] 4 – De la parole : L’usage courant de la parole est de convertir le discours mental en discours verbal, ou l’enchaînement de nos pensées en suite de mots ; cela présente deux avantages. L’un est de nous permettre de fixer l’enchaînement de nos pensées qui […] peuvent à nouveau être rappelées grâce à tels ou tels mots qui les signalent. La première utilité des noms est donc de servir de marques, ou repères de mémoire. L’autre avantage est quand plusieurs utilisent les mêmes mots pour signifier les uns aux autres ce qu’ils conçoivent ou pensent, et ce qu’ils désirent ou craignent. Et, dans cet emploi, les mots sont appelés signes. […] Il n’y a rien d’universel dans le monde que les noms, car les choses nommées sont toutes individuelles et singulières. […] La vérité consiste en l’exacte mise en ordre des noms dans nos affirmations, en sorte que celui qui cherche une vérité certaine est dans l’obligation de se souvenir de ce que chacun des noms qu’il utilise veut dire et, conformément à cela, de le ranger à sa place, sans quoi il se retrouvera piégé dans les mots, comme un oiseau pris dans la glu […]. Ceux qui pratiquent la géométrie (qui est l’unique science dont il a plu à Dieu, jusqu’à maintenant, de doter le genre humain) commencent par déterminer la signification de leurs mots ; cette détermination des significations, ils l’appellent définitions et placent celles-ci au début de leur calcul. On voit par là combien il est nécessaire, à quiconque aspire à la connaissance vraie, d’examiner les définitions des anciens auteurs et, soit de les rectifier quand elles sont établies avec inattention, soit de les produire soi-même. […] C’est dans la définition correcte des noms que réside l’acquisition de la science. […] - Est sujet à recevoir des noms tout ce qui peut entrer dans un compte, être additionné ou soustrait. […] 5 – De la raison et de la science : Raisonner, c’est concevoir une somme totale à partir de l’addition de sommes partielles, ou concevoir un reste à partir de la soustraction d’une somme retranchée à une autre. […] Ces opérations ne concernent pas uniquement les nombres, mais toutes les sortes de choses qui peuvent être additionnées les unes aux autres ou retirées les unes des autres. [...] En quelque domaine que ce soit, là où il y a de quoi additionner et soustraire, il y a aussi une place pour la raison, et, là où ces opérations n’ont pas leur place, la raison n’a rien à faire du tout. [...] En ce sens, la raison, n’est que le calcul (l’addition et la soustraction) des conséquences des noms généraux, dont nous avons convenu pour consigner et signifier nos pensées. Je dis consigner quand nous calculons pour nous-mêmes, et signifier quand nous en faisons la démonstration ou la preuve pour les autres. La sensation et la mémoire sont la connaissance d’un fait, qui est une chose passée et irrévocable, la science est la connaissance des conséquences et de la dépendance d’un fait par rapport à un autre. [...] La lumière de l’esprit humain est la clarté des mots, épurés de toute ambiguïté, grâce à des définitions exactes. La raison en est la démarche, le progrès de la science en est le chemin, et le bien du genre humain le but. Au contraire, métaphores et mots ambigus privés de sens sont comme des feux follets ; raisonner à partir d'eux, c’est se perdre au milieu d’innombrables absurdités […] 9 – Des divers objets de connaissance : Il y a deux espèces de connaissance ; la connaissance des faits et la connaissance de la conséquence allant d’une affirmation à une autre. La première n’est rien d’autre que la sensation et la mémoire, et c’est une connaissance absolue, comme quand nous voyons qu’un fait a lieu ou quand nous nous souvenons qu’il a eu lieu ; c’est la connaissance que l’on requiert d’un témoin. La seconde est appelée science et elle est conditionnelle, comme quand nous savons que si la figure que l’on considère est un cercle, alors toute ligne droite passant par le centre divisera la figure en deux parties égales. Il s’agit de la connaissance que l’on requiert d’un philosophe, c’est-à-dire de celui qui prétend raisonner. - Le recueil de la connaissance des faits est appelé histoire ; il y en a de deux sortes : l’une est appelée histoire naturelle, elle est l’histoire des faits ou effets de la nature qui ne dépendent pas de la volonté humaine, comme les histoires des métaux, des plantes, des animaux, des régions et ainsi de suite. L’autre est l’histoire civile, qui est l’histoire des actions volontaires des hommes dans les États. - Les recueils de la science sont ces livres qui contiennent les démonstrations des conséquences allant d’une affirmation à une autre et sont communément appelés livres de philosophie […] Hobbes, Léviathan (1651) ; trad. G. Mairet, Paris, Gallimard, folio essais, 2000 |
Raynal-Mony 21/11/14
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 3 Année 2014-2015 le 21 novembre 2014
Gassendi : Lieu et espace
[182a] On prétend communément que tout être est soit substance, soit accident, que toute substance est soit corporelle, soit incorporelle, donc que tout accident est corporel ou incorporel ; or, le premier de tous les accidents corporels est la quantité, dont le lieu et le temps sont des espèces. De ce fait, selon l'opinion commune, le lieu et le temps sont des accidents corporels ; et donc, s'il n'y avait aucun corps, il n'y aurait ni lieu ni temps. Mais il nous semble que, même s'il n'y avait pas de corps, il n'en subsisterait pas moins un lieu invariable et un temps qui s'écoule. Pour cette raison, le lieu et le temps apparaissent indépendants des corps et, à plus forte raison, ce ne sont pas des accidents corporels. Ce ne sont pas non plus des accidents incorporels, inhérents à quelque substance incorporelle, à la façon des accidents, mais ce sont des réalités incorporelles d'un genre différent de celles qu'on nomme habituellement substances ou accidents. Par conséquent, l'être pris en son sens le plus général ne se divise pas