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La nature a-t-elle un caractère sacré ?

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Gilles PIPIEN
- La première conférence hier soir avait pour but de poser un problème avec une question qui en a surpris plus d’un : "Quel lien entre l’écologie et la métaphysique ? ". 
Ce qui m’a personnellement un peu gêné, c’est qu’on n’a défini ni l’écologie ni la métaphysique. En revanche, il y a eu un travail extrêmement intéressant sur le lien.
Étant ingénieur, je ne permettrai pas d’aborder la métaphysique. Je me sentirais totalement dépassé. Mais je voudrais dire deux mots sur l’écologie, car j’ai senti quelques incompréhensions à certains moments.
Je me permets de rappeler que l’écologie est d’abord une science. Elle est est née à la fin du 19ème siècle, elle étudie les relations des êtres vivants avec leur milieu, des êtres vivants entre eux dans un milieu. C’est donc une science des relations et, inévitablement globale. En effet, le milieu commence juste autour de nous, mais il va jusqu’à la biosphère et au-delà.

Par conséquent, c’est une science qui s’est considérablement développée (et cela a été évoqué par Michel JUFFÉ hier) et qui a, au moins, deux volets : un volet de science un peu dur, la biologie ; mais, inévitablement, à partir du moment où l’homme est un des êtres vivant dans ces milieux, il y a un volet de science sociale.

Mais il est vrai que dans le langage courant d’aujourd’hui, le mot "écologie " renvoie plutôt à une attitude, voire même à un engagement que certains qualifient de politique.
Partant de là, si on parle à un moment donné de science, d’attitude ou d’engagement politique, le lien avec la métaphysique va être un peu différent.
Il est clair que, lors de ce colloque, nous souhaitions aborder la place de l’Homme dans la Nature, son lien avec la nature, et voir cette approche au travers de la Science, donc de l’Ecologie, de la Philosophie et de permettre ce dialogue. C’est donc bien de l’écologie scientifique qu’il s’agissait.

Nous avons donc, au-delà de l’écologie, abordé cette question du lien Homme-Nature, et de la place de l’homme dans la nature. Et très rapidement, nous avons vu différents points de vue. Ceux, fermement affichés, de Robert MISRAHI, d’anthropocentrisme. Ou d’autres possibilités de bio ou d’écocentrisme. Un débat extrêmement riche est apparu entre philosophes, sociologues et déjà religion.

Mais, ce qui était intéressant, c’est que finalement, à partir du moment où l’on introduisait un facteur nouveau, qui est le temps long, une certaine convergence apparaissait. Une convergence dans le passé d’abord. Car, même si nous sommes anthropocentriques, on se rappelle bien que nous venons de cette "nature plasma ". Cette notion de "nature mère " est apparue, "natura mater ", chère à Lucrèce.

Si l’on introduit le temps long, on se rend compte qu’on introduit les générations futures. Par conséquent, même si on avait une approche utilitaire, on se disait que si l’on voulait que les générations futures puissent utiliser la nature et ses ressources, il fallait bien respecter cette nature et ces ressources.

Nous convergions donc dans cette notion de respect de la nature mère ou de la sauvegarde des générations futures.

Et ceci, même si Robert MISRAHI nous a dit : "Pourquoi faudrait-il que l’Homme se sauve ? Est-ce si grave ? ".
Notre ami MAFFESOLI a dit : "Oh non, moi je ne réponds pas à cette question, mais je crois qu’elle est quand même sous-jacente et qu’elle reste là. "

Deux questions ont alors été évoquées dans la salle. Quelqu’un a dit : "Et la Bible dans tout cela ? ". Nous allons aborder cette question maintenant. Et celle des religions qui se trouve derrière la question de la Bible.

Cela nous permettra d’aller encore plus loin que ce que Michel JUFFÉ nous a expliqué. Ces visions ont eu lieu à différentes époques, visions dans lesquelles il y avait deux mondes, un monde dans lequel il y a l’Homme et dans l’autre la Nature, ou, au contraire, visions dans lesquelles l’Homme et la Nature sont au centre. Mais peut-être Michel JUFFÉ a-t-il oublié un troisième moment qui a été évoqué par Ghaleb BENCHEIK qui disait : "Dieu est au-dessus. Il est avant cette Nature ".

Il y a eu une deuxième question : "Quelles solutions ? "
Cette question, nécessairement projetée vers l’avenir du couple Homme-Nature, sera évoquée dans la table ronde suivante.
Nous terminerons cette journée par un moment un peu plus émotionnel, plus poétique par un envol ou un survol avec le professeur Hubert REEVES, mon maître, qui nous fait l’honneur d’être avec nous à nouveau à nos côtés.

En plaçant l’Environnement dans la Constitution cette année, la République va "solemniser ", peut-être, cette notion d’environnement qui renvoie à notre vision de la Nature.

Les religions ont tenu et tiennent une place essentielle dans notre pensée et dans notre philosophie. Quelle place donnent-elles à la Nature ? Quel triptyque Nature/Divinité/Homme ?

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Stonehenge et l'île de Pâques

Je remercie Jean-Claude PETIT d’avoir accepté de permettre cette rencontre des religions sur cette question. Depuis si longtemps, comme journaliste, comme homme de presse, comme philosophe, vous présidiez le groupe Malesherbes, plus connu pour ses publications comme "La Vie ". Vous présidez aujourd’hui le Centre national de presse catholique, mais vous continuez votre activité auprès de Jean-Marie COLOMBANI comme chargé de mission sur les questions religieuses. Vous interrogez donc les religions depuis fort longtemps, et vous permettez à tous de mieux les découvrir.

Au-delà de toutes ces approches variées, de tout ce que je viens d’évoquer, de toutes ces religions, de tous ces regards transcendants, le message n’est-il finalement pas le même entre hier et aujourd’hui, un message de respect ? Un message de respect de la Nature, qu’elle soit notre mère ou la création de Dieu. Un message qui porte inévitablement vers le respect de l’Homme lui-même.

Jean-Claude PETIT, je vous laisse animer ce moment.

Jean-Claude PETIT
- La Nature a-t-elle un caractère sacré ? Du panthéon égyptien où dieux et déesses nous sont présentés avec des têtes d’animaux, jusqu’aux nourritures sacrées qui accompagnent les morts dans leur chemin vers la vie éternelle, du récit biblique de la création jusqu’à l’Arbre de Vie, sans oublier la loi naturelle, expression chère à Thomas d’Aquin et longtemps reprise par l’Église catholique,l’histoire des religions nous apprend que ces dernières ont eu et ont toujours un rapport étroit et constant avec la Nature.
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Angkor

Comment ce rapport s’est-il théologisé ? Comment peut-il être décrit aujourd’hui ? Qu’est-ce que les religions ont à dire aujourd’hui pour que "la Terre reste humaine ", si tant est qu’elles aient quelque chose à dire ? Peuvent-elles le dire chacune à leur manière ? Peuvent-elles le dire spécifiquement et ensemble ?

Telles sont quelques-unes des questions que vous aurez l’occasion de poser et qui vont être l’objet de cet après-midi avec nos six invités.

Pour commencer, nous allons laisser la parole à un habitué de ces lieux, Monsieur Odon VALLET. Il est historien des religions et il va faire un parcours comparatif sur les différentes religions. Il introduira les interventions des uns et des autres.

Odon VALLET est l’auteur de nombreux livres, dont "Dieu a changé d’adresse ", "Idées fausses sur les religions " et enfin, le petit dernier, paru chez Albin Michel, "Petite grammaire de l’érotisme divin ".

Odon VALLET
- Merci Jean-Claude PETIT, et merci à vous toutes et à vous tous de votre présence. 
Brièvement, je présenterai du point de vue de l’histoire des religions et d’une manière comparative, le problème : "La Nature a-t-elle un caractère sacré ? ".

Je développerai trois points. Le premier : "La Nature divinisée ". Le deuxième : "Les Dieux humanisés ". Le troisième : "La Nature créée ".

En introduction, je voudrais rappeler ce qu’est le concept de sacré dans l’histoire des religions. Est "sacré ", ce qui est mis à part, ce qui est interdit à l’homme et ce qui est inviolable. La meilleure définition du sacré se trouve dans la langue arabe avec la notion de "haram ", qui a donné le mot "harem ", c’est-à-dire un espace de femmes interdit aux hommes et inviolable.

