FORUM
UNIVERSITAIRE
DE
L' OUEST-
PARISIEN

logo-DEPT-HDS-w

 

Nouveau :

facebook-icon

La Démocratie dans la République Romaine

Le mardi 18 octobre 2005

Par Jean-Christian DUMONT
Professeur université Paris X

La démocratie à Rome ? Il paraît paradoxal de parler de démocratie dans une société aussi inégalitaire, aussi autoritaire que celle de la Rome antique. Il paraît paradoxal de parler de démocratie là où les institutions concentrent le pouvoir entre les mains de quelques oligarques et restreignent, au point de les rendre inexistantes, les libertés d’expression, de manifestation, d’association.

Et pourtant, ce sont les Anciens eux-mêmes qui ont élaboré le concept, ce sont des politologues grecs et romains qui ont estimé que le régime romain était partiellement démocratique, des hommes politiques romains qui ont lutté ou prétendu lutter pour un supplément de démocratie dans les institutions.

Les penseurs grecs ont établi une typologie classificatrice des régimes politiques. L’élément discriminant est le détenteur du pouvoir et l’on distingue trois possibilités : ou bien ce détenteur est unique, ou bien la direction des affaires publiques est confiée à un groupe de citoyens compétents, ou bien au peuple tout entier.

Rome-antique-Small

Dans le premier cas, on a une « monarkhia », une « monarchie » — nous avons conservé le mot — ou encore une « basiléia », une « royauté ».

Dans le second cas, on parle d’une « aristokratia », une «aristocratie », « gouvernement des meilleurs ».
Dans le troisième cas, c’est une « dêmokratia », « démocratie » ou encore « pouvoir du peuple ».

Chacun de ces régimes est miné par des dangers et des vices internes, qui les rendent fragiles et risquent de les changer en d’autres régimes qui sont à la fois leur jumeau et leur contraire. Un roi règne grâce au consensus de ses concitoyens, — ni les auteurs grecs ni les auteurs latins ne parlent de ses « sujets » — et les persuade du bien fondé des mesures qu’il prend. S’il ne règne plus que par la peur et la force, la monarchie devient une « tyrannie » ; les aristocrates, qui font passer leur intérêt personnel avant l’intérêt de la collectivité, changent leur régime en une oligarchie ; lorsque le peuple ne respecte plus ses propres règles et cède à des impulsions irrationnelles, la démocratie devient alors une « ochlocratie », c’est-à-dire « pouvoir de la foule ».
Ces régimes négatifs, tyrannie, oligarchie, ochlocratie engendrent à leur tour des révoltes qui établissent de nouvelles constitutions, parmi les bonnes constitutions, mais celles-ci succomberont à leur tour à leurs faiblesses intrinsèques, et la vie politique des cités se résume à de suites de bouleversements constitutionnels souvent sanglants.

Le choix entre les trois régimes fondamentaux, royauté, aristocratie, démocratie, indiffère puisque aucun d’eux n’a la capacité de durer, tandis que la stabilité doit être le premier objectif d’une bonne politique. Il en irait autrement avec une constitution mixte qui associerait des éléments monarchiques, aristocratiques, démocratiques.

On ignore quels sont les premiers politologues qui ont élaboré la théorie de la « miktè politéia » (« la constitution mixte »). On a pu repérer des antécédents chez Thucydide, Platon ou Aristote, mais le premier exposé complet que nous en possédions est dû à l’historien Polybe, au second siècle avant notre ère. Polybe, bon connaisseur et admirateur de Rome, attribue en partie les succès des Romains, qui les ont rendus maîtres du monde, à l’excellence de leur constitution : cette excellence tiendrait à son caractère mixte.

Platon-Aristote-Small
Platon et Aristote

Je rappelle brièvement quels sont les principaux organes de l’État Romain.

Premièrement, il existe ce que nous appellerons un gouvernement de ceux que l’on appelle les magistrats. D’une part, les magistrats sont élus pour un an, d’autre part hiérarchisés : il faut avoir assumé une magistrature inférieure pour pouvoir prétendre se faire élire à la magistrature supérieure.
Les magistratures sont, en outre, collégiales : un magistrat ne peut rien faire contre la volonté de son ou de ses collègues de même rang, ni contre la volonté d’un magistrat supérieur. La magistrature suprême est le consulat exercé par deux consuls : ceux-ci ont, à Rome même, des attributions importantes. À l’extérieur, à la tête des armées, ils ont un pouvoir absolu.