en substance et accident, il faut lui ajouter le lieu et le temps, comme deux membres déterminés de la division. Cela revient à dire que tout être est soit substance, soit accident, soit lieu dans lequel se trouvent toutes les substances et tous les accidents, soit temps par lequel durent toutes les substances et tous les accidents. Car il n'y a aucune substance ni aucun accident auquel il n'appartienne d'être dans quelque lieu, ni d'être dans quelque temps, en sorte que, même si telle substance ou tel accident périssait, le lieu n'en continuerait pas moins d'exister et le temps de s'écouler. Il faut donc tenir le lieu et le temps pour deux choses véritables (res verae) ou deux êtres réels. Car bien qu'ils ne soient pas quelque chose du genre de ce qu'on tient communément pour substance ou pour accident, ils existent réellement et ne dépendent nullement de l'intellect à la manière des chimères car, que l'intellect pense ou non, le lieu subsiste et le temps coule. [...] [183a] Si nous imaginons que Dieu réduise à néant toute la machine des cieux, alors nous concevons que cette région devienne vide et forme un tout lié à la région vide qui se trouvait sous la lune. Et nous concevons que les dimensions spatiales, dans ces deux régions, soient aussi grandes que les dimensions des corps qui avaient existé dans le monde entier, alors qu'il s'étendait à travers ces dimensions spatiales. Et si le monde avait été auparavant de plus en plus grand jusqu'à l'infini, et si Dieu l'avait successivement réduit tout entier au néant, nous comprenons que les dimensions spatiales subsisteraient toujours de plus en plus vastes jusqu'à l'infini. Aussi concevons-nous que cet espace soit étendu à l'infini dans toutes les directions. Imaginons en outre que Dieu recrée le monde aussi grand et tel qu'il l'avait fait auparavant. Nous concevons que ce qui a été fait lors de la première création sera alors fait à nouveau. Et nous croyons comprendre ainsi trois choses à la fois. La première est que des espaces immenses ont existé avant que Dieu ne crée le monde et que ces espaces subsisteront si, par hasard, il détruit le monde. [...] La seconde est que ces espaces sont tout à fait immobiles. [183b] La troisième est que ces dimensions spatiales, sans lesquelles ces espaces s'étendent (à l'infini) en longueur, largeur et profondeur, sont incorporelles et n'opposent aucune résistance (repugnantia) aux corps qui les pénètrent ou qui coexistent avec elles. Par conséquent, partout où il y a un corps, qu'il soit là en permanence ou qu'il ne fasse que passer, il occupe une partie de l'espace égale à lui-même en telle sorte que, partout où l'on peut indiquer des dimensions corporelles, nous concevons que s'y trouvent également des dimensions incorporelles qui y correspondent. C'est ce à quoi conduit Sextus Empiricus quand il met en avant ce que disent les Épicuriens. [...] Le mot 'incorporel' ne signifie pas la simple négation du corps ou des dimensions corporelles, il implique une véritable substance, ainsi qu'une véritable nature avec laquelle s'accordent leurs facultés et leurs actions. Pourtant, en ce qui concerne l'espace et ses dimensions, 'incorporel' ne signifie rien d'autre que la négation du corps et des dimensions corporelles et, en outre, ses facultés et ses actions ne relèvent d'aucune nature positive puisque l'espace, tel qu'il a été décrit, ne peut ni agir ni pâtir, il a seulement la résistance [« la pure capacité de recevoir les corps », Bernier] par laquelle il permet aux autres choses de le traverser ou de l'occuper. Il n'est pas créé par Dieu ni ne dépend de lui. Et puisque l'on a dit qu'il est une chose, il semblerait s'ensuivre que Dieu ne serait pas l'auteur de toutes choses. Mais il est certain que, par ces mots d'espace et de dimensions spatiales, nous ne comprenons rien d'autre que ces espaces qu'on appelle communément imaginaires [...], non parce qu'ils ne dépendraient que de l'imagination, comme la chimère, mais parce que nous imaginons leurs dimensions à l'instar des dimensions corporelles qui sont perçues par les sens. Mais ils ne changent pas de position du fait de l'inconvénient qu'il y aurait à dire que ces espaces ne sont pas créés par Dieu ni dépendants de lui, puisqu'ils ne sont rien de positif, c'est-à-dire qu'ils ne sont ni substance ni accident, deux mots qui embrassent toute [184a] chose qui a été créée par Dieu. [...] En outre, on doit comprendre que ce qui est dit de l'espace a de même été dit également du temps. Gassendi, Somme philosophique (Syntagma philosophicum, 1658) ; trad. D. Bellis in L. Peterschmitt (dir.) Espace et métaphysique de Gassendi à Kant, Hermann, 2013, p. 69-75 |
Maroy 05/11/14
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Séminaire 02 Année 2014-2015 le 5 novembre 2014
Texte 1 : Nietzsche , Ainsi parlait Zarathoustra Folio page 58
La vie est dure à porter : mais n’ayez donc pas l’air si tendre ! Nous sommes tous des ânes et des ânesses chargés de fardeaux. Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble puisqu’une goutte de rosée l’oppresse. Il est vrai que nous aimons la vie, mais ce n’est pas parce que nous sommes habitués à la vie, mais à l’amour. Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semble le mieux connaître le bonheur. C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folles, charmantes et mouvantes — que Zarathoustra est tenté de pleurer et de chanter. Je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser. Et lorsque je vis mon démon, je le trouvai sérieux, grave, profond et solennel : c’était l’esprit de lourdeur, — c’est par lui que tombent toutes choses. Ce n’est pas par la colère, mais par le rire que l’on tue. En avant, tuons l’esprit de lourdeur ! J’ai appris à marcher : depuis lors, je me laisse courir. J’ai appris à voler, depuis lors je ne veux pas être poussé pour changer de place. Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi, maintenant un dieu danse en moi. Ainsi parlait Zarathoustra.
