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Gilles PIPIEN 

- Mesdames et Messieurs, il va falloir parler de l’avenir, mais pas en parler en rêveurs. Je sens que la salle aimerait un peu de concret. Effectivement, hier soir, nous avons posé le problème en termes à la fois philosophiques et métaphysiques. Nous venons de voir les approches des différentes religions. 
Maintenant, quel avenir existe-t-il face à ce que tout le monde sent comme, au-delà d’une énigme, un véritable problème aujourd’hui de cette position de l’homme face à la Nature, face à lui-même ou face à Dieu ?
La Terre (le tsunami) vient de tuer plus de cent cinquante mille personnes et d’en plonger dans la détresse peut-être plus de cinq millions.

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Tsunami à Gaza
(par Israel Shamir, 31 décembre 2004)

Mais nous savons faire pire ! Et pas seulement volontairement, comme avec nos guerres, mais involontairement, par nos petites action quotidiennes - et je ne parle pas des quelques cent cinquante mille morts par an en accidents de la route. Je parle de nos produits chimiques, qui stérilisent les sols, de notre activité qui bouscule les climats, et j’arrête là la liste tant elle est importante. 
Nous mettons la Nature en danger, mais, en fait, nous nous mettons en danger.

Ceci ne date pas d’aujourd’hui. Il ne faut pas croire que c’est une sorte de moment terrible que nous vivons en ce moment. J’ai entendu tout à l’heure dire : " Oh ! Mais à l’époque de Jésus, ce n’était pas comme ça ! "

La capacité d’adaptation de l’homme est ancienne mais, malheureusement, sa capacité de destruction est tout aussi ancienne. PLATON se plaignait déjà du changement dramatique de son environnement depuis HOMÈRE. L’élevage ovin et caprin avait entièrement détruit la forêt en Grèce et en Crète. Et la forêt méditerranéenne n’existe plus. Où sont passés les cèdres du Liban ? Les Romains eux-mêmes ont décimé, en l’espace de deux ou trois siècles, toute la faune nord-africaine. Tous les lions ont disparu, par exemple. Et des sols ont été totalement stérilisés. 

Sur le continent Nord Américain, Jean DORST, nous rappelait déjà, il y a quarante ans, que les Indiens avaient constaté que les bisons se développaient dans la prairie, et ils ont fortement déforesté. 
L’homme de tout temps a détruit. Mais qu’est-ce qui a donc changé ? Ce sont, tout simplement, les dimensions, la taille démographique, la vitesse et la puissance de nos outils. 
Finalement, au-delà de ce catastrophisme, nous abordons notre table ronde.
Y a-t-il un espoir ?
Si l’on regarde de nouveau dans le passé, comme je viens de le faire, on peut s’apercevoir qu’il y en a. 
Par exemple, savez-vous que dès l’an 1200, on réglementait la taille des poissons que l’on pêchait. 
Déjà donc il y avait une prise de conscience de la raréfaction. Savez-vous que la forêt en France, aujourd’hui, représente 26% de la surface de notre territoire, alors qu’au Moyen-âge elle avait quasiment disparue ? Il y a donc quelques mouvements qui montrent que les destructions ne sont pas toutes irréversibles. 

Il y a un autre aspect que je voudrais évoquer. J’ai envie de dire : n’oublions pas combien l’économie est importante.

Les pires destructions de notre environnement, les pires pollutions, sont dans les pays pauvres. C’est dans les villes de Lagos, de Djakarta, où il n’y a pas d’assainissement urbain, que l’on trouve des bidonvilles, que la pollution et les nuisances sont les plus terribles. Quand, à Bhopal, une usine chimique explose, ce sont des milliers d’individus qui meurent en quelques instants.
Par conséquent, n’oublions pas le rôle de cette économie.

De même, en Europe, souvenons-nous que les victimes de l’environnement sont aussi parmi les plus pauvres. Les peintures au plomb se trouvent dans les immeubles les plus vétustes. Les bruits de la circulation routière, c’est dans les immeubles qui surplombent le boulevard périphérique, à Paris ou à Lyon. Je pourrais continuer l’énumération. Il y a donc une dimension sociale, c’est pour cela que j’entends souvent parler non plus seulement d’environnement, mais de la nécessité d’un développement durable. C’est à dire d’avoir une approche plus globale.

Qu’en pensent donc les scientifiques, les philosophes, de cet avenir ? 
Mon ami, Dominique BOURG, philosophe, vice-président de la commission de préparation de la Chartre de l’Environnement, avait, avec moi, pensé l’enjeu de ce colloque depuis longtemps, et devait animer la table ronde qui va commencer. Lui qui, inlassablement, alerte, amène des réflexions, écrit des ouvrages de fond, et souvent en partenariat avec des scientifiques, a notamment écrit avecRobert BARBAULT qui est à la table, ce livre qui a donné le titre au colloque " Pour que la Terre reste humaine ".
Je suis navré qu’une grave difficulté personnelle l’ait empêché de nous rejoindre, et il m’a demandé de vous transmettre ses excuses. Sachez que, pour moi, il est un peu dur d’aller jusqu’au bout de ce colloque seul, alors que nous l’avions pensé ensemble.

J’ai donc, au pied levé, demandé à mon ami, Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, Président du Muséum National d’Histoire Naturelle, de venir m’aider à animer cette table ronde. Il est biologiste, généticien, notamment des populations de poissons, il est président du conseil scientifique de l’Agence de l’Eau Seine Normandie, et il a été directeur général de l’Institut National de Recherches Agronomiques. Il a également pendant longtemps dirigé le département d’’Hydrobiologie et de la faune sauvage. 
C’est donc à un scientifique que je confie la tâche d’animer cette table ronde. 

En deux mots, je voudrais évoquer l’un de ses derniers écrits qui m’a particulièrement marqué et qui pourra nous aider à comprendre les choses. Il évoque l’évolution de la notion d’écosystème. Au début du 20ème siècle, les scientifiques parlaient d’un équilibre dans les écosystèmes, ce qu’ils appelaient le climax, et il était finalement assez facile de régler le problème de la protection de l’environnement puisqu’il suffisait de protéger un écosystème. 
En fait, les scientifiques aujourd’hui disent : il n’y a pas d’équilibre dans les écosystèmes. C’est un équilibre contingent. Un écosystème est continuellement en devenir. Mais alors, quel est le bon équilibre ? Et si l’Homme fait partie de cet écosystème, quelle va être la direction que nous allons donner, quelle est la dynamique que nous allons accompagner ?
Voilà le choix qui est devant nous. Comment allons-nous choisir les équilibres ou les dynamiques des écosystèmes, et du premier de notre écosystème, la Terre ? 

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS 
- Bonsoir à toutes et à tous. Je ne sais comment Dominique BOURG aurait mené cette table ronde. Je vais essayer de reconstituer une progression en partant d’un aphorisme que l’on énonce souvent et que l’on attribue généralement à sa grand-mère : " Quand on ne sait pas où l’on va, encore faut-il savoir d’où l’on vient ".
Pourquoi ai-je dit cela ? Parce qu’à la fin du 18ème siècle, le couple Homme-Nature avait un avenir à priori indéterminé et un passé limité. Certes, le Jugement dernier allait venir, mais on considérait que ce n’était pas immédiat. Il y avait, par contre, un passé fort limité, puisque la terre avait six mille ans et l’homme lui-même un peu moins. 
Pourquoi donc commencer par là ? Parce que la Science nous a appris ce qu’est cet homme ou ces hommes (puisqu’il y eut plusieurs espèces humaines qui se sont succédé, ou qui ont même cohabité plusieurs millions d’années), et que notre Terre elle-même est vieille de plusieurs milliards d’années. Ce temps très long du passé se heurte au fait que le temps de l’avenir nous est peut-être désormais compté. Autrement dit, pour penser le temps de l’avenir, le fait d’essayer de revisiter ce temps du passé nous serait fort utile.

Alors, comme l’a dit Gilles PIPIEN, la tension monte, mais que faisons-nous ? 
Je crois quand même, et nous avons eu dans la table ronde précédente un modèle de méditation, qu’il faut que nous prenions un peu de temps pour réfléchir.

Je vous propose de donner la parole à Pascal PICQ d’évoquer les aspects de cet homme du passé ou de ces espèces humaines.
Puis, je demanderai à Hubert REEVES de revisiter cette longue histoire du cosmos et ce qu’on peut penser de son évolution.
Robert BARBAULT posera aujourd’hui cette question : comment penser les relations Homme Nature ?
Jean-Michel BESNIER terminera ce panorama sur ce qu’il appellera une nouvelle éthique procédurale.

Si j’avais eu à intituler cette table ronde, j’aurais rajouté beaucoup de " S ". J’aurais parlé des couples Hommes- Natures. Ont-ils des avenirs ? Ceci pour montrer que nous devons intégrer cette diversité. C’est l’effet de ma culture Muséum. 

Pascal PICQ est paléoanthropologue, ou paléo écologiste en même temps, parce qu’il s’intéresse à l’ancienneté de notre espèce et des autres espèces qui l’ont précédée, avec une vision très forte des interactions avec l’environnement. Il travaille dans l’équipe du professeur Yves COPPENS, au Collège de France. C’est aussi quelqu’un qui a passé beaucoup de temps et d’énergie à communiquer, à faire connaître ces notions dans des ouvrages, des émissions de télévision. Vous le connaissez certainement à ce titre. Je souhaiterais qu’il donne ce regard sur cette longue histoire de l’espèce humaine et de ses relations avec la Nature.

Pascal PICQ
- Deux choses préalables à la suite des deux colloques précédents auxquels j’ai participé comme vous. La première chose d’abord, c’est un colloque sur l’environnement, et j’ai regardé cette annonce : " Pour que la Terre reste humaine, colloque sur l’environnement ".
" Pour que la Terre reste humaine ", est écrit en gros, alors que, " colloque sur l’environnement " est en petits caractères. Hier, nous avons eu des philosophes avec un débat intéressant sur la religion. Hier, on a parlé de l’Être, aujourd’hui du salut de l’Homme. 
J’ai eu l’impression tout à l’heure qu’une Terre Humaine était une terre musulmane ou bouddhiste ou chrétienne. 
LEVY-STRAUSS a très bien dit que les hommes sont rationnels. Or les hommes sont rationnels à partir du moment où ils ont une représentation du monde. Donc les philosophes et les religieux ont une responsabilité sur la représentation du monde.
Ce ne sont pas les scientifiques, ce ne sont pas ou les religieux ou les philosophes, c’est tout le monde. C’est une responsabilité pour tout le monde. Et pardon d’être aussi vif, mais je crois que ce colloque est remarquable parce qu’il interpelle tout le monde. Néanmoins, j’ai eu l’impression que beaucoup se récusaient sur des positions traditionnelles, et qu’ils n’ont pas été responsables de ce colloque. 
Je redeviens plus agréable pour vous parler des chimpanzés.
Que peut dire le paléoanthropologue sur l’évolution dite de l’homme et le couple Homme Nature ?
Couple homme-nature, couple homme-femme, avenir. Ça veut dire quoi ? Que si on est avec une femme, c’est pour faire des enfants, et accepter de léguer à nos enfants un monde meilleur. 
Qui sommes nous dans la nature d’aujourd’hui ? 
À travers la théorie de l’évolution, on va citer quelqu’un qui n’a été nommé qu’une fois et qui s’appelle Charles DARWIN . La théorie de l’évolution, c’est un changement de paradigme considérable qui nous amène à repenser notre place dans la nature et dans l’histoire de la vie. Or, l’histoire de l’évolution n’a pas commencé avec les fossiles. Elle a commencé avec la description des rapports de l’homme avec les autres espèces.