1) La Nature divinisée
Au départ, toutes les religions ont divinisé la Nature et l’ont adorée. Le mot même de Dieu vient d’une racine indo-européenne, "dei ", qui veut dire "ce qui brille ", qui a donné le mot "Zeus ", "le dieu du ciel qui brille ". Les Grecs avaient aussi "Ouranos ", "le dieu du ciel qui fait pleuvoir ", qui avec le latin "aurens " (or), a un lien avec le mot français "urine, et "Gaïa ", "la Terre ". En Inde, il y avait, par exemple, "Indra ", qui était "le dieu du ciel tout puissant ". Dans les religions germaniques, "Thor " était "le dieu du tonnerre ", etc…

On divinisait la Nature car on la redoutait. Et l’on a eu sans doute tort, à notre époque, de croire que la Nature était toujours bonne. On a beaucoup suivi Rousseau. Le tsunami nous a rappelé les colères de la Nature. Vous savez que Voltaire, s’opposant à Rousseau, pensait que la Nature n’était pas toujours bonne et que la culture devait souvent l’emporter sur la Nature.

Il y a plusieurs milliers d’années, l’Homme craignait la Nature et l’adorait pour l’apprivoiser.

2) Les Dieux humanisés
Une deuxième époque est celle des "Dieux humanisés ". On voit bien cette époque dans le panthéon gréco-romain où les hommes et les femmes s’apparentent aux dieux ou vice-versa. C’est-à-dire que les dieux prennent forme humaine et, parfois, avec une mortelle, ils engendrent un héros. 
On le voit également dans les religions indiennes où, à la vieille vénération de la Nature, vont se substituer des dieux comme Vishnou ou Shiva qui ont des "parèdres ", c’est-à-dire des équivalents féminins. Les dieux et les déesses forment donc des couples comme les humains.

Si les dieux sont humanisés, l’homme peut être divinisé. L’exemple le plus célèbre est, bien entendu, Jésus, l’homme fils de Dieu. Mais on peut aussi penser à l’Empereur du Japon qui était considéré comme un dieu en tant que descendant de la déesse du soleil, "Amaterasu ", car le soleil en japonais est féminin et non masculin.
On peut penser aussi à l’Inca qui est le soleil incarné, dans la très, très brève religion inca qui a duré moins d’un siècle.

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Porte du Soleil (Bolivie)

3) La Nature créée

Ici, il faut faire allusion à la Bible, au livre de la "Genèse " où la parole de Dieu crée le monde. La Nature est une créature, les animaux, les végétaux, les humains. En aucun cas, la Nature n’est créatrice. En ce sens, la Bible prend le parti opposé du panthéisme.
On le voit aussi en Inde où, après la réforme des Brahmanes dans l’Hindouisme, désormais la Nature est créée par le dieu concepteur qui est le dieu Brahmâ à partir d’un œuf primordial.

À partir du moment où la Nature est créée, elle n’est plus première. Elle est seconde, et elle est soumise à l’Homme qui doit la gérer. Il est à noter que l’apparition d’une Nature créature coïncide aussi avec l’apparition de la Nation. D’ailleurs "nation " et "nature " sont de même origine puisqu’elles viennent du verbe latin "nascor " (naître). Désormais, la culture l’emporte de plus en plus sur la Nature et les dieux vont être des dieux nationaux, à commencer au départ par le dieu d’Israël.

La Nature est une créature comme l’Homme, et ceci va engendrer un recul de "l’Animisme ", c’est-à-dire des religions qui divinisent la Nature. Depuis deux siècles, l’Animisme n’a cessé de régresser et, progressivement, tous les peuples de cette religion se convertissent en partie, ou en totalité, soit à l’Islam, soit au Bouddhisme, soit à l’Hindouisme, soit au Christianisme.
Au Bouddhisme, on le voit très nettement en Indochine, en Thaïlande, au Laos. À l’Hindouisme, dans le Sous-Continent Indien. À l’Islam et au Christianisme, on le voit notamment en Afrique et en Océanie.
90% des Papous sont baptisés. Cela n’empêche pas qu’ils aient encore un certain nombre de pratiques animistes.
Mais, à mesure que l’animisme religieux recule, on voit apparaître un animisme profane. C’est ce que les Américains appellent une "deep ecology ", où les parcs nationaux sont, par exemple, des sanctuaires de la Nature. Quand vous regardez bien les cartes des parcs nationaux de l’Ouest Américain, comme le "Yellowstone " ou le "Yosemite ", on s’aperçoit que ce sont presque tous d’anciens sites des religions animistes des Indiens.

Il y a donc aujourd’hui un double risque : un risque de divinisation de la Nature, et un risque de diabolisation de la Nature, selon qu’elle se montre paradis ou enfer, ainsi que le montre l’actualité du Tsunami. Dans le dialogue entre la Culture et la Nature, le juste équilibre veut qu’on ne la divinise pas et qu’on ne la diabolise pas.
Je vous remercie.

Jean-Claude PETIT
- Pouvions-nous souhaiter une introduction plus claire, plus précise ? Maintenant, avec la question d’Odon VALLET et son propos à l’esprit, nous allons entamer notre parcours à travers des religions.
Je vais donner la parole d’abord à Éric JULIEN. Éric JULIEN, vous êtes géographe et spécialiste de la civilisation précolombienne. Nous allons donc faire un tour jusque là-bas, dans le temps et dans l’espace. Vous êtes également écrivain. Vous êtes l’auteur de : "Kogis, le réveil d’une civilisation précolombienne ", et "Le chemin des neufs mondes. Les Indiens Kogis de Colombie peuvent nous enseigner les mystères de la vie ". 
Donc, nous partons avec vous en voyage pour que vous nous décriviez la manière dont cette civilisation appréhende la Nature et son caractère sacré. Vous avez pour cela dix minutes.

Éric JULIEN
- Merci pour votre présentation. Un si long voyage en dix minutes, j’espère que vous êtes bien attachés !
La question "La Nature a-t-elle un caractère sacré ? " pose effectivement la question du profane. Que veut dire "sacré " ? Le sacré organise, donne un sens, dit ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, et le sacré évite le chaos puisqu’il y a des choses qui sont possibles et des choses qui ne le sont pas pour maintenir un équilibre.

Quand on regarde la Nature, et qu’on regarde le premier élément de nature que l’on a qui est notre corps, si on répondait par la négative à ces éléments-là, – désorganisé, pas de sens, au minimum d’équilibre – le corps en état de chaos a-t-il un sens ? Non ! En fait, ce qui n’est pas sacré risque de nous entraîner vers le déséquilibre, le chaos et peut-être la mort, si on se place du point de vue du vivant.
Je trouve intéressant de regarder d’où l’on se pose la question aujourd’hui. On se pose la question en étant en ville, à 80% aujourd’hui, donc en étant loin de cette Nature sur laquelle on s’interroge, sur cette sacralisation ou cette dimension sacrée.

Avant le conflit mondial de la guerre de 14-18, mes grands-parents et arrière-grands-parents étaient 20% à vivre en ville, et 80% à vivre en zone rurale. Maintenant, c’est l’inverse. Donc, on s’est éloignés et l’on se pose la question.

Or, nous sommes des êtres vivants, 80% d’eau, des minéraux, des cycles (dormir, se réveiller, inspirer et expirer). Nous sommes porteurs de quelques règles du vivant.

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Indien Kogi (photo d'Eric Julien)

Je vais essayer de répondre à la question en me référant à une société précolombienne qui s’appelle "les Kogis ". Je ne parle pas à leur place, ce n’est que mon interprétation, ma tentative de compréhension.
Les Indiens Kogis vivent en Colombie. C’est la dernière société précolombienne encore en état de marche. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, au 21ème siècle, il y a 12.000 personnes qui ont amené jusqu’à nous, dans notre présent, leur différence, et leur manière de voir le sacré et la vie.
Très rapidement, ce sont des gens qui m’ont sauvé la vie, il y a vingt ans, en me soignant pour un œdème pulmonaire. Je tente maintenant de les aider à racheter leurs terres, à retrouver leurs territoires ancestraux pour qu’ils préservent leur culture.

Lorsqu’ils sont venus pour la première fois en France, en octobre dernier, ils ont eu des réactions qui nous renseignent sur notre vision du monde et, peut-être, sa non-sacralisation.

Première réaction. En arrivant en France, ils m’ont demandé : "Est-ce qu’on peut voir des Sages chez toi ? ". J’étais très ennuyé, je n’étais pas encore parmi vous. Maintenant je saurais où venir pour voir des sages. Je n’ai pas trop su répondre. Donc, cela les interrogeait que je n’aie pas su répondre à l’Ancien, celui qui ne peut pas transmettre les règles. Pour eux, chez nous, il n’y a pas d’anciens, il n’y a que des vieux.