Texte 2 : : Nietzsche , Ainsi parlait Zarathoustra Folio page 302
Si ma vertu est une vertu de danseur, si souvent des deux pieds j’ai sauté dans des ravissements d’or et d’émeraude : Si ma méchanceté est une méchanceté riante qui se sent chez elle sous des branches de roses et des haies de lys : — car dans le rire tout ce qui est méchant se trouve ensemble, mais sanctifié et affranchi par sa propre béatitude : Et ceci est mon alpha et mon oméga, que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau : et, en vérité, ceci est mon alpha et mon oméga ! — Ô comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, l’anneau du devenir et du retour ? Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité ! CAR JE T’AIME, Ô ÉTERNITÉ !
Texte 3 : Céline Lettres , La Pléiade page 461
Le 22 juillet 1935 Cher Elie Faure Votre lettre est émouvante. Vous le dites, je vous aime beaucoup, mais je ne vous comprends pas toujours. Vous n’êtes pas du peuple, vous n’êtes pas vulgaire, vous êtes aristocrate, vous le dites. Vous ne savez pas ce que je sais. Vous avez été au Lycée. Vous n’avez pas gagné votre pain avant d’aller à l’école. Vous n’avez pas le droit de me juger, vous ne savez pas. Vous ne savez pas tout ce que je sais. Vous ne savez pas ce que je veux, vous ne savez pas ce que je fais. Vous ne savez pas quel horrible effort je suis obligé de faire chaque jour chaque nuit, surtout, pour tenir seulement debout, pour tenir ma plume. Quand vous serez à l’agonie, vous me comprendrez entièrement et là seulement. Je parle le langage de l’intimité des choses. Il a fallu que je l’apprenne, que je l’épelle d’abord. J’ai tout jaugé. Rien de ce que je dis n’est gratuit. Je sais. Je ne suis, je demeure un imagier truculent, rien de plus. Je ne veux rien être de plus. Ce que je pense du peuple, j’aurai la pudeur de n’en jamais rien dire. Cela aussi fait partie de ma viande. Savoir me taire. Ne pas baver comme un juif, faire l’article, pour vendre, exposer ce qui doit rester secret, pour le vendre. Je vous parle brutalement Elie parce que vous êtes de l’autre bord, malgré vous. Vous ne parlez pas notre langue et vous aimez l’entendre.
Texte 4 : Céline Mort à crédit Folio page 64
Dans la journée j’avais grand-mère, elle m’apprenait un peu à lire, elle-même savait pas très bien, elle avait appris très tard, ayant déjà des enfants. Je peux pas dire qu’elle était tendre ni affectueuse, mais elle parlait pas beaucoup et ça déjà c’est énorme, et puis elle m’a jamais giflé !...Mon père, elle l’avait en haine. Elle pouvait pas le voir avec son instruction, ses grands scrupules, ses fureurs de nouille, tout son rataplan d’emmerdé. Sa fille, elle la trouvait con aussi d’avoir marié un cul pareil, à soixante-dix francs par mois, dans les Assurances. Moi, le moujingue, elle savait pas trop ce qu’elle devait encore en penser, elle m’avait en observation. C’était une femme de caractère.
Texte 5 : Proust Le côté de Guermantes La Pléiade page 633
A ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d’oxygène qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand’mère, entra elle-même dans l’antichambre où elle ne savait guère trouver M. de Guermantes. J’aurais voulu le cacher n’importe où. Mais persuadé que rien n’était plus essentiel, ne pouvait d’ailleurs la flatter davantage et n’était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me défendisse comme contre un viol par des: «Monsieur, monsieur, monsieur» répétés, il m’entraîna vers maman en me disant: «Voulez-vous me faire le grand honneur de me présenter à madame votre mère?» en déraillant un peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l’honneur était pour elle qu’il ne pouvait s’empêcher de sourire tout en faisant une figure de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui déclencha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il allait commencer toute la cérémonie complète du salut.
Texte 6 : La Bruyère Les caractères Les grands éditions du milieu du monde page 195
Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux. L'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles ; l'autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse. Le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme : celui-là a un bon fond, et n'a point de dehors ; ceux-ci n'ont que des dehors et une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple.