Second organe important : le Sénat, une assemblée de trois cents ou six cents membres suivant les époques, recrutés essentiellement parmi les anciens magistrats. Ceux des magistrats qui ont l’initiative des lois, consuls et préteurs, doivent d’abord soumettre leur projet de loi à l’agrément du Sénat. Le Sénat a la haute main sur la politique étrangère, la guerre, la paix, les traités, et également sur les recettes et les dépenses de l’État.

senateur-small
Sénateur

En troisième lieu viennent les comices, ou assemblées du peuple : c’est le peuple qui élit les magistrats, c’est le peuple qui vote les lois et ce fut, jusqu’à une certaine époque, le peuple qui, en cas de crise grave, condamnait ou absolvait les accusés par son vote.

Si l’on considère, dit Polybe, le pouvoir des consuls, on a affaire à une quasi-royauté, mais ces substituts de rois que sont les consuls ne peuvent rien faire sans l’avis contraignant du Sénat. Et qui considère le Sénat, assemblée de personnages que caractérisent leurs compétences, pensera qu’il s’agit d’une aristocratie ; qui considère l’importance du peuple, sans lequel les magistrats et les lois n’existeraient pas, jugera que Rome est une démocratie. 
En réalité, la constitution romaine est indissociablement à la fois monarchique, aristocratique et démocratique, et aucun des trois éléments qui incarnent ces formes de régimes, consul, Sénat, peuple, ne peut se passer des deux autres.

Cicéron, dans son « De Republica », reprend à son compte l’analyse de Polybe. Je ne sais ce que Polybe dirait de notre constitution : probablement qu’elle est mixte. Inversement, j’ajouterais qu’à s’en tenir, comme le fait Polybe, aux grandes lignes de la constitution, pour nous, modernes, qui avons inventé la démocratie représentative, selon nos critères, étant donné que directement ou indirectement, les magistrats élus et les sénateurs anciens élus proviennent du suffrage populaire, le régime romain est parfaitement démocratique.

ciceron
Cicéron

Et pourtant ! Il convient de clarifier ce qu’on entend par « peuple », ou comment on fait manifester au peuple sa volonté, comment vote-t-il ? Les deux questions tendent à se rejoindre.

Le peuple, par principe, c’est l’ensemble des citoyens mâles qui ont accompli les rites de passage à l’âge adulte, ce qui se pratique, sans règle fixe, entre quinze et dix-huit ans. Sont exclus, cela va sans dire, les femmes et les esclaves. Sur ce point, Rome est un peu plus libérale que les autres cités antiques : les anciens esclaves, affranchis, deviennent citoyens de plein droit avec le droit de suffrage, constitutif de la citoyenneté romaine, contrairement à ce qui se passait, par exemple, à Athènes où les affranchis étaient rangés dans la catégorie des étrangers résidents, les métèques.

Mais comment le citoyen exerce-t-il son droit de vote ? Tout d’abord, le vote est-il secret ? Au début, c’est-à-dire pendant trois cents ou trois cent cinquante ans de République, la question ne s’est pas posée : à l’appel de son nom, l’électeur se présentait et disait à haute voix son vote au magistrat et à ses scribes qui l’enregistraient sur leurs tablettes.
Il a fallut de longues revendications et luttes politiques pour obtenir que le vote se fasse par bulletin écrit : le citoyen inscrivait son vote avec un stylet sur une tablette, c’est-à-dire une petite planche de bois recouverte de cire, ce qui, entre parenthèses, éliminait du vote les illettrés. Il y en avait certainement beaucoup. La solution équivalente à nos isoloirs était celle du pont. L’urne, dans laquelle l’électeur déposait son bulletin, se trouvait placée sur une estrade précédée d’un fossé profond : on y accédait par « un pont », une passerelle étroite où l’on ne pouvait passer qu’un à un. L’électeur, seul devant l’urne, écrit sur sa tablette sans qu’on puisse le voir. L’instauration de ce dispositif est due au dirigeant démocrate Marius.