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Je vous rappelle que les premiers systématiciens, Charles LINNÉ et autres, étaient des gens ayant un grand respect de la religion. Il fut un temps où les religions considéraient la nature comme un temple divin, et toute espèce respectable en tant que telle. On l’a un peu oublié dans notre anthropocentrisme décrit hier au soir.
Donc, qui sommes-nous aujourd’hui dans la nature ? 
Nous sommes des singes, ce qui n’a rien de péjoratif. J’entendais hier " chimpanzé ". Savez-vous qui sont les chimpanzés ? Je fais une interrogation surprise à tous les philosophes ! Trouvez-moi une définition positive de l’animal ? Je corrige les copies. Il n’y en aura pas ! Il n’y a aucune définition de l’animal. C’est simplement l’homme qui récuse les autres.

Hier au soir, Monsieur CHEVASSUS-AU-LOUIS l’a bien dit. Le 19ème siècle, le 20ème siècle ont récusé le racisme, le sexisme, et maintenant nos relations entre espèces. 
J’entends protester : " Il y a encore des enfants à sauver sur cette terre, pourquoi s’occuper des chimpanzés et des animaux ? " Mais c’est le même discours d’exclusion ! Quand on interdisait aux femmes le droit de vote, on disait que c’étaient des animaux. Ce sont les mêmes processus de discrimination. Alors le spécisme peut nous paraître aberrant aujourd’hui, mais regardez comment ont été annoncés ces débats autour du racisme et du sexisme. C’est exactement la même teneur, non pas dans les droits, qui sont la conséquence politique, mais dans le processus de rejet de l’autre. On l’animalise pour ne pas lui donner de droits. On ne lui demande pas son avis, d’ailleurs. 
Quand on dit que l’homme fait partie des singes, il n’y a rien de péjoratif. 
Faudrait-il encore savoir qui sont les singes ? On a parlé des pluriels, non pas la nature mais " les " natures. Bref, il n’existe pas deux races de singes semblables, et l’homme est une espèce particulière qui a sa conscience, ce qui nous ramène à cette responsabilité que nous avons aujourd’hui. 
Il est vrai qu’on n’a jamais vu ce genre de réunion chez les macaques ou les babouins. 
Néanmoins, il est vrai qu’aujourd’hui les sciences de l’évolution, c’était la prédiction de DARWIN. D’une certaine manière, c’est plutôt une hypothèse. Darwin n’est pas un gourou, c’est un scientifique. En l’occurrence, tout par notre organisme nous mène dans cette nature, par nos gênes, par nos cellules, par la régulation des gênes. 
Ce sont trois aspects fondamentaux de la vie que Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS connaît bien mieux que moi. Les gênes, la structure de la vie, sa régulation et les organismes, tout ceci fait que nous sommes tous issus d’un organisme vivant, un même ancêtre. C’est une première chose.

La deuxième chose est ce que nous a apporté l’étude sur le terrain, l’éthologie, l’étude des comportements. Ces études nous montrent que l’homme partage ses gênes, sa régulation, sa physiologie, ses comportements et même des aspects de la conscience et de l’empathie, de la sympathie, on le sait depuis peu de temps, avec les grands singes. Les singes ne sont pas comme nous. Il y aurait un chimpanzé à côté de moi, j’aurais le bonheur de croire, et je ne me vexerais pas, que je suis différent de lui à vos yeux. Mais je les aime bien, donc ça ne va pas me vexer. Donc, on s’est aperçu de tout ça. 

Ceci nous amène à une autre question : quelle est la place de l’homme dans la nature ?

On s’aperçoit que de nos gênes jusqu’aux structures de nos cerveaux et nos capacités cognitives, nous sommes des êtres uniques en tant qu’espèce. Ayant dit cela, nous avons des caractéristiques particulières qui nous amènent à ce que nous faisons aujourd’hui. En l’occurrence, nous partageons beaucoup plus avec le monde animal qui nous entoure et le monde vivant.
L’évolution, c’est la théorie du changement. Que vous le vouliez ou non ce monde changera. 
Et pour deux raisons.

La première, c’est qu’il y aura toujours un truc qui va nous tomber dessus. On a parlé des météorites, du tsunami. Il y a des facteurs qui n’ont rien à voir avec la vie mais qui affectent l’histoire de la vie. Des facteurs extra-terrestres, la position de la terre et du soleil, des nuages interstellaires, des météorites maladroits. Sur la terre, ce sont les courants thermiques, la tectonique des plaques, le volcanisme. En 1883, le Krakatoa fut une catastrophe qui a touché toute la terre. C’était de la même ampleur que le tsunami qui frappe nos contemporains.

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Deuxièmement, il changera parce que toute espèce a une action sur son environnement. Et c’est bien le cas de l’homme aujourd’hui, et donc, de toute notre évolution. Il y a 4,5 milliards d’années, la vie apparaît. Puis, très vite, il y a 3,8 milliards d’années, les premières cellules à noyau. Celles qui nous composent apparaissent voici 2 milliards d’années. 

Les êtres organisés explosent vers 700 millions d’années. Au passage, on a gardé tout cela. On a les mêmes gênes que les mouches parce que nous avons une tête et une queue qui ont été mises en place il y a 600 millions d’années. On n’a pas les antennes.Tout ceci montre bien que, même par nos structures, nous sommes vraiment impliqués dans le monde vivant. 
Rapidement, la vie humaine émerge en Afrique vers 6 ou 7 millions d’années. On a fait un grand pas. On sait que c’est en Afrique car les espèces les plus proches de nous, les chimpanzés et les bonobos, selon ce que nous dit la génétique, sont en Afrique. Ce que DARWIN avait déjà vu, même s’il ne connaissait pas la génétique. 
Puis, nous avons des fossiles.
Cette évolution est toujours marquée sous le sceau de la diversité. On dira biodiversité. À l’époque, il y a 6 ou 7 millions d’années, très proche du dernier ancêtre commun, nous avons déjà deux espèces fossiles avec des controverses. C’est normal, c’est un signe de bonne santé en sciences que la controverse.
Après, on ne sait pas ce qui se passe entre les chimpanzés et les bonobos, nous avons très peu de fossiles.

Ensuite, vers trois ou quatre millions d’années et toujours en Afrique, c’est l’époque de Lucy et des Australopithèques. Nous en sommes aujourd’hui à quatre ou cinq espèces contemporaines. Donc, quand on n’a pas de fossiles, on n’en a pas, dès qu’on en a, il y a du monde. Et sur l’Afrique, notre évolution n’est pas un arbre, c’est un buisson avec plusieurs espèces contemporaines, trois ou six selon les auteurs. Mais il n’y en a pas qu’une.
Avec les changements climatiques, on rentre dans les âges glaciaires, ce qui veut dire sécheresse en Afrique. Ce sont les contributions du professeur Yves COPPENS, confirmées par de très nombreuses études. Et en Afrique toujours, vers deux millions d’années, il n’y a pas l’homme qui apparaît, il y a plusieurs espèces d’hommes, trois, dont deux à mon avis sont un peu bancales même s’ils marchent debout.

En tout cas il y en a trois, plus les descendants de Lucy. Tous ont de gros cerveaux, tous marchent plus ou moins bien, tous utilisent des outils en pierre taillée. Il n’y a pas que l’homme. Si ça se trouve, c’est l’homme qui a chipé les outils à l’Australopithèque. On n’en sait rien. Tout le monde utilise les outils en pierre taillée. 
Puis, - et c’est là que le couple, homme-nature, devient intriguant pour nous -, des hommes sortent d’Afrique, les homos Ergaster, les homos Érectus. Ces hommes sont de grande taille. On ne sait pas trop de quelle taille ils sont, car certains sont très grands, d’autres un peu plus petits, mais ce qui est troublant c’est que ceux qui sont plus petits sont déjà en dehors d’Europe, en Géorgie, à Dmanissi, pour citer l’endroit.

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La Géorgie, c’est la porte ouverte sur l’Asie et sur l’Europe Est-Ouest. Ceci étant, au moment où le genre Homo (pour moi ce sont les vrais hommes au sens strict, ils se sont séparés du monde des arbres, ils maîtrisent le feu très tôt) émerge, toutes les autres lignées, toutes les autres espèces disparaissent. Il ne reste que le genre Homo. Et très rapidement, il y a différents groupes, l’un en Europe, l’autre en Asie, l’autre en Afrique. Et je ne vous fais pas le coup des Jaunes, des Blancs, et des Noirs ce n’est pas du tout ça. Mais il y eut plusieurs espèces, et on a découvert, il y a un mois, dans l’Île de Flores, à l’Est de Java, des hommes incontestables. 

Il faut imaginer qu’il y a trente mille ans sur cette terre, il y avait au moins trois espèces, peut-être quatre espèces d’hommes. Aujourd’hui il n’en reste qu’une, nous, l’Homo sapiens. 

Il y a deux façons de voir les choses. 
Hier on a parlé de métaphysique, où l’on croit que l’évolution allait vers nous. 
Quelle arrogance ! À une datation près, nous ne serions pas là, ou alors il y aurait deux espèces d’hommes. On ne refait pas l’histoire, elle est contingente. C’est comme ça ! 
Maintenant, ceci relativise notre position par rapport à la nature. On a parlé de TEILHARD DE CHARDIN, de la pensée humaine, la noosphère, le terme a été dit. On peut penser ainsi. 
Mais il est indéniable que l’homme, par sa technologie ou autres, a une force géophysique. C'est-à-dire qu’on s’aperçoit que l’homme n’est plus qu’une seule espèce sur un arbre de l’évolution qui a été buissonnant, et il ne reste qu’une petite branche avec un gros fruit énorme, et ce gros fruit c’est nous. Ce gros fruit est soit capable de se reproduire, soit capable de pourrir l’arbre. C’est cela l’enjeu.
L’enjeu, c’est de changer notre représentation au monde. 

Evidemment, la métaphysique vit toujours dans les sciences. Du reste, les grandes questions dans les sciences sont souvent des questions métaphysiques. Et la question des origines l’est incontestablement. 
Donc, ceci nous amène à une autre vision des choses, me semble-t-il, modeste, et j’en ai assez d’entendre que l’évolution est dirigée vers l’homme. Il se trouve que la nature n’a aucun projet. La nature n’a jamais pensé l’homme, elle ne pense pas. 
Il se trouve que nous sommes là. Tant mieux pour nous ! Et ça continuera avec ou sans nous. De toute façon, au bout d’un moment, ça continuera sans nous.
Peut-être y aura-t-il une autre espèce d’homme, peut-être y en aura-t-il plusieurs, peut-être n’y en aura-t-il aucune. C’est à nous de voir au niveau de l’espèce.

J’ai entendu des termes à propos du tsunami, comme si la nature était méchante ou pas. La nature n’est pas méchante, elle n’a rien à faire de l’homme. Je ne dis pas cela pour être cynique et ne pas être responsable. Comme vous, j’ai participé à cette action humanitaire. 