Texte 7 : Céline Lettres , La Pléiade page 248
À ALBERT MILON Rennes le lundi (1920?) Mon vieux, Il est bientôt minuit, je suis crevé de diverses fatigues, mais je veux t’en conter une bien excellente, la dernière de mon beau-père. À la suite de sa nomination dans la place de Directeur, l’entourage de S.E. le cardinal Dubourg (de Limoges) dont il était le médecin ordinaire, lui fait voir qu’il était bon de rompre avec un personnage officiel, docte mais compromettant. Son Excellence [sic] (qui n’est ni plus ni moins qu’un vieil Hystérique) se laissa faire la mort dans l’âme. Et le Directeur ne s’en fut plus comme il était coutume, escaladant d’un petit pas bref le raidillon de l’Archevêché. Mais le diable était là, et le petit père Follet est du dernier bien avec le diable, comme tu sais. Il y a quelques mois, Monseigneur pique une crise que le bon docteur Follet connait si bien), mais Monseigneur est prisonnier de la politique. Son Vicaire général veille, les concurrents, Darjot, Marquis, Lantier etc. etc. surveillent, font escorte, l’entourent, mais voilà, ils ne savent pas soigner Mgr, il n’y en a qu’un qui sait.., et Mgr le dit tout bas aux sœurs qui veillent sur son repos perdu. « Allez, mes sœurs, allez, leur dit-il, rue Duguesclin n°3, vous monterez l’escalier sombre, vous irez voir le Dr Follet et vous lui direz que suis victime de l’intransigeance de la secte et que je souffre, qu’il me donne quelque chose, car lui seul sait me guérir, les autres ne savent rien. Allez, mes sœurs, allez, mais dou-ce-ment... » Et les sœurs furent... Et le grand guérisseur les accueillit comme il convient avec des larmes. « Je l’aime Mgr, leur dit-il, je sais de quels bas calculs il est l’objet, je sais qu’on ne sait pas son mal, mais mon amour pour 1ui est plus fort que mon ressentiment, portez-lui ce remède (qu’il confectionna de façon suivante: Eau : 90% Bleu de méthylène : 1% Alcool : 9%) Et les sœurs revinrent par les rues secrètes où la pluie tombe depuis des siècles sans interruption. Et Mgr en voyant la magique potion reprit espoir en la vie, il but, et naturellement il fut bien mieux, bien mieux... Mais aujourd’hui, il fait grand froid dans l’Archevêché, Mgr a pris un rhume, Mgr a peur du ciel, où l’attend cependant une large place, et cet après-midi une sœur au pas feutré s’en fut rue Duguesclin. « Docteur, votre ami le cardinal voudrait vous voir.... » Lui (magnifique) : — Y pensez-vous, ma sœur, une maison où on me fit de tels affronts… qui pullule de ces médicaillons qui s’attachent à mon inviolable réputation... » (De plus en plus magnifique) «Y pensez-vous?. » (Plus doucement) : « Docteur, votre ami le cardinal est prêt à toutes les concessions... Il vous aime bien... Il parle de vous… surtout le soir… il tousse... » Lui : « Oui, oui, évidemment, mais enfin… je voudrais bien le voir… mais ce Vicaire général me gêne... » La sœur : « Oui, Monseigneur se doutait... Alors, ce matin, Monseigneur l’a désigné pour d’autres fonctions... Vous voyez, vous pouvez venir…» Et voilà comme fut vidé le Vicaire général, et pourquoi, à l’heure où je t’écris, le docteur Follet vainqueur quand même monte d’un pas ferme le petit raidillon que tu connais et qui grimpe à l’Archevêché — où il n’était pas entré depuis deux ans. Mais, avant de partir, il m’a montré ses poches bourrées d’instruments aussi inutiles que miroitants avec lesquels il va ausculter tous les orifices de Monseigneur, et dont « je tirerai, dit-il, des consolations concluantes et innombrables. Il m’aime déjà, mais il va m’adorer, quand je vais lui promettre une vie éternelle sur la terre. Les autres n’ont pas réussi parce qu’ils ne sauront jamais la médecine, tandis que moi, assure-t-il, je la connais... je la connais…dans les coins ». Voilà un petit fait de la province. J’ai pensé qu’il t’amuserait. À bientôt fin mars. Affectueusement. Louis. |
Maeoy 21/05/14
Forum Universitaire Jacqueline Maroy Séminaire 13 Année 2013-2014 le 21 mai 2014 Texte 1 : Julien Green Journal 1933 Plon Page 119
26 décembre. — Une blessure au genou m’a forcé à rester étendu sur le canapé du salon, presque toute la journée. J’ai lu Sense and Sensibility devant un grand feu de bûches. Délicieuse journée! Impression de sécurité profonde, voisine de cette paix qui passe l’entendement et dont il est question dans la Bible. De temps à autre, j’interrompais ma lecture pour regarder les flammes et respirer l’odeur du bois... Le procédé de Jane Austen consiste à opposer entre elles des qualités morales qu’elle s’efforce de personnifier, et si je trouve ce procédé un peu mécanique, je me rends au charme d’un écrivain, dont le sourire n’est jamais une grimace et à qui l’émotion n’arrache jamais un cri, car les personnes bien élevées ne crient point. Jane Austen reste toujours un peu en deçà de ce qu’elle veut dire, avec une réserve exquise qui n’est qu’à elle, mais son trait n’en est pas moins d’une netteté admirable. Auprès d’elle, Charlotte Brontë parait quelqu’un d’échevelé. Texte 2 : Jane Austen EMMA Archipoche Page 32 Mrs Goddard était la directrice d’une école secondaire, non d’un collège ou de l’un de ces établissements où l’on promet, par de longues phrases élégantes mais dépourvues de sens, de faire acquérir des connaissances, des arts et des sciences, ainsi que les règles morales de la bonne société, grâce à de nouveaux principes et à un nouveau système d’éducation, où les jeunes demoiselles, en payant un prix exorbitant, perdent ordinairement leur santé et ne tirent que de la vanité, mais une pension à l’ancienne mode, où, pour un prix raisonnable, les jeunes filles acquéraient quelques talents et pouvaient être envoyées pour les sortir du milieu familial et leur procurer une certaine éducation, sans courir le risque de les voir devenir des prodiges. Texte 3 : Jane Austen EMMA Archipoche Page 328 Le dîner était servi. Mrs Elton se leva avant qu’on l’en eût priée et, avant même que Mr Woodhouse se fût avancé pour offrir de la conduire dans la salle