Deuxième réaction. Quand on demande à un Kogi : "Qui es-tu ?, il répond "Nous sommes Kogis ". Donc, le collectif passe avant l’individu. "Et nous sommes Kogis, habitants de la sierra de Santa Martha ", la montagne où ils vivent en Colombie. Donc, difficulté d’être individu, c’est plutôt du collectif. Et ça donne l’identité : "Nous habitons dans la sierra de Santa Martha ", donc l’autonomie et la responsabilité du territoire.

Ils apprennent depuis tout petits à gérer les émotions, ce que nous avons du mal à faire. J’ai l’impression que c’est nous qui sommes parfois dépassés par nos émotions.

Une dernière chose qui m’a frappé est leur capacité à donner.J’ai rencontré une fois un très vieux monsieur qui a fait six heures de marche pour m’apporter trois œufs, puis il a refait six heures de marche. Je ne le connaissais pas et il m’a donné trois œufs.
Je me suis toujours demandé quelle était cette société qui était capable de produire des êtres à ce point-là humains.

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Finalement, pour en revenir à notre sujet, quel est le rôle du sacré dans une société comme celle-là ?
Le sacré, ils en font l’expérience. Quand on vit dans le vivant, dans la Nature, ce n’est pas une connaissance, ce n’est pas un mot abstrait. La Nature est un quotidien, elle est là. On en vit, on doit y survivre, on doit s’organiser, vous n’avez pas le choix, vous devez aller vers le voisin, vous devez créer du lien social et vous organisez ensemble pour survivre. L’enjeu dans ces sociétés, c’est vie ou mort. Ce qui n’est pas sacré, c’est le risque de mort. Donc, les règles que l’on se donne ensemble, c’est celles qui peuvent peut-être permettre de survivre.

En s’éloignant de la Nature, on s’éloigne de ces enjeux, ou tout au moins on a l’illusion de penser qu’on s’éloigne de ces enjeux, donc on enlève peut-être la dimension sacrée de la Nature.

Quelles sont ces règles que les Indiens Kogis entretiennent depuis une éternité, depuis au moins 4 ou 5000 ans ? Ce sont des règles très simples. C’est la dualité dont nous sommes porteurs : inspiration et expiration, ordre et chaos, le haut et le bas, le jour et la nuit, cette dualité qui crée la tension de la vie.

Or, si nous ne la maintenons pas par des règles sacrées, nous perdons cette dualité, cette énergie de la vie.

Une autre règle très simple, ce sont les cycles.

C’est une société concentrée sur deux choses. La première : comment apprendre à ses membres à apprivoiser ses émotions pour tendre à être humain ? Cela passe par le rituel, par les règles que transmettent le sacré et qui viennent de leur expérience du vivant.

La deuxième chose qui m’a fasciné chez eux, c’est comment aider les membres de notre société à devenir humains, et les règles qu’ils utilisent et mettent en place pour cela sont issues de leur expérience du vivant. Et cette expérience du vivant est sacralisée, car c’est ce qui doit être transmis de génération en génération pour aider les jeunes à reprendre le même chemin. La conscience de ces règles du vivant n’arrive pas avec la personne quand elle naît, elle s’acquiert par l’expérience et par le rituel.
Enlever ces sociétés du milieu vivant dans lequel ils sont – les Kogis sont en train de perdre le territoire -, et ils perdent l’obligation qu’ils ont d’être humains ensemble.

On retrouve un peu cela dans une société proche de nous, la Savoie, par exemple. Un monsieur savoyard, dans le parc de la Vanoise, m’a dit : "Lorsqu’il n’y avait pas les stations de ski, c’était dur de vivre ensemble. Il fallait aller en alpage, il faisait froid, construire une maison c’était compliqué, on avait énormément de chaleur humaine et l’on était relativement bien ensemble. Maintenant, on a gagné en chauffage au sol, mais on a perdu en chaleur humaine. Avant, on appelait le village "La grosse maison ", "La grande maison ". Maintenant, plus on peut construire loin de l’autre, mieux on se porte, car on n’a plus besoin de l’autre ".

J’ai envie de terminer avec la question du sacré, celle que nous renvoient les Kogis. C’est-à-dire : "Vous avez perdu votre mémoire, vous avez perdu la mémoire des règles qui vous amènent à être humains ensemble, et humains dans un monde vivant dont vous faites partie. Pourquoi avez-vous perdu ces règles et cette responsabilité ? "

Souvent, la Nature nous oblige à être humains parce qu’on n’a pas le choix. Quand on prend l’exemple de la grève de 1995 sur Paris, on était obligé de se parler au bout d’un certain temps. Tout d’un coup, on s’adresse la parole parce qu’on est bloqué dans les embouteillages, parce qu’on peut garder le fils de la voisine. Donc, la contrainte oblige à redécouvrir les règles de la solidarité du vivre ensemble, et on le voit bien en ce moment.

Fin de la contrainte, et fin de l’entretien de ces règles du vivre ensemble car ces règles ne sont plus sacralisées puisqu’elles ne sont plus liées au vivant.

Va-t-on être capables de redevenir humains par choix ? Ou bien faut-il attendre une contrainte car la Nature, qui est toujours là, va nous rappeler à l’ordre dans sa dimension de règles qu’il faut respecter. Si nous respectons pas ces règles, c’est le chaos qui s’approche.

Jean-Claude PETIT
- Merci de nous avoir si clairement souligné à quel point la Nature est la matrice du vivant et comment cette matrice du vivant oblige à être hommes ensemble.

Nous allons maintenant continuer notre voyage. Je vais maintenant donner la parole successivement, d’abord à Monsieur Jean-Philippe BARDE, puis à Monsieur Jean-Hugues BARTET. Si je dis "ensemble ", c’est parce que je pense que leurs interventions vont se compléter.

Jean-Philippe BARDE, vous êtes économiste de formation, et vous êtes chef de la Division des politiques nationales à la Direction de l’Environnement de l’OCDE. Vous avez écrit un certain nombre d’ouvrages, dont "Développement durable et devenir de l’Homme, un enjeu pour la paix ", et "Economie et politique de l’Environnement " au PUF. Vous êtes croyant, de confession protestante réformée. Vous vous êtes attaché dans la préparation de votre intervention, à une lecture de la Bible concernant la manière dont la Bible, la parole de Dieu, approche la Nature. Vous allez donc nous en parler pendant 10 minutes.

Puis, Jean-Hugues BARTET, qui est de confession catholique, prendra la suite.

Jean-Philippe BARDE
- Merci beaucoup. En effet, je suis économiste et non théologien, et je vais donc parler de choses pour lesquelles je suis tout à fait incompétent…

Je voulais m’interroger, en tant que Chrétien, sur les notions de nature et de création dans une perspective biblique, essentiellement néo-testamentaire, c’est-à-dire de l’Ancien Testament. La Bible nous parle moins de la "nature " que de la création, la création qui a été opérée par Dieu dans le livre de la "Genèse ", notamment aux chapitres 1 et 2. Tout commence donc par un acte créateur de Dieu, par lequel Dieu ordonne le chaos initial, ce qu’on appelle le "tohu-bohu " en Hébreu.

Le texte de la Genèse (ch.1, verset 1) commence par cette parole intriguante : "Dans un commencement ", ce qui évoque "un " commencement, et qui peut signifier qu’il y a peut-être eu d’autres commencements avant et qu’il y en aura peut-être d’autres après. Vous savez que c’est une création en six jours, suivie du très important repos, le "Shabbat ", qui est un temps donné par Dieu et pour Lui et qui devra être consacré au repos de l’homme, de la terre et des animaux.

Et il est intéressant que, dans la pensée juive, ce septième jour ne signifie pas que l’œuvre créatrice soit achevée, bien que le texte de la Genèse dise : "Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait, et voici c’était très bon ". Une fois cette première création achevée, un processus continue, mais, et c’est là la nouveauté, en alliance avec l’homme.

Genèse (Michel-Ange)

Genèse (Michel-Ange)

Il y a donc eu un commencement, mais il pourrait s’en produire d’autres ; ainsi la création serait en devenir.

Soulignons que cette alliance tumultueuse et plusieurs fois renouvelée entre l’homme et Dieu, revêt une dimension spirituelle essentielle de la relation entre l’homme et Dieu, mais également la dimension cosmique d’une création en devenir. Et ceci se déroule par une interactivité, d’une part, entre le dessein de Dieu pour la création, et d’autre part (et c’est très important), la liberté de l’homme, souvent destructrice, mais voulue et respectée par Dieu.

Il y a là un le grand mystère du "Dieu puissamment faible de la Bible ", évoqué par le théologien Etienne Babut.