Ce qui fait que la Terre est humaine, c’est parce que les hommes ont des actions sur la terre. La nature n’a aucun projet pour l’homme, elle n’est ni mauvaise ni bonne, et un tsunami il y a deux millions d’années n’aurait tué personne. Cela devient un drame humain parce que nous sommes six milliards d’hommes sur la terre. Mais la chose étant, aujourd’hui, à cause du développement économique, notre confort en occident, des gens qui vont vivre le long des côtes, un quart de la population humaine vit près des côtes, et quant il y a le tsunami, c’est parce que les hommes sont nombreux que le tsunami tue. Dire cela ne va pas conforter les victimes, mais comme l’a dit ce matin Michel SERRES, nous sommes sur un vaisseau qui s’appelle la Terre. Nous sommes les locataires de la Terre. Et ce matin, l’autre métaphore : nous sommes sur un vaisseau.

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Activité humaine de nuit 

Crédit photo : Site officiel d'Hubert Reeves 
http://www.hubertreeves.info

Maintenant pour nous le choix est le suivant. Ce vaisseau sera-t-il le Titanic ou l’Arche de Noé ? Moi je parie pour l’arche de Noé ! Et la proposition, avec Hubert REEVES, c’est de sauver les grands singes !
Merci.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS
- Pour ceux qui ne la connaissent pas, je rappelle la pièce de Vercors, " ZOO ", et qui met en scène : " Et si on découvrait une autre espèce humaine ? Que ferait-on ? "
Hubert, m’autorises-tu à ne pas te présenter du tout ? 

Hubert REEVES
- Bien sûr !

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS 
- Bon. Alors tu vas nous parler d’une période qui est deux mille fois plus longue que celle que Pascal vient d’évoquer. Peux-tu le faire en étant aussi bref ?

Hubert REEVES
- Il est effectivement important d’introduire des dimensions historiques dans tout cela.
Aujourd’hui, nous nous posons des questions sur le couple Homme-Nature. Il faut bien rappeler que pendant près de quatre milliards d’années il n’y avait pas d’homme. Le couple Homme-Nature est un évènement récent.

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Microorganismes
Crédit photo : Site officiel d'Hubert Reeves 
http://www.hubertreeves.info

Soit, la terre a fonctionné comme cela, la vie s’est développée sans que se pose la question du couple, Homme-Nature. La raison pour laquelle elle se pose, c’est que, pour des raisons que personne ne connaît et que l’on cherche beaucoup à comprendre, à un moment donné il y a sept ou huit millions d’années, peut-être quinze millions d’années, une variété de singes a développé l’intelligence. 

C’est une grande question scientifique. Comment se fait-il que, tout d’un coup, une espèce parmi dix millions d’autres se trouve nantie de cette propriété incroyable, invraisemblable, qui est le gros cerveau, qui est l’intelligence humaine ? L’intelligence qui permet de faire des connaissances, de parvenir à maîtriser la nature comme personne ne l’a encore maîtrisée, d’envoyer des sondes sur Saturne. Aucune espèce animale n’a jamais pu penser cela. Et que cette espèce, en même temps, toujours avec cette intelligence, développe la technologie, occupe tout son territoire et se trouve aujourd’hui menacée par sa propre intelligence.

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Satellite
Crédit photo : Site officiel d'Hubert Reeves 
http://www.hubertreeves.info

Une espèce se trouve menacée par ce cadeau que lui a fait la Nature, au sens où les bonnes fées qui s’occupaient de la Belle au Bois Dormant, et lui apportaient des cadeaux. On ne sait pas comment il se fait que notre espèce a eu ça. Nous sommes pris avec cela. 
Et nous sommes confrontés à la possibilité que notre intelligence, notre action, notre pollution, notre épuisement des ressources naturelles, et tous les problèmes que vous connaissez, s’empilent. Il arriverait un moment donné où nous disparaîtrions de la Terre avec malheureusement beaucoup d’espèces animales. Nous sommes confrontés au fait que le couple Homme-Nature n’ait pas duré longtemps, qu’il se soit lui-même éliminé et cette élimination viendrait en définitive à la fois de la puissance de l’intelligence humaine, et aussi au fait que la Terre est limitée, que la Terre n’a pas un volume et des réserves infinies. Elle ne peut pas être polluée indéfiniment.

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Explosion nucléaire 
Crédit photo : Site officiel d'Hubert Reeves 
http://www.hubertreeves.info

La question est : " Qu’est-ce qui se passerait ? "

Il faut bien sûr se dire que la vie va continuer, que la vie est forte, qu’elle est robuste. Elle a résisté à énormément de choses, des météorites, des tsunamis, elle va résister même à nous. Nous sommes incapables, même si nous le voulions, d’éliminer la vie sur la Terre. Elle pourrait continuer sans nous. Il y aurait eu ce moment dans la vie de la Terre. J’imagine cet historien très sérieux, quelque part, qui dirait qu’il y eut un moment donné dans la vie de la Terre, un phénomène qui s’est passé sur cette planète, et qui est l’intelligence. Cette intelligence n’a pas pu durer.

Première question : serait-ce un grand drame ? Évidemment pour nous, bien sûr, pour nos enfants, nos petits-enfants, pour tout ce que nous sommes, ce serait un grand drame. Pour tout ce que l’humanité a apporté aussi. Je vais vous dire une chose que je trouve très importante : ce que l’humanité a apporté, dans la réalité, c’est le cœur.

Je donne un exemple : quand vous avez un oiseau, une femelle oiseau, qui a son nid, ses petits, qui nourrit ses petits, si deux des petits sont malades, elle ne les nourrit pas. Par contre, un femme qui a quatre enfants et dont deux sont malades, elle va s’occuper d’eux en particulier. Je pense que cela est un apport fondamental de l’humanité : le cœur, la compassion. C’est la possibilité de ne pas voir que son intérêt, que l’intérêt de sa lignée.

Mais est-ce que ce sera un grand drame ? Ne pourrait-on pas dire que c’est anecdotique ? Bien sûr ! Cette propriété est arrivée, elle est repartie, ça n’a rien de fondamental. Je pense qu’il y a beaucoup plus grave que cela. Si on se remet dans une perspective cosmique, on a parlé de milliers et de milliards d’années. Cela se situe dans l’histoire de l’univers. L’histoire de l’univers que nous raconte la cosmologie aujourd’hui, le Big Bang, tout ce que nous avons appris de crédible sur l’évolution de l’univers. Quelque chose qui peut être résumé dans les mots " croissance de la complexité ". C'est-à-dire que l’on voit à partir d’un magma initial, qui est le Big Bang, très chaud, très dense, très lumineux, complètement chaotique, sans aucune structure organisée, on voit apparaître lentement des petites structures, puis progressivement les atomes, les molécules, qui sont des associations, et ces associations de particules créent des propriétés émergentes. C'est-à-dire des capacités d’interactions plus grandes avec leur entourage.

Si on reprend toute la séquence, on passe du nucléon, aux atomes, aux molécules, aux molécules géantes, et sur la Terre, il y a quatre milliards d’années, l’apparition des premières cellules,l’évolution Darwinienne, avec toujours l’apparition de structures de plus en plus complexes et de plus en plus efficaces. Nous arrivons avec l’être humain à la propriété la plus complexe, la plus efficace, cette capacité d’interaction. 
Et la question pourrait se poser : " Et si cette capacité d’interaction si grande, qui arrive après 13,7 milliards d’années, c’est la meilleure date à présent pour le Big Bang, et si cette complexité n’était pas viable, c'est-à-dire, et si l’intelligence était un cadeau empoisonné ? " 
Voilà la question que nous allons exposer. 

L’intelligence est-elle un cadeau empoisonné ? Est-ce que c’était une bonne idée ? Mais c’est plein de guillemets. Quand je parle de Nature, j’emploie dans toutes les discussions que nous avons eu beaucoup de guillemets, comme cela je m’évite d’avoir à les définir. Est-ce que la Nature, en continuant ce jeu, son jeu favori - c’est ce qu’elle a fait de tout temps, de toujours partir du simple pour créer du plus complexe, du moins efficace au plus efficace, du moins performant et du plus performant -, n’est pas arrivée à un moment donné où elle est allée trop loin, où elle s’est fourvoyée ? Ce qui signifie que l’espèce que nous sommes n’aurait pas atteint ce degré de complexité, le plus grand que l’on connaisse, et qu’il serait lui-même étal et amènerait sa propre défaite ?

La réponse n’existe pas. Elle n’est pas inscrite au ciel. Il n’est pas écrit : L’intelligence est un cadeau empoisonné. On peut écrire : L’intelligence est-elle un cadeau empoisonné ? Et la Nature nous remet entre les mains le soin de montrer qu’elle ne l’est pas.

C’est notre responsabilité, c’est le fondement de tous nos mouvements écologiques et d’environnement, c’est de montrer qu’une espèce, qui a une si grande intelligence, n’est pas nécessairement condamnée à disparaître. Il faut nous dire que nous avons atteint un plus haut sommet menacé, et que c’est à nous que revient cette responsabilité. C’est récent, il n’y a pas cinquante ans que se posent ces problèmes d’élimination possible de l’espèce humaine par l’industrie, la pollution. On est vraiment dans ces décennies, et on le voit presque d’année en année; vous n’avez qu’à regarder chaque année l’accroissement de la température, celle de gaz carbonique, la détérioration de ceci, ou de cela.

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Incendie de forêt
Crédit photo : Site officiel d'Hubert Reeves 
http://www.hubertreeves.info

Pour une fois, le tsunami, ce n’est pas notre faute.
Pour une fois, ce ne sont pas les êtres humains, mais nous voyons très bien ce qui se prépare, et nous sommes dans cette complexité, le couple Homme-Nature a-t-il un Avenir ? C’est à l’homme de voir. La Nature, au sens habituel, va continuer. L’Homme, en tant que représentant de l’intelligence, de la conscience et du cœur, est une valeur menacée. C’est cela que nous devons sauver !

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS
- Merci beaucoup pour cette intervention. 
Je crois qu’on sait, dans l’évolution, que l’hypertrophie d’un organe, quel qu’il soit, peut effectivement conduire à la disparition de l’espèce. On a beaucoup cité ces grands cerfs géants du quaternaire dont les bois hypertrophiés par sélection sexuelle les empêchaient de se déplacer dans les milieux forestiers. Est-ce que l’hypertrophie du cerveau, est-ce que le développement très fort du cerveau ne va pas au-delà effectivement ? Et cette autre idée, que j’aime beaucoup, est le fait que cette autre particularité de l’Homme est la compassion. L’idée que c’est peut-être quelque chose qui n’est pas encore hypertrophié, et que l’utiliser d’avantage serait une manière de mieux poser les questions. 
Après cette vision historique, Robert BARBAULT va être très actuel sur ces relations Homme- Nature. Robert BARBAULT est professeur d’écologie, auteur d’un certain nombre de traités de sciences de l’écologie, mais aussi d’autres ouvrages dont un sur les baleines et les hommes. Il est responsable aussi d’un département du Muséum.