Marius-small
Marius

Les réunions électorales du peuple s’appellent « comices ». Le scrutin est à deux degrés : le corps électoral est divisé en unités de vote, appelées dans un cas « centuries », dans l’autre « tribus ».
Dans chaque unité de vote, on enregistre, s’il s’agit d’une loi, la majorité de « oui » ou de « non », s’il s’agit d’une élection, celui des candidats qui a obtenu le plus de voix. 
Les centuries ou les tribus ne votent pas toutes simultanément, mais l’une après l’autre et, après le vote de chacune, on dépouille et l’on proclame le résultat partiel : dès qu’une majorité est atteinte, on arrête les opérations.

Prenons un exemple. Le corps civique est divisé en 35 tribus : on propose au peuple de se prononcer par tribus sur une loi. Chaque tribu est appelée à voter l’une après l’autre. Après le vote de chacune, on proclame si elle a voté « oui » ou « non ». La majorité de 35 est 18. Dès qu’on a obtenu 18 « oui » ou 18 « non », on arrête le vote dont la poursuite serait inutile.

Les magistrats supérieurs, consuls et préteurs, sont élus par les comices centuriates, par centuries ; les magistrats inférieurs, questeurs et édiles, sont élus par les comices tributes.

Les lois sont votées par les comices tributes si elles sont proposées par les tribuns de la plèbe, personnages élus qui, en théorie, ne sont pas des magistrats, mais possèdent de nombreux pouvoirs et ont l’initiative des lois.

Les consuls et les préteurs, qui ont aussi l’initiative des lois, devraient normalement les soumettre aux comices centuriates mais, à la fin de la République, ils ont de plus en plus recours aux comices tributes.

Curie-small Orateur-romain Forum-republicain-small

Curie, Orateur romain, Forum républicain

La grande différence entre les systèmes centuriate et tribute tient à ce que le premier répartit les citoyens selon des critères censitaires, le second selon des critères territoriaux. 
Dans le système centuriate, on distingue, d’après leur niveau de fortune, cinq classes de citoyens.
Sont hors classe ceux qui ne possèdent rien du tout. 
On les appelle « prolétaires », « proletarii », c’est-à-dire ceux qui ne possèdent d’autre richesse que leurs enfants, ou encore « capite censi », « ceux qui ne sont recensés comme citoyens que parce qu’ils ont une tête ». 
Sont aussi hors classe, ou au-dessus des classes, les sénateurs et les chevaliers.
Il y a 193 centuries. 18 sont attribuées aux sénateurs et aux chevaliers, 80 à la première classe, une aux prolétaires.
Les prolétaires représentent peut-être de 40 à 50 % de la population, ce qui voudrait dire que 40 ou 50% de la population n’ont droit qu’à un cent quatre-vingt treizième de la souveraineté populaire. Cependant, ceci reste tout à fait théorique car, en fait, les prolétaires ne voteront jamais.
En effet, sur 193 centuries, la majorité commence à 97.
La première classe, la plus riche, plus les chevaliers et les sénateurs, qui ont un cens respectivement quatre et dix fois plus élevé, totalisent 98 centuries. Ils votent en premier et, ensuite, on suit l’ordre décroissant des richesses. Il n’y a pas d’exemple qu’on ait fait voter au-delà de la deuxième classe, puisque l’on arrête les opérations dès qu’une majorité est acquise.

Le système centuriate fait en réalité de la démocratie vue par Polybe une oligarchie ploutocratique.

J’ai dit, plus haut, que la question de savoir ce qu’on entendait par « peuple », et celle de sa façon d’exercer son droit de vote, se confondaient. En effet, Cicéron affirme que le peuple qui s’exprime dans les comices centuriates est le seul peuple authentique.

Dans les comices tributes, comme la répartition se fonde sur des données territoriales, et non plus censitaires, on pourrait penser que cette procédure est plus démocratique. Elle l’est, certes, mais juste un peu plus.

7collines-small
Les 7 collines de Rome

Tous les votes, centuriates ou tributes, ont lieu dans un endroit unique, à Rome, au Champ de Mars. Parmi les 35 tribus, on compte 4 tribus urbaines et 31 tribus rurales, ce qui donne une majorité constante aux ruraux, ce qui ne correspond déjà certainement pas aux proportions respectives des deux catégories, les citadines pouvant représenter de 25 à 30 % du tout.