Cette conception d’une création en devenir jusqu’à la fin des temps, jusqu’à l’Apocalypse (qui signifie "révélation "), n’est pas contradictoire avec la théorie de l’évolution darwinienne, mais elle est en opposition directe avec ce qu’on appelle "le créationnisme ", enseigné dans certains milieux fondamentalistes, notamment américains.

Cette notion biblique de la création va donc bien au-delà de la notion de nature, en tout cas, au sens où nous entendons la nature : l’eau, l’air, la faune, etc. La création englobe la nature, l’homme et le cosmos tout entier. Et, à l’instar de la nature qui est en constante évolution, la création elle aussi est en devenir, en interaction avec le dessein de Dieu.

Après ce raccourci biblique, on peut tirer une série de remarques quant à cette sacralité ou non de la Nature.

Je ferai d’abord des remarques sur la relation entre Dieu, l’homme et la nature : c’est une relation triangulaire, tumultueuse, dynamique et de combat.

Une relation triangulaire tout d’abord. Dans cette perspective biblique néo-testamentaire de la relation Dieu-homme-nature, Dieu a un projet d’amour et de rédemption pour l’homme dans la création. L’homme doit ajuster sa relation avec la nature, qui est partie de la création, dans la perspective de son alliance avec Dieu, dans la liberté et avec la responsabilité que Dieu lui a données en tant que gérant et "lieutenant ", expression employée par Jacques Ellul, (lieu tenant, qui tient le lieu) de la Nature. Hier, Ghaleb BENCHEIK a également employé le terme d’usufruitier ; effectivement, l’homme est usufruitier.

Le deuxième point : la relation entre l’homme et la nature est tumultueuse. Elle est constamment contrariée par l’homme, par le pêché. Non pas le pêché en tant que faute morale : c’est une erreur de considérer le pêché comme une faute morale. Le pêché, c’est ce qui sépare l’homme de Dieu. ; c’est donc un germe de mort.

La Bible nous raconte les nombreuses ruptures successives de l’alliance, constamment renouvelée par Dieu : l’alliance Adamique (avec Adam), l’alliance Noachique (avec Noé) et la nouvelle alliance avec Jésus-Christ, qui est le Verbe fait chair, sans compter les nombreuses infidélités du peuple d’Israël, racontées dans les livres historiques (Genèse, Exode etc.) et dénoncées par les prophètes.

Le troisième point est que la relation entre l’homme et la création est fondamentalement dynamique. Dieu n’est pas un être figé et enfermé dans nos concepts et nos limites humains. Dieu se manifeste par un acte créateur, constamment renouvelé. Ainsi, la création n’est pas stabilité, mais elle est mouvement. Selon une théologie, qu’on appelle «la théologie du process ", Dieu aurait un plan et un dessein pour la création, avec une sorte de partenariat entre Dieu et l’homme, tous deux co-créateurs d’un monde en devenir.

En dernier lieu, cette relation entre l’Homme et la Nature est un combat vers cette rédemption de l’homme en Dieu que Paul, dans l’Épître aux Romains (chapitre 8), exprime avec force : «La création tout entière soupire et souffre des douleurs de l’enfantement ".

Je vais conclure à propos de cette sacralité ou non de la nature : je pense que la nature n’a pas en soi une dimension spirituelle, sacrale ; la nature n’est pas sacrée. Le fait que le Dieu de la Bible agisse dans la création, en collaboration avec l’homme, n’implique absolument pas que la nature soit divine, contrairement aux traditions panthéistes.

Cette dynamique de la relation entre Dieu, l’homme et la nature, montre bien que la nature n’est ni intouchable ni sacrée ; elle est en constant devenir et façonnée par l’homme. Cela ne signifie pas que l’homme puisse faire n’importe quoi, qu’il n’ait aucune responsabilité, bien au contraire. Dans cette perspective biblique, Dieu a conféré à l’homme la responsabilité de la gestion de cette nature en bon père de famille.

L’homme est avec Dieu co-créateur et par conséquent pleinement responsable. Mais sa responsabilité passe par sa conversion intime pour devenir, dans l’optique chrétienne, une nouvelle créature en Christ : ici se trouve la dimension spirituelle fondamentale.

Cette conversion (étymologiquement, le mot conversion veut dire "retournement ") est constamment entravée par cette relation conflictuelle entre l’homme et Dieu qui induit des comportements éthiquement et spirituellement condamnables, comme, par exemple, tuer des animaux pour le plaisir ou les faire souffrir, gaspiller, ne pas transmettre aux générations futures une nature et un environnement sain et pérennes. On retrouve la notion que les économistes appellent le "développement durable ".

Ainsi tout comportement et toute économie qui fait obstacle au dessein d’amour co-créateur de Dieu, qui abaisse au lieu de relever, qui détruit au lieu de construire, qui enferme au lieu de libérer, qui remplit l’homme de toutes sortes de biens inutiles (la surconsommation), qui n’assume pas cette solidarité planétaire et intergénérationnelle du développement durable, tous ces comportements, s’ils entraînent une rupture avec Dieu ne sont pas pour autant des sacrilèges envers une nature divinisée.

L’important, c’est la relation avec Dieu, et non avec une nature sacralisée. Le dessein de Dieu de sauver l’homme inclut la création, mais pas une nature inchangée, immuable et intouchable, car l’homme a été installé dans cette nature pour la gérer et la cultiver.

Il faut rester lucide face à des amalgames entre nature et création qui risquent d’aboutir à des malentendus théologiques. Parce que si la nature est sacrée, elle est alors intouchable. On peut dès lors craindre une certaine forme de sacralisation de la nature, prônée par des mouvements conservationnistes très intégristes, ceux qu’on appelle la "Deep Ecology " dans les pays anglo-saxons ; ceux-ci prônent une protection tellement absolue de tout ce qui vit sur la terre que l’homme devient, à la limite, un intrus et un être superflu. Ne tombons pas dans ce piège.

En tant qu’économiste, je prône ce concept de développement durable qui tente d’intégrer les aspects sociaux, économiques et environnementaux dans un contexte de solidarité planétaire, de responsabilité assumée et de legs d’un environnement et d’une nature pérennes aux générations futures.

De la sorte, on introduit une dimension éthique essentielle, mais pas une sacralisation de la nature.

Si la nature n’est pas sacrée, il n’en demeure pas moins une profonde éthique de la responsabilité individuelle et collective dans la relation homme-nature. Et si je superpose cela à mon interprétation de Chrétien, j’évoque le mystère du dessein de Dieu pour la création tout entière (nature, homme, cosmos), cette création qui est le théâtre de l’action de Dieu, de sa parole créatrice, en relation et en coopération avec l’homme pour continuer de façonner et d’ordonner ce tohu-bohu initial.
Merci.

Jean-Claude PETIT
- Merci de ce très clair exposé biblico-théologique. Je vous remercie d’avoir évoqué la nature de la Création. Souvent, nos éducations anciennes nous ont amené à imaginer la Création comme un acte dans le temps qui se serait terminé. Or, vous avez souligné à quel point la Création est une relation en devenir, une relation entre Dieu et le reste de l’Univers qui ne cesse pas.

À présent, deuxième versant de la réflexion théologique. Nous accueillons une personne qui se présente comme catholique, qui est même Diacre de l’Eglise catholique. Vous êtes, Monsieur Jean-Hugues BARTET, ingénieur général du génie rural des Eaux et Forêts, et vous êtes membre d’un mouvement important dans le catholicisme qui est "Pax Christi " et membre de la Commission "Création et Développement durable " de ce mouvement qui a une dimension internationale.
C’est à votre tour pour dix minutes.

Jean-Hugues BARTET
- Merci.
À la question posée, l'éclairage de la réflexion catholique et de ma propre expérience me ferait dire : 
• non, la nature n’est pas sacrée ; 
• mais, oui, on peut dire qu’elle présente un certain caractère sacré.

Je vais essayer de présenter quatre repères pour éclairer ce que je veux dire, en puisant dans la tradition chrétienne mais aussi dans la tradition juive. Un frère juif aurait pu, mieux que moi, développer ces thèmes bibliques qui puisent dans la grande méditation sur la Création. Mais Jean-Philippe BARDE en a posé le cadre auquel j'adhère pour l'essentiel. Sauf que, pour moi, nature et création, c’est très proche.

- Premier repère : Dieu seul est sacré. 

C’est l’apport du monothéisme. Avec cette insistance de la Bible, mais aussi du Coran, pour que l’homme ne sacralise pas, n’adore pas d’autres objets, d’autres puissances. Et c’est une formidable affirmation de la liberté de l’homme. Même s'il peut être influencé, l’homme reste libre devant toute créature, devant toute force, devant les astres comme devant le mal. "Dieu seul tu adoreras". Et même cette relation à Lui, est proposée par le Dieu de la Bible comme une alliance qui laisse l’homme libre jusque dans cette adoration. Je reviendrai sur l'alliance.