Robert BARBAULT
- Comme Pascal PICQ, j’aime les grands singes. J’ai le souvenir d’un regard de gorille, quand j’avais douze ans, au Jardin des Plantes. Je ne dirai pas que ça a décidé de ma vocation, mais cela m’a profondément frappé, justement sur les relations entre l’Homme et les autres êtres vivants. 
Je ne vais pas refaire l’histoire, puisque le cadre historique et l’échelle temps ont été soulignés à plusieurs reprises. Ce que je mettrais, moi, derrière le mot Nature, c’est la diversité des êtres vivants. Pour moi, la Nature c’est la planète devenue vivante, habitée par la vie, dont on fait partie. Et sous cet angle-là, dire l’Homme et la Nature, même en y ajoutant quelques " S ", ça ne suffit pas tout à fait. 
On a compris qu’il y avait des millions d’espèces, encore vivantes actuellement avec nous sur la Terre, et c’est ce tissu qui constitue la Nature, et l’Homme est en plein dedans – déshabillé ou non de ses apparats culturels et techniques. 
Ce qu’il est important de comprendre avant d’aller plus loin, c’est qu’il ne s’agit pas simplement d’une multitude d’espèces : c’est le résultat d’une très longue histoire, de délicats processus d’élaboration et d’innovation.

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Loups 
Crédit photo : Site officiel d'Hubert Reeves 
http://www.hubertreeves.info

Cette longue histoire, c’est quoi ? Ce sont des interactions entre toutes ces espèces. Directement ou indirectement, une multitude d’interactions se sont produites et, qui plus est, des interactions qui se sont mises au point, qui s’adaptent depuis des millions d’années. Ce n’est pas un hasard si, dans cette Nature, on trouve des quantités de solutions à nos problèmes. Toute espèce est une solution à des problèmes qu’elle a dû surmonter. Et nous, espèce humaine, lorsque l’on se tourne vers la Nature, nous y trouvons des solutions à nos propres problèmes, que ce soit pour nous nourrir ou pour nous garder en bonne santé.

Nous avons des relations étroites avec ce tissu vivant, de sorte que l’on ne peut plus raisonner en termes de couple. Toute représentation dualiste est donc ici à proscrire : l’Homme sans la Nature ça n’a aucun sens. Parce que la Nature, c’est ce qu’on mange. La Nature est partout, on en a plein le tube digestif, sur la peau, dans les cheveux et, tous les jours, on a des contacts avec la Nature pour manger, pour se soigner. De ce point de vue-là, nous sommes des animaux comme les autres. 
Voir la Nature, ou la planète et la biosphère, comme un système en interaction, ça change beaucoup de choses, car le problème est précisément né d’une vision du monde dualiste avec la Nature d’un côté et l’Homme de l’autre, en opposition, en conflit. Cela a été dit à plusieurs tables rondes, c’est le problème numéro un.

Alors, quand on se penche sur la question de la Nature et de sa diversité avec un tel regard, on prend d’abord conscience que c’est la diversité qui est importante. Pourquoi autant d’espèces continuent-elles d’exister sur la planète en dépit des grandes crises d’extinction qui se sont produites dans les millions d’années écoulées? 
La raison d’être de la diversité, c’est de constituer la meilleure stratégie d’adaptation possible à un monde changeant. Et, quand on regarde la vie caractérisée par cette diversité, qui dure depuis près de quatre milliards d’années, on se dit : voilà un paradigme de ce développement durable dont on s’inquiète aujourd’hui .
Certes oui, la vie a bien un développement durable depuis qu’elle est apparue, et elle continue en dépit des bouleversements géologiques et climatiques qu’elle a dû traverser (ou grâce à eux... ?).
On ne sait pas jusqu’à quand mais, de toute façon, depuis son apparition, cela n’a pas cessé. Un élément essentiel de son succès, c’est précisément qu’elle a constamment créé de la diversité pour s’adapter. Bien sûr, c’est un raisonnement à posteriori, car nulle conscience ne l’a guidé. 

C’est la sélection naturelle qui a fait que la diversité est constamment conservée. C’est en ce sens que l’on peut parler, à propos de la biodiversité, de stratégie d’adaptation aux changements.
C’est une leçon que nous apportent la Nature et sa dynamique par rapport aux problèmes qu’on rencontre aujourd’hui. Parce que nous autres humains d’aujourd’hui vivons sur des échelles de temps plus courtes, on a l’impression que le monde est " naturellement " stable. 

Bernard CHEVASSUS, tout à l’heure, a parlé de la vision des écologistes du début, marquée par une Nature en équilibre. Ce concept d’équilibre peut tenir quand on a une échelle de temps courte. Quand on a une échelle de temps longue comme l’ont les paléontologues par exemple, ça ne tient pas la route. On voit bien que le monde change constamment. Parmi les relations que nous avons avec la Nature, il est important de rappeler que ce ne sont pas des relations simples. Ce sont des relations multiples.

J’ai parlé de nourriture et des médicaments, mais en allant plus loin, le succès de l’espèce humaine n’a pas été seulement de prélever des choses pour se nourrir ou se soigner. Ça a été aussi decoopérer avec la Nature. La domestication des plantes comme celle des animaux, ont été des éléments essentiels du succès de l’Homo sapiens. On ne serait pas ce que nous sommes aujourd’hui, et certainement pas aussi nombreux, si nous n’avions pas franchi cette étape en s’associant à des espèces végétales et des espèces animales que nous avons transformées, avec qui nous avons évolué et, cela on le reconnaît, puisque nous avons tous des chats et des chiens avec lesquels nous avons des relations étroites. 
On se nourrit, on mange du blé, du riz, il y a des milliers de variétés qui sont entretenues. Mais on réalise mal que c’est là un type de relation fondamentale, profonde, avec la Nature. Il n’y a pas seulement la Nature dangereuse pour l’Homme.

Le deuxième grand type de relations que nous avons, et qui fait que l’on s’interroge aujourd’hui, c’est que nous sommes effectivement responsables d’une grande crise d’extinction. Est-ce la même chose que les fois précédentes ? 
On ne peut pas le dire. Les crises précédentes sont écoulées, on les a enregistrées, elles s’étalent sur des millions d’années et nous n’existions pas encore ! Or, aujourd’hui, on est dedans, avec des échelles de temps accélérées. Et ce qui est certain, c’est qu’il y a un déclin des espèces. Des espèces disparaissent, et plus vite que le taux naturel de disparition. En dépit de ce que disent certains spécialistes d’autres sciences, (" ce que vous racontent les écologistes n’est pas vrai. Ils ne savent, pas parce que le nombre des espèces lui-même n’est pas établi"), on sait beaucoup de choses. 
On connaît le nombre des vertébrés, – 50 000 espèces, même s’il y en a probablement un peu plus, ; on peut dire aussi qu’au 20ème siècle, 260 espèces de vertébrés au moins ont disparu, et lesquelles ; si on prend le chiffre de cinq millions d’années comme espérance de vie moyenne des espèces que nous donnent les paléontologues, estimation grossière, certes, on peut attendre que, en un siècle, il disparaisse en moyenne une espèce de vertébrés. Or, pour le 20ème siècle c’est 260 au moins dont la disparition est avérée. Il y en a qu’on n’a pas pu enregistrer. Ce n’est pas si facile que ça de démontrer la disparition d’une espèce.

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"Saut de baleine"
(Crédit :Planète Urgence)

Par ailleurs, le suivi d’un grand nombre de populations animales, montre que beaucoup diminuent en effectifs. Le travail de l’U.I.C.N., qui établit des listes rouges, montre que la situation ne cesse de se dégrader. Donc, on est à la fois étroitement associé à la Nature et, en même temps, sans s’en rendre tout à fait compte, parce que l’on monopolise de l’espace et des ressources, gaspilleurs et destructeurs. 

Cela se traduit par une déstabilisation du système dont on dépend. On peut ne pas aimer les oiseaux, les petites fleurs : on peut ne pas mesurer l’importance que cela peut avoir pour la qualité de vie des uns et des autres. Mais ce qui est certain, c’est qu’à partir du moment où un grand nombre d’espèces disparaissent, s’effondrent en effectif, notre cadre de vie se détériore. Ce qui veut dire que l’on scie la branche sur laquelle nous sommes assis. Donc, dans le couple Homme-Nature, c’est l’Homme qui risque de tomber. 
Ce n’est pas une question de sentiment, même si pour moi, cela aussi est important.
La vision purement économique et comptable des choses contribue à ce phénomène, ou, en tout cas, à différer la prise de conscience réelle et le passage à l’action.

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Arbres morts 
Crédit photo : Site officiel d'Hubert Reeves 
http://www.hubertreeves.info

Pour conclure, il faut changer la vision que nous avons de nos relations à la biosphère, avec les autres espèces animales et végétales. 

Et j’aimerais citer Nicolas HULOT, qui a déjà défendu ce point de vue dans une campagne publicitaire récente, pour promouvoir des idées sur la préservation de la Nature. 
Il a écrit : " Sans Nature, pas de Futur ! ". Et il précise : " Parce que nos vies sont liées ! ". C’est, en une phrase, tout ce que je vous ai raconté sur les interactions. Mais c’est profondément vrai.
Ce qu’il faut, c’est concevoir que notre futur, comme celui de la Nature, passe par un développement de solidarité entre l’Homme et les autres espèces.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS 
- Merci, Robert, pour cette intervention très dense, et pour avoir rappelé effectivement que s’adapter c’est générer ou, au moins, conserver de la diversité, pour faire un rappel d’un exposé précédent sur les Indiens Kogis. La question est que, en tant qu’espèce humaine, nous avons, du fait de notre histoire et de notre fragmentation, créé de la diversité, que c’est peut-être une ressource et que perdre cette diversité, les cultures et les adaptations, c’est aussi perdre les capacités pour l’avenir. Je crois qu’il était important de le redire.
Nous n’avons pas encore des solutions concrètes pour tout cela, mais le dernier exposé va se proposer de dire comment nous pourrions en discuter, peut-être sans trop s’envoyer à la figure des conceptions idéologiques, et d’une manière un peu plus pragmatique.

C’est Jean-Michel BESNIER, philosophe, qui va nous entretenir de cela. Il est professeur à l’université Paris IV. Il s’est intéressé à des choses assez variées : l’éthique de la communication et des impacts éventuels de ces nouveaux systèmes de communication, mais aussi aux biotechnologies. C'est-à-dire à réfléchir sur quels peuvent être les impacts de ces nouveautés et comment, à travers ça, parvenir à mettre en place ce que d’autres appellent une démocratie technique ? Comment instaurer un débat sur les choix que nous allons faire pour construire notre avenir ?

Jean-Michel BESNIER
- Je vais donc essayer de répondre à la question : Le Couple Homme-Nature a-t-il encore un avenir ?
Je partage sans doute avec Robert BARBAULT une certaine perplexité concernant la formulation de cette question. Pour tout dire, j’ai cru percevoir au départ une pointe d’humour derrière la métaphore conjugale car il y a bien longtemps que le divorce est prononcé entre l’homme et la nature. 
Nous sommes des modernes parce que nous avons divorcé d’avec la Nature. Au 17ème siècle, c’est là que les historiens et les philosophes situent le début de la modernité. Le 17ème siècle consacre la séparation. Et aujourd’hui, on voudrait nous engager dans une nouvelle alliance, dans un replâtrage, dans une espèce de pacs, avec tout ce que cela peut avoir peut-être de régressif. 
Régressif, oui, je pèse mes mots, car je vois malgré tout beaucoup de tentations, d’animisme, d’obscurantisme derrière les discours que nous pouvons tenir sur cette question de la relation de l’homme à la nature. 