La ruralité de la noblesse, qui a ses maisons ou ses palais à Rome, et ses domaines et ses origines ailleurs, est une fiction. Il n’en va pas de même pour les autres ruraux, disséminés dans toute l’Italie.
Ce qu’on appelle « Italie » sous la République Romaine est sans doute moins étendue que l’Italie actuelle. Ni la plaine du Pô, ni la Sardaigne, ni la Sicile n’en font partie. Mais on doit penser aux difficultés de communication à l’époque : il est difficile de faire plus de quarante à cinquante kilomètres par jour. Il faut être à la fois très aisé et passionné par les questions politiques pour se rendre à Rome afin d’y voter, peut-être quinze à vingt fois par an. On vote, en effet, très souvent à Rome : élections annuelles et séparées les unes des autres de six ou sept catégories de magistrats et vote sur de nombreuses propositions de lois.

Paradoxalement, on trouvera dans les comices tributes l’élite de fortune qui a en main les comices centuriates et, outre les 4 tribus urbaines, dans les autres, des citoyens d’origine rurale, résidant à Rome, qui eux peuvent être très pauvres, mais l’ensemble n’est guère représentatif.

Durant sa dictature, César a restauré et agrandi, au Champ de Mars, les « saepta », les enclos où les électeurs attendent en file pour aller voter. Ces enclos peuvent désormais accueillir jusqu’à 70.000 personnes. Combien y-a-t-il, à la même époque, de citoyens ayant atteint l’âge d’homme, donc possédant théoriquement le « ius suffragii », « le droit de vote », élément constitutif de la citoyenneté ? Un million. La disproportion entre ces deux chiffres illustre le peu d’influence, en fait, du peuple sur la politique romaine, et le caractère illusoire de la « démocratie » que Polybe croyait y voir.

Il n’empêche que la vie politique romaine est animée ou colorée par l’affrontement de deux tendances, celles des « Optimates » et celles des « Populares ». 
« Optimates », que les traducteurs se contentent le plus souvent de transcrire en français, « optimate » signifiant « ceux qui appartiennent au groupe des meilleurs ».
« Populares » (populaires), désigne les défenseurs du peuple et de ses droits. 
Les historiens anciens d’expression grecque, Plutarque, Dion Cassius, Appien, traduisent ces deux termes par « aristokratikoï » — je ne traduis pas — et pour le second par « dêmokratikoï » ou plus souvent « dêmotikoï », ce qui a le même sens, c'est-à-dire « partisan du peuple », du pouvoir du peuple.

Les historiens récents emploient souvent les expressions « parti aristocratique » ou « des optimates », « parti populaire » ou « parti démocratique », à propos de Rome, ce qui est admissible à condition que l’on précise qu’il ne s’agit de rien de comparable aux partis modernes, associations avec leurs adhérents, leurs cartes, leurs statuts. À Rome, il s’agit de groupes informels et instables, prônant certains principes, certaines valeurs, développant certains thèmes de propagande.

À Rome, avec sans doute des antécédents, l’action des « populares », et les théories qui la sous-tendent, se sont surtout développées à partir des années 135-130 avant Jésus-Christ, autour de Tiberius Gracchus.

Le problème central et déclenchant fut celui du droit du citoyen sur la terre. Les Romains avaient accru leur territoire par la conquête progressive d’abord de l’Italie. Les peuples vaincus devaient signer avec Rome un traité d’alliance inégal, et abandonner une partie de leurs terres. Les terres confisquées devenaient théoriquement propriété commune de la collectivité, « ager publicus » (terre publique). Elles étaient divisées, généralement, en petits lots et attribuées, moyennant un loyer symbolique, à des citoyens, le plus souvent aux soldats mêmes qui les avaient conquises.

Les Romains pratiquaient tous les cinq ans un recensement de leur population : de 164 à 136, on constate une diminution régulière qui inquiète certains milieux dirigeants.
On cherche la cause et le remède.
La cause résiderait dans une paupérisation d’une partie de la paysannerie. D’une part, une grande partie de l ‘« ager publicus » aurait été accaparée par les classes riches, sénateurs et chevaliers. Les mêmes, d’autre part, se seraient trouvés en mesure de prêter à intérêt – des semences ou de l’argent – aux détenteurs de petits lots en difficulté, et de s’emparer de leurs terres s’ils ne pouvaient pas rembourser. D’où la multiplication des paysans sans terre et ne se reproduisant plus, et la chute de la démographie mettait en danger le potentiel militaire de Rome.
Il existait, semble-t-il, une législation antérieure, peut-être très ancienne, qui limitait l’occupation de l ‘ « ager publicus » à 500 jugères, soit 125 hectares.