à manger, elle s’était écriée : Faut-il vraiment que je passe la première? je suis vraiment honteuse d’être toujours celle qui montre le chemin. L’empressement de Jane à aller chercher ses lettres n’avait pas échappé à Emma. Elle avait tout entendu et tout vu et, comme elle éprouvait quelque curiosité, elle aurait aimé savoir si la promenade sous la pluie du matin avait été récompensée. Elle soupçonnait que oui, que la sortie n’aurait pas été entreprise avec tant de résolution si la jeune fille ne s’était pas attendue à recevoir des nouvelles d’un être très cher, et qu’elle n’avait pas dû être vaine. Il lui semblait que Jane avait l’air plus heureux que d’habitude — son teint était plus éclatant et elle montrait plus d’entrain. Emma avait bien envie de poser une question ou deux sur la rapidité du transport du courrier d’Irlande et sur les tarifs postaux, mais elle s’en abstint. Elle était décidée à rien dire qui pût chagriner Jane Fairfax. Toutes deux suivirent les femmes mariées en se tenant par le bras, une apparence d’amitié qui convenait admirablement à leur grâce et à leur beauté.
Texte 4 : Jane Austen Raison et sentiments Christian Bourgois Page 10 Mrs. Dashwood avait ressenti si vivement ce procédé, et elle en voulait tellement à sa belle-fille, qu’elle aurait quitté immédiatement la maison à l’arrivée de cette dernière. Mais un entretien avec sa fille aînée la fit réfléchir sur la conséquence de cette résolution et le tendre amour qu’elle portait à ses trois enfants lui fit prendre finalement la résolution de rester et, à cause d’elles, d’éviter cette brouille avec son beau-fils. Elinor, sa fille aînée, dont l’opinion avait eu tant de poids, était douée d’une force d’intelligence et d’une netteté de jugement qui faisaient d’elle, bien qu’âgée seulement de dix-huit ans, le conseiller habituel de sa mère et lui permettaient de tempérer fort heureusement la vivacité de Mrs. Dashwood qui l’aurait entrainée bien des fois à des imprudences. Elle avait un cœur excellent; son tempérament était affectueux et ses sentiments profonds, mais elle savait les gouverner. C’était là une science que sa mère avait encore à apprendre et qu’une de ses sœurs avait résolu de ne jamais connaitre. Marianne disposait, à beaucoup d’égards, des mêmes moyens que sa sœur. Elle était sensée et perspicace, mais passionnée en toutes choses, incapable de modérer ni ses chagrins ni ses joies. Elle était généreuse, aimable, intéressante, bref, tout, excepté prudente. Elle ressemblait d’une façon frappante à sa mère. Elinor voyait, avec regret, l’excès de sensibilité de sa sœur; mais Mrs. Dashwood lui en faisait un mérite et s’en délectait. Elles s’entretenaient l’une l’autre dans la violence de leur affliction. La première vivacité de leur chagrin, qui les avait d’abord submergées, était volontairement renouvelée, recherchée, recréée au jour le jour. Elles s’y livraient entièrement, cherchant un surcroit de douleur dans toutes les réflexions qui pouvaient leur en apporter, et résolues à n’attendre de l’avenir aucune consolation.
Texte 5 : Jane Austen Northanger abbey Gallimard Page 16 Mme Allen fut si longue à s’habiller qu’elles n’entrèrent que tard à Pump-Room. La saison était en son plein. Les deux femmes se faufilèrent à travers la foule, tant bien que mal. Quant à M. Allen, il se réfugia d’emblée dans la salle de jeu, les abandonnant aux délices de la cohue. Avec plus de souci de sa toilette que de sa protégée, Mme Allen se frayait un chemin, aussi vite que le permettait la prudence, parmi la multitude qui obstruait la porte. Catherine serrait trop fort le bras de son amie pour que le remous d’une assemblée en lutte parvînt à les séparer. Mais, à sa grande stupéfaction, elle constata que s’avancer dans la salle n’était point du tout le moyen de se dégager de la foule. Celle-ci, d’instant en instant, semblait accrue. Une fois la porte passée, on trouverait aisément des sièges et l’on pourrait voir commodément les danses : cela – qu’elle s’était imaginé – ne correspondait nullement à la réalité. Avec une application opiniâtre, elles avaient atteint l’autre extrémité de la salle, et pourtant la situation ne changeait pas : des danseurs elles ne voyaient rien, que les hautes plumes de quelques dames. Elles se remirent en marche : justement elles venaient de découvrir, dans le lointain, une place convenable. Par force et par ruses elles y parvinrent, et les voilà maintenant au haut de gradins d’où Mlle Morland, dominant la foule, se rendait compte des dangers de son récent passage à travers elle. Spectacle splendide, et, pour la première fois, elle commença à se sentir dans un bal. Elle avait grande envie de danser, mais ne connaissait personne. Texte 6 :Jane Austen EMMA Archipoche Page 334 Seul John Knightley restait muet d’étonnement. Ce qui le frappait aussi vivement, c’était de voir un homme qui aurait pu passer la soirée tranquillement chez lui, après une journée consacrée aux affaires, à Londres, et qui s’était remis en route et avait parcouru à pied un demi-mille pour se rendre chez quelqu’un d’autre, afin d’avoir le plaisir de se retrouver en compagnie mixte jusqu’à l’heure du coucher, et de terminer la soirée dans le bruit, en faisant des efforts de politesse : un homme qui était en mouvement depuis huit heures du matin et qui aurait pu à présent s’asseoir tranquillement, qui avait beaucoup parlé et qui aurait pu conserver le silence, qui s’était trouvé plusieurs fois dans la foule et qui aurait pu être seul! Et cet homme avait renoncé à la tranquillité et à son indépendance auprès de sa propre cheminée, par une froide soirée d’avril où tombait du grésil, afin de retrouver des mondanités ! Si encore il avait d’un signe invité sa femme à rentrer sans plus tarder avec lui, on aurait compris ses motifs, mais son arrivée allait plutôt contribuer à prolonger la soirée qu’à l’abréger. John le considéra d’un air stupéfait, puis haussa les épaules et déclara: — Je ne l’aurais jamais cru, même de lui.