On laisse de plus en plus se développer l’idée que la nature serait une espèce de partenaire pour nous qui pourrait ester en justice, par exemple, parce qu’elle vit cette nature, parce qu’elle a des désirs, parce qu’elle a des besoins, qu’elle peut même éprouver des colères. 
Regardez la couverture d’un hebdomadaire de cette semaine : " Les colères de la Terre " ! 
Donc, je crois qu’il y a là comme un irrationalisme larvé qui prétendrait que la nature a des sentiments et éventuellement des caprices. Ce qu’elle n’avait pas dans l’acception que l’on donnait à la notion au 17ème siècle, puisque, justement, interpréter la nature en termes mécanistes, c’était lui interdire d’avoir des caprices. Les causes avaient toujours les mêmes effets. 
Et là, comme Hubert REEVES le rappelait tout à l’heure, les propriétés émergentes, sur lesquelles se greffe souvent un discours irrationaliste, sont souvent interprétées en termes de miracles, ce qui est, scientifiquement tout à fait régressif, ça va de soi. Elle pourrait, cette nature laisser émerger de l’impossible, se venger, etc.

Tout cela pour dire qu’il n’y a pas si longtemps, on a souri devant les extravagances de ce que l’on appelle l’écologie profonde. Je me souviens d’un ami et collègue philosophe, devenu très célèbre, qui avait consacré son livre, " Le Nouvel Ordre Écologique ", à cet examen de l’écologie profonde. Le premier chapitre, et là ça sera peut-être une pierre dans le jardin de Pascal PICQ, était consacré à rappeler les procès intentés au Moyen Âge aux fourmis, aux termites, aux chiens qui étaient considérés comme parties prenantes de cette humanité. On en souriait bien évidemment. On pensait que cela était extravagant.

Je constate que l’on trouverait peut-être cela moins extravagant aujourd’hui et, peut-être, au bout du compte, les thèmes, le lexique de l’écologie profonde sont en train de nous pénétrer insidieusement. 
J’en retiendrais pour preuve ce que j’ai entendu tout à l’heure : "L’humanité est devenue le cancer de Gaïa ". Qu’est ce que ça veut dire ?

Qui est Gaïa d’abord ? Et Dieu, qui c’est " ce mec-là " ?

Le système immunitaire de Gaïa qui, tout à coup, laisserait se développer et proliférer les cellules cancéreuses, les cellules malignes que nous sommes, évidemment. 
Il y a là des choses dont il faudrait aussi s’alarmer. Après tout, le travail du philosophe consiste à essayer de prendre la mesure de ce que nous disons. Essayer de penser jusqu’au bout ce que nous exprimons, c’est une des règles de la morale de toute philosophie. 
Je ne veux pas dire par là que je souscrive complètement à la position cartésienne, telle qu’elle a été mise en place au 17ème siècle, et qui prescrivait que l’homme devienne maître et possesseur de la nature. 
D’ailleurs, je rappelle que DESCARTES ne disait pas cela. 
Il disait : " Comme maître et possesseur de la nature ". 
Ce n’est pas une expression aussi interventionniste que ce qu’on a voulu laisser croire par la suite. Pour lui, le signe de cette maîtrise de l’homme sur la nature aurait consisté à développer la médecine de telle sorte que nous vivions jusqu’à cent ans. À la limite, c’était assez modeste.

Toujours est-il que le mouvement inaugural de la modernité, qui s’associe aux noms de DESCARTES ou de GALILÉE, est né le jour où ces gens-là ont proclamé que la nature parlait le langage mathématique. Et c’était bouleversant. Car si la nature parle le langage mathématique, alors nous, les hommes, nous pouvons comprendre la nature, et nous pouvons espérer nous la rendre intelligible intégralement. C’était là que se situait cette revendication de prise de possession de la nature. 

Effectivement, par la suite, les choses ont évolué tant et si bien que la nature est devenue l’objet d’un arraisonnement comme le dira HEIDEGGER. Elle est devenue ce matériau mis à disposition d’une exploitation débridée par les hommes. À ce moment, on se trouve dans une position où l’on peut légitimement s’inquiéter. Mais ce n’est pas une raison pour tomber dans l’excès inverse comme aujourd’hui. 

J’en tiens pour preuve les lectures que l’on fait d’HANS JONAS, l’auteur du " Principe de responsabilité" , considéré comme le manitou de l’écologie. Chez lui, les lectures qui mettent l’accent sur la réintroduction des causes finales dans la nature, donc qui renouent avec une conception aristotélicienne de la nature, me paraissent tout à fait pernicieuses, parce que susceptibles de réenclencher des attitudes de vénération à l’égard de la nature. Je ne crois pas que la nature mérite qu’on la vénère.

Pour ma part, je me suis intéressé aux techniques, aux biotechnologies, et je crois que nous devons tenir à une certaine idée de la technique. De la technique comme définissant le régime humanogène, c’est-à-dire porteur d’humanité de notre rapport à la nature. La technique a été caractérisée très tôt par la ruse. 

Qu’est-ce que la technique ? Les Grecs mettaient la technique sous l’égide de la déesse Métis, la déesse de la Ruse. La technique, c’est l’art de détourner, c’est l’art de détourner les ressources de la nature à notre profit, en sachant, évidemment, mesurer les effets que nous produisions, puisqu’il s’agit - nous sommes des êtres intelligents, comme le rappelait Hubert REEVES -, que ces ressources ne viennent pas à nous manquer. 
Je crois que la technique doit se faire toujours plus rusée. Plus que jamais, elle doit même devenir de plus en plus machiavélienne, c'est-à-dire ne pas sous-estimer l’adversaire et ne pas chercher à le briser. C’était la caractéristique de MACHIAVEL. La ruse chez MACHIAVEL tient en haute estime l’adversaire, elle ne cherche pas à le briser. Et là, si je suis la métaphore, il ne s’agit évidemment pas de céder au pillage technologique sous prétexte de mettre en œuvre cette ruse de la nature.

La question que je voudrais poser, c’est de savoir si l’on peut préserver cette vocation humaine à la technique, sans céder à la fuite en avant volontariste, et sans céder à la transgression. Au fond, le rapport à la nature peut-il être autre que transgressif ?

Dès le début, on a évoqué l’agriculture.

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Je pense que dès l’origine, l’agriculture a pu apparaître comme une rupture cosmique, et comme ce qui introduisait une irréversibilité dans le cours de la nature. De ce point de vue, l’agriculture était bien transgressive, même si c’était de manière " soft ", ce que je ne crois pas d’ailleurs toujours.
De ce point de vue, je dirais que les OGM n’innovent guère. Notre civilisation repose sur un geste inaugural, qui est un geste de transgression, ou de péché, selon que l’on veut l’entendre du côté Grec, avec la transgression avec Prométhée, ou avec le mythe adamique du péché originel. De toute façon, notre civilisation repose sur une transgression.

Voici ma question : Peut-on en finir avec ces figures tutélaires, et pouvons-nous changer sans inconvénient de figures tutélaires ?

Peut-on imaginer qu’à l’avenir nous puissions penser nos relations avec la nature différemment ? En cessant de considérer la nature comme un objet de défi, ce qu’elle était avec ces figures, et un objet de défi qui nous fait grandir, qui nous humanise. C’est le défi qui nous humanise.
L’homme et la nature ne forment sans doute pas un couple parce qu’ils ne relèvent pas d’un statut qui leur donnerait à chacun une identité. Je crois qu’il faut cesser, et les propos qui ont été tenus précédemment l’annoncent, de considérer la nature comme un ordre immuable. Et il faut cesser de considérer l’espèce humaine comme une espèce unique dont l’évolution serait bloquée. Cette vision abstraite contribue à dramatiser inutilement les choses et conduit, justement, à percevoir comme transgressive la moindre intervention de l’homme sur la nature, ou à considérer, dirigée contre lui, la plus grande catastrophe naturelle. 

Si, en revanche, on se représente la nature comme l’horizon de tous les possibles, comme un horizon ouvert sur tous les possibles, si on choisit de la considérer comme notre nouvel infini (selon une expression de NIETZSCHE), si donc, on adopte une conception, qui n’est pas la conception aristotélicienne d’un cosmos fermé où chacun aurait sa place et où nous devrions assumer cette place, alors il serait, sans doute, possible de définir la technique comme l’activité susceptible de réaliser certains de ces possibles, et donc de satisfaire à la nature illimitée de la Nature. 

L’intérêt de cette approche, de ce changement de référentiel ou de paradigme, ce serait que, d’abord, on éviterait, sans doute, le regain de religiosité que j’évoquais tout à l’heure, cette régression animiste, qui, à mon avis, est occultante et à tous égards ruineuse pour l’idée que l’humanité se fait d’elle-même.
Intérêt de cette approche ? Elle n’encouragera pas à l’inertie, ni ne nous enfermera dans une heuristique de la peur, comme si la peur pouvait seulement nous faire comprendre quoi que ce soit. 
Cette approche légitimerait aussi l’action volontaire des hommes en les invitant à réguler leur pouvoir, et, on retrouve ici des thèmes assez classiques. On a évoqué Michel SERRES et son appel à la maîtrise de la maîtrise. Je crois que ce slogan n’est pas vain. 

Enfin, il y a cette représentation non religieuse de la nature. La nature comme l’ensemble des possibles. Certes, cette représentation pourrait seule fonder une démarche véritablement éthique, c'est-à-dire une démarche entendue comme la recherche des régulations destinées à contribuer au bien-vivre. 
Parce que c’est ça que signifie l’éthique. C’est la recherche des conditions du bien-vivre. Du bien-vivre individuel et du bien-vivre collectif. De ce point de vue, une démarche éthique pourrait se positionner sur cet objectif et cette conception de la nature. 

Enfin, je dirais que l’avenir de la relation de l’homme avec la nature est, sans doute plus que jamais confié à une éthique. 
Tout à l’heure, vous évoquiez cette éthique avec des termes tels que " éthique délibérative ", " éthique laïque ", " éthique procédurale ". J’aime assez cette expression d’éthique procédurale qui suggère que l’éthique a besoin du savoir, toujours plus de savoir, donc de l’instruction, et de l’expertise. Et elle a besoin de préserver un sens de l’universalité que pour ma part, je vois assez bien incarné dans l’engagement démocratique. 
Cette éthique foncièrement rationaliste me semble être le rempart contre le retour des discours totalisants, religieux surtout, qui sont évidemment une tentation puisque, plus nous serons confrontés à des problèmes globaux, et plus nous serons tentés de mobiliser des discours eux-mêmes totalisants comme les religions et les spiritualités en font souvent leur métier.
Ce n’est donc certainement pas avec la nature qu’il faut passer un contrat, mais avec les Hommes au sujet de la Nature.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS 
- Merci beaucoup pour cette vision d’une éthique rationaliste et précautionneuse de la transgression.
J’ai tendance à penser que c’était celle qui cherchait à s’exprimer dans la Charte de l’Environnement et qui essayait de dire, justement, qu’une innovation durable devait être d’abord précautionneuse, alors que le débat est très vite retombé sur le vieux dualisme, innovation contre précaution. 

J’aimerais à présent que l’on passe la parole à la salle. Vous avez eu, au cours de cet après-midi et même hier, une sorte de supermarché des idéologies en tout genre. Vous ne manquez pas maintenant de références philosophiques pour savoir " au nom de quoi ? ". Mais la question du " comment ? " est en suspens.

