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"L'homme invisible"

Jacques Bardet

Des B.D. s’amoncelaient en piles dès l’entrée du magasin. J’en pris une… quelle surprise ! Il s’agissait de cette série que mon frère et moi lisions assidûment durant notre enfance. Nous y consacrions des après-midi entière, assis à même le sol. Rien de surprenant à ce que ce brocanteur dispose de cette vieille série, mais une sourde intuition m’amenait à penser qu’il s’agissait de NOS bandes dessinées ! La tâche sombre en haut de la couverture, par exemple… Oublié sur un radiateur électrique, j’avais endommagé ce même numéro à cet endroit précis ! Je feuilletais les pages, oubliant le brouhaha des chuchotements qui tissaient un fond sonore arachnéen. C’est le cœur battant que j’arrivais aux dernières pages. Là, d’une écriture toute en rondeur, notre mère inscrivait au stylo-bille bleu l’année et le « prétexte » du cadeau : anniversaire, Noël, « petite souris »… Mais avant même d’en arriver à l’emplacement du sceau familial, je savais. Je savais que cette B.D. était celle qui m’avait tant fait rêver jadis. Je savais également que cette pile posée négligemment près de la porte, c’était TOUTE notre collection. Dans cette brocante, notre passé était en vente. Dans un autre contexte, tomber par hasard sur un élément surgit du passé eut été émouvant. En l’occurrence, une douloureuse colère commençait de gronder en moi.

Depuis que mon frère s’était marié, une distance s’était doucement installée entre nous. Par la force des choses, dirons-nous. À la mort de notre dernier parent, nous fûmes amené à nous rapprocher Même si le contexte n’était pas heureux, je pris plaisir à le revoir ainsi que son épouse après ces années d’éloignement. Nous nous sommes acquittés sereinement des aigres obligations que convoquent ce type d’évènements : notaire, succession, partage du mobilier et des objets de la maison familiale. Je me souviens très bien de notre accord concernant notre collection de bandes dessinées à laquelle nous tenions tout autant l’un que l’autre. Il avait déjà deux fils et conserverait donc la série jusqu’à nouvel ordre. Nous sommes restés en contact téléphonique quelques mois durant. Brusquement rapprochés par la douleur, et la troublante sensation qu’une page de notre histoire se tournait. Que le temps nous avait joué un mauvais tour à tous les deux, alors qu’il nous semblait avoir appris à le maîtriser un peu… Puis ces mêmes « choses de la vie » nous éloignèrent à nouveau. Nous reprîmes nos places respectives, chacun du côté de son quotidien.
Jusqu’à ce que son épouse, moins d’un an plus tard, m’appelle au bureau un après-midi. Elle était dans mon quartier et se proposait de m’offrir un verre. Je ne me formalisais pas outre mesure de l’invitation étant donné l’originalité de caractère que je lui connaissais depuis toujours. On s’est retrouvé dans un café et très vite, elle a rangé son visage lisse et rieur pour me poser des questions sur son mari. Je commençais de jouer avec mon verre de bière, tic de concentration hérité de mes années universitaires. En face de moi, une femme désemparée cherchait de l’aide : « depuis plusieurs mois, il est totalement absent. Ses enfants, son travail, moi… plus rien ne l’intéresse… ». Elle parla ensuite de ces objets qui disparaissaient. Rien qui ne soit de grande valeur : un jouet que les enfants réclament, un bijou fantaisie qui lui tenait à cœur, des dessous qu’il lui avait offert… « Rien d’important » souligna-t-elle à plusieurs reprises, mais elle avait la certitude qu’il mentait lorsqu’elle le questionnait à ce sujet. L’enterrement qu’il semblait avoir surmonté aisément n’était certainement pas étranger à tout cela. Je la quittais sans lui avoir été d’un grand secours, et à vrai dire, sans prendre tout cela trop au sérieux. Mon frère traversait un passage difficile, tout au plus. Je m’engageais cependant à « l’appeler rapidement ».
Cette phrase résonnait encore en moi lorsque le brocanteur me fît une offre pour le lot de bande dessinée. J’acceptais sans négocier, ce qui ne lui fît qu’à moitié plaisir. Dehors, l’air vif de l’hiver me rafraîchît les idées. Je marchais plus que nécessaire pour regagner la voiture, cherchant dans une déambulation aléatoire un soulagement que je ne trouvais évidemment pas. Mon frère a vendu notre collection de BD sans m’en dire mot. Un acte absurde (il n’avait pas besoin d’argent, me semblait-il…) qui entrait en résonance avec les inquiétudes dont son épouse m’avait entretenu quelques jours auparavant. En rangeant les B.D. dans le coffre, je me décidais enfin à l’appeler.

Effectivement, je l’ai appelé. Nous avons convenu d’un premier rendez-vous auquel il s’est dérobé sous un prétexte futile. À ma seconde tentative, je lui proposais de passer à la maison. Après l’avoir attendu plus d’une heure, j’appelais chez lui pour lui dire ma façon de penser. Il devait être 22 heures, et il n’était pas rentré du bureau. En fait, il n’est jamais revenu de son bureau : on ne l’a plus JAMAIS revu. Il s’est littéralement volatilisé dans la nature. Avec son épouse, nous avons rapidement signalé sa disparition aux services de police. Puis engagé un détective privé. Puis un autre, et un autre encore. D’après l’un d’entre eux, il était très certainement parti à l’étranger. C’était le meilleur des scénarios à envisager. Tout cela s’est passé peu de temps avant que je ne rencontre Cécile. À l’heure qu’il est, notre petite fille va bientôt fêter son cinquième anniversaire. 
Le temps a passé et malgré cela, le trouble s’empare encore de moi lorsqu’en entrant dans sa chambre, je la découvre en train de lire un numéro de « L’homme Invisible ». C’est le titre de notre collection.