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Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 10

Année 2016-2017                                                                                                                                                  31 mars 2017

Kant : Théorie et pratique en morale

J'admets bien volontiers qu'aucun homme ne peut avoir une conscience sûre d'avoir accompli son devoir d'une manière totalement désintéressée. […] Mais que l'homme doive accomplir son devoir d'une manière totalement désintéressée et qu'il lui faille séparer complètement même son aspiration au bonheur du concept de devoir pour posséder celui-ci en toute pureté, il en est très clairement conscient ; ou bien, s'il ne croit pas l'être, on peut exiger qu'il le soit, pour autant que c'est en son pouvoir : car c'est justement dans cette pureté que se trouve la vraie valeur de la moralité et l'homme doit par conséquent en être capable. Il se peut que l'homme n'ait jamais accompli son devoir, devoir qu'il reconnaît et révère, d'une manière totalement désintéressée (sans que d'autres mobiles ne s'y mêlent) ; il se peut même que nul n'y parvienne jamais malgré les plus grands efforts. Mais pour autant qu'il peut le percevoir en lui lors d'un examen minutieux de soi-même, non seulement il peut prendre conscience de l'absence des motifs qui y concourent, mais bien de sa propre abnégation à l'égard de maints d'entre eux qui s'opposent à l'idée du devoir, c'est-à-dire de la maxime à amener à cette pureté : cela, il le peut et l'observation de son devoir n'en demande pas plus.

Au contraire, se faire une maxime de favoriser l'influence de tels motifs au prétexte que la nature humaine ne souffre pas une telle pureté (ce que pourtant on ne peut même pas affirmer avec certitude), c'est la mort de toute moralité. […]

Non seulement le concept de devoir dans toute sa pureté est incomparablement plus simple, plus clair, plus naturel et plus compréhensible par quiconque en vue d'un usage pratique que tout motif tiré du bonheur ou confondu avec lui ou avec sa prise en considération (ce qui exige à chaque fois beaucoup d'art et réflexion), mais, même dans le jugement de la raison la plus commune des hommes, il est de loin plus puissant, plus impérieux et il promet davantage de succès que toutes les raisons déterminantes empruntées au précédent principe égoïste, à condition qu'on le rapporte à la raison et à la volonté des hommes en le séparant de ces raisons, voire en l'y opposant. Soit, par exemple, le cas suivant : quelqu'un détient un bien étranger qui lui a été confié (depositum), son propriétaire est mort et ses héritiers n'en savent rien et ne peuvent rien en savoir. Qu'on présente ce cas, même à un enfant de huit ou neuf ans ; qu'on ajoute que celui qui détient ce dépôt connaît (sans qu'il en soit responsable) un revers de fortune juste à ce moment […] Maintenant, qu'on demande si, dans ces conditions, on peut considérer comme permis de détourner ce dépôt à son profit personnel. Celui qui est interrogé, répondra sans doute aucun : non et, au lieu de donner des raisons, il dira simplement: on n'en a pas le droit, c'est-à-dire : cela contredit le devoir. Il n'y a rien de plus clair, mais ce n'est certainement pas parce que cette restitution favoriserait son bonheur personnel. […] La volonté qui adopte la maxime du bonheur hésite à se décider entre les motifs qu'elle doit suivre, car elle vise le succès et celui-ci est très incertain ; il faut avoir l'esprit clair pour se sortir de l'embarras des raisons pour et des raisons contre et si l'on ne veut pas se tromper en en faisant le compte global. En revanche, si on se demande ce qu'est ici le devoir, on n’est absolument pas embarrassé par la réponse à donner, on sait tout de suite ce qu'on a à faire. […]

Aucune idée n'élève davantage l'esprit humain et ne l'anime davantage jusqu'à l'enthousiasme que justement l'idée d'une pure intention morale qui respecte le devoir au-dessus de tout, qui se débat avec les innombrables maux de la vie, voire avec ses tentations les plus séductrices et qui en est pourtant victorieuse (comme on admet à bon droit que l'homme en est capable). Le fait que l'homme soit conscient qu'il peut le faire parce qu'il le doit, ouvre en lui un abîme de dispositions divines qui lui font éprouver comme un frisson sacré face à la grandeur et à la sublimité de sa véritable destination. Et si l'homme était plus souvent rendu attentif et habitué à dépouiller la vertu de toute la richesse du butin des avantages que l'on peut obtenir en observant le devoir et à se la représenter dans toute sa pureté, sa moralité devrait s'améliorer aussitôt. […] (Mais) jusqu'à maintenant, on a adopté comme principe d'éducation et de prédication le fait de préférer l'aspiration au bonheur à ce que la raison définit comme sa condition suprême : à savoir le mérite d'être heureux. Car des préceptes concernant la manière dont on pourrait sinon être heureux, du moins se protéger des inconvénients, ne sont pas des commandements. Ils ne lient personne d'une manière absolue et chacun peut choisir, après en avoir été averti, ce qui lui semble bon, s'il accepte de supporter ce qui lui arrive. […] Or la nature et l'inclination ne peuvent pas donner de lois à la liberté. Il en va tout autrement de l'idée du devoir dont la transgression, même si on ne prend pas en considération les inconvénients qui peuvent en résulter pour soi, agit immédiatement sur l'esprit et rend l'homme condamnable et punissable à ses propres yeux. C'est donc ici une preuve évidente que, en morale, tout ce qui est juste en théorie, doit également valoir en pratique.