LES QUESTIONS

Sylvie PETIN
- Je me suis posé la première question en écoutant Jean-Michel BESNIER, et en me disant : " Le fruit le plus actuel de ce couple Homme-Nature ne serait-il pas l’OGM ? C'est-à-dire, en définitive, l’OGM conçue comme le fruit de l’alliance de la Culture et de la Nature? "

Jean-Michel BESNIER
- Ce que met en relief l’OGM, c’est la vanité de l’opposition entre l’artifice et le naturel, puisqu’il s’agit là d’intervenir sur la Nature de façon à lui faire porter ce dont elle est potentiellement porteuse. 
J’ai parfois envie de définir l’OGM comme une espèce de métonymie du problème de la relation de l’homme avec la nature. Je suis entièrement d’accord avec vous pour dire que l’on poserait bien le problème si on envisageait l’OGM comme une sorte de connivence entre l’homme et les ressources de la nature.

Sylvie PETIN
- Comme vous l’avez très bien dit, l’homme s’est fondé sur la transgression. Il a toujours eu peur de la transgression, et cette transgression a toujours été condamnée par les sages, ceux qui pensent définir le savoir. Donc, une autre transgression se présente à l’heure actuelle, et on la redoute. Mais de quel droit ?

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS 
Juste un mot pour dire que ce qui apparaît transgression à un moment donné est aussi très culturel. Quand on lit les débats sur la greffe végétale, ils ont été dans les mêmes termes. On était en train de transgresser et, aujourd’hui, ça fait sourire. La question est donc de savoir à quel moment la société dit : vous êtes en train de transgresser ! C’est effectivement une construction sociale. Autrement dit, il n’y a pas une décision objective sur la transgression. 

Un spectateur
- On peut songer aux greffes du cœur qui ont paru le comble de la transgression, et qui se sont banalisées.
Dans cette série d’exposés très intéressante, une chose m’a soufflé un peu : c’est l’idée que l’espèce humaine serait menacée et, surtout, que ce serait la raison essentielle pour laquelle il faut préserver la Nature. Je suis bien évidemment en faveur de la préservation de la Nature, mais peut-être y a-t-il d’autres raisons à cela, notamment le fait que ce que recherche l’Homme, c’est le bonheur, la qualité de vie, mot qui a été assez peu évoqué dans les différents exposés. Est-ce que ce n’est pas plutôt le fait de permettre au plus grand nombre d’avoir le plus durablement possible la meilleure qualité de vie ? N’est-ce pas cette attitude qui va fonder tous les efforts que l’on peut avoir pour sauvegarder la nature ?

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Désert
Crédit photo : Site officiel d'Hubert Reeves 
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Hubert REEVES
- Cela revient à faire de l’être humain le centre du monde. Dire que ce qui importe ce sont les humains et que la nature est là pour les réjouir n’est pas exact. Non, il faut voir la vie dans sa totalité, chaque espèce a le droit d’exister par elle-même et indépendamment des êtres humains. Au-dessus de cela se trouve le fait que nous sommes tous interdépendants. Il ne faut pas mettre l’être humain au centre de l’univers. Nous sommes une espèce parmi beaucoup d’autres, et nous sommes tous interdépendants.

Une spectatrice
- Je voulais intervenir sur les OGM. Je ne suis pas sûre que ce soit la transgression qui pose problème, mais le fait que les produits qui en sortent ne sont pas testés. Ils peuvent avoir des effets négatifs comme, par exemple, rendre de mauvaises herbes insensibles aux herbicides. D’un autre coté, ça empêche les paysans de replanter leurs propres semences et d’en racheter chaque année, et c’est ça qui fait problème. 

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS 
- Je venais me détendre parmi vous en me disant : " Chouette, on ne va pas parler d’OGM ce soir ! ". Je n’ai jamais participé à une conférence, sur quelque sujet que ce soit, sans que l’on parle d’OGM.
Je voudrais seulement répondre autour de ce que développait Jean-Michel BESNIER : la technologie est l’éthique de la ruse avec la nature, mais si ruse il y a, cela signifie également de bien faire le tour de l’ensemble des conséquences imprévues de sa propre ruse dans le propre intérêt de celui qui crée l’innovation. La question est donc : " Est-ce qu’on a effectivement suffisamment pris en compte non seulement les questions immédiates, mais ce qui peut se passer, parce que la nature est rusée ? "

Je prendrais un exemple concret. Pour pouvoir mieux manger les plantes, donc pour les domestiquer, on les a débarrassées, par sélection de toute une série de substances qu’elles émettaient pour ne pas être mangées par les herbivores, ce qui était l’ambition de toute plante pour pouvoir survivre. Et l’on s’étonne ensuite que des insectes, qui adorent manger les plantes, se précipitent sur ces variétés cultivées.
Donc, est-ce que le type de progrès génétique qui est introduit par la technologie OGM et ses accompagnements ne va pas, dans une vision systémique, créer moins de progrès génétiques que des méthodes dites plus anciennes ? C’est un vrai débat. Autrement dit, on n’a pas une technologie qui, à court terme, apparaît plus rapide et qui, à long terme, sera moins efficace.

Une spectactrice
- Bonsoir à tous, et merci pour la qualité des interventions de chacun. Je voulais poser une question très simple. Je ne sais pas si c’est une question à laquelle vous avez déjà réfléchi mais peut-on parler d’intelligence collective ? Intelligence collective qui serait, peut-être, une solution à l’émergence de là où nous en sommes maintenant dans l’évolution humaine. L’humanité est-elle capable de répondre à ça ? Sommes-nous conscients que c’est peut-être une solution vers laquelle on est en train d’aller tous ensemble ?

Pascal PICQ
- Oui, bien sûr ! Cela a été un petit peu évoqué hier en termes d’intelligence. Il est vrai que nous appartenons à des espèces, assez peu nombreuses d’ailleurs, mais il y en a plusieurs chez lesquelles les individus sont intelligents. 
Ils ont des perceptions du monde extérieur, et sont capables d’agir sur le monde extérieur et de trouver des solutions à leurs problèmes, pour la nourriture, la vie sociale, extrêmement complexe. 
En caricaturant un peu, l’enfer c’est les autres ! Et nous ne sommes pas tout seuls. 
Il est vrai que ça a été évoqué dans l’excellent débat philosophique. Est-on tout seuls comme Descartes dans son " Cogito ", ou est-ce qu’on est dans l’intelligence distribuée ? 
Nous sommes dans une espèce qui fond les deux. Je ne sais pas si vous avez vu ce film absolument merveilleux, " Les Invasions barbares ". Il y a à la fin une scène extraordinaire où , lors d’un repas, les personnages évoquent des grands moments dans l’histoire de l’humanité, les grands débats entre Platon et Diogène, les moments où Jefferson et Washington mettaient en place la Constitution Américaine, les grands moments de la Révolution. Il y a plein de moments comme cela dans l’Histoire. Alors, à quoi ça sert d’être intelligent tout seul ? C’est ça qui est important.
Je crois qu’en effet l’un des grands atouts de l’humanité - à partir du moment où l’on a pu se mettre dans la cité, diffuser l’information, nous autres les scientifiques nous sommes sur des réseaux internationaux - c’est de l’intelligence distribuée. 
C’est ça qui permet d’aller extrêmement vite, donc ça fait partie de la communication. Et l’on s’aperçoit aujourd’hui qu’on a des évènements dramatiques comme ce tsunami. Une espèce de conscience mondiale s’est mise en place. 
Le tsunami n’a rien d’humain ou d’inhumain. C’est un phénomène purement géologique, mais ça touche des hommes. Or, l’humain est en rapport à notre espèce et aussi la prise de conscience. Et cette prise de conscience, c’est également la même au niveau de l’ensemble des problèmes que se pose l’humanité par rapport à la Nature. Parce que tout de même, depuis hier, on est très ancrés sur une tradition et une pensée occidentales. Notamment autour de la technique, comme l’a dit Jean-Michel BESNIER. 
Or, la technique ne se suffit pas toute seule. Il faut une éthique. On a parlé des OGM, ce n’est pas le débat. 
Un jour, j’ai parlé avec un gars de chez Mosanto. Il me dit : " J’ai l’impression que vous n’êtes pas d’accord sur ce que l’on fait ? "
Ce n’est pas le problème ! Le problème n’est pas que vous fassiez des OGM ou pas. Le problème, c’est que vous nous preniez pour des abrutis. Par exmple, quand vous dites que vous mettez des OGM dans un champ et que vous prétendez que, vingt mètres autour, il n’y a pas d’incidence. Il ne faut pas nous prendre pour des billes, tout de même !
Quand vous dites qu’avec les OGM, on va sauver la faim dans le monde, aujourd’hui on peut, d’ores et déjà, sauver la faim dans le monde. Ce n’est donc pas qu’un problème technique. 
Donc une éthique de la technique, je veux bien, mais, avant tout, la science. Les OGM n’ont pas pour vocation de compenser, de palier la corruption, l’égoïsme et les caractères inhumains. Donc, il faut faire extrêmement attention et c’est un autre débat.
Cette intelligence distribuée, effectivement, c’est important, c’est une prise de conscience au niveau mondial. Alors, attendons ! 

La chose étant, je ne sais pas si j’y réponds, en effet, la communication, ces échanges, ces valeurs que l’on partage. Je terminerai sur cette dernière remarque. 
Je suis ennuyé aujourd’hui par ce qui a été dit, pas d’une manière péjorative, soyons très clairs, mais on a parlé d’animisme, des païens, du paganisme, etc…Non, en tant qu’anthropologue, je vous le dis très clairement. Je pense pour les hommes qu’ils soient, païens, agnostiques, chrétiens, musulmans ou autres. Et ça je crois qu’il faut le dire, parce qu’il y a comme une perception dans les débats depuis hier, une vision, une conception de l’Occident. 
Même si, parfois, les gens ont dit : " Non ce n’est pas le cas, nous sommes plus ouverts ". Mais ça a été très marqué, et moi je juge les versions au niveau de la pensée, les principes, les idées, à travers les actions. Or, je vois qu’en effet, on détériore la Nature. On peut donc se poser la question de la valeur de notre éthique au niveau de la science, au niveau de la technique et de ses conséquences. C’est ça, une véritable éthique !
Hier, Robert MISRAHI a posé la question : " Pourquoi préserver les espèces ? "
Il est vrai qu’il nous faut constituer de l’homme et de la nature, une pensée universelle de valeur partagée pour tous, la valeur de l’intelligence collective. Pourquoi ? Que serait une éthique de l’homme et de la nature ?

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS 
- Deux compléments très courts sur cette question importante. Les économistes nous ont montré depuis longtemps que la somme des rationalités individuelles peut créer la stupidité collective, donc il ne suffit pas d’additionner. Mais d’autres gens ont montré aussi que connecter tout le monde en temps réel ne crée pas forcément l’intelligence. Elle peut aussi créer la bêtise collective. 
Donc la question de l’organisation de l’intelligence collective, et du type de maillage et de réseaux qui, dans le temps et dans l’espace, vont relier les pays et les points d’intelligence individuelle, est une vraie question sur laquelle les spécialistes des sciences humaines et sociales devraient travailler davantage. Il n’est pas évident de créer de l’intelligence collective, c’est certainement une ressource, mais c’est aussi un défi.

La même personne
- Je voulais terminer sur l’importance de l’éthique. Si l’on parle de l’intelligence collective, il est important de la replacer dans un contexte, que ce soit un contexte éthique et moral, effectivement.