Texte7 : Jane Austen EMMA Archipoche Page 40 Emma voulut ensuite savoir: — Quel genre d’homme est Mr Martin? — Oh! il n’est pas beau, pas beau du tout. D’abord je l’ai trouvé quelconque, maïs maintenant je le trouve mieux. Vous savez que cela arrive toujours, avec le temps. Mais ne l’avez-vous jamais vu? Il vient souvent à Highbury; il y passe chaque semaine pour aller à Kingston. Il vous a croisée bien des fois. — C’est possible, et je l’ai peut-être vu cinquante fois sans savoir qu’il s’agissait de lui. Un jeune fermier, à pied ou â cheval, est le dernier des hommes qui puisse exciter ma curiosité. Les riches paysans sont justement les gens avec qui je sens que je n’ai rien de commun. Des hommes qui sont un degré ou deux au-dessous d’eux, avec une bonne apparence, pourraient m’intéresser. J’aurais lieu d’espérer être utile à leur famille, d’une manière ou d’une autre, mais un riche paysan n’a nul besoin de moi; il est, dans un sens, d’une condition supérieure à celle qui mérite mon attention, et inférieure dans un autre.
Texte 8 : Virginia Woolf L’art du roman Seuil Page 116 Nous ne pouvons pas en dire autant de Jane Austen; elle est absente, ce qui a pour effet un détachement de notre part vis-à-vis de son œuvre qui, en dépit de tout ce qu’elle a d’étincelant et de vivant, garde quelque chose de distant, de complet en soi. Le génie de Jane Austen l’obligeait à cette absence. Une vision si vraie, si claire, si saine n’aurait pas toléré la diversion, même délibérée, ni permis à l’expérience réelle mais éphémère d’une femme de colorer ce qui devait rester pur de toute personnalité. Aussi, bien qu’elle ait peut-être sur nous moins d’emprise, nous satisfait-elle plus. Ce peut être en effet l’individualité même de l’auteur qui nous fatigue de lui. Jane Austen, qui a si peu de singularité, ne nous fatigue pas, et elle ne fait pas naître en nous le désir de lire ces auteurs dont la méthode et la langue diffèrent complètement des siennes. Au lieu d’avoir hâte, la dernière page finie, de partir en quête de quelque chose qui fasse contraste ou complément, quand nous avons lu Pride and Prejudice nous faisons une pause. Cette pause est le résultat d’une satisfaction qui ramène notre esprit vers ce que nous venons de lire au lieu de l’entraîner vers quelque chose de nouveau. Une satisfaction qui est, par sa nature, réfractaire à l’analyse, car la qualité qui nous satisfait est la somme de nombreux éléments différents, de sorte que si nous nous mettons à louer Pride and Prejudice pour ses diverses qualités — son esprit, sa vérité, sa profonde puissance de comique — nous ne l’aurons néanmoins pas loué pour la qualité qui est la somme de toutes les autres. C’est alors que l’esprit, réduit à l’impuissance, échappe au dilemme et a recours aux images. Nous comparons Pride and Prejudice à quelque chose d’autre parce que, ne pouvant définir plus complètement notre satisfaction, tout ce que nous pouvons faire c’est de trouver quelque chose qui lui ressemble et, en lui donnant ainsi une autre forme, de nourrir l’illusion que nous l’expliquons, alors qu’en fait nous la regardons simplement d’une manière nouvelle. Dire que Pride and Prejudice est comme un coquillage, une gemme, un cristal ou toute autre image à notre choix, c’est voir la même chose sous une apparence différente. Pourtant, si nous comparons Pride and Prejudice à un objet concret, c’est peut-être parce que nous essayons d’exprimer cette impression, que nous avons imparfaitement dans d’autres romans mais ici avec netteté, d’une qualité qui n’est pas dans l’histoire mais au-dessus d’elle, qui n’est pas dans les choses elles-mêmes mais dans leur arrangement. |
Raynal-Mony 07-11-14
Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 2 Année 2014-2015 le 7 novembre 2014
Bacon : Pour le bien du genre humain
129 - Il nous reste à dire quelques mots sur l'excellence de la fin à poursuivre. Placés plus haut, ces mots auraient pu sembler un vœu pieux ; mais, à présent que l'espérance a été rétablie et les préjugés défavorables supprimés, ils prendront peut-être plus de poids. Si nous avions par nous-même tout accompli et tout achevé, sans appeler souvent autrui à partager nos travaux et à s'y associer, nous nous serions abstenu d'un tel langage, de crainte qu'il ne fût pris comme l'éloge de notre mérite. Mais puisqu'il nous faut aiguiser le zèle des autres hommes, susciter et enflammer leur ardeur, il convient que nous remettions devant leur esprit certaines pensées. Et d'abord, il semble bien que l'introduction de grandes inventions tienne de loin le premier rang parmi les actions humaines ; c'est ainsi qu'en jugèrent les âges anciens. Ils rendirent en effet des honneurs divins aux inventeurs ; mais à ceux qui méritèrent bien dans les affaires publiques, [...] ils se contentèrent de décerner