- Second repère, la création, comme attribut de Dieu.

L’acte créateur est attribué à Dieu comme par définition. C’est par cette action que nous commençons à percevoir qui Il est. Le Credo commun des Chrétiens commence par : "Je crois en Dieu, le père puissant en tout, créateur du ciel et de la terre ".

La Création est une manifestation de Dieu avec un double mouvement.

Une manifestation active : la création est le creuset où Dieu met les ingrédients pour réaliser son projet d’aimer à profusion dans l’altérité. Il faut un univers, une nature, la vie, pour que puisse apparaître un homme doué de conscience et capable de répondre librement à l’amour que Dieu lui offre, pour s’en réjouir, comme nous disions hier.

Mais c'est aussi une manifestation que j’appellerai rétroactive : la Création est comme un miroir qui permet à l’homme de percevoir qui est ce Dieu dont elle est l’œuvre.
Je suis ingénieur, de formation scientifique : je n’ai jamais vu ni l’électricité ni le vent, mais j’en ai vu les effets et compris bien des choses. En particulier comme responsable des forêts en Lorraine au moment des tempêtes de 1999 ! 
Ainsi, dans un coin perdu de l’univers, grâce à une mince pellicule de noosphère sur la planète "Terre ", une conscience est apparue, qui scrute la nature pour y découvrir un sens, une force créatrice, un visage de Dieu.

En attendant les images de ce soir, je reprends ces mots du psaume 18, dans la Bible :
"Les cieux proclament la gloire de Dieu,
le firmament raconte l’ouvrage de ses mains.
Pas de paroles dans ce récit,
Mais sur toute la terre en paraît le message. "

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Nuages Mamatus

C’est en ce sens que la nature a un caractère sacré. Comme un "texte sacré " qui révèle quelque chose de Dieu. Comme un "vase sacré " qui n’est sacralisé que par ce qu’il contient. La nature est comme un itinéraire sacré qui réalise et qui rend perceptible le processus par lequel l’absolu, le divin, se dilate, s’épanouit. Détruire la nature aurait ainsi un aspect sacrilège de contrecarrer le projet de Dieu, "d'offenser le Créateur" pour reprendre ce que disait Jean-Philippe BARDE. 

- Troisième repère : la place particulière de l’homme dans la nature.

La place singulière occupée par l'homme ne vient pas de sa puissance, de ses capacités ou même de ses nuisances. La force du météorite qui a fait disparaître les dinosaures de la planète ne lui a pas conféré de statut à part.
Non, c'est bien sa capacité à prendre conscience de la nature qui peut justifier de reconnaître à l’homme une place particulière.

Pendant quarante ans, j'ai participé à la défense de la forêt en France. J'ai bien perçu que les petits forestiers seuls n'auraient pas réussi si la société n'avait pas admis la légitimité de l'arbitrage des hommes en faveur de la forêt, sans attendre que les effets naturels de sa destruction ne lui redonnent sa chance

Et si la Création est le chemin pris par Dieu pour rencontrer des êtres vivants, "à sa ressemblance ", et leur proposer son Amour, le destin de ces hommes est alors indissociable de cette nature créée.
• imaginer la nature sans l’homme, ou faire de l’homme un accident du hasard, c’est nier le projet de Dieu ; c’est même refuser à Dieu son identité : un Amour qui se donne. 
• Mais imaginer l’homme sans la nature, c’est le priver de ses racines. C’est supprimer les clés de compréhension de qui il est, d’où il vient et où il peut aller. C’est, nous y revoilà, retirer à l’homme une dimension sacrée.
Comme fonctionnaire chargé par l'Etat d'un service public forestier, j'ai eu quelquefois le vertige devant la demande, quasi spirituelle, de certains "usagers" qui viennent en forêt. J'ai vu aussi comment des chantiers forestiers de réinsertion pouvaient reconstruire des hommes déstructurés.

- Quatrième repère : l’Alliance comme mode de relation entre Dieu et l’homme.

Le Dieu de la Bible propose à l’homme, sa créature, d’avoir avec Lui une relation non pas de dépendance mais d’alliance librement conclue. Avec à chaque fois la nature comme signe concret de cette alliance. À l’origine, le jardin d’Eden à cultiver et à garder, qui donne à l’homme sa vocation. Après le déluge, l’arc-en-ciel. Avec Moïse, la terre promise. La relation d’alliance de l’homme avec Dieu se situe dans une relation pacifiée avec la nature. C’est une relation triangulée entre Dieu, l’homme et la nature.

Et quand je vous parle de cette relation d'alliance triangulaire, je pense à ces grands gaillards de forestiers lorrains, durs à cuire, que j'ai vu en larmes après la tempête de 1999, comme s'ils avaient trahi leur alliance. Au point que l'un d'eux s'est suicidé pour n'avoir pas su "garder" sa forêt.

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Quand le christianisme dit que Dieu s’est fait homme, adoptant les rythmes naturels de la gestation, de la croissance biologique, de la mort, c’est l’affirmation que la nature est rejointe par le divin. Son caractère sacré est renforcé : elle n’est pas seulement projet de Dieu, elle devient présence de Dieu, avec toute la densité du Dieu-Trinité des Chrétiens et de la résurrection de Jésus.

Autour de ces quatre repères, la relation entre l’homme et la nature s'éclaire. Dans le fonctionnement de la nature, il y a la loi de l'attraction universelle, il y a les échanges entre les êtres dont parlait Jean-Philippe BARDE. Mais dans la dynamique des écosystèmes ou dans les chaînes alimentaires, apparaît surtout la "loi de la jungle", telle qu'elle est évoquée parHubert REEVES dans "Malicorne". Alors, voir surgir dans cette nature une conscience humaine tournée vers une relation d’altérité, d’alliance, cela crée comme une tension. 
Ne serait-ce pas la responsabilité de l’homme d’apporter dans la nature ce "supplément d’âme " dont lui seul est chargé, pour que la création puisse aller jusqu’à l’aboutissement d’une "loi d’amour universel " ? pour que, selon l’expression de Teilhard de Chardin, puisse s’épanouir "la puissance spirituelle de la matière "

Quel "sacré" défi !


Jean-Claude PETIT
- Merci beaucoup. Je crois que les deux interventions de nos amis chrétiens se complétaient fort bien. Monsieur BARTET, vous avez insisté sur le fait que Dieu seul est sacré. Mais vous avez également apporté un certain nombre d’éléments de réflexion concernant la Nature qui est sacrée, dans la mesure où elle nous révèle quelque chose de Dieu et où elle est, depuis l’avènement du Christ et l’incarnation, demeure de Dieu.
Nous partons maintenant vers nos amis bouddhistes avec vous, Lama DENYS. Vous êtes donc Directeur spirituel du Sangha Rimay, une Congrégation bouddhiste internationale. Vous êtes auteur de plusieurs livres tels que : "Guérir l’esprit ", "La voie du bonheur : l’enseignement du Bouddha ", puis un dialogue à deux voix, il s’agit d’un entretien avec Arnaud Desjardins.
Pendant les dix minutes qui viennent nous serons très heureux de vous entendre sur la manière dont le Bouddhisme appréhende cette question de la Nature et de son caractère éventuellement sacré.

Lama DENYS
- Merci.
Pour un "bouddhiste ", une personne qui suit la tradition du Bouddha, son enseignement et son exemple, la nature est omniprésente, que ce soit la nature du monde ou de l’Esprit, la nature de ce que je suis et vis. Nous nommons la nature fondamentale omniprésente nature de Bouddha, nature éveillée. Elle est partout, omniprésente et en ce sens absolue.

J’ai entendu des discours que, d’une façon humoristique, j’aurais tendance à dire byzantins, sur les rapports entre Dieu et la Nature. C'est une histoire complètement monothéiste.

Dieu seul est sacré ai-je même entendu ! D’un point de vue bouddhiste, le sacré est la nature fondamentale, ce qui se vit au-delà des illusions, de l’ego, du petit moi. Cette nature fondamentale omniprésente est absolue. L’absolu est sacré et il n’est que l’absolu qui soit sacré. Dieu, nous dirions plutôt la Déité, est absolu. Entendu que l’absolu est ce qui est "sans autre ", c'est l'immensité à laquelle rien ne manque. Un absolu auquel il manquerait quelque chose, c'est-à-dire qui ne serait pas parfait, pour lequel quelque chose serait autre, ne serait pas l'absolu.