KANT Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, I (1793) ; trad. Fr. Proust, GF-Flammarion, 1994, p. 56-62.

Kant : Théorie et pratique en morale

Théorie et pratique

Un lien indissociable

Des sources de conflits

Débat avec Garve

De simples malentendus

Se rendre digne du bonheur

Appel à la conscience morale

[1] « On appelle théorie un ensemble de règles, même pratiques, dès lors qu'on peut les considérer comme des principes pourvus d'une certaine universalité et qu'on fait abstraction d'une quantité de conditions qui ont pourtant nécessairement de l'influence sur leur application. La pratique est la mise en œuvre d’une fin dont on peut considérer qu’elle observe certains principes de conduite qu’elle se représente comme universels […] Dans le domaine pratique, la valeur de la pratique repose entiè­re­ment sur sa conformité à la théorie qui la sous-tend. » (Théorie et pratique (1793) ; tr. Proust, GF, 1994 p. 45, 48)

[2] « Si toute connaissance commence par l'expérience, il n’en résulte pas pour autant qu'elle dérive dans sa totalité de l'expérience. » (Critique de la raison pure (1781) ; trad. A. Renaut, GF, 2006, p. 93 [C1])

[3] « Personne ne peut se faire passer pour expérimenté dans une science tout en méprisant la théo­rie, sans se révéler ignorant dans sa discipline ; il croit pouvoir avancer plus loin que la théorie ne le lui permet, en tâtonnant dans les essais et les expé­riences sans rassembler certains principes (qui cons­tituent la théorie) et sans avoir conçu son activité comme un tout (système). » (TP (1793) ; GF, 1994, p. 46)

[4] « Le principe qui régit et détermine de part en part mon idéalisme est le suivant : Toute connais­sance des choses qui provient uniquement de l'entendement pur ou de la raison pure est simple appa­rence, il n'est de vérité que dans l'expérience. » (Prolégomènes (1783) ; trad. Guillermit, Vrin, p. 158) « J’appelle idéalisme transcendantal de tous les phénomènes la position doctrinale selon laquelle nous les consi­dérons, sans exception, comme de simples représentations, non comme des choses en soi, et confor­mément à laquelle espace et temps ne sont que des formes sensibles de notre intuition. » (C1 ; GF 376)

[5] « La raison doit s’adresser à la nature en tenant d'une main ses principes, en vertu desquels seule­ment des phénomènes concordants peuvent avoir valeur de lois, et de l'autre main l'expérimentation qu'elle a conçue d'après ces principes. » (C1, Préface à la seconde édition (1787) ; trad. A. Renaut, GF 2006, p. 76)

[6] « Il n'est rien dans le monde qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est une volonté bonne […] la volonté bonne apparaît comme la condition indispensable à ce qui nous rend dignes d'être heureux. […] Ce n'est pas ce que la volonté bonne effectue ou accom­plit qui la rend bonne, ni son aptitude à atteindre quelque but qu'elle s'est proposé, mais c'est unique­ment le vouloir ; autrement dit, c’est en soi que la volonté est bonne. » (FMM (1785) ; A. Renaut, GF, 1994, p. 59s)

[7] « Mais cette distinction entre le principe du bonheur et celui de la moralité n'est pas pour autant une opposition entre les deux, et la raison pure pratique ne dit pas que l'on doive renoncer à toute prétention au bonheur, mais seulement que l'on ne doit pas du tout le prendre en considération, dès lors qu'il s'agit de devoir. » (Critique de la raison pratique (1788) ; trad. J.-P. Fussler, GF, 2003, p. 202 [C2])

[8] « Le stoïcien soutenait que la vertu est tout le souverain Bien et que le bonheur n'est que la cons­cience de la possession de la vertu. L'épicurien affirmait que le bonheur est tout le souverain bien et que la vertu n'est que la forme de la maxime recomman­dant de chercher le bonheur. » (C2 ; GF, p. 233s)

|9] (a) « Il me faut d'abord être sûr de ne pas agir à l'encontre du devoir, alors seulement il m'est permis de me préoccuper d'être heureux. […] (b) Le bonheur renferme tout ce que la nature peut nous procurer (et rien de plus). Mais la vertu est ce que nul autre que l’homme lui-même peut se donner ou s’enlever. » (TP (1793) ; GF 1994 p. 55)

[10] (a) « Agis d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle de­vienne une loi universelle. [...] On peut appeler la conscience de cette loi fondamentale un fait de la raison parce […] qu'elle s'impose à nous par elle-même comme proposition synthétique a priori, qui n’est fondée sur aucune intuition, ni pure, ni empirique, […] cette loi n’est pas un fait empirique, mais le fait unique de la raison pure qui se fait con­naître par là comme originairement législatrice.

(b) Corol­laire : La raison pure seule est pratique par elle-même et donne (à l’homme) une loi universelle, que nous appelons loi morale. » (C2 (1788) ; GF, 2003, p. 126-128)