Tiberius Gracchus, tribun de la plèbe, propose une loi qui tend à confisquer ce qui dépasse la norme légale, et de le redistribuer à des citoyens pauvres. Il s’agit d’un retour à la légalité et, en quelque sorte, d’une restitution de ce qui avait été accaparé, qui était le bien commun, « ager publicus », à un plus grand nombre de citoyens, pour la survie de l’ensemble de la collectivité romaine.

Les sénateurs sont parmi les plus gros accapareurs et le Sénat marque son hostilité. Les électeurs affluent des campagnes et la loi risque d’être votée. Les tribuns de la plèbe forment un collège de dix personnes. Comme dans les collèges de magistrats, les tribuns sont égaux entre eux, et il suffit que l’un d’eux s’oppose à une décision d’un collègue pour que celle-ci soit annulée.
On corrompt un autre tribun, nommé Octavius, à moins que lui-même, propriétaire foncier, ne soit lésé par la loi. Toujours est-il qu’il en interdit le vote. Tiberius Gracchus considère que les tribuns sont élus pour défendre et servir le peuple et que, s’ils ne le font pas, ils doivent se démettre. S’ils ne se démettent pas, c’est au peuple d’en tirer les conséquences.
Octavius ne changeant pas d’avis et ne se démettant pas, Tiberius Gracchus propose une loi pour révoquer Octavius du collège des tribuns.
La loi est votée. Elle est sans précédent, en un sens illégale mais, pour Tiberius Gracchus, la souveraineté vient du peuple, et si le peuple a voté la loi, la coutume ne saurait prévaloir contre.

La loi agraire est ensuite votée sans encombre, mais comme Gracchus craint que l’application en ne soit mal faite, il se présente à nouveau aux élections pour être tribun l’année suivante. C’était encore une prétention sans précédent. Devant le refus du consul d’agir, Scipion Nasica, le grand pontife, appelle à l’émeute et Tiberius Gracchus est tué.

Les consuls et le Sénat entérinent et mènent des poursuites contre les partisans de Gracchus.

C’est le début d’un siècle de violences et de guerre civiles qui se feront en partie, au moins jusqu’à la mort de César, au nom de deux principes opposés : le conservatisme et la démocratie, tous deux s’appuyant sur la tradition, diversement interprétée.

Dix ans après, Caius Gracchus, le frère de Tiberius, lui-même tribun de la plèbe, reprend la politique de son frère, avec plus d’ampleur et de prudence à la fois. Il sait ménager les alliés italiens, que la loi de son frère avait lésés, il pense à leur donner la citoyenneté romaine, ce qui sera acquis quelque quarante ans plus tard, il desserre l’entente des gens riches en créant une opposition entre sénateurs et chevaliers, il rationalise, mais moralise aussi l’exploitation des provinces en organisant la collecte des impôts et en donnant le moyen aux collectivités provinciales de se plaindre contre les extorsions de gouverneurs romains.

En deux ans de tribunats — il est parvenu, lui, à se faire réélire —, Caius Gracchus fait passer un éventail impressionnant de lois profondément réformatrices. Certaines visent à la protection de ce qu’on appelle la plèbe : une loi frumentaire fixe un prix maximum pour le blé, une loi agraire réactive celle de Tiberius, une loi militaire interdit d’enrôler des soldats de moins de 17 ans et établit que l’équipement du soldat serait dorénavant fourni par l’État, une loi judiciaire prévoit que les citoyens romains condamnés à mort pourront faire appel : les comices tributes jugeront alors en dernier.