Donc, Dieu, s’il est absolu, est omniprésent. Et si la Nature est omniprésente et que Dieu l'est aussi, en bonne logique : Dieu = Nature. Ainsi la nature de Bouddha est, dans les tantras, envisagée comme déité. C'est la nature divine au-delà du Dieu anthropomorphe, idolâtre.

Il ne faudrait pas réduire cette vision en l’étiquetant de panthéisme. Il est certain que l’apologétique chrétienne a facilement évacué, sous couvert de panthéisme et d’autres vocables, les perspectives qui ne conviennent pas à son dogme. La question doit être reconsidérée aujourd'hui car notre culture occidentale, même lorsqu'elle se croit laïque, est souvent imprégnée de préconceptions monothéistes.

Un problème majeur pour aborder la nature est sa relation au surnaturel qui est justement une invention monothéiste. La nature est aujourd’hui désacralisée par le surnaturel qui serait le domaine de Dieu. Les hommes, ou plutôt certaines visions monothéistes, ont exilé Dieu dans un ailleurs surnaturel coupé de la nature, sans d'ailleurs se rendre compte que par là même ils lui faisaient perdre son immensité omniprésente et sa qualité d'absolu. Le surnaturel est en fait une fiction mentale et il n'est de surnaturel que la conception que s'en fait le mental.

Nous lançons maintenant ces idées simplement pour ouvrir une discussion. En tout cas, l’homme nous semble être entré dans une phase de folie. L'homme est la seule espèce qui se soit égarée de l’ordre naturel, s'en excluant et s'en coupant par les projections et représentations de son mental. L’humanité est ainsi devenue le cancer de la nature, le cancer de la terre, le cancer de Gaïa. Nous sommes l'espèce qui, dans sa folie consumériste et vampirique, est en train de brûler et de massacrer notre terre mère, le support, la base de laquelle nous sommes nés et sur laquelle nous nous sommes développés, comme le cancer tue l’organisme dans lequel il se développe.

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Pour conclure pratiquement : il est possible à chacun d'entre nous de coopérer positivement en tant que personnes de bonne volonté pour revenir à la simplicité naturelle et à l’expérience de la nature absolue et omniprésente. Il est pour cela nécessaire de ralentir, d'entrer dans une décroissance viable, de s’asseoir et de décrocher de la névrose d'une réalité qui n'est plus que mentale et qui nous fait vivre dans un monde humain, rien qu’humain, coupés de notre véritable nature. C'est en reconnectant à l'expérience primordiale d'avant le mental que nous pourrions retrouver notre santé fondamentale, dans notre nature, la nature.
Merci.

Jean-Claude PETIT
- Merci à vous, Lama DENYS, de cette méditation forte qui va soulever beaucoup de questions. Vous avez souligné à quel point la Nature et Dieu sont l’un et l’autre omniprésents, et vous avez critiqué la notion de surnaturel.

Je donne maintenant la parole, pour la fin de notre voyage, à Malek CHEBEL, qui est donc expert de la Culture auprès de la Commission Européenne. Malek, vous êtes également connu pour être un penseur de l’Islam dans notre pays. Vous avez d’ailleurs écrit : "Anthropologie du vin et de l’ivresse en Islam ". C’est bien, c’est la Nature aussi. Vous avez également écrit : "Manifeste pour un Islam des Lumières ", et, comme Odon VALLET, le "Dictionnaire amoureux de l’Islam ".
Nous vous écoutons pour les dix minutes qui viennent, puis nous passons au débat.

Malek CHEBEL
- Merci, Jean-Claude PETIT.
Chers collègues, chers amis, avec 14 siècles et demi, je suis le plus jeune de vous tous. Partant de là, j’ai tout à apprendre et, par conséquent, il m’est réservé quelques trébuchements face à l’immensité océanique des religions ou de la notion de sacré.
Comme je suis le tout petit dernier, il m’échoit de reprendre l’itinéraire intellectuel de quelques-uns de mes collègues ici présents.
En effet, je suis interpellé autant qu’eux par l’énigme que nous pose Dieu et la Nature, et par l’énigme de toutes les énigmes que nous pose l’Homme. Et si vous acceptez mon impertinence, compte tenu du prurit de la jeunesse que je symbolise, je dirai que je vois Dieu dans l’Homme.

Pour moi, Dieu, c’est l’Homme. Pour moi, tout un chacun ici-même est une parcelle de Dieu. Sans quoi, il n’y a pas d’autre explication sur le phénomène de l’occurrence de cet être humain qui, de la naissance à la tombe, n’arrête pas de réfléchir son Dieu, sinon de se réfléchir lui-même.

Et dans la perspective de l’Islam, l’Islam ne se pose pas ces questions de cette manière, mais il m’autorise à dire que Dieu m’autorise à dire que je suis une partie de lui-même. Car si je n’étais qu’une incidence, au sens logique du terme, c’est-à-dire une création qui serait née en 1953 – c’est mon âge chronologique, pas mon âge symbolique – et qui mourrait sûrement entre aujourd’hui et la moitié du 21ème siècle…. Donc, je suis à peu près sûr que si je ne devais pas me réfléchir, je ne suis qu’une incidence comme une plante qui vit et qui meurt en fonction de l’eau qu’elle reçoit. Ou comme un animal, encore que je ne me sens pas différent de l’animal de ce point de vue, un animal qu’on programme pour prélever sur la nature, par exemple dans une logique de comptabilité cynégétique.

Si je suis un homme, qui serait l’un des éléments de la triangulation de tout à l’heure, et que dans ma perspective, sans faire de l’homme quelque chose d’absolu, je suis un homme par la liberté que je m’accorde, par la responsabilité que je me donne en tant qu’homme réfléchissant à cette énigme qui est l’existence de l’être humain.

Car, après tout, s’il n’y avait pas eu l’Homme, nous n’aurions pas eu les religions. Nous n’aurions eu ni la Bible, ni le Coran, ni le message, ni la communauté. L’Homme est donc le point principal de la Création dans son ensemble. Il est même l’incarnation de Dieu au sens où Jésus est Dieu fait Homme, dans le sens où nous sommes tous un peu des petits Jésus.

L’Homme est le fin mot de l’Histoire, car une fois l’Homme fini, Dieu meurt également avec lui.

Donc, toute la logique que nous construisons doit partir de l’Homme et aboutir à l’Homme. Pas pour dire que l’Homme est définitivement fâché avec le sacré ou avec Dieu. Au contraire, dans ce sens-là, l’Homme redonne l’existence à Dieu par la liberté, par la responsabilité, mais pas par le dogme, pas par le rituel. C’est par sa volonté propre, par le lien à l’Essence, à la Création, par le lien avec le spirituel, par sa liberté, que Dieu se fait Dieu à travers l’Homme.

Évidemment, l’Islam, en tant que religion monothéiste, vénère un seul Dieu au détriment des autres. Au VIIe siècle, l’Islam était révélé au prophète Mohamed et dans les premières stances du Coran, il lui dit que Dieu est un au détriment des autres. C’est qu’Allah, le dieu que l’on connaît aujourd’hui, existait avant l’Islam. Il était un dieu parmi les autres dans le panthéon, mais quoi ?

En un temps donné, naît l’Islam et avec lui le monothéisme illarien. Ce magma de dieux qui coexistaient ensemble à la Mecque, à la Kabbah que l’on connaît aujourd’hui, qui est le temple sacré des Musulmans, existait avant l’arrivée de l’Islam. C’est là toute la complexité de la chose. Évidemment, si Dieu pouvait nous donner son adresse directement, on pourrait lui téléphoner directement pour savoir qui il est. Mais nous n’avons pas cette possibilité.

La seule possibilité que nous avons, c’est d’interroger l’énigme que nous sommes, car ni la Nature, ni le genre animal ne peuvent nous parler. D’ailleurs, Lévi-Strauss a dit que l’un des regrets de sa carrière était de ne pas avoir pu communiquer avec les animaux, pour leur dire exactement ce que c’était que d’être un animal.

Dans la mesure où nous ne sommes que des animaux parlants, et dans cette proximité que nous avons avec le Créateur, nous sommes l’énigme absolue, car nous sommes l’énigme parlante, et à partir de là, nous sommes l’énigme sociale. Dès l’instant où je suis un être humain parlant, je ne peux vivre que par rapport aux autres êtres humains. Et c’est dans cette communauté humaine, l’homme en tant qu’homme, que je me réalise en particulier.