les honneurs des héros. Et, à bien comparer les choses, on appréciera certainement la justesse de ce jugement rendu par l'antiquité. En effet, les bienfaits des inventions peuvent s'étendre à tout le genre humain, les bienfaits publics sont bornés à certaines nations ; ceux-ci ne durent pas au-delà de quelques générations, ceux-là sont presque perpétuels. Le redressement d'une situation, dans les affaires publiques, ne va pas le plus souvent sans violence ni trouble ; mais les inventions répandent leurs bienfaits, sans nuire à personne et sans coûter de larmes. On peut aussi regarder les inventions comme de nouvelles créations et des imitations des œuvres divines, ainsi que l'a bien chanté le poète (Lucrèce, De natura rerum, VI, 1-3). Il paraît remarquable que Salomon, pourtant comblé de tous les biens, n'ait rien tourné de ceci à sa propre gloire, mais qu'il ait déclaré : La gloire de Dieu est de cacher les choses, la gloire du roi est de les rechercher (Prov 25.2). Qu'on daigne aussi songer à la différence qui existe entre la vie des hommes dans les pays les plus civilisés de l'Europe et celle dans les territoires les plus sauvages et barbares des Nouvelles Indes ; on la jugera assez grande pour justifier la formule : l'homme est un dieu pour l'homme, non seulement à cause des services et des bienfaits que les hommes peuvent se rendre, mais encore par la comparaison des conditions. Et cette différence ne vient pas du sol, du climat, ni de la constitution physique, mais des arts. Il est bon également de relever la force, la vertu, les conséquences des choses inventées ; qualités qui ne se présentent nulle part plus clairement que dans ces trois inventions, inconnues des anciens, et dont les commencements, quoique récents, demeurent obscurs et sans gloire ; l'imprimerie, la poudre à canon et la boussole. Elles ont toutes trois changé la face et la condition des choses, sur toute la terre ; la première dans les lettres, la seconde dans la guerre, la troisième dans la navigation. Il s'en est suivi d'innombrables changements si considérables qu'aucun empire, aucune secte, aucune étoile ne semble avoir exercé davantage de puissance et d'influence sur les affaires humaines, que ne l'ont fait ces arts mécaniques. Il ne sera pas inopportun non plus de distinguer trois genres et comme trois degrés d'ambition ; le premier comprend ces hommes qui sont avides d'accroître leur propre puissance au sein de leur pays ; c'est le genre le plus commun et le plus vil. Le second comprend ceux qui s'efforcent d'accroître la puissance et l'empire de leur patrie au sein du genre humain ; ce genre montre plus de dignité, mais non moins d'avidité. Mais qu'un homme travaille à restaurer et à accroître la puissance et l'empire du genre humain lui-même sur l'univers, cette ambition-là (s'il faut encore la nommer ainsi) est sans doute plus sage et plus noble que les autres. Or l'empire de l'homme sur les choses repose tout entier sur les arts et les sciences. Car on ne gagne d'empire sur la nature qu'en lui obéissant. Ceci encore : si l'utilité d'une unique invention particulière a tellement frappé les hommes qu'ils ont jugé supérieur à l'humanité celui qui a pu par un bienfait s'attacher tout le genre humain, combien il paraîtra plus noble encore d'inventer ce par quoi toute autre chose peut être aisément inventée ! Et pourtant (en toute vérité), de même que, malgré tout ce que nous devons à la lumière, puisque grâce à elle nous pouvons nous mettre en marche, pratiquer les arts, lire, nous reconnaître mutuellement, sa simple vision est cependant chose plus précieuse et plus belle que ses multiples usages, de même certainement l'examen des choses telles qu'elles sont, sans superstition ni imposture, sans erreur ni confusion, renferme en lui-même plus de dignité que tout le fruit des inventions. Enfin, si l'on objecte le détournement des sciences et des arts aux fins de la malignité, du luxe et des autres vices, que personne ne s'émeuve ! Car on peut en dire autant de tous les biens de ce monde, talent, courage, force, beauté, richesse, lumière même, et ainsi de suite. Laissons seulement le genre humain recouvrer son droit sur la nature, qui lui appartient de don divin, et rendons lui son pouvoir ; une droite raison et une sage religion en régleront l'exercice. Bacon, Novum Organum (1620) ; trad. M. Malherbe, J.-M. Pousseur, Paris, puf, 2004 |
Ratnal-Mony 23-05-14
GGalilée et Kepler C'est seulement depuis quelques heures que j'ai reçu ton livre [Mysterium cosmographicum, Tübingen, 1596], qui m'a été apporté par Paul Homberger. Puisque Paolo [Sarpi] lui-même m'a signalé qu'il allait retourner en Allemagne, j'ai pensé que cela eût été considéré réellement comme une ingratitude de ma part de ne pas exprimer par cette lettre mes remerciements pour ton présent. Donc, accepte mes remerciements et, en outre, ma gratitude pour avoir voulu saisir cette occasion de m'inviter à devenir ton ami. De ton livre, je n'ai lu jusqu'à présent que la préface, mais grâce à elle j'ai pu comprendre tes intentions. Assurément je me félicite beaucoup de trouver un compagnon tel que toi dans la recherche de la vérité et même un pareil ami de la vérité elle-même. C'est en effet une chose misérable que ceux qui recherchent la vérité, et qui ne poursuivent pas une façon perverse de philosopher, soient si peu nombreux. Mais puisque ce n'est pas le lieu de déplorer les misères de notre siècle, mais plutôt de me réjouir avec toi de tes très belles découvertes dans la confirmation de la vérité, je me contenterai d'ajouter (et de promettre) que je lirai soigneusement ton livre et avec équité, car je suis certain d'y trouver des choses très belles. Je le ferai d'autant plus volontiers que je suis venu à l'opinion de Copernic il y a déjà plusieurs années et que j'ai découvert, à partir de cette hypothèse, la cause de nombreux effets naturels qui sont assurément inexplicables au moyen de l'hypothèse commune ; j'ai composé beaucoup de démonstrations et la réfutation de beaucoup d'arguments contraires, mais jusqu'à présent je n'ai pas osé publier tout cela, étant épouvanté par le sort de notre maître lui-même, Copernic : sans doute s'est-il acquis auprès de quelques-uns une gloire immortelle, mais pour un nombre infini de gens il passe pour ridicule et mérite d'être condamné ; j'oserais assurément publier mes pensées s'il y avait plus de gens de la sorte, mais comme ce n'est pas le cas, je remettrai pareil travail à plus tard. Le temps presse, j'ai hâte de lire ton livre [...] Galilée à Johannes Kepler, Padoue, le 4 août 1597 ------------------ J'ai reçu tes deux lettres, très érudit Kepler ; à la première, rendue publique par tes soins [Dissertatio cum Nuncio Sidero], je répondrai dans une autre édition de mes observations ; dans l'attente, je te remercie pour ta sincérité et la grandeur de ton génie, car tu es le premier et presque le seul qui, après un bref examen, a fait entièrement crédit à mes affirmations ; à ta seconde lettre, reçue il y a peu, je vais répondre très brièvement, car il me reste très peu d'heures pour écrire. Tu m'indiques d'abord que tu disposes de quelques lunettes, mais sans la qualité suffisante pour faire voir très grands et très clairs les objets les plus éloignés, et que pour cela tu attends la mienne. Le très bon instrument dont je dispose, et qui agrandit plus de mille fois les apparences, n'est toutefois plus à moi : le Sérénissime Grand-Duc de Toscane me l'a en effet demandé pour le placer dans sa tribune et là, parmi des objets plus illustres et plus précieux, le conserver en mémoire éternelle de l'événement. Tu demandes, très cher Kepler, d'autres témoins. Je produis le Grand-Duc de Toscane, qui dans les derniers mois a très souvent observé à Pise avec moi les planètes médicéennes [les satellites de Jupiter], m'a remis à mon départ un cadeau de plus de mille écus d'or, et depuis peu me rappelle dans ma patrie avec un salaire égal à mille écus par an, avec le titre de Philosophe et Mathématicien de son Altesse, de plus sans aucune obligation, et m'accordant toute tranquillité et loisir afin de mener à bonne fin mes livres sur les mécaniques, la constitution de l'univers, ainsi que sur le mouvement local, naturel et violent, dont je démontre géométriquement de nombreuses propriétés, inédites et admirables. […] Je mets en avant Jules, frère de Julien le très illustre ambassadeur du Grand-Duc, qui observa plusieurs fois les planètes à Pise avec beaucoup d'autres membres de la cour. Mais si mon adversaire [Martin Horky] est lui-même un témoin, pourquoi en désirer davantage ? A Pise, cher Kepler, à Florence, à Bologne, à Venise, à Padoue, bon nombre de personnes les ont vues ; tous se taisent et hésitent ; car pour la plupart ils n'identifient en fait de planètes ni Jupiter ni Mars, et à peine la lune. […] Je souhaite, cher Kepler, que nous rions de la si manifeste sottise du vulgaire. Que diras-tu des éminents philosophes de cette université qui, avec l’entêtement de l'aspic, et malgré mes offres répétées à dessein plus de mille fois, n'ont jamais voulu voir ni les planètes, ni la lune, ni la lunette ? Ils se sont bouché celui-ci les oreilles, ceux-là les yeux, contre la lumière de la vérité. Ce genre d'hommes pense en effet que la philosophie est une sorte de livre comme l'Enéide et l'Odyssée, et que la vérité doit être cherchée non dans le monde ou la nature, mais dans la confrontation des textes (je me sers de leurs mots) […] Porte-toi bien, homme savantissime, et garde moi ton amitié. Galilée à Johannes Kepler, Padoue, le 19 août 1610 Philosophe et Mathématicien du Grand-Duc de Toscane |