D’autres mesures ou projets modifient la vie politique ou tentent de la modifier : un magistrat déposé ne pourrait plus être ni sénateur ni magistrat – ce projet ne passera pas. Les sénateurs ne pourront plus être juges, les chevaliers les remplaceront. Les alliés de droit latin - c’est-à-dire qui ont l’intermariage avec les Romains et peuvent acquérir des biens garantis par le droit romain, mais n’ont ni droit de vote, ni, à fortiori, d’éligibilité – deviendront pleinement citoyens. Les autres Italiens acquerront le droit latin – ce projet ne passe pas. L’ordre de vote des centuries sera modifié : au lieu de commencer par les plus riches, on tirera l’ordre au sort, ce qui annihilerait le caractère ploutocratique du système –ce projet sera sans suite.

Caius Gracchus ne parvient pas à se faire élire tribun une troisième fois pour 121. Un nouveau tribun prétend déposer une loi qui annulerait toutes les siennes. Caius Gracchus se sent menacé, et se retire sur la colline de l’Avanti, accompagné par des partisans armés. Le consul Opimius réunit le Sénat et fait voter – ce dont les « Populares » contesteront toujours la légalité – le « senatus consulte ultime », c’est-à-dire l’état d’urgence qui supprime toutes les garanties légales que procure le statut de citoyen. On organise une chasse aux démocrates et l’on ramène la tête coupée de Caius Gracchus.

Une partie des lois de Caius Gracchus subsistera, mais l’ensemble des mesures qu’il avait fait passer, ou même proposées, n’était qu’une étape d’une politique plus vaste qui visait à assurer la survie de l’État Romain, la République (en latin, la « Res Publica », la chose du peuple), qui ne devait pas devenir seulement la chose d’une minorité égoïste et cupide.

Rome est une « civitas imperiosa », une cité impérialiste, dont la richesse et la puissance proviennent avant tout de ses conquêtes. À Rome, l’idée démocratique est inséparable de l’impérialisme. Mais, justement, les soldats sont les instruments de la conquête. Est-il pensable qu’ils n’en tirent pas des avantages eux aussi, essentiellement des terres, qui leur permettront de vivre et de procréer pour qu’il y ait de nouvelles générations de soldats sans lesquels on ne pourra ni faire de nouvelles conquêtes, ni même garder les anciennes ?

Quant à ces conquêtes, passé le premier pillage, si l’on veut qu’elles soient rentables, il convient de ne pas les ruiner et de les protéger contre l’avidité des gouverneurs qui y restent trop peu de temps, un an ou deux au plus, pour constater le résultat de leurs exactions.

Tout cela ne pourra être assuré qu’avec la participation aux affaires, la plus large ou la moins étriquée possible, des couches populaires à la politique et qu’en empêchant l’oligarchie sénatoriale, par son égoïsme à courte vue, de saboter toutes les réformes nécessaires.

Gracques-small
Les Gracques

Tel est l’héritage théorique, tels sont les thèmes de revendication et de propagande qu’après leur mort, les Gracques ont laissé à qui voudrait reprendre le flambeau de la politique populaire durant les 80 ou 90 années qui restaient à vivre au régime républicain.

Mais l’option « popularis », démocratique, n’a été le plus souvent qu’un masque, ou un moyen, au service d’ambitions personnelles.

Les deux grands dirigeants démocrates qui émergèrent ensuite furent Marius et César. En assurant le secret du vote, Marius a sans doute agi dans le sens de la démocratie. Cependant, en admettant les prolétaires dans l’armée – ce qui pouvait aussi paraître une mesure démocratique -, il a achevé de transformer l’armée de citoyens en une armée professionnelle. Le pouvoir n’appartiendrait plus à qui se serait fait — démocratiquement — élire, mais à qui aurait su s’attacher le plus fidèlement la plus grosse et la meilleure armée.

Cesar-Small
César

Quant à César, neveu par alliance de Marius, qui revendiqua bien haut l’héritage de son oncle, dans son ouvrage « Bellum Civile », « La guerre civile », il dénonce, dans la plus authentique tradition démocratique, l’injustice du Sénat, l’illégalité du « sénatus-consulte ultime » (c'est-à-dire l'état d'urgence suspendant les droits des citoyens), les torts faits aux tribuns de la plèbe, ce fut assurément lui qui mit à mort le régime républicain et, du même coup, tout espoir d’évolution démocratique.
Curieux démocrate tout de même que César, qui finit en voulant se faire proclamer roi et reconnaître comme dieu.

Gladiator
Attention : Cette conférence ne doit pas être reproduite sans autorisation de l'auteur