L’Islam ne dit pas cela, bien sûr, mais il n’est pas contre ça. Allah évidemment est le Créateur. Allah est le même dieu que Yahvé et que le dieu chrétien, soyons d’accord. L’Islam est une religion qui a continué, qui a parachevé et confirmé même les religions qui ont précédé. Et dans le Coran, l’ensemble des prophètes monothéistes sont cités et respectés comme des prophètes à part entière, comme les prophètes de l’Islam.

J’ai prévu de vous parler pendant à peu près cinquante minutes….

Jean-Claude PETIT
- On ne sera plus là alors…

Malek CHEBEL
- Mais l’une des aptitudes de l’être humain est de savoir s’adapter. Car s’il ne s’adapte pas, il disparaît comme les dinosaures dans le temps. Ce n’est peut-être pas une météorite qui les a fait disparaître d’un seul coup. C’est peut-être qu’ils n’étaient pas adaptés. Aujourd’hui encore, on voit des espèces disparaître car elles ne sont pas adaptées.

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Les Galapagos

Et l’un des génies de l’Homme est d’anticiper son éventuelle disparition. Donc, pour qu’il perdure le plus longtemps possible. Pour ne pas faire déshonneur à l’être humain, je vais essayer de m’adapter.

Pour résumer, je reprendrai une phrase de Jacques Maritain, qui a prononcé un discours splendide à mes yeux devant la conférence générale de l’UNESCO dans les années 50. Lors de cette conférence, cet humaniste français, qui se reconnaît dans l’héritage de Saint Augustin, a dit : "La personne humaine a une dignité que le bien même de la communauté suppose et se doit de respecter ".

La fonction de l’être humain, et l’Islam porte un point de vue très fort sur ce thème, est de pouvoir transformer son environnement, de pouvoir le travailler, le faire évoluer, l’accompagner et de pouvoir assurer à l’humanité dans son ensemble de rester saine, de demeurer vigilante, d’être sereine, de militer à la transformation d’une violence réelle en une violence symbolique, et de laisser une Terre saine et propre telle qu’il l’a trouvée en arrivant.

C’est le message de l’Islam qui est une religion de paix. Je parle sous le contrôle d’Odon VALLET. L’Islam est la deuxième religion de France, et compte aujourd’hui environ 1 milliard 200 millions d’âmes. Selon un chiffre du Vatican, les Chrétiens seraient 1 milliard 300 millions. Les statistiques disent que, dans cinquante ans, l’Islam sera la première religion monothéiste dans le monde.

Or, une religion qui prend une telle ampleur, compte tenu des conversions et de la jeunesse de cette religion au sens démographique du terme, a des responsabilités vis-à-vis de cette planète.

Que dit l’Islam sur l’écologie, sur le bien-être de l’Humanité, sur les questions qui nous perturbent sur le plan philosophique et spirituel, sur la cohabitation des religions, sur l’avenir vis-à-vis des violences qui nous guettent (pas seulement le terrorisme, le tsunami, les guerres, mais toutes les calamités que l’Homme se plaît à concocter pour bien s’étonner après qu’il y a une Création qui le dépasse et contre laquelle il ne peut rien) ?

Voilà un chantier magnifique pour les Musulmans aujourd’hui, pour les penseurs de l’Islam, pour tout le monde. Car, évidemment l’Islam ne s’exclue pas du concert des nations. Il est partie prenante de l’humanité tout entière. L’une de ses responsabilités, dans les années à venir, est de veiller à ce qu’il y ait une cohabitation pacifique entre l’ensemble des religions et ceux qui les représentent, car, en chacun d’eux, il faut que l’Islam voie une parcelle de Dieu.

Mieux encore, il faut que l’Islam apporte sa dot à lui. Il est capable d’apporter des choses magnifiques, notamment sur le plan de l’humanisation de l’homme, de la famille, de la société. Il a de très grandes théories qui ont fonctionné très longtemps sur le plan de la solidarité sociale, de la famille, des passages d’un âge à l’autre, du respect des aînés. Il peut donc amener son expérience à lui dans l’expérience du monde.

Je terminerai en disant que tant que l’Islam sera en phase avec l’expérience du monde, l’expérience de l’humanité depuis le début, et sa capacité à accumuler des connaissances et à progresser en tant qu’elle est acteur et sujet et objet finalement de la problématique historique, tant que l’Islam sera en phase avec cette évolution du monde, avec les questionnements de l’humanité tout entière, il sera encore une religion de paix et une religion que nous accueillerons évidemment à la table de l’Homme.

Je vous remercie.

Jean-Claude PETIT
- Merci, Malek CHEBEL. Vous nous avez donc affirmé avec force que nous n’étions pas chacun de nous une incidence, mais que nous étions une énigme car nous sommes une parcelle de Dieu. Et que donc, à ce titre, nous avons une responsabilité à la transformation du monde et à la vigilance sur ce monde.

Nous allons ouvrir les questions que j’imagine nombreuses. À travers la diversité des approches, j’ai cru entendre que, au fond, il y avait, Messieurs, quelque chose qui vous rapprochait les uns et les autres. Je ne voudrais pas faire de consensus obligatoire entre les religions, c’est toujours un peu dangereux. Il m’a semblé que vous accordiez tous la priorité à la personne humaine. Vous avez utilisé des termes différents pour en parler, mais le sacré, en quelque sorte, c’est l’homme, c’est la personne. 
Odon VALLET, est-ce que vous diriez cela ? Est-ce que c’est un abus de langage dans ce que j’ai entendu ?

Odon VALLET
- Non, ce n’est pas un abus de langage. Je crois que dans l’Histoire des Religions, il y a deux traditions distinctes, mais qui traversent toutes les religions.

La première tradition consiste à rapprocher l’Homme de la Nature. On l’a appelée "panthéisme ". On la voit très bien en Inde, dans l’Hindouisme et même auparavant dans le Védisme, lorsque le soi, l’âme, doit rejoindre le Grand Tout, l’Absolu, le Brahman. On voit ça aussi dans ce que disait, de manière très intéressante, Malek CHEBEL, dans certains courants de l’Islam à propos de l’Homme, parcelle de Dieu, qu’on retrouve très fortement dans la tradition soufie. Alors que, au contraire, certains orthodoxes musulmans ne sont pas d’accord. On voit également cela très fort chez Theilard de Chardin dans le Christianisme.

Á l’inverse, il y a d’autres traditions qui vont radicalement distinguer trois pôles : Dieu, l’Homme et la Nature. Dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, elles représentent l’orthodoxie doctrinale.

Jean-Claude PETIT
- Merci. Nous allons passer maintenant aux questions.

Sylvie PETIN (directrice du Forum Universitaire)
- J’ai trouvé que la réflexion des uns et des autres était essentielle pour notre colloque, et les réponses ou, tout au moins, les directions que nous aimerions nous donner à la suite de ce colloque.
J’ai tout de même ressenti une grande différence, et une différence essentielle entre les réponses. J’ai senti qu’il y avait des religions qui soulignaient encore un dualisme entre l’Homme et Dieu. L’Homme n’était que le révélateur de Dieu. La Nature révélait Dieu, et l’Homme n’était que le révélateur de Dieu. Et que dans d’autres religions (qu’elles soient primaires, et j’ai même été surprise d’entendre Malek CHEBEL parler tout à fait différemment), il n’y avait pas de dualisme. Que l’Homme et Dieu, c’était la même chose. Je me suis peut-être trompée, mais je trouve que c’est essentiel dans la question que nous nous posons aujourd’hui : "Pour que la Terre reste humaine ".
Ai-je bien compris ou pas ?

Jean-Claude PETIT
- Qui répond ? Malek, vous étiez interpellé sur l’interprétation…

Malek CHEBEL
- Moi, je me sens parfaitement compris. Je suis heureux que vous ayez saisi le sens de ce que j’ai dit. Il ne peut y avoir d’opposition entre l’Homme et Dieu. La partie serait gagnée avant de commencer. On ne peut pas jouer sur le même terrain que Dieu puisque c’est lui le Créateur et que vous le créez. Dans tous les cas de figures, ou vous êtes en révolte en permanence et donc vous ne croyez pas en Dieu, ou vous croyez en Dieu et vous êtes Dieu, puisque vous êtes juste la chose faite à partir de la pensée de Dieu.

Jean-Claude PETIT
- Vous avez parlé de dualisme. Que disent les Chrétiens là-dessus ?

Jean-Hugues BARTET
- La Nature est le révélateur de Dieu. Moi, j’ai dit que l’Homme est plus que le révélateur de Dieu. Il est le vis-à-vis de Dieu. Pour entrer dans une relation d’amour, d’alliance, telle que la vision chrétienne la donne, il faut bien être vis-à-vis et non pas fusionnel. Beaucoup d’entre vous ont l’expérience au niveau du couple où la distinction des deux est nécessaire pour que l’union et l’amour puissent se développer. Sur beaucoup de choses, je rejoins ce qui est dit des étincelles de Dieu, mais il me semble que la dimension de prendre cet espace de distinction pour pouvoir se regarder et se rapprocher.