Un spectateur
- On parle de philosophie, d’éthique et, tout à l’heure, on a évoqué le besoin de solutions concrètes. Je constate qu’il n’y a pas ici de représentants de l’espèce humaine, de celle de l’homo-politicus. Ma question est : "L’homme politique serait-il un animal plus dénaturé que les autres ?".

Sylvie PETIN
- Pour répondre en partie à votre question, sachez qu’ils ont été invités. 

Gilles PIPIEN
- Cette question, je me la pose, ayant été directeur de cabinet d’un ministre, et ayant organisé ce colloque grâce à Sylvie Petin. 
Cette question m’interpelle. Si j’ai monté ce colloque, c’est bien parce qu’il me semblait fondamental non seulement de m’adresser aux citoyens, mais à ceux qui décident. Il est vrai que, hier soir, nous avions, peut-être incognito, un conseiller du Premier ministre chargé de l’environnement. Qu’aujourd’hui, nous avons dans la salle un sous-directeur du ministère à l’écologie. Mais il est vrai que ça ne fait pas beaucoup. Je suis d’accord avec vous. C’est peut-être, une espèce rare le samedi, et nous sommes aussi en période de vœux. Tous les élus que j’ai invités m’ont répondu qu’ils avaient des vœux extrêmement importants, et qu’ils délivraient leur message. Ne désespérons pas ! 

Une spectatrice
- Je voudrais prononcer le mot " responsabilité ". Est-ce que l’orientation à travers laquelle nous devrions interpeller l’ensemble des pensées théologiques ou philosophiques de la planète vis-à-vis de notre rapport à la nature n’est pas en termes de responsabilité ? 
Derrière la notion de responsabilité, il y a le fait que c’est l’homme dans l’alternative homme-nature, qui peut être à la fois juge et partie de ce qu’il fait de bien ou de mal, et qu’il y a nécessité de se référer à l’ensemble des données éthiques, mais de toute la période, pas simplement occidentale. Et cette responsabilité nous renvoie à notre individualité éduquée, et donc passe par le premier plan qui est le développement du savoir pour que tout un chacun puisse participer de façon responsable à l’utilisation de la nature pour son bien et celui de la nature elle-même. 
Je ne sais pas si je me suis bien exprimée, mais c’est ce mot responsabilité sur lequel j’aurais voulu vous entendre.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS 
- Responsabilité et éducation, si je comprends bien.

La même personne
- Responsabilité de l’être humain, qui est supposé savoir quelles sont les lois auxquelles on se réfère. Donc, avant toute chose, il faut développer l’éducation.

Jean-Michel BESNIER 
- Je suis sensible à votre question, car elle télescope assez bien cette demi-journée. Ce contre quoi il faut lutter, si l’on veut préserver la possibilité d’imputer quelque chose à quelqu'un, c’est contre le fatalisme, contre l’idée que finalement le monde développerait un destin incontrôlable qui ferait qu’il y aurait dilution des responsabilités et la montée en puissance des discours globalisants que j’évoquais tout à l’heure, sous couvert des religions des spiritualités orientales. 
Cette montée me semble justement jeter les conditions d’une dilution des responsabilités. C’est pour cela que je voudrais essayer de brandir contre la spiritualisation des problèmes écologiques, la sauvegarde de la responsabilité, c'est-à-dire de l’imputation personnelle. 

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS
La question suivante, c’est forcément Robert qui répondra, compte tenu de la règle du jeu.

Une auditrice
- Ce n’est pas une question, mais simplement une remarque. Je pense qu’elle est très importante quand on a des enfants, des bébés. Il faut leur communiquer le respect, le respect de la nature, les informer sur les évènements naturels. Alors, quand monsieur est un peu contre la spiritualisation, la globalisation, je pense que c’est un sentiment général. Donc le respect de la vie, l’émerveillement de la vie, c’est très important. C’est tout ce que je voulais dire. Il faut vraiment bien le communiquer à nos bébés, nos enfants, nos grands enfants. C’est très important pour moi.

Une autre intervenante
- Au début de la table ronde, vous avez suggéré que nous gardions présent à l’esprit l’opportunité de mettre des " S ". Si je puis me permettre, je garderai pour ma part cette idée jusqu’à la fin de la table ronde, y compris quant à la formation de la pensée qui me semble relever d’un processus très vivant et très interactif. Donc, sans vouloir polémiquer ou critiquer, parce que je ne puis pas me le permettre, je doute fort de la possibilité et de la pertinence de la création d’une pensée universelle. De toute façon, tout en aspirant à cette idée de l’universalité - ce qui est très Français -, j’ai un regard très critique sur cette notion parce que j’y aspire, mais je crois que c’est aussi porteur de totalitarisme. Et je ne crois pas à l’idée qu’une pensée soit bonne dans l’absolu. Ce qui est très important, et vous l’incarnez aujourd’hui, et c’est ça qui est formidable, c’est d’avoir pouvoir et contre-pouvoir. Je crois que dans tous les domaines c’est là qu’on se donne le maximum d’atouts, que c’est aussi l’expression de la diversité dont vous parlez.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS
- Alors je rajoute un " S " à intelligence et un " S " à compassion. 

Pascal PICQ 
- Je suis entièrement d’accord avec Jean-Michel BESNIER, et l’ensemble des personnes qui sont ici, sur l’utopie d’une pensée globale, une noosphère comme on l’a dit. 
Il y a une image que j’aime beaucoup, c’est celle de l’arbre qui reflète tellement d’images sur l’écologie, sur la biodiversité, etc. Je me réfère à Michel SERRES. Il disait qu’aujourd’hui, les sciences ont montré que toutes les populations humaines actuelles ont une origine extrêmement récente, et qu’ensuite il y a eu divergence. 
Ces diversités des religions des cultures, des pensées ont été exprimées pendant ces trois jours. Or, je crois avoir été interpellé par ce que vous avez dit, et je vous en remercie, pour préciser maintenant ce que je voulais dire. Une pensée universelle peut-être pas, mais, en tout cas, le fait de définir des principes et des valeurs universelles dans lesquels l’ensemble de la diversité culturelle, religieuse et philosophique, comme ici nous l’avons fait en trois jours, se reconnaissent pour faire en sorte que l’avenir de l’homme soit humain, pour revenir sur le titre du colloque.

Un spectateur
- Dans le débat, on ne parle pas du problème de la surpopulation. Or la Terre va se trouver surpeuplée et, bientôt, chacun n’aura plus qu’un mètre carré à gérer. Donc, que va-t-on faire ? Et l’un des problèmes essentiel dans tout ce qui a été dit est : " Comment va-t-on gérer la surface de la planète et la surpopulation ? " Y a-t-il un moyen pour que la terre reste vivable avec un nombre d’individus raisonnable ?

Gilles PIPIEN
- Je vais répondre sans toutefois être véritablement compétent sur ce sujet. Je vais peut-être détourner la question. 
Cette question de la population est fondamentale dans les relations entre les gens qui aiment la nature, et ceux qui ne l’aiment pas. Ceux qui aiment la nature ont été jusqu’à dire qu’il fallait réguler les populations. Une pensée plutôt anglo-saxonne ou américaine, qui n’a pas trop de prise chez nous. 
Il est vrai que les hommes sont nombreux et, plus leurs moyens techniques sont importants, plus il leur faut d’espace et de ressources, d’où problème. Mais ce que l’on regarde, c’est que tous les hommes ne sont pas égaux par rapport à ça, et que la question dont on parle aujourd’hui, c’est le développement durable.

New-York-small

New York 
Crédit photo : Site officiel d'Hubert Reeves 
http://www.hubertreeves.info

On a remarqué que la population se stabilisait lorsqu’il y avait développement. L’influence de la qualité de vie a été soulignée et, à mon avis, elle est centrale. Quand on parle de développement durable, de quel type de développement veut-on parler ? En fait, c’est toute la discussion qui n’a eu lieu à peu près nulle part sur la planète. On a dit qu’il fallait qu’il y ait un développement durable, sous-entendu il faut que l’on continue à faire comme avant pourvu que ça dure et que ce ne soit pas catastrophique. 
Cela n’est pas possible. Il faut se demander de quel type de développement on a besoin pour faire en sorte que l’on ait tous sur la planète des vies satisfaisantes pour nous, nos enfants, et nos petits- enfants. Bien sûr, il y a un problème de nombre, mais la façon de le régler c’est de débattre, et l’on a parlé de politique, ce sont des débats de société. Je vais revenir maintenant à un point concret pour montrer comment ça se passe dans la diversité des points de vue. 

Quand a-t-on des problèmes de conservation de la nature ? Cela se pose certes à l’échelle de la planète, mais ça se pose d’abord localement. Il existe des espaces protégés que l’on appelle des réserves de biosphères. C’est un programme mis en place par l’UNESCO, il y a trente ans, pour essayer précisément d’avoir un développement durable, un écodéveloppement entre les hommes et la nature. 
Sur ces territoires, on met en place des comités de gestion dans lesquels il y a des chasseurs des élus, des pêcheurs, des gens qui ont envie de protéger les espèces. Et puis, il y a des débats qui ne se passent pas toujours bien, mais il y a des débats où des points de vue différents sont exposés. 
Et certes, si on fait le bilan sur trente ans, il y a des gens qui vont dire que ça n’a pas donné grand-chose, parce qu’ils n’ont pas été voir de près. Mais localement dans certaines régions du monde, y compris dans certains espaces de France, dans les parcs naturels régionaux, qui sont des réserves de biosphère, ou des parcs nationaux, il existe localement des relations entre les différentes catégories sociales par rapport à la nature. 
Mais la nature, ce sont aussi les relations des hommes entre eux par rapport à la nature, et c’est là où on pourra s’en sortir. L’expérience que j’ai faite en sortant de mon bureau et en allant voir ce qui se passe dans les parcs des Cévennes, le parc naturel régional des Vosges, etc… cette expérience m’a permis de voir sur le terrain des gens capables de se décarcasser pour faire en sorte que l’on conserve le patrimoine naturel, et en même temps le patrimoine culturel, et où se développent des relations harmonieuses entre les hommes leur environnement. Donc, c’est possible.

Une intervenante 
- Je pense que les hommes ont toujours voulu dominer la nature, peut-être pour oublier d’où ils viennent, pour oublier qu’ils étaient des animaux auparavant, et que nous venons de là. 
Je discutais un jour avec quelqu’un, et je lui disais que j’étais favorable à la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées. Il m’a répondu : " Mais des ours, mais pour quoi faire ? Ils n’ont aucune utilité, ils ne servent à rien là, ce n’est pas grave s’ils n’y sont pas ". 
Pour ma part, je pense que cette notion d’utilité ou d’inutilité, il n’y a même pas à se la poser. Les ours ont le droit d’être là parce qu’ils y étaient avant. L’homme n’a aucun droit pour décider. C’est comme les dauphins dans les delphinariums qui ont trois mètres carrés pour nager, alors que ce sont des animaux intelligents auxquels on fait faire des pitreries pour amuser les gens alors qu’ils sont nés pour être libres dans les océans. Moi, ça me touche beaucoup. 
Comme les animaux dans les cirques, on les dresse, on les dompte, on les bat, pour qu’ils refusent leur nature et fassent des clowneries devant les gens pour les faire rire, alors qu’ils sont nés pour être libres.
C’est juste une opinion, et j’ai entendu de très belles choses ce soir, donc, je pense que vous partagerez mon avis. Il y a un éveil de la conscience à provoquer, une sensibilité chez les gens qui ne sont pas conscients que la nature vit, que la nature ressent, que la nature souffre aussi.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS 
- Je crois qu’on va rendre l’antenne. Non, il y a encore une intervention.