Jean-Claude PETIT
- Qui veut dire quelque chose sur l’intervention de Sylvie PETIN ?

Lama DENYS
- En écoutant Monsieur CHEBEL, j'entends : "l’Homme est soumis à Dieu". J’avais envie de dire : "l'Homme est soumis à la Nature". Les deux peuvent se rejoindre. L’absolu omniprésent peut se nommer Dieu ou Nature, c’est une question linguistique conventionnelle; mais cela fait finalement autant de différence qu'entre le ciel et la terre. Il n’y a pas de problème à partir du moment où l’on comprend que Dieu comme la Nature sont omniprésents.

Question d’un spectateur
- Le titre de votre forum s’appelle "Pour que la Terre reste humaine ". Il y a donc dans ce titre une projection, une prospective. Je suis un peu surpris de voir que, outre tout ce qui a été dit d’intéressant, on s’en tienne à l’interprétation des traditions, et que je n’ai pas senti le passage à des solutions, à ce que justement la terre et l’humanité attendent pour leur sauvegarde.

Jean-Claude PETIT
- Vous avez raison en partie, mais une table ronde vient ensuite qui s’appelle "Le couple Homme-Nature a-t-il encore un avenir ? ". Cela étant, il est vrai que les interventions n’ont pas porté sur la manière dont les religions portaient aujourd’hui le problème, mais je pense que le complément par rapport à l’avenir va venir dans la troisième table ronde.

Sylvie PETIN
- Absolument. Monsieur, je vous demande de rester à la troisième table ronde.

Malek CHEBEL
- Je pense qu’autant que les hydrocarbures, il faut veiller à ce que l’Homme ne soit pas une espèce en voie d’extinction. Et c’est l’une de nos responsabilités. Car si l’Homme a besoin de son passé, il a également besoin de son avenir pour se construire. Donc, la responsabilité nous incombe d’anticiper cet avenir et de réfléchir sur les projections de demain.

J’ai été surpris, comme nous tous, par le tsunami et j’ai été noyé sous un flot d’images plus ou moins rassurantes. Ce qui m’a étonné, c’est qu’on n’a pas entendu le don qu’ont fait les Musulmans aux victimes du tsunami. Pourtant, il y a eu des dons assez importants. La charité musulmane ne s’expose pas, ne se dit pas. Il y a des associations, mais on n’a pas formulé cela.
Mon souci personnel est que les Musulmans continuent à se penser séparément des autres. Et tout le travail que je tente de faire, c’est de montrer qu’on est les uns et les autres d’abord solidaires. Donc, dans le développement durable, j’inclus l’être humain, bien entendu, et aussi comme problématique de réflexion, et pas seulement comme un concept, mais comme une réalité. 
Et je dis que le souci qu’à l’Islam aujourd’hui c’est à la fois de faire entendre sa voix pour dire : "Je veux être au banquet commun de la planète aujourd’hui et ne pas être mis au ban de la société uniquement par ma violence ou par les minorités violentes chez moi ", et à la fois de dire : "Je veux être dans le banquet commun pour apporter des solutions, pour être une force positive, et pas seulement pour être dans la récrimination. ".

C’est tout le travail que j’ai, et j’ai une partie difficile à jouer car tous mes adversaires sont plus nombreux et plus riches que moi. Tous ceux qui disent que l’Islam doit faire payer je ne sais qui d’autre, l’Occident à priori au sens large, et par conséquent tout ce qu’il y a en dessous de l’Occident comme la guerre de religions, la guerre des riches et pauvres.

Moi je suis dans une petite bulle qui dit : "Non, l’Occident n’est pas forcément toujours, et uniquement lui, responsable de vos malheurs ".

Donc, la responsabilité que je prête à l’être humain en tant que parcelle du Divin, je l’applique également aux Musulmans en leur disant : "Vous ne pouvez pas obtenir plus que ce que vous faites pour obtenir. Vous ne pouvez obtenir que ce que votre action, votre travail, votre responsabilité peuvent vous apporter, et rien d’autre ". Tout ce travail d’articulation de la responsabilité individuelle avec la responsabilité collective dans une communauté, et cette même communauté avec les autres communautés, est le projet le plus optimiste que j’ai à défendre concernant l’Islam car, par ailleurs, je dis que l’Islam est une religion de paix et d’intelligence humaine commune et non une religion qui veut la fin de l’Homme.

Jean-Hugues BARTET
- Quand j’étais jeune ingénieur, petit forestier, quand je faisais des programmes pour dire comment serait ma forêt dans 150 ans, et c’était concret, les économistes et les gens raisonnables me disaient que j’étais fou. Je crois quand même que j’avais raison. Mais, si on ne passe pas la dimension de l’émerveillement, si on reste sur la crainte de voir disparaître des choses, on n’arrivera pas à bouger.

Il s’est passé depuis une dizaine d’années un certain nombre de rencontres inter-religieuses avec les différentes religions et des scientifiques pour confronter les choses. La dernière était au Mont-Saint-Michel où une grande ONG demandait aux religions de pouvoir apporter leur pierre en disant qu’il y avait des problèmes de changement de comportement, et que ce n’était pas seulement des raisonnements scientifiques qui permettraient de le faire.
Je crois qu’interroger les religions sur les fondements de leur sens de la vie, de l’homme, me paraît nécessaire dans notre société ; si l’on veut que les solutions puissent être apportées, non pas seulement pour défendre notre pré carré et sauvegarder ce qu’on peut pour continuer à bien vivre, mais parce que le monde est tellement merveilleux qu’il y a un jaillissement au niveau de la vie et que c’est ça qui peut donner la dynamique. Donc, l’apport des réflexions religieuses est important.

"Pax Christi " prépare, avec la Commission sociale des Evêques de France, un livre qui doit paraître ce printemps sur ces questions, de manière à le diffuser dans les milieux catholiques, à la fois pour permettre une prise de conscience et pour proposer certaines pistes d’action pour que les groupes chrétiens puissent avoir des guides pour agir.

Actuellement, on a souvent été polarisé sur le côté social humain. Je crois que l’écologie, la protection de la nature, font partie de ce sur quoi l’on a besoin de sens.

Jean-Claude PETIT
- Nous arrivons au terme de cette table ronde. J’ai en face de moi, Monsieur le professeur Hubert REEVES. Je pense qu’il est le mieux placé pour nous dire ce qu’il retient de ce qui a été dit par ces Messieurs que nous remercions déjà.

Hubert REEVES
- En fait, je voudrais plutôt poser une question, mais sans attendre de réponse. Nous avons des représentants des différentes religions et je vous rappelle que, voici quelques mois, avec notre ligue ROC, nous avons initié un mouvement pour tenter d’obtenir l’appui des religieux pour la Charte de l’Environnement et le principe de précaution au moment où ce problème était très litigieux. Nous avons très peu de réponses, que ce soit du côté catholique, protestant, musulman ou bouddhiste.

Il me semble qu’il serait important que, au-delà des très belles choses que nous avons entendues aujourd’hui, il y ait également des actions concrètes, que des autorités religieuses prennent parti et s’expriment sur des problèmes concrets. Des pressions venant des autorités religieuses auraient un très grand poids.

Jean-Claude PETIT
- Merci, monsieur le professeur. Les intéressés souhaitent répondre ?

Jean-Hugues BARTET
- Je voudrais dire que, suite à votre lettre, Monseigneur Stenger, président de "Pax Christi " a fait une lettre au Président de la République pour appuyer votre démarche.

Jean-Philippe BARDE
- Je voudrais dire aussi que d’une façon générale, les églises chrétiennes, qu’elles soient protestantes ou catholiques, ont pris de nettes positions sur la nécessité de protéger l’environnement, de lutter contre les gaspillages etc. Il est intéressant de noter que dans les pays anglo-saxons et germaniques, les églises, catholiques ou protestantes, sont très engagées par des actions très concrètes. Il est vrai que c’est moins le cas dans la mentalité en France où les églises ne s’engagent guère sur le terrain, par exemple, au niveau de la paroisse. Les églises chrétiennes ont certainement une parole à donner, mais leur parole principale c’est la conversion intime des individus qui fait que leur comportement se transforme

Jean-Claude PETIT
- Merci à tous.

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Association ROC : http://www.roc.asso.fr/ligue-roc/index.html