Jérôme Hutin.
- Ce n’est pas une question, mais une observation. Je crois qu’il eut été bien que les gens, quand ils parlent, se présentent un petit peu. Moi-même, Jérôme Hutin, depuis quinze ans, je baroude dans le monde entier pour essayer de sensibiliser les gens à l’environnement et à la protection de l’arbre. Donc, Monsieur PICQ, je suis content de discuter avec vous, et de rencontrer Monsieur REEVES.
En France, on a encore beaucoup à travailler pour l’environnement, bien qu’il y ait des parcs nationaux. J’aimerais savoir parmi les trois cents personnes qui sont dans la salle, combien en sortant de la salle, vont vraiment respecter l’environnement. Regardez au pied des arbres de Paris, vous verrez le résultat, c’est un petit peu le miroir de la France. 
Alors, s’il vous plait, c’est bien de parler de la nature, de l’environnement, mais il faut réellement agir en tant qu’individu. C’est très important, chez soi et à l’extérieur. 
Un exemple pour terminer. Quand vous voulez protéger un arbre en France c’est très difficile. Des lois, et bien il y a des gens du Ministère de l’écologie qui les connaissent, mais c’est franchement très difficile. Il faut remuer des montagnes pour essayer de sauver un arbre qui a, par exemple, quatre ou cinq cents ans. C’est anormal parce que, en Suisse, les arbres sont protégés d’office, vous ne pouvez pas abattre un arbre comme ça. Mais en France, on peut faire ça d’un coup de tronçonneuse.

Christophe AUBEL, directeur de la Ligue ROC présidée par Hubert REEVES 
- Juste une toute petite intervention. Je voulais réagir sur ce qui a été dit sur les politiques tout à l’heure. Il ne faut pas leur jeter la pierre, parce que les politiques sont aussi ce que nous nous en faisons puisque nous sommes en démocratie. Plutôt que de leur jeter la pierre, il faut les mettre devant leurs responsabilités. Ils ont des responsabilités immenses parce que c’est eux qui doivent prendre les décisions. Mais ces responsabilités, ils les assumeront si nous nous les mettons devant. Cela passe sans doute par un engagement de nous tous citoyens, parce que nous aussi nous sommes responsables. Cela passe par des gestes quotidiens, cela passe aussi probablement par des relais d’opinions entre le citoyen et l’élu, et là je vais prêcher effectivement pour la paroisse associative. 
Je pense que nous, les associations, sommes des relais possibles entre vous ici, très sensibilisés, et les élus qui ne le sont pas encore assez, mais qui le deviendront, d’autant plus que leurs électeurs potentiels le sont. Le premier des engagements, c’est de soutenir les associations pour que nous puissions porter encore plus fort cette prise de conscience.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS 
- Je remercie tous les intervenants. Pour résumer cette table ronde, je dirais quatre mots clés. Premièrement, je retiens " Modestie ". Nous sommes une espèce qui, peut-être, est là par hasard. Nous aurions pu être plusieurs espèces. Deuxièmement, je retiens " Compassion ". Troisièmement, je retiens " Diversité ", comme outil d’adaptation. Enfin, quatrièmement, je retiens" Éthique de la transgression nécessaire ". Nous aurons à continuer à transgresser ne serait-ce que pour passer le cap des huit milliards et quelques d’habitants en 2050.
Je vous remercie.

Sylvie PETIN
- Merci beaucoup. Avant que nous nous séparions, j’aimerais faire une synthèse rapide de ces deux jours de réflexion sur la Nature.
Au cours des trois tables rondes, j’ai noté, et c’est d’ailleurs curieux que ce soit au cours de ces trois tables rondes, plusieurs changements de valeurs ou de paradigmes.

Concernant, la première table ronde, " L’Écologie a-t-elle un lien avec la métaphysique ? ", la réflexion qui m’a semblé essentielle porte sur une définition de l’ego. Et là, effectivement, il m’a semblé que c’était pratiquement une révolution. 
La définition donc de ce " moi ", qui est fondateur de notre civilisation occidentale, ce " moi " fondateur de notre démocratie, ce " moi " qui a été réfléchi par DESCARTES comme un ego relativement isolé dans son individualité. Or, il m’a semblé que lors de cette première table ronde, cet ego de Descartes éclatait, qu’il était mort, ou tout au moins moribond. 
Nous avons entendu parler de reliance, de résonance, de mise en écho permanent, et nous avons entendu dire que le " Je " se construisait, dorénavant par et avec les autres, y compris avec le tout autre que représente la Nature. Alors que le " Je ", initialement, se construisait à partir d’une séparation et dans la solitude. Le " Je " moderne ou, peut-être post-moderne, comme aurait pu le dire Michel MAFFESOLI, se construit en liens et en réseaux.

La deuxième révolution de pensée, que j’ai cru entendre lors de ce colloque, fût énoncée dans la deuxième table ronde, et la première de cet après-midi, intitulée " La Nature a-t-elle un caractère sacré ? ". 
Un accord s’est fait parmi les intervenants pour donner une définition suivante du sacré : " Est sacré ce qui donne sens, ce qui ordonne le chaos ". Or, ce qui donne sens, ce qui permet d’éviter le chaos dans notre monde post-moderne, c’est l’éthique. 

La mise en forme de " Vivre ensemble ", l’organisation que se donne l’homme, c’est cette organisation qui prend un caractère sacré. Comme si le sacré perdait sa dimension divine ou religieuse, et gagnait, par contre, une dimension humaine, c'est-à-dire éthique. 
Ce qui est sacré nous a dit LAMA DENYS, dans cette deuxième table ronde, c’est ce qui est au-delà de l’ego, au-delà du " moi ". 
Dieu, c’est l’homme, nous a dit Malek CHEBEL. L’homme est une parcelle de Dieu.
Il m’a donc semblé voir un changement de polarité que, d’ailleurs, Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, avait annoncé lors de la première table ronde. Changement de polarité et changement du sens de la métaphysique, alors que la réflexion métaphysique allait auparavant dans un sens vertical, pour certains de l’homme à Dieu, pour d’autres de Dieu à l’homme. Il semble que dorénavant le sens de la métaphysique et le sens de l’humanité se comprennent horizontalement. Voilà en quelques mots les réflexions que je me suis faites, et que je me permets de vous livrer en fin de ce colloque. 

Et avant de terminer, quelques remerciements. D’abord, bien sûr, remerciement à Gilles PIPIEN.
Gilles, merci d’avoir fait au Forum Universitaire cette proposition d’envisager ensemble un colloque, des rencontres, un temps de réflexion sur l’idée de Nature. Gilles, nous avons mêlé nos savoir-faire, nos réflexions, vous, de scientifique, moi, de philosophe. Et, grâce à l’appui des cadres du Forum, à l’appui de la ville, de Monsieur Jean-Pierre FOURCADE, notre sénateur maire, ce colloque a pu voir le jour. 
Pourquoi Gilles avait-t-il cette sensibilité à la fois de la philosophie et de l’écologie ? D’abord, il est fils de Boulogne-Billancourt, ce n’est pas rien, et il y a passé toute sa jeunesse. Il est ingénieur général des Ponts et Chaussées, il a fait sa carrière en province au ministère de l’Equipement, puis au ministère de l’Environnement, et enfin, il a été chef de cabinet de Rosine BACHELOT.
Merci, Gilles, pour cette proposition faite au Forum.

Merci aussi à toutes et à tous. À tous les intervenants, bien sûr, cela va de soi, qui nous ont enrichi de leurs réflexions. Merci à tous les bénévoles du Forum Universitaire qui ont permis que la logistique soit assurée. Merci à l’association ROC, dont Gilles PIPIEN est un membre actif, présidée par Hubert REEVES, et qui nous a aidés financièrement.
Merci aussi, et vraiment de tout cœur, à vous, le public, nombreux, dynamique, curieux.
J’allais terminer en disant : vous êtes formidables, merci.

Gilles PIPIEN
Je voudrais vous dire tout le plaisir, l’immense plaisir de ce moment de débat et de partage. En quelques heures, nous nous sommes arrêtés pour réfléchir, au départ, à l’avenir de la Terre, mais en nous rendant compte très vite que nous parlions en fait de l’Homme, du lien Homme-Terre, de la reliance Homme-Nature. Nous avons pris le temps de penser. 
Robert LE NOBLE, dans " L’Histoire de l’idée de Nature ", dit justement : " Il n’y a pas de nature en soi, il n’y a qu’une nature pensée ".
Et effectivement, vous avez raison, Sylvie, j’ai senti une convergence pour une éthique. 
Donc, merci à tous les intervenants, au Forum universitaire, et à vous tous de nous avoir permis cette étape. Oui, ce colloque m’a conforté d’une urgente nécessité : il nous faut construire une pensée de l’environnement. 
Il nous faut penser la Terre. 
Nous avons des données, nous avons des penseurs, vous êtes, nous sommes des penseurs. 
Il nous faut débattre, en effet, parce que c’est complexe, parce que nous avons des visions, des cultures différentes.
Nous vivons en démocratie et il nous faut choisir. C’est un enjeu citoyen.
Et il nous faut choisir tous, et c’est un enjeu politique, un enjeu de la cité. 
" Pourquoi ? ", a demandé Robert MISRAHI. " Pour le cœur ", a répondu Hubert REEVES. 

Que je sois Dieu, que je sois Nature, que je sois lieutenant de Dieu et gérant de la Nature, création de Dieu, que je sois là par hasard, sans dessein, poussière de l’univers, assemblage de rocs, comme le dit Robert MISRAHI, ou d’un génome, comme disait un autre, je suis conscient. Je suis conscient de l’enjeu de respect, de l’amour. Je suis responsable, moi, citoyen. 

Mais au-delà est apparu un élément important. Le " Je " est membre d’une entité nouvelle, d’un nouvel être, d’une intelligence collective, a-t-on dit. De l’humanité, qui ne survivra que si, justement, elle se sent responsable et si elle s’engage, cette intelligence collective, dans une recherche d’une éthique de régulation, de gestion respectueuse de la Nature. L’humanité sera-t-elle donc capable de cœur, d’amour 
Je vous appelle donc comme citoyens à débattre, à échanger, puis à agir vous-mêmes, en commençant par lire et réfléchir sur le texte même de la Charte de L’environnement. Je ne vous en lirais que le premier article.
" Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ".

J’appelle donc à généraliser les lieux de débats pour construire pensée et action, pour que la Terre reste humaine. Mais ce soir, avant tout, je vous appelle à rêver, à jouir, comme disait Robert MISRAHI, en volant avec mon maître, le professeur Hubert REEVES, dans son spectacle, " Les dialogues du ciel et de la vie ".
Je vous remercie pour votre action future. 

Association ROC : http://www.roc.asso.fr/ligue-roc/index.html

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Triomphe, immortelle nature ! 
À qui la main pleine de jours 
Prête des forces sans mesure, 
Des temps qui renaissent toujours ! 
La mort retrempe ta puissance, 
Donne, ravis, rends l'existence 
À tout ce qui la puise en toi; 
Insecte éclos de ton sourire, 
Je nais, je regarde et j'expire, 
Marche et ne pense plus à moi !